Poétique de l'ainsité - volume 1

Poétique de l'ainsité

LA LIBÉRATION PAR LA VISION NUE DE LA NATURE DE L'ESPRIT 

de Padmasambhava (VIIIème siècle)


« Cet esprit un qui pénètre toute vie et toute libération,

N'est pas reconnu bien qu'il soit notre propre nature fondamentale.

Son flux est constant mais nous l'ignorons.

Son intelligence lumineuse et sans faille n'est pas perçue

Alors qu'elle émerge de toute chose.

Les héros ont proclamé l'inconcevable

Et la totalité des enseignements les plus secrets

Ne disent rien d'autre que cette suprême réalisation.

Bien que les écritures soient aussi vastes que le ciel,

Elles n'enseignent rien d'autre que cet esprit d'identité,

Cette introduction directe est réservée aux héros.

Elle seule vous fait pénétrer l'absolu de plein pied.


Victoire !

Vous, mes enfants fortunés, écoutez !


"L'Esprit" ce mot si connu et si méconnu,

Les êtres n'en savent rien !

Leur compréhension manque l'essentiel !

Cette réalité leur échappe !

Aliénés par l'individualité, ils passent à côté de la nature de l'esprit

Et du même coup à côté de leur propre nature.

Ils errent dans l'incertitude des trois royaumes,

Et manquent l'essentiel !

Les ascètes et les maîtres clament leur compréhension

Mais ignorent ce trésor !

Paralysés par les textes et leur propre connaissance,

Ils ne touchent pas à la transparence spatiale de l'esprit !

Fascinés par le sujet et l'objet,

Modérés et extrémistes passent à côté de ce trésor.

Par le rituel tantrique, ils s'en éloignent,

Par la pratique, ils se ferment les yeux,

Même ceux qui se réclament de Mahāmudrā et du Dzogchen

sont limités par leur propre intelligence ;

Ils errent dans la dualité et le non dualisme !

N'allant pas plus loin, ils ne connaissent pas l'éveil authentique !

Vie et libération sont ton propre esprit,

Ne sois pas prisonnier d'une compréhension qui se mord la queue

En un cycle sans fin ! Abandonne choix et détermination !

Alors, abandonne tout cela et réside en ta royale inaction

Et par cet enseignement, réalise sur le champ,

Ta Grande Libération naturelle,

Par la vision de ton intelligence dénudée jusqu'à la moelle

Réalise cette perfection innée de l'Esprit !

L'Esprit, par cette lumineuse prise de conscience absolue,

Existe et n'existe pas, tout à la fois !

Il est à la source du plaisir, de la douleur et de la liberté.

Les enseignements le nomment : réalité de l'esprit,

Le Soi ou le non-Soi,

L'Esprit inné,

La Nature Absolue,

Le Grand Sceau,

La Libération naturelle,

La Perle de Lumière,

La Base ou L'Ordinaire.


Cette réalisation a trois portes :

L'absence de traces, la clarté et l'espace,


La réalisation passée ou présente

Est sans racine, fraîche, instantanée,

Elle consiste à demeurer tel quel, sans contrainte.

A saisir le temps dans toute sa simplicité immédiate,

A se voir dans son absolue nudité à chaque instant,

Alors ta vision sera limpide, transparente, sans objet !

C'est l'intelligence nue, fulgurante !

C'est la spatialité qui ne pose rien,

L'étincelante vacuité au-delà des formes,

Délivrée de la permanence, fluide,

Sans limite, vibrante et claire !

Sans unité, sans pluralité,

Elle n'a qu'une saveur,

Elle ne vient de nulle part,

Clairement consciente d'elle-même,

C'est la Réalité même !


Cette introduction directe à la Réalité

Contient la totalité des mondes.

Le corps de vérité, le corps de félicité,

Le corps absolu en regorgent.

Étincelante est cette énergie naturelle de la liberté !

Voici l'introduction à cette puissante méthode

Révélatrice de la réalité même :

En cet instant, ta conscience est cette totalité,

Elle est cette clarté naturelle dépourvue de contrainte !


Peux-tu dire : "Je ne comprends pas la nature de l'Esprit" ?

Alors qu'il n'y a rien sur quoi tu puisses méditer

dans cette clarté sans faille de ton intelligence !


Peux-tu dire : "Je ne vois [pas] la présence de l'Esprit" ?

Alors que celui qui pense est cette réalité !


Peux-tu dire : "Même en la cherchant elle demeure mystérieuse" ?

Alors qu'il n'y a absolument rien à faire !


Peux-tu prétendre que malgré les pratiques elle t'échappe ?

Alors qu'il suffit de demeurer sans contrainte !


Peux-tu dire qu'il t'est difficile d'agir ?

Alors qu'il est naturel de demeurer inactif !


Peux-tu dire que tu es incapable ?

Alors que la clarté, la conscience et l'espace sont ta propre réalité !


Peux-tu prétendre que la pratique ne porte pas de fruits ?

Alors qu'elle est naturelle, spontanée, libre de tous liens !


Peux-tu dire : "Je cherche et ne trouve pas" ?

Alors que la pensée et la libération naturelle sont simultanés !


Pourquoi penser que les remèdes sont inefficaces ?

Alors que ta propre intelligence est simplement "cela" !


Comment peux-tu prétendre que tu ne sais pas ?

Sois assuré que la nature de l'esprit est vacuité sans appui.

Ton esprit est aussi dépourvu de substance que l'espace vide.


Que cela te plaise ou non, regarde ton propre esprit !

Sans t'en tenir au concept d'une vacuité nihiliste,

Sois assuré que la sagesse a toujours été claire,

Lumineuse, spontanée, résidant en elle-même,

solaire par elle-même.


Que cela te plaise ou non, regarde ton propre esprit !

Sois assuré que ton intelligence est sagesse sans faille,

Coulant comme le flot continu d'une rivière !


Que cela te plaise ou non, regarde ton propre esprit !

Sache que tu ne le trouveras pas par le raisonnement,

Car son mouvement est aussi dépourvu de substance que les alizés.


Que cela te plaise ou non, regarde ton propre esprit !

Sois assuré que tout ce qui apparaît

N'est rien d'autre que ta propre perception naturelle,

Comme celle d'un reflet dans un miroir.


Que cela te plaise ou non, regarde ton propre esprit!

Sois assuré que toute apparition s'auto libère sur le champ,

Issue d'elle-même, se produisant elle-même,

Comme un nuage dans l'espace.


Que cela te plaise ou non, regarde ton propre esprit !

Vision vide, libération naturelle, espace scintillant

Du corps de vérité !


Réalise l'absolu par le sans voie,

La divinité est révélée en cet instant !

Ainsi, que la vision intuitive de ton intelligence vêtue d'espace,

Cette Libération naturelle par la vision mise à nu,

Cette réalisation extrêmement profonde,

Soit le lieu d'investigation vers lequel tendent toutes tes capacités !

Gloire à cette profondeur secrète ! »


Référence

IDC : L'incendie du cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/frliberation.php 

                                                     N'ayez pas peur

II.1 Emancipation

Vis ta « foi sans support », pratique sans idolâtrer,

Pour toucher le cœur dépasse le sacré.


La plume n'a pas besoin d'aile pour voler,

Le vent est à lui-même sa propre portée !


Tant qu'il reste sur la branche, l'oiseau s'appauvrit,

Dépouille-toi de tout support Ô mon esprit !


Au Nord de la Terre, nul besoin de boussole,

Le centre de l'espace est partout la coupole !


La voie n'est pas le contrôle, mais la confluence,

La voie n'est pas une voie, c'est la présence !


Ne craint pas d'être fragmenté, car tu es « tout » !

Ne désire pas ce que tu es déjà, car « l'un » est tout !


Lobsang TAMCHEU

Compléments à Emancipation

« Vous pouvez réciter des mantra, accomplir des rituels,

Connaître la totalité des enseignements,

Toutes les écoles philosophiques et leurs théories,

Mais cela ne vous fera pas réaliser Mahāmudrā , la nature de l'esprit


Attachés à vos points de vue,

Vous ne faites qu'obscurcir la claire lumière de votre esprit.

Respecter des voeux qui ne sont rien d'autre que des concepts,

Blesse d'une manière ultime votre pratique spirituelle.


Restez libres de toute élaboration mentale,

Libre de considération pour vous-mêmes,

Comme les vagues de l'Océan, naissant et mourant spontanément,

Sans concepts, sans attachement à aucun point de vue,

Dans la pureté primordiale de l'esprit,

Comme une seule lueur qui dissipe l'obscurité,

Et d'un coup vous réaliserez les enseignements des sûtra, des tantra

Et de toutes les écritures » IDC-64.

II.2 Corps

Véhicule mécanique sans volonté,

Simple radeau à l'usage de traversée.


La philosophie les oppose en nature,

Trace entre eux une ligne de fracture.


L'esprit commande le corps comme un pantin,

Obéissant, ils ne font qu'un, deux si mutin !


Relatif, le mouvement apparaît objet,

Par-delà cette illusion nul soi concret !


Sillages dans le ciel de l'expérience,

Modalités que revêtent l'existence !


Sans division, sans union, est la réalité,

Le reflet et le miroir sont la déité !


Lobsang TAMCHEU 

II.3 Je suis

Ici et maintenant, je le dis « je suis Bouddha »,

S'agissant d'une assertion, je ne le suis pas !


Affirmation locale et temporelle,

Simple désignation conditionnelle !


Le flux qui se pense sujet de l'expérience,

A son propre objet est en dépendance !


Il n'y a rien à rejeter ou à unir,

Pas même les contraires à abolir !


Il n'y a rien à infirmer ou affirmer,

Pas même des choses la relativité !


En ce non-instant, l'expérience spontanée,

Est d'être Bouddha, incomposé inné !


Lobsang TAMCHEU 

II.4 Spontané

Dans la conscience, il n'y a ni apparition, ni disparition,

Un « effet de perspective » est une simple observation.


Ce qui est dépourvu de la capacité ne peut connaître,

Ce qui ne saisit pas l'évidence ne peut disparaître.


Ce qui est pur par essence ne peut être souillé,

Pourquoi donc vouloir purifier la vacuité ?


L'intentionnel ne nait pas spontané,

L'Hermétique ne devient pas raisonné.


L'essence de la fleur n'est pas dans la bouture,

Au-delà de la nature, rien ne change de nature.


L'horizon est une ligne dessinée par l'intention,

Dans l'espace sans repli, seule préside l'action !


Lobsang TAMCHEU 

II.5 Carte

Poisson est un mot qui ne peuple pas les eaux,

L'espace n'est pas captif des mailles de l'écheveau.


Les pêcheurs débattent jusqu'à la fin des temps,

Du vide, leurs débats se font le carcan.


Sans intérieur, les idées ne recouvrent nul extérieur,

Le « dire » n'est pas le reflet d'un état antérieur.


Dans le « miroir de la vacuité », le réel s'évide,

L'indicible ne peut se dire, des mots est apatride.


Un membre fantôme ne jette pas d'ombre au sol,

Sa douleur dans l'esprit danse la farandole.


Tout est « libre d'assertion », il n'y a plus à débattre,

En l'absence de territoire, qui a besoin de carte ?


Lobsang TAMCHEU 

II.6 Méditer

Prenez conscience de tout ce qui se produit,

Respirez, marchez, arrêtez-vous, avec l'esprit...


Les choses et leur pensée, tels des hologrammes,

Transparents et vides, incomposés mais présents.


Entre le sol et vos pieds, aucune séparation,

Tout est de la nature de l'espace, sans obstruction !


Sans distance ni durée, distingues-tu la césure ?

Lorsque la localité s'évanouit, plus de fracture !


Le monde et le corps se coulent dans la conscience,

Ensembles forment le cœur indicible de l'expérience !


Le multiple se fond dans l'un, l'un se fond dans le vide,

A l'identique indifférencié, la conscience coïncide !


Lobsang TAMCHEU 

II.7 Espace

Dépourvu de périphérie et de centre,

L'espace s'étend sans épicentre.


Les mailles du filet sont tissées de vacuité,

Entre quoi le vide est-il donc entrelacé ?


Un hologramme n'est d'aucun lieu ni de temps,

Qui « du reflet dans un reflet » est l'artisan ?


De face, un stupa vers le ciel s'élance,

De là-haut, sur un seul plan nulle variance !


Sans contour, sur quoi superposer la forme ?

Sans durée, mesurer ce qui se transforme ?


Sous le reflux des vagues, l'espace se déplie,

A la surface de l'océan disparaît l'arythmie.


Lobsang TAMCHEU 

II.8 Opposés

Pour méditer sur la mort, pourquoi s'écœurer de son corps ?

La nature des bardos est de conscience, non pas d'or !


Pour cultiver le renoncement, décrier le samsāra ?

Tel un reflet, un joyau factice ne vaut pas un carra !


Priser la « précieuse vie humaine » par le rejet du sensible ?

De ses propres bras, la pieuvre ne se fait pas la cible !


De ses « trois portes » sans repos œuvrer la purification ?

L'eau efface-t-elle du miroir la trace d'une réflexion ?


Pour former sa compassion, voir autrui comme sa mère,

C'est encore opposer l'autre en une vue contraire !


Pour enseigner le Dharma, pourquoi s'isoler de la vie ?

Toute est conscience et le Dharma est l'esprit !


Lobsang TAMCHEU 

II.9 Evidence

S'abstraire de la localité et se fondre dans la totalité,

S'ouvrir à l'infini et du fini, à jamais, se détacher,


S'extraire de la temporalité pour s'écouler sans durée,

Dans l'instant s'absorber jusqu'à rejoindre l'éternité,


Se soustraire de l'identité pour s'absorber dans l'unité,

Se désunir du singulier et dans la multitude fusionner,


Dépasser la non-dualité et s'expandre dans la vacuité,

Où « soi » et « autre », ne fait plus sens d'opposer,


Toutes les choses d'une seule chose sont l'essence,

Tous les êtres de l'être forment l'existence,


Révèle l'évidence tel un diamant étincelant,

L'esprit est la vague, l'onde des flots et l'océan !


Lobsang TAMCHEU 

II.10 Voie

Observe l'espace à l'appui de la respiration,

Observe l'esprit dans l'espace de la méditation.


Saisit toutes choses comme expérience,

Embrasse toutes vies comme conscience.


Cachée et évidente, simple et sibylline,

Séparée et inséparable, indicible et opaline.


Une seule chose y mène, le non agissement,

Un seul entraînement, l'absence d'entraînement.


L'inspiration naturelle est l'acte du reconnaître,

Dans son expiration l'intuition spatiale de l'être !


Un seul mode révèle la grâce de la réalité,

L'élégance de la spontanéité !


Lobsang TAMCHEU 

                                                               Vie & mort

II.11 Lumière

Accepter la mort, est-ce trouver la lumière ?

C'est du bien commun que ton acception est le critère !

 

Craindre la mort, c'est t'enferrer dans le cycle des renaissances,

Renonce au saṃsāra et tu te libéreras de l'alternance !


Célèbre la vie, mais de l'ego coupe ton attachement,

Ne te sacrifie pas pour ton salut, mais pour celui du vivant !


N'oppose pas la lumière à l'obscurité, la vérité au doute,

Cesse de penser en opposé, ne te livre pas aux joutes !


Sur ton esprit, le vrai et le faux, le pur et l'impur,

Telle de l'eau gelée dans la pierre, créent une fracture.


L'ici et l'au-delà dans ton cœur sont depuis toujours unis,

Toutes les apparences sont la conscience de l'infini.


Lobsang TAMCHEU  

II.12 Mort

Savoir que tu ne vas pas mourir aujourd'hui te rends serein,

Mais, que penseras-tu la veille du jour sans lendemain ?


Cette idée incantatoire te donne l'illusion du contrôle,

La sagesse ne naît pas parce que ta fin tu extrapoles !


Des préoccupations, cultive le renoncement pour t'abstraire,

Du juste détachement à la précieuse vie fait la pierre angulaire.


Dépasse du discours et du dogme les discontinuités,

En son essence, la forme de toutes choses est fluidité.


Les bardos sont des états non fragmentés de conscience,

Abandonne le discontinu, embrasse de l'infini l'existence.


Étend la portée de ton être, change ce que tu peux croire,

Et l'expérience unifiée de l'esprit sera libératoire !


Lobsang TAMCHEU 

II.13 Souffrance

Tu souffres à la vue de la souffrance humaine et animale,

Si c'était un rêve ou du cinéma, en éprouverais-tu la cabale ?


Ce que l'on perçoit est cela que l'on peut concevoir,

L'expression manifeste de nos croyances incantatoires.


Comme la neige est la manifestation de causes et de conditions,

« Nous faisons l'expérience de ce que nous croyons » !


Du sable de la dualité, tu ériges les murs de ta prison mentale,

De la corde des opposés, l'instrument d'une torture médiévale.


Souffrir, c'est expérimenter ses propres antagonismes,

Ce supplice que l'on s'inflige porte le nom de dualisme !


Libère-toi de ce tourbillon, détaches-toi de toutes conceptions,

Ouvre-toi à l'expérience spontanée, libre d'assertion !


Lobsang TAMCHEU  

                                                               Mahāmudrā 

II.14 Sable

Les vagues recouvrent les pas sur le sable,

Le ciel gomme les sillons des dirigeables.


Sur aucun aspect, l'attention ne réside,

Sans contrainte, s'écoule l'instant du vide.


Sur la paroi des falaises de l'abstraction,

L'esprit est libre de tout point de fixation.


Vie et conscience sont un fleuve continu,

L'espace se déverse en son propre contenu.


La conscience quitte la plaine de l'instant,

Volent les pétales sur le souffle du vent.


Sur la toile spatiale, s'enfuient les contours,

D'ombres astrales au fusain du contre-jour.


Lobsang TAMCHEU 

II.15 Miroir

La distance relative entre reflet et miroir,

Soustraite de la confusion de la carte versus le territoire.


L'absence de durée du projecteur à la projection,

Réduite de la dualité du mouvement à l'observation.


Le vide ultime entre la lumière et la composition,

La coémergence du connaisseur à l'action.


Sans obstruction de la réflexion au réflecteur,

Sans discontinuité de l'expérience à l'acteur.


Embrasser l'espace dans le miroir de la vacuité,

Où réside sans essence le vide incomposé.


Étreindre toutes choses en une infinie osmose,

Des apparences à l'esprit, l'anamorphose.


Lobsang TAMCHEU 

Compléments à Miroir 


« Tous les phénomènes sont comme des oiseaux qui traversent l'espace.

À cet instant, cela a du sens de rechercher l'essence de l'esprit.

Lorsque vous regardez l'esprit, il n'y a rien à voir.

Dans ce « rien à voir » vous verrez le sens profond.

La vue suprême est au-delà de toute dualité sujet-objet.

La méditation suprême est sans méditation.

L'activité suprême est sans action » IDC-65

II.16 Réaliser

L'ignores-tu vraiment, cette réalisation dont tu es en quête,

A cet instant, tu l'expérimentes de manière concrète !


Réaliser, c'est « rendre réelle » l'existence d'une chose,

En même temps que la conscience qui l'appose !


En dehors de la relativité, nulle substance autonome,

Rien n'existe qui ne soit l'expérience d'un axiome !


Le moment de l'épreuve est le présent de l'esprit,

En milliers d'instants, la conscience se produit !


Vrai et non vrai, le langage substantifie le pur et l'impur,

Des opposés la sagesse démythifie la nature !


Dans le « miroir de la vacuité » du samsāra,

Se reflète la conscience réalisée du nirvāṇa !


Lobsang TAMCHEU 

Compléments à Réaliser


« Le fruit suprême est dépourvu d'espoir et de peur.

La vision suprême est sans point de référence.

La méditation suprême est au-delà de l'esprit conceptuel.

La pratique suprême est celle qui ne fait rien.

Le fruit suprême échappe à tous les extrêmes.

Si vous réalisez cela, l'illumination est atteinte » IDC-65

II.17 Vérité

Accepte la vérité, c'est qu'elle ne peut s'enseigner,

Cesse de conjecturer, instruis-toi plutôt à douter !


Tu cherches un maître pour t'enseigner le chemin,

Sans voir que le chemin est ton maître adamantin !


Tu convoites la certitude pour obtenir l'adhésion,

Et tu te retrouves sur le terrain de la confrontation !


Tu prônes le retrait du monde comme acceptation,

Le champ de bataille du yoga est ton absolution !


Lorsque tes croyances s'ouvrent sur un précipice,

Que dans ta chute disparaît la peur extinctrice,


Délié du temps, tu te fonds ainsi dans la vastitude,

Et du connaître, réalise l'impalpable concrétude !


Lobsang TAMCHEU 

II.18 Temps

L'esprit ne peut ni ralentir, ni stopper le temps,

Et pourtant, c'est lui qui le met en mouvement !


Le temps est une dimension de l'expérience,

Comment pourrait-il s'abstraire de la conscience ?


Tout découle du temps sans avoir de précédent,

Connaître est « l'acte momentané » de l'instant !


Chaque chose occupe l'espace de son expansion,

Sous la forme d'apparences sans obstruction !


Le mouvement masque des rails la finitude,

Le train du temps efface du passage l'interlude !


Sous la perspective du connaître surgit le sentiment,

Que la conscience de soi transcende le temps !


Lobsang TAMCHEU 

II.19 Objet

Voyant tous la même chose, nous la disons unique,

Partager la même vision la rend-t-elle identique ?


Pour tous, le « vert » est l'objet d'une même couleur,

Et chacun, de ce même objet, est l'unique auteur !


Là où se porte le regard, nulle chose que l'espace,

Sous la forme, l'épaisseur des vues qui s'enlacent !


Le reflet du monde est le miroir de l'observateur,

De son expérience, la conscience est le seul créateur !


Nous ne vivons pas dans un univers qui nous contient,

Nous sommes d'une même histoire différents écrivains !


Dans son flux, la conscience manifeste l'acte du monde,

Les vagues de l'expérience dessinent, de l'esprit, les ondes !


Lobsang TAMCHEU 

II.20 Vraisemblance

La « véracité du vrai » est par nature implicite,

Pourquoi mettre en doute un accord tacite ?


Un fait est à lui seul une preuve authentique,

Comment l'évident serait-il œuvre synthétique ?


Les ombres sur la paroi de la caverne sont projetées,

Même l'artifice du faux ne se présente pas masqué !


Pourtant, insatisfaits, toujours nous cherchons crédules,

Continuant d'avancer sachant que l'horizon recule !


La preuve du vrai ne réside pas dans le mystère caché,

Hors de la simulation point de vérité qui ne soit simulée !


La couleur est dans la lumière, non dans le diamant,

Irradiant l'espace, de la conscience surgit l'apparent !


Lobsang TAMCHEU 

II.21 Actes

Nous en faisons l'expérience non parce que la chose existe,

Hors de la question, nulle réponse autre que relativiste !


Sans substance, cela existe seulement parce que l'on y croit,

Connaître, c'est rendre réel comme monde l'objet de sa foi !


Mais comment croire puisque le vide est essence ?

Poser une assertion, c'est réfuter son inexistence !


Nul ne peut capturer l'espace dans le creux d'une main,

Mais sans l'espace, sur quoi replier la main ?


Nulle hypothèse en dehors de ce qui apparaît ici actuel,

La présence en conscience est inconditionnelle !


Ici et maintenant, tout ce qui est et n'est pas possible,

De la non-dualité, la conscience est la flèche, le tireur et la cible !


Lobsang TAMCHEU 

                                                               Je suis tout

II.22 Conscience

Tout est conscience, mais parmi les étoiles du firmament,

Seuls de minuscules grains de sables sont conscients !


Tournées vers l'intérieur, tous les angles spontanément,

Embrassent de toutes directions le centre simultanément.


Tout le volume de l'espace incomposé est conscience,

Hormis la tâche noire en son centre, l'œil est sapience.


En voulant observer isolément, la chose de son choix,

Bornée par l'intention, la vue crée « l'objet » par octroi.


Envoûté par l'écume, le reflux du courant se densifie,

Sertie d'ignorance, la convulsion du « moi » se pétrifie.


Que la conscience, dans l'instant, se fonde spontanée,

Et l'être n'a plus ni centre ni bord autre que sa vacuité ! 


Lobsang TAMCHEU  

II.23 Relief 

Dans mon corps, toute la nature bat, vit et respire,

Forêts, monts, océans, participent de chaque inspire.


De tout le cosmos, suis-je seul conscient d'être,

Aux fins que mon œil soit de l'univers la fenêtre ?


De toutes choses, la conscience est la fibre et le tissu,

Un simple repli de sa vaste perspective est l'individu !


La marche, abstraite du marcheur, de l'espace et du temps,

Spontanée et sans sujet, est et n'est pas mouvement !


Partout, le vide de la substance révèle la présence,

Dépouillée et pénétrante de l'indicible conscience.


A la lumière de l'aube, tout se fond dans l'être universel,

L'éclat de l'évidence, de l'ombre du soi, engloutit l'archipel !


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion

Tout est conscience et seulement une infime partie est « conscient de soi ». Mais, celle-ci n'a pas vocation de se substituer aux éléments, d'être consciente à la place de la montagne, de l'air, de l'eau, etc. « Conscient de soi » est un effet de perspective, le véritable état de la conscience est spontané, non intentionnel. Il ne s'agit pas d'être conscient pour les choses et de les subsumer sous le « conscient » de l'agent, mais de s'abstraire du sentiment « d'être conscient de soi » pour redevenir conscience de soi spontanée.

Lorsque la marche s'abstrait du marcheur, de la localité, et de la temporalité, que reste-t-il ? Il y a méprise. L'absence du sentiment d'être « conscient de soi » n'est pas l'abolition de toute conscience. Il y a bien plus que la simple présence, la simple connaissance d'un agent qui pose un regard intentionnel sur les choses, il y a quelque chose de l'ordre d'une conscience globale, totale.

Il y a l'esprit au sens naturel, spontané, dont l'état naturel est le « connaître », au sens duquel tout est beaucoup plus réellement conscient que l'impression d'être « conscient de soi » ne le donne à saisir ! Quand le sujet conscient s'abstrait du sentiment subjectif d'être « conscient de soi », en se fondant en toutes choses, il se rend compte que tout est conscience ! Dès lors, ce qui paraissait infime sous la perspective de la « conscience de soi » se révèle en son infini complètement conscience !


Le sentiment d'être « conscient de soi » fait obstruction à la conscience, au connaître, en son état universel. C'est comme si le fait de « d'être conscient » de ma respiration m'empêchait d'être conscient de la respiration de l'univers. Aussi, lorsque la marche s'abstrait du marcheur, le mouvement peut alors redevenir la montagne, qui s'engloutit tout entière dans le mouvement jusqu'à redevenir indifférenciée et sans aucune obstruction

Ce même processus s'applique à l'altérité. En faisant abstraction de mon identité, de ma conscience individuelle, abstraite du sentiment du « conscient de soi », le «continuum de conscience » redevient « l'être du connaître » sans obstruction avec tous les êtres sensibles. Je suis/nous sommes alors conscients d'être une même conscience (sans toutefois être « une » puisque «libre d'assertion » de par son essence), comme si tous les vagues de l'océan réalisaient simultanément qu'elles étaient l'océan ! Lorsque les frontières du moi et des choses s'évanouissent, la dualité et la non-dualité se fondent, indivisibles, dans la « dimension ultime » du connaître universel et spontané.

II.24 Chemin 

Reconnaît que la destination est le chemin,

Parcours-le pas à pas ou en survolant le terrain.


La fourmi voit une échelle, l'oiseau un simple point,

En un claquement de doigts, l'œil ajuste le lointain.


Le mouvement n'est pas l'illusion, c'est le comment !

Sans durée est l'espace d'un battement.


En habileté le goéland à la pêche est plus vif,

Là où la tortue d'un coquillage contourne le récif.


Le jour n'attend pas demain pour être ici présent,

La vue déborde l'étendue sans fin de l'instant !


L'expérience est de la réalité le relativisme,

L'impermanence de la continuité le prisme !


Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion 

Il y a des personnes qui atteignent l'Éveil subitement, la plupart progressivement. La différence est toutefois relative. Il n'y a pas ultimement de « chemin à parcourir », il y a seulement à reconnaître que la destination est le chemin ! Si « le progressiste » et le « subitiste » parcourent le chemin à leur vitesse (relativement au référentiel qu'ils émulent de par leurs croyances), du point de vue ultime, étant donné qu'il n'y a pas de référentiel de temps existant réellement, leur Éveil est aussi rapide qu'un claquement de doigts !

La question ne se pose donc pas de savoir s'il y a ou non des étapes à suivre. Du point de vue conventionnel, il y a un « chemin » (qui apparaît différemment pour chacun, de sorte à donner l'impression de plusieurs chemins !) que chacun le parcourt à sa propre vitesse. Si on compare, nous avons l'impression que le progressiste passe par des étapes ou phases graduelles, alors que le subitiste prendrait un raccourci et sauterait ces étapes, pour arriver directement à destination. Ce n'est qu'une question de relativité ! Son discernement étant plus subtil, les choses lui apparaissent plus évidentes. S'il parcourt le chemin « plus vite », c'est simplement parce qu'il est préparé.

Le progressiste semble devoir monter au sommet de la montagne pour se fondre dans l'instant présent, alors que le subitiste semble saisir directement sa beauté. Relativement, cela donne l'impression que le subitiste a déjà atteint la destination alors qu'en fait, cela montre seulement que le chemin est la destination !

Quid alors de la méthode ? Elle est la même pour tous, mais assimilée différemment. Il y a un « relativisme du relativisme » ! La première partie du chemin est dualiste. Elle s'appuie sur la croyance d'une réalité extérieure, «existant premier », intrinsèque et autonome. L'autre partie est « relativiste » et réside dans l'abstraction (progressive) de la substance à la saisie de la vacuité, jusqu'au « relativisme du relativisme », c'est-à-dire jusqu'à réaliser que l'essence de toute chose est « libre d'assertion ».

De fait, chacun perçoit les choses différemment. L'enseignement bouddhiste est relativiste de bout en bout. Interdépendance, impermanence (méditation sur la mort), « précieuse vie humaine », sont des degrés de relativisme basés sur une approche dualiste-progressiste, où l'esprit fragmenté voit la vie, la naissance et la mort comme discontinues. Les enseignements sur la vacuité sont un « relativisme sans support » (l'essence de toute chose « libre d'assertion »). Ce non-support est difficile, voire impossible, à saisir pour des esprits ancrés dans le substantialisme. En définitive, réaliser la vacuité c'est se libérer du mental. Voir le samsāra comme le nirvāṇa est un changement de paradigme radical qui traduit le basculement de l'esprit au-delà de la dualité et de la non-dualité...

II. 25 Levier


Un levier a besoin d'une base pour lever la pierre,

Mais pour tracer l'horizon nul besoin d'équerre !


Sers-toi d'un bâton lorsque sur le sol, tu dois marcher,

Pour traverser l'espace, il suffit au vent de souffler !


Le cœur esprit est à lui-même son propre support,

Connaître connaissant, en cela est le transport !


En cet instant, embrasse l'espace amodal,

Sans séparation, la forme devient intégrale !


Des apparences, saisit de la connaissance la clarté,

Là, le conscient disparaît au faîte de l'êtreté !


Vit et respire au rythme d'un simple flot de pensées,

Sur le miroir de l'espace reflète le spontané !


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion  

L'on en revient à l'idée que nous faisons l'expérience de ce que nous croyons, de ce que nous pouvons croire, lesquelles croyances amènent à la réalisation, c'est-à-dire à « rendre réel » et donc à faire l'expérience de cela en quoi l'on croit ! Rendre « réelle » ce qui est « libre d'assertion » peut paraître paradoxal, mais cela signifie simplement reconnaître que la vacuité en tant qu'essence de toutes choses ne saurait, par définition, se décrire où se définir de quelque manière que ce soit, ni s'infirmer de quelque manière que ce soit (c'est le silence de Nāgārjuna qui clôt le débat avec son tétralemme).

Le paradoxe (relatif à l'état de l'esprit) est de concevoir comment « progresser sur le chemin » sans support ! Pour les substantialistes, il faut un chemin pour marcher sur le chemin ! Or, ce n'est là qu'un « effet de perspective » qui provient de la fragmentation de la conscience. Lorsque la marche se conçoit « marcheur », l'agent ainsi émulé a mentalement besoin d'un support physique pour accomplir l'action, mais lorsque la marche s'abstrait du marcheur, de la localité et de la temporalité, et donc qu'elle à la fois mouvement et non mouvement, il n'y a plus alors de fragmentation et tout est perçu, embrassé, de manière globale, totale. Il n'y a plus alors de contradiction (puisque plus d'incompatibilité) à s'appuyer sur une « absence de support » !

Pour qui saisit la vacuité, ce n'est plus un paradoxe, c'est une évidence, l'évidence de l'être des choses ! Mais, pour qui est encore sous l'emprise de la substance (l'éternalisme), c'est quelque chose qui apparaît paradoxal, contradictoire même, et que le mental va rejeter, contre lequel il va se débattre, en cherchant à imposer un surcroît de contrôle, car le mental ne peut concevoir les choses autrement !

« Maîtriser son esprit », ce n'est aucunement le contraindre, c'est au contraire savoir lâcher-prise sur la volonté, le désir de contrôle, comme de simplement « poser l'esprit sur l'esprit » dans la méditation du Mahāmudrā. Lorsque l'on saisit le sens de la vacuité, on réalise que l'esprit, puisque vide d'essence, n'a pas besoin de support pour progresser (pas plus que de purifier ce qui est incorruptible par essence) ! Lorsque tout apparaît « libre d'assertion », la question même de dire qu'il n'y a plus de support, ou que la « progression dans le chemin spirituel » peut se faire sans support, se révèlent des notions instillées par un état de fragmentation qui ne fait plus sens. C'est comme de parler de la différence entre l'évolutionniste et le subitiste en termes d'absolu ! Support et sans support pur et impur sont de la même essence !

Pour le mental, progresser sur le chemin spirituel sans support, c'est-à-dire sans pratique, sans maître spirituel, est difficilement concevable parce que le mental n'a rien à saisir et que le mental ne peut concevoir les choses qu'à travers la saisie. Tant que l'on ne réalise pas (que l'on ne rend pas réel ultimement) le fait qu'il n'y a pas de chemin ni de destination, que c'est « déjà là », le mental nous entraîne à croire, à voir et à faire l'expérience dualiste à travers la substance. Ce filtre du mental nous empêche de percevoir la véritable nature des choses et de poser simplement l'esprit sur l'esprit pour s'établir dans son état naturel sans support, et conséquemment de reconnaître ce qui est déjà là, par-delà la dualité et la non dualité. C'est comme si l'on menait un combat sur une arène extérieure, alors même que cette arène et ce qui s'y passe, sont la manifestation des croyances fabriquées par le mental !

Rajgir - Pic des Vautours - Inde
Rajgir - Pic des Vautours - Inde

                                                               Sur les pas de Bouddha 

II.26 Vāranāsi – Fumée


Du premier cri aux dernières pleurs,

La vie n'est qu'un souffle d'une heure.


Depuis des siècles, je vous vois passer,

Jeunes et vieux sur cette berge sacrée.


Par les désirs et les peines animés,

Sans fin des flammes vous attiser !


De vos agrégats, le bois, vous brûlés,

Sur l'autel illusoire de l'ipséité.


Je suis le feu éternel de Shiva et Parvati,

Qui dépasse le trépas du jour à la nuit.


Entendez ce vœu : lâchez tout et partez !

Soyez l'espace et jamais ne revenez ! 


Lobsang TAMCHEU  

II.27 Vāranāsi – Halluciné


A Vāranāsi méditent les adeptes Shivaïstes

Sous l'effet de substances psychotiques !


Pour le bouddhiste, ces délires illusoires,

Ne sauraient du négatif être libératoires.


Les uns se perdent dans l'imaginaire,

Les autres sont trop discrétionnaires.


Ne cherche pas à exclure l'individu,

Mais de l'identité à dépasser le point de vue !


Ne te sert pas du pur pour te libérer de l'impur,

Mais pour de la dualité, réaliser la rupture !


Au bord du Gange, oublie toute idée préconçue,

Regarde de ton esprit s'écouler le flux.


Lobsang TAMCHEU 

II.28 Kesariya – Méditer


Je suis la terre, la base et la cime,

Je suis le grossier, le subtil et le sublime,


Je suis le fruit, les branches et les racines,

Je suis la brique, la glaise et la mine,


Je suis l'ici, là-bas et maintenant,

Le gamin qui court, le champ et le mouvement,


Je suis l'écureuil, l'oiseau et la fourmi,

Je suis l'inspire, l'expire et l'Agni,


Je suis l'enfant, le père et la mère du vivant,

Je suis de chaque être sensible le parent,


Le corps, cœur, esprit de toutes choses sentient,

L'espace de la pleine conscience de l'instant !


Lobsang TAMCHEU  

II.29 Kesariya – Cora


Autour de l'axe de la dévotion,

Tournent les fidèles à proportion,


Au plus près, l'esprit des moines,

A côté, les laïcs au refuge idoine,


Autour, les visiteurs curieux,

Au loin, les parias envieux,


Tous en quête de libération,

Pour du mouvement d'éjection,


Du cercle des souffrances,

Réaliser la transcendance,


Et rejoindre le centre de l'union,

De l'être sans obstruction !


Lobsang TAMCHEU 

II.30 Nalanda – Université


Entre les pierres millénaires des ruelles,

S'écoule le rythme du présent actuel.


Dans le flux des touristes pressés,

Se dessinent les ombres du passé.


Fantômes diaphanes et silencieux,

Qui brillent d'un éclat glorieux,


Des grands maîtres légendaires,

Qui à Nalanda enseignèrent.


Dans le réduit de leur cellule,

Ils transformèrent leurs cellules,


Pour ainsi la vacuité réaliser,

Et devenir le corps de vérité !


Lobsang TAMCHEU 

II.31 Nalanda – Fouilles


Sur le chantier, les esclaves à tort,

Enclavés dans leur caste au sort,


S'activent pour excaver à raison,

Du lieu les anciennes fondations,


Pour sortir de terre les escalators,

Moyens habiles de transport,


Pour escalader par la prière,

L'Éveil des moines du monastère.


Petites mains creusent la terre,

Pour, du sol, la science extraire,


En tuant les émotions délétères,

Libèrent l'esprit dans l'éther.


Lobsang TAMCHEU  


II.32 Nidrā 


Les sens progressivement retirés,

Le guetteur suit l'ombre de Morphée,


Dans la posture ferme et souple du méditant,

Sans intention, observe en restant vigilant.


Dans ce niveau de conscience liminale

Reconnaît chaque chose comme mentale.


Entre rêve aléatoire et réalité causale,

Regarde s'écouler les ondes subliminales.


Au sortir du brouillard, le rêve se fait monde,

Les apparences, frêles pensées vagabondes.


Avec les limites s'effacent l'obstruction,

Des apparences et de l'esprit la séparation.


Lobsang TAMCHEU 

                                                               Sur les pas de Bouddha 

II.33 Rajgir - Pic des vautours 


Dans l'espace drapé du silence,

Se figent les drapeaux des consciences.


Le sol est pavé de monticules,

Chant de prières de la multitude.


L'instant est saisi de présence,

Du lieu sourde la quintessence.


Le soleil sur le ciel forme un œil,

Dans l'ainsité, l'esprit se recueille.


Le lotus fleurit du cœur du sutra,

L'air vibre au champ du mantra.


De la forme vide monte l'énergie,

Écho de l'esprit en synergie. 


Lobsang TAMCHEU  

II.34 Impermanence


Les façades sculptées de poussière,

Des maisons livides de propriétaires,


Visages de cire figés dans le temps,

Le regard vide observe les passants,


Fantômes oubliés du temps passager,

Résidences dont l'âme est désertée,


Récipients asséchés de leur contenu,

Fragments d'argile dont l'usage est perdu,


De l'inspire de l'aube à l'expire du coucher,

D'un voile de brouillard, le monde est formé,


L'impermanence est tissée de poussière,

L'existence simple reflet lunaire.


Lobsang TAMCHEU 

II.35 Mahakala – Austérité


Suis la leçon, du mental lâche tes craintes,

Abandonne les excès, soit sans contrainte !


Comprend ! L'austérité n'est pas de nature,

A son principe n'échappe pas la culture !


Ne vénères pas le maître pour son érudition,

De l'enseignement ne fait pas une addiction !


De philosophie, nul besoin d'un doctorat,

De l'expérience, la science est le résultat !


L'obtention n'est pas une méthode suprême,

Rituels tantriques et yogas sont extrêmes !


Vit ! Ne prend pas refuge dans ta pratique,

La liberté n'est pas un choix acétique !


Lobsang TAMCHEU  

II.36 Bodhgayā – Mahabodhi temple


Sur un fils invisible, l'araignée lévitait,

Suspendue dans l'espace, elle flottait.


Pour l'éviter, l'attention s'appliqua à son suivi,

Le pèlerin avec sagesse leva les yeux sur la vie.


Les fils de l'interdépendance relient toutes choses,

Mais, captifs de l'ignorance, qui les expose ?


De l'œuvre éphémère de l'impermanence,

L'art est nié sans conférence !


L'espace est vide, mais n'est pas tissé de néant,

Sinon l'araignée serait tombée de son séant !


Chaque être est relié par la toile de l'amour,

Dans ses rayons, se croisent les étoiles d'un jour


Lobsang TAMCHEU 

II.37 Bodhgayā – Déchirés


Une gamine les yeux humides implorait,

Un billet déchiré qu'elle rechignait,


Le papier était vieux et usagé,

Flétri tels ses vêtements élimés.


Un gamin pleurait en agitant un billet,

Le papier était neuf, mais il pleurait.


Une vie sans bonté, d'une âme le dépossédait,

Son tourment dans la confusion résidait.


Sans autre critère que les apparences,

Habitués à la dureté sans indulgence,


Avec les opposés comme seuls repères,

Ils arpentaient les chemins de l'enfer !


Lobsang TAMCHEU 

II.38 Bodhgayā – Captifs


Corps enchaînés aux fers de la pauvreté,

Regards déchirés dans l'étau de vies broyées,


Bébés décharnés dans des bras suppliciés,

Meutes acharnées sur une roupie jetée,


Espoirs perdus dans l'abîme du désarroi,

Funambules suspendus sans autre choix,


Esclaves captifs d'une abjecte exploitation,

Prisonniers du sort d'un destin sans concession,


Rappel de la loi implacable du karma,

Qui ne suspends pas le sentiment du frima,


Sur le fil de nos actes se joue l'équilibre,

De la souffrance et du bonheur d'être libre ! 


Lobsang TAMCHEU  


II.39 Bodhgayā – Combat 


Enfants des rues qui font d'une roupie une arène,

Chiens errants qui s'attaquent tels des hyènes,


Singes hurleurs qui sautent sur les passants,

Tuk-tuk et motos qui s'invectivent ardemment,


Marchants qui harcèlent sans répit de guingois,

Moustiques qui en nuées poursuivent leur proie,


Ici, chaque instant de la vie est un combat,

Toute occasion prétexte au pugilat,


Rappels incessants de l'impermanence,

Que la souffrance structure l'existence,


Spectacle de la mort sublimé en rituels,

Le souffle en fumée s'élève à tirs d'ailes 


Lobsang TAMCHEU 

II.40 Bodhgayā – Gratitude


Le bambin bu son Lassi avec gratitude,

Le visage délassé de lassitude,


Son sourire d'un rayon de joie s'illumina,

Du supplice de la faim, la bonté effaça,


Dans le regard de sa sœur se lit le bonheur,

Pour ce geste généreux du cœur.


Pour les mendiants qui n'ont de but que la survie,

Chacun de ces petits moments est un répit,


Oasis de joie dans un désert de dureté,

Où la grâce surgit au contact de la bonté,


Magie de l'instant présent est cadeau de Noël,

Un arc-en-ciel de joie apparaît dans le ciel !


Lobsang TAMCHEU 

                                                               Sur les pas de Bouddha 

II.41 Bodhgayā – Prière


Tandis que le Tuk-tuk nous donne des hauts de cœur,

Au loin, du Kalachakra s'élèvent les clameurs.


Dense est la foule, chaotique le chemin,

Qui au lieu de culte, mène les pèlerins.


Dans l'air, le tumulte des joutes oratoires,

Soudain fait place aux mantras incantatoires


Lorsque le grand véhicule sonne l'heure,

La vue de sa sainteté élève les cœurs.


Dans un ciel électrique s'enflamme l'éther,

A mesure que des voix montent la prière,


A l'adresse du guide du Dharma, souhait de longue vie,

Dans l'espace vibrant du cœur brûle l'énergie ! 


Lobsang TAMCHEU  

II.42 Bodhgayā – Dédicace


Telle l'abeille qui s'en allait butiner,

De fleur en fleur, survole le champ d'une journée.


A peine éclose, la vie perd ses pétales,

Se réduit le décompte de la décimale.


Courte du nectar de la vie est la moisson,

Qui du desir-attachement est le poisson.


Le semeur rend précieuse la fertilité,

Avec patience, la récolte, doit continuer.


Retourne à la ruche, tel est ton chemin,

L'espace danse sur les ailes du divin.


Avec sagesse vient ici, récolte le miel,

De la méthode soit l'apiculteur de l'Éveil !


Lobsang TAMCHEU 

II.43 Bodhgayā – Rencontre


La feuille tombée de l'arbre trace dans l'espace le mot retour,

En rencontrant la terre inscrit l'aube d'un nouveau jour.


L'océan dressé sur son séant en vagues crie sa démesure,

En rencontrant la surface retrouve de l'entièreté la mesure.


La conscience aveuglée se disperse en fragments d'ignorance,

En rencontrant l'espace saisit du spontané l'évidence !


Dans l'espace vibrant de l'être tout se rejoint,

Le corps, le cœur et l'esprit ne font qu'un !


Lorsque rien n'est ordinaire, toute rencontre est une dédicace,

Signée par chaque vie extraordinaire du sceau de la grâce.


L'ainsité de ce qui arrive et pourrait arriver ont la même saveur,

La joie sans obstruction de la félicité des cœurs !


Lobsang TAMCHEU  

II.44 Bodhgayā – Présence 


Tourne la roue de l'existence et répand dans l'espace,

Sur les êtres, les souhaits de bonheurs qui s'entrelacent.


Entends la prière qui vient du plus profond du cœur,

De l'attachement, libères-toi de l'apesanteur.


Ô mon esprit, ne t'éloignes pas de l'état d'absorption,

Dans l'être réside le centre de toute adoration.


Abandonne-le « je », l'impermanence n'est pas triste,

Tout ce qui a été est présent à la pointe atomiste.


Dans l'action, sois libre de tout mouvement,

Hors du cycle de l'éternel recommencement.


Ta présence est d'espace, ton être est d'amour,

J'embrasse l'espace dans l'union du séjour.


Lobsang TAMCHEU 

II.45 Bodhgayā – Éclosion


L'hiver enfouit sous la terre de l'abandon,

Refleurit dès le printemps de l'adoration.


Le son qui s'éloigne te ramène au diapason.

Jusqu'à ce que, de joie, tu chantes la chanson.


La fleur éclot sans attendre du champ un retour,

L'abeille n'est pas le choix de la belle-de-jour !


Ô mon cœur, ne t'interdis pas ce sentiment,

Aimer n'a pas de sens parce qu'il est rimant !


Le soleil n'espère pas de la Lune l'effusion,

Pour la baigner de l'éclat de ses rayons !


Bodhisattva, ouvre ton cœur sans condition,

Et tu embrasseras tous les êtres à l'unisson !


Lobsang TAMCHEU 

II.46 Bodhgayā – Bodhicitta


Devant les déités, tu te prosternes,

Face à tes maîtres, tu te discernes,


A des vœux, avec abnégation, tu t'arrimes,

L'esprit d'Éveil, tu suis comme un régime !


« Abandonne les vices » dont tu es fourbu,

Avec ferveur « cultive des actions la vertu... »


Dans ta quête sainte, tu oublies l'essentiel,

La bodhicitta n'est pas un cérémoniel !


Laisse ici les pratiques extraordinaires,

Ne fait pas du Dharma une lecture binaire.


Qu'ils soient indifférents, hostiles ou aimants,

Bodhisattva, aime chacun totalement !


Lobsang TAMCHEU  


II.47 Bodhgayā – Émotion  


Magie du voyage, du temps suspens le vol,

Sur nos têtes étend ton auspicieux parasol.


Au cœur de la présence, la joie s'émerveille,

Sur les eaux rebondit un poisson arc-en-ciel.


Le mudra du lotus débloque la stase,

Gomme la chaise et libère le vase.


La roue du cœur dépasse tous les obstacles,

Porte la bannière de l'amour au pinacle.


Le son de la conque mène au transport,

La générosité tisse un nœud sans fin d'or.


Dans la liesse du cœur mûrit la compassion,

Qui avec la sagesse nourrit l'aspiration !


Lobsang TAMCHEU 

                                                               Sur les pas de Bouddha 

II.48 Bodhgayā – Compassion


En brillant, le soleil lui-même s'éclaire,

De sa lumière baigne sa propre sphère.


En brûlant, le feu chauffe aussi sa flamme,

De sa chaleur consume sa propre entame.


En s'écoulant, l'eau aussi dilue ses ondes,

Dans son flot engloutit sa propre fronde.


En irradiant, le cœur de l'être s'embrase,

L'amour de ses propres bras s'enlace.


Ne voyant ton reflet, tu te retiens d'aimer,

De l'autre, le transport peux-tu éprouver ?


Emporte-toi à la douceur du sentiment,

Et d'autrui, tu partageras l'embrasement !


Lobsang TAMCHEU  

II.49 Bodhgayā – Mue


Sur une branche à l'embranchement des chemins,

Tapis dans sa cosse, mûrissait un dessein.


Suspendue dans l'espace, flottant sous le vent,

De la nature brute de son corps l'artisan,


Des éons durant d'un voyage immobile,

Jusqu'aux conditions d'une genèse fertile.


Du tendre cocon sourde l'efflorescence,

D'un parfum délicieux qui enivre les sens.


L'éclat iridescent du jour électrise,

La bulle qui de l'énergie canalise.


L'éclosion ouvre les pétales du Dharma,

L'espace libre de ce cœur, elle proclama !


Lobsang TAMCHEU 

II.50 Bodhgayā – Pratiquez !


De la méditation comme de l'amour, même constat,

Nous les visons comme but en espérant un résultat.


Du premier, nous attendons la mesure de l'efficacité,

Du second, nous espérons qu'il soit par l'autre partagé.


Espoir du gain, peur de perdre, mondaines préoccupations,

Dans la vacuité, point d'obtention que la voie de l'intuition !


La fleur de l'amour est rare, la cueillir est éphémère,

Aveuglante est la réciprocité, claire est la chimère !


De l'émoi du retour, du cœur cause la fragmentation,

La conscience est tout, vide de symétrie est l'union !


Bodhisattva, la sagesse est pratique du non-agir,

Affranchie de condition, la compassion est élixir !


Lobsang TAMCHEU  

II.51 Bodhgayā – Lâcher-prise


Viens et plonge dans le chaos de la cohue,

Baigne-toi dans les cris et le tohu-bohu…


Immerge-toi dans les flots de l'inattendu,

A l'instant de la bifurcation suspendu !


Des règles et des codes fait table rase,

Regarde voler en éclats toutes les cases !


De la vie, laisse les croisements s'opérer,

Accueille sans retenue ce qui doit arriver.


Respire et vit sans te poser de question,

Cela est ! Aucune place pour l'affliction !


Ouvre ton cœur, juste est la désinence,

Vers l'être, chemine à la convergence ! 


Lobsang TAMCHEU 

II.52 Bodhgayā – Croisement


Sur les routes, pour éviter la collision,

Sur les marchés, pour duper le larron,


Dans les cœurs, pour allumer la passion,

Sur les champs de bataille, tuer l'opposition,


En toutes choses se lit l'interdépendance,

Grossière, comme si elle reliait la substance


Subtile, dont la forme est tissée du relatif,

Ultime, consonance simple du descriptif,


De potentiel à manifesté, nulle rupture,

De possible à réalisé, nulle césure !


De barreaux, l'échelle du réel est dépourvue,

Les apparences sont l'expérience de la vue !


Lobsang TAMCHEU 

II.53 Bodhgayā – Evidence


De l'esprit, tu cherches à purifier la Claire lumière,

Pour de ses négativités, les empreintes abstraire.


Du corps, tu cherches à produire l'émergence,

De l'énergie qui t'amèneras à la transcendance.


Des tantras, tu cherches à atteindre l'éminence,

Des sutras, n'as-tu pas du profond saisis le sens ?


L'essence de toutes choses est libre d'assertion,

Les apparences sont de la vacuité l'expression !


En dehors de l'esprit, nulle existence extérieure,

La présence vide est expérience de la pesanteur !


L'évidence du connaître est l'être du réel,

Sa conscience est d'espace, sa nature virtuelle !


Lobsang TAMCHEU  


                                             Du côté du Shivaïsme du Cachemire

II.54 Non-dualité


Vide d'essence, tout est un sans obstruction,

La réalité est l'union des contradictions !


La forme est perspective de la vacuité,

Valse circulaire est le temps simultané !


De l'indivis, la dualité est fragmentation,

Le mental, fruit de sa cristallisation !


De l'antagonisme des affirmations,

La cassure directe est la réalisation !


En toutes choses, nul soi individuel,

L'êtreté est présence universelle !


Lobsang TAMCHEU  

II.55 Circulaire


Tout ce qui a été se produit à l'instant,

Passé et futur coïncident au présent !


Maintenant, s'écrit tout ce qui est déjà écrit,

L'acteur change de l'auteur la pensée a priori !


Ici, un espace de dimension nul s'expand,

La fixité s'écoule dans le mouvement !


Hors du relatif, point de dimensions réelles,

L'infime est infini, l'instant éternel !


La vague contient l'océan, le point la sphère,

Superposition quantique de l'unitaire !


La perception est aussi vaste que l'espace,

Au cœur de l'être, la conscience s'enlace ! 


Lobsang TAMCHEU 

II.56 Union


Tout phénomène résulte de conditions,

Les opposés naissent sur base d'inclusion.


Rien ne peut être produit de son contraire,

Ou par lui-même, c'est la pierre angulaire.


Pour voir l'interdépendant comme vacuité,

Cesses de t'appuyer sur les opposés !


De l'exclusion antagoniste naît le soi,

Tout existe et n'existe pas à la fois !


Subjectif et sans agent sont ici maintenant,

Simultanément présent et hors du temps !


L'un est le multiple, sans ambivalence,

L'être de toutes choses est sans essence !


Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


« Si nous nous réfugions dans la non-dualité comme dans quelque chose d'absolu, nous sommes encore à côté, car l'idée non duelle est de dépasser toute notion. On se retrouve alors devant un univers sphérique. Nous ne sommes plus soit dans la non-dualité soit dans la dualité, mais dans un ressenti global. Dès que nous touchons cet état, nous nous apercevons que toutes les oppositions sont des fabrications mentales et s'envolent dès que nous entrons dans cette logique, non pas de compréhension mentale, mais d'expérience immédiate » IDC-27.

IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php 


« La conscience individuelle est la conscience absolue. Mais lorsque la conscience apparaît duelle et que cette dualité est recouverte du voile de l'illusion, la conscience se fragmente encore. Ainsi, toutes les positions philosophiques apparaissent comme des rôles joués par la conscience absolue » LGSE

LGSE : Le grand sommeil des éveillés, Daniel ODIER https://www.leslibraires.fr/personne/daniel-odier/79231/ 

II.57 Duel


L'esprit voilé se débat dans l'anathème,

Sans fin, balance entre les extrêmes.


Du Soi, l'hindouisme postule la substance,

Du vide, le bouddhisme déduit l'essence.


Relative, la chute libre est vitesse,

Ses faces ne sont-elles pas la même pièce ?


L'épure du non-soi révèle le vide modal,

Du soi, le simple point de vue amodal.


Une vérité, différentes déclinaisons,

Non-dualité et vacuité, au diapason.


Au-delà du vide, l'être est absence,

Par-delà, l'ainsité simple conscience.


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


« Toujours est-il qu'entre le non-soi, la vacuité des bouddhistes, et le Soi, la réalité des tāntrika, il y avait quelques tiraillements. Absurdes, bien sûr !

Certains maîtres bouddhistes étaient plus ouverts et les plus grands déclarèrent que le non-soi était une trappe, une caverne obscure.

Un des noms de Shiva est pourtant « le Grand Vide ». Shiva était-il bouddhiste ?

Les tāntrika ont fait du vide une chose habitée, car ils en parlent en tant qu'espace. Lorsqu'il est question de spatialité, c'est le vide contenant l'univers entier, et ce vide est la Conscience, le Soi.

Le Soi contient le vide, le non-soi, la plénitude, les mondes, les bouddhistes, les soufis, les chrétiens, les juifs et les tāntrika ! L'expérience mystique est une, elle abolit toute limite dogmatique, elle est fusion silencieuse, annihilation de toute argumentation » IDC-57.

II.58 Frémissement


De la musique, l'esprit éprouve le frisson,

Du corps, les cellules vibrent à l'unisson.


En pulsations, la terre tremble sur son séant,

La vague sourdre de la puissance de l'océan.


Tout rayonne, traversé d'énergie,

Le relatif est figure d'anatomie.


Sans essence, tout est vide de caractères,

L'énergie est sans dualité ni mystère !


Tout l'univers est tapi dans le creux d'une main,

La partie est le tout, hors l'ici pas de lointain.


Les apparences sont de l'esprit l'extase,

La conscience du frémissement, l'enstase !


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion

Pour la perception ordinaire (c.à.d. l'esprit voilé), les choses apparaissent comme si elles possédaient une existence inhérente et autonome, désignée sous le terme « existant premier ». La saisie du soi nous persuade de la réalité de l'expérience physique que nous faisons du réel, dont nous éprouvons les modalités comme si elles provenaient des choses elles-mêmes !

Nous ressentons la musique de manière sensorielle, grâce aux vibrations produites par un instrument, transmises par l'air et auxquelles notre corps (en grande partie composée d'eau) fait écho jusqu'au niveau cellulaire. Notre corps résonne des soubresauts de la terre, la vague tremble de la puissance de l'océan qui s'écoule en elle, des minuscules cordes quantiques aux déchaînements des éléments. A un niveau plus subtil, les vibrations produisent en nous un ressenti qui se traduit sous forme de sentiments, la beauté, l'amour…

En apparence, toutes les formes de la nature sont les diverses manifestations ou expressions de l'énergie. Cependant, une seule chose (la vacuité) est l'essence de toutes choses (elle-même vide d'essence). L'instrument de musique, le son, l'air, nos cellules, notre corps, notre esprit, de même que la vague, l'océan et les cinq éléments, sont vides d'existence (et de non-existence puisque « libre d'assertion »), autrement dit ultimement sans discontinuité et relativement sans obstruction ! Rien ne saurait donc posséder de caractères propres hormis sous la vue de la perspective conventionnelle l'esprit voilé ou la conscience fragmentée ! « Lorsque les choses nous apparaissent comme extérieures, c'est que le Coeur est encore sourd à l'illimité. Si le monde n'était pas en vous, d'où émergerait-il, en quel lieu se dissoudrait-il ? » IDC-30.

Ici et maintenant, tout l'univers réside dans la pointe de l'instant présent. Passé et futur, ce qui a été et ce qui sera, le temps est à la fois « circulaire » (sans écoulement) et linéaire (déplié en séquentialité). La formule tantrique du shivaïsme du Cachemire est « Tout ce qui est ici est ailleurs, ce qui n'est pas ici n'est nulle part » IDC-31. Le parallèle est étonnant avec l'holographie où chaque partie d'un hologramme contient la totalité de l'image holographique ! En quoi est-ce important ? Parce que cela illustre la non-séparabilité ou la non-dualité de l'ontologie de l'être de la réalité qui est une essence vide, la vacuité !

Rien n'existe extérieurement à l'esprit, c.à.d. rien que l'on puisse poser dans une dualité identité versus altérité, corps versus esprit, car leur essence est non duelle ou sans discontinuité. Rien n'a d'existence physique, pas même l'énergie ! Mais alors d'où vient son ressentir et qu'est-ce que son expérience ?

Ce que d'aucuns décrirons comme « sentir l'énergie d'un lieu, d'une personne ou d'entités invisibles » relève d'une désignation conventionnelle qui, au sens ultime, n'est pas constitutive d'une expérience physique et sensitive du ou des mondes – ce qui ne signifie nullement qu'il n'y ait pas « expérience », seulement qu'il est essentiel de cultiver le « doute critique » tel que l'enseigne le Bouddha (on peut douter de tout sauf de connaître, qui est la nature même de l'esprit) –. Il en va de même de toutes techniques qui affirment « manipuler les énergies », au rang desquelles le Vajrayana et les « yogas tibétains » pour ne nous en tenir qu'aux pratiques de la spiritualité bouddhiste. A ce titre, la doctrine des chakras, des canaux, des gouttes et des vents, etc. doivent être considérées sur le plan purement argumentaire, comme un levier pour soulever la pierre de l'ignorance…

Comprenez que l'énergie n'est pas « physique » et son ressenti le produit d'un «contact » sensoriel avec le « monde extérieur » (les bardos étant des états de conscience). Considérer votre reflet dans le miroir. Impalpable, vous ne pouvez le toucher et il ne vous transmet pas plus d'énergie qu'un hologramme. Pour autant, la simple vue de votre image suffit à déclencher des émotions diverses, comme la vue de l'être aimé à faire battre votre cœur ! Y a-t-il quoi que ce soit qui transite entre vous et l'autre ? Une vibration, un rayonnement, de l'énergie ? Tout cela est purement figuratif, métaphorique, poétique !

Ce n'est pas qu'il n'y ait rien ou que cela soit halluciné, c'est qu'il n'y a ultimement ni intérieur ni extérieur ! La vague éprouve la puissance de l'océan du fait d'être l'océan dans son entièreté. Les apparences sont l'esprit ! La conscience est une, non fragmentée. C'est l'esprit égaré qui, en se saisissant comme « soi », instaure une séparation au sein de l'indivisible inconcevable ! Vide d'essence, la conscience n'est pas une « totalité ». Elle est sans unité, sans pluralité, « libre d'assertion » au-delà de la dualité et de la non-dualité !

« Les mondes ne sont pas scindés, tout ce qui est ici est ailleurs, ce qui n'est pas ici, n'est nulle part. Dualité et non-dualité sont unies au sein de la réalité comme l'ombre et la lumière, le silence et le son, le soleil et la lune. Il n'y a pas de réalité séparée. Tout est manifestation du pouvoir de la Shakti suprême» IDC-33.

Qu'est-ce alors que l'énergie ? Une expérience ! Grossière, elle apparaît comme «existant premier », en dualité à l'esprit sous des formes physiques vibratoires. (Très) subtile, elle est la résonance à l'aperception de sa propre nature, par-delà la dualité et la non-dualité, qui est la réalisation de la réalité elle-même. Le shivaïsme du cachemire la décrit comme un « frémissement à la fois prélude et aboutissement. Il se manifeste au moment où l'expérience a lieu () Lorsqu'il y a frémissement, nous découvrons l'ardeur du feu brûlant de l'amour qui est conscience de l'unité absolue de toute chose ».

« Tout est à la fois image et reflet, il n'y a nulle place ou l'irréalité pourrait se glisser. Tout est réel, à la fois immanent et transcendant. La propre nature est la conscience de cette totalité frémissante qui ne cesse de glorifier l'infini dans le fini. L'illimité dans le limité, la totalité dans le fragment (…) Nous nous étendons à l'infini et nous touchons le Cœur, nous revenons vers notre centre et nous touchons l'espace infini. Rien dans la réalité ne peut nous limiter car en toute chose nous voyons l'infini » IDC-34.

II.59 Lucidité


Conscience sans sujet, état sans possesseur,

Connaissance d'un événement sans faiseur.


Écoulement des pensées sans observateur,

Du silence du mental, l'étrange attracteur.


Insaisissable « présence de l'absence »,

De la conscience sans état, l'expérience.


Reflux de l'identité en post-méditation,

La lucidité surgit de l'occultation.


Sans contrainte, la concentration apaisée,

Coïncide avec une grande stabilité.


L'extérieur et l'intérieur s'embrassent,

Lumineux, l'esprit englobe tout l'espace.


Lobsang TAMCHEU  


II.60 Équilibre


Sur la corde des harmonies courre l'archet,

Obtenir sans contracter, œuvre le crochet.


La simple volonté est un pacte d'effort,

Loin à l'opposé te projette le ressort.


La nature de ton esprit n'est pas mentale,

Ne médite pas sur un objet cérébral !


L'essence de ton esprit n'a pas de forme,

Cherche à le saisir et tu le transforme !


Ce qui est identique n'est pas différent,

Tu ne le trouveras qu'en t'y absorbant !


Là où tu regardes est cela même qui voit,

La conscience dans son reflet s'aperçoit.


Lobsang TAMCHEU 

II.61 Flux


Inspire la transparence spatiale,

Expire la présence bicéphale.


Inspire l'essence sans discontinuité,

Expire ses avatars discriminés.


Inspire les apparences sans obstruction,

Expire du sans-forme les divisions.


La nature de l'être n'est pas un point figé,

L'esprit est un mouvement illimité !


Tout est et n'est pas à la fois son contraire,

Le genre de l'un définit est bipolaire !


Du flux de l'océan, la vague est le reflux,

A l'instant présent, tu embrasses l'absolu !


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


« Ce n'est pas nous qui touchons l'état, c'est l'état qui nous touche. Ce n'est pas nous qui créons le silence, c'est le silence qui nous envahit. Laissons-lui la liberté de nous effleurer, de nous pénétrer, de s'installer quelques minutes en nous, de nous quitter, de revenir » IDC-35.

« C'est la chose la plus difficile à toucher : accepter la liberté du mouvement, la créativité de la vie, comprendre qu'un état fixe, aussi merveilleux soit-il, n'est pas compatible avec la vie » IDC-36.

« Aucun lieu qui ne soit l'état shivaïte. La conscience spatiale occupe la totalité des mondes, la totalité des états, il inclut les opposés et les réconcilie » IDC-35.

« Entrons dans le grand mouvement sphérique, oublions la trajectoire rectiligne qui suppose une progression et l'atteinte d'un but. Soyons comme une vague qui accepte sa trajectoire, sa force, sa faiblesse, sa liberté, l'absence de choix » IDC-36.

II.62 Vois !


Penser la réalité, à ta vue, l'exclu,

Recherche ce que tu es et cela n'est plus !


Une ligne droite est une courbe sans rebours,

Du temps, la séquence, est l'éternel retour !


L'archer va-t-il mettre la flèche dans la cible ?

L'objectif sépare l'océan indicible !


La pensée de l'ensemble obstrue le pluriel,

La vue du singulier embrasse tout le ciel !


Sans contrainte, l'esprit tait la dualité,

Sans discrimination, tu es l'identité !


Le ciel est vide de nuit comme le jour,

Tout est là, déjà, sans faire aucun détour !


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


« Saraha prit la parole :


Un esprit sans recherche et sans fixation

Demeure libre de toute souillure.

La nature essentielle de l'esprit est détachée

Des qualités négatives et positives.


 Celui qui oriente son esprit vers la non-discrimination

Atteindra l'illumination suprême.

Est-ce que le mystique qui a réalisé cet état

A besoin d'accepter ou de rejeter quoi que ce soit ?

Je n'ai nié ou abandonné aucune réalité !


Réalise le sens de cette pure réalité ultime,

C'est le meilleur moyen de laisser la présence

Dans son état de félicité naturelle,

Sans être concerné par l'acceptation ou le rejet,

L'action ou l'obstruction » IDC-40

II.63 Relativité


Vue du sol, plane est la ligne d'horizon,

De l'espace, courbe est sa déclinaison !


De loin, les choses apparaissent solides,

A l'infime, se révèlent faits de vides !


La forme est apparition fugitive,

De la vitesse, l'effet de perspective !


Dans l'instant qui passe s'écoule l'infini,

A jamais, le cercle est un point redéfinit !


Toutes les existences sont relatives,

Les opposés sont de nature fictive !


Point d'incompatibilité sans contraire,

Il n'y a rien à additionner ou soustraire !


Lobsang TAMCHEU 

                                         Du côté du Shivaïsme du Cachemire

II.64 Accepter


Tel le semeur qui trie les mauvaises graines,

Espérant d'une bonne récolte l'aubaine,


Pour glaner le fruit de ta moisson dévote.

Aux obstacles, tu opposes l'antidote.


Du feu impur des non-vertus mondaines,

Étouffe des flammes l'émotion malsaine.


Le bonheur, tu vises à sortir de terre,

Pour cela, du désir fait bouc émissaire.


Pour être pur, tu suppliques les déités,

Le Vajrayana t'aveugle de dualité.


Le vrai combustible n'est pas la négation,

C'est de ta nature spatiale, l'acceptation !


Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


« La démarche tantrique fut, au contraire, de s'engager complètement dans notre caractéristique humaine et d'accepter l'intégralité de ce que nous sommes. Mais, au lieu d'utiliser cette énergie d'une manière matérialiste qui engendre souffrance, manque et frustration, nous essayons de trouver un moyen pour qu'elle parvienne à un niveau d'incandescence beaucoup plus fort sans générer aucun des effets habituels liés à la vision limitée des choses.

En mettant dans cette sphère mystique tout ce qui constitue l'être humain, les maîtres tantriques ont trouvé une possibilité d'échapper à la négation des pulsions humaines. Ils ont essayé de les comprendre profondément afin que tous ces élans servent de combustible sur la voie mystique » IDC-48.

II.65 Programmé 


Sur un objet, fixer le mental qui virevolte,

Contrer les émotions par des antidotes,


De l'ego, vaincre l'ennemi par la raison,

Par étapes, cheminer vers la libération,


Pour devenir pur, suppliquer les déités,

Au bonheur ultime, tous les êtres mener.


Éclipser le sensoriel pour atteindre l'unité,

Étouffer les passions pour les sublimer !


Amputer la nature du désir spatial,

Séparer l'effet de sa source causale !


Entre le corps et l'esprit, creuser le fossé,

C'est appeler nos démons par l'austérité ! 


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Aussi admirable que soit le programme, nous devons nous en méfier ! L'essence de la réalité n'est pas d'absolu. Personne, pas même les Bouddhas, ne peut la définir de manière irréfutable puisqu'elle est « libre d'assertion » ! De fait, comment la description de ce qui est « libre d'assertion » pourrait-elle amener à libérer celui qui n'en pas lui-même réaliser (rendue réelle) l'expérience ? Il est donc impossible d'avoir la certitude que la voie que nous suivons soit la bonne sans le vérifier pour nous-mêmes, même s'agissant du bouddhisme ! Ne pas en douter serait une attitude dogmatique et les doctrines sont des prisons.

Le Bouddha nous a montré la voie, ce qui ne veut pas dire qu'elle doive devenir un objet de vénération. « Prendre refuge » dans le Bouddha n'exonère pas de faire usage du doute critique raisonné ! Comme pour le choix d'un « maître spirituel » dont il s'agit de déterminer par soi-même avec sagesse, le caractère d'authenticité, il appartient à chacun de suivre le « programme » proposé par la voie bouddhiste s'il le juge bon pour lui…

Nul ne peut prétendre dire ce qu'il convient ou ce qu'il ne convient pas de faire quant à notre choix (ou non choix) d'une voie ou d'une autre. L'on peut toutefois faire remarquer avec bienveillance (et l'invitation à chacun de le vérifier), qu'un point de vue prismatique préserve des tendances sectaires, nourrit la réflexion, faire croître le discernement, et amène à la sagesse.


« La nature ultime (dharmata) est une, mais se situe au-delà de la compréhension intellectuelle, de la perception ordinaire et du langage (….) les différentes traditions l'appréhendent chacune sous un aspect différent, et sont complémentaires et non exclusives (…) "Les quatre traditions (Guélougpa, Kagyupa, Nyingmapa et Sakyapa) sont comme quatre rivières dont les sources partent de la même montagne et se rejoignent dans le même grand océan »  https://fr.wikipedia.org/wiki/Rim%C3%A9 


Mettez le bouddhisme tibétain et le shivaïsme du cachemire côte à côte et jugez. Si les apparences sont effectivement coémergentes à l'esprit, et qu'une seule chose (la vacuité) est l'essence de toutes choses, alors comment atteindre l'unité (au-delà de la non-dualité) en en excluant une partie ?


« Celui qui s'attache à un vide dépourvu d'objets assèche son cœur, celui qui perçoit un vide incluant la totalité de la manifestation reconnaît le divin en soi. Sortir de toute opposition, c'est reconnaître que le samādhi est la seule réalité, puisque toute réalité y trouve sa source » IDC-55.


Dans la même idée, comment peut-on opérer la transmutation des émotions en sagesse par le Vajrayana – lesquelles « émotions » sont par ailleurs considérées en nature comme « sagesses » – après avoir mis en pratique les enseignements des sutras qui cherchent à les inhiber en leur opposant leurs antidotes ?


« La grande subtilité des maîtres tantriques a été de prendre l'intégralité des passions humaines et de se poser la question : comment faire pour tout utiliser, ne rien nier, ne rien rejeter ? » IDC-48.

« Les tāntrika ont sûrement fait l'expérience de s'abstraire complètement du monde afin d'éviter les impulsions et de toucher quelque chose d'intense, de pur, dégagé du corps, des sens et de la réalité. Mais, grâce à leur logique sphérique, dans laquelle tout peut s'inscrire, ils ont découvert qu'on pouvait aussi suivre une voie mystique en utilisant nos sens » IDC-47.


Doit-on rejeter le désir parce qu'il est synonyme de souffrance ? Et si ce désir que l'ego cherche à satisfaire était une forme détournée, pervertie, de quelque chose de plus grand, lequel participait de la nature même de la conscience ?


« Plutôt que de supprimer la problématique, ils ont tourné, encore et encore, autour des sens et du désir, jusqu'à saisir complètement que la nature du désir était cette incandescence, ce frémissement. Ils se sont rendu compte que le problème n'était pas le désir, mais ce qu'ils ont appelé le désir limité » IDC-47.


L'essence de toute chose est vide de substance. Les « objets du désir » ne sont donc pas des « existants premiers » inhérentes et autonomes, dotés des qualités attractives qui instillent en nous la pulsion de leur possession pour atteindre au bonheur. Les objets du désir sont seulement les formes temporaires et biaisées du « désir spatial » relatives à l'esprit qui, n'ayant pas réalisé la « vacuité des trois sphères », fragmente la conscience globale sur la base de ses actes. 


« Si nous retranchons une partie de l'être sur la voie, un jour vient où nos démons détruisent le travail d'années d'austérité » IDC-47.


Qu'en est-il de l'aspiration à la transcendance ? Ne serait-elle pas également un effet de la crispation (individuation) de la conscience intentionnelle (égotisée), dont la perspective se pose en dualité à la conscience spontanée ?

II.66 Vivre 


Avec amour, dans l'assise confier le corps,

Permettre à l'esprit de goûter ce trésor.


Sans contrainte, savourer l'écoulement,

Dans le flux, s'abstrait le discernement.


Bien que « libre d'assertion » soit la réalité,

La pensée rend tangible la dualité !


Lorsque méditer est l'action d'un agent,

Elle instille la soif en asséchant l'océan.


Forme conceptuelle, vide ascétique ?

Libre est le cours de la vacuité organique !


Embrasse le cœur de la vie passionnément,

Sans préméditation, vit intensément !


Lobsang TAMCHEU  

II.67 Flotter 


La feuille morte ne commande pas au vent,

Ni ne prétend contrôler les éléments.


Libre, elle se laisse porter dans son courant,

Telle la goutte d'eau dans le vaste océan.


Le drapeau ne frémit pas aux ardeurs du vent,

Ni ne flotte de son propre frémissement.


Sans ego pour le brider à l'attachement,

Son désir vibre aux échos du firmament.


Par-delà les trois sphères de l'activité,

La conscience s'émeut sans subjectivité.


La bulle disparaît dans la transparence,

Au rythme des pulsations de la confluence.

 

Lobsang TAMCHEU 

II.68 Ronde 


Du livre de ton corps, ouvre le volume,

Déposes-y ton esprit comme une plume.


Le flux de la respiration est lent et subtil,

La lecture des sensations est gracile.


Dans le sablier, le temps s'écoule en douceur,

De l'impermanence le simple auditeur.


Les perceptions s'évaporent tels les nuages,

Là-haut tourbillonnent les pensées volages.


La tendresse est l'Élysée du séjour,

Dans ce vide exquis s'écoule l'amour.


La posture est une danse immobile,

Où de l'union du cœur se tient le concile.


Lobsang TAMCHEU 

II.69 Complétude 


As-tu expérimenté cette impression,

L'abstrait de ta personne en méditation ?


Ressenti ce sentiment d'étrangeté,

D'une vertigineuse irréalité ?


Juges par toi-même de la différence,

Fixer le mental ou entrer en présence...


Hors le sensible disparaît le penseur,

Le sensitif sublime le compositeur !


La transparence spatiale du sensoriel,

Du vide organique est résidentiel !


De l'océan, la vague est le reflet dansant, 

Corps esprit s'unissent dans le cœur vibrant !


Lobsang TAMCHEU  


Eléments de réflexion

En appeler à l'usage du « doute raisonné » dans le cheminement spirituel ne doit pas seulement s'appliquer à la réflexion sur la philosophie, mais inclut la mise en pratique des enseignements. Pour comprendre la différence entre la méditation de « Calme mental » prônée par l'école Guélougpa et la « pleine présence » de l'école Kagyü – dans laquelle s'inscrit le Mahāmudrā, commun aux différentes traditions du bouddhisme tibétain –, il faut en faire l'analyse comparée.

Méditer sur la transparence spatiale. Voyez toutes choses sans discontinuité ultime de leur essence et sans obstruction relative. Il se peut que surgisse un sentiment de «dépersonnalisation » (dissolution de la conscience de soi) en lien avec un sentiment de «déréalisation » (irréalité du monde). Ou pas ! Simplement « posez l'esprit sur l'esprit », voyez toutes les apparences en coémergence, et pour cela acceptez tout ce qui survient pendant la méditation sans rien rejeter. Si la conscience soi s'évanouit, vous fixez une représentation mentale (vide conceptuel) asséchée du sensible, sinon vous saisissez la vue !

Fixer l'esprit sur un objet mental améliore la concentration, mais l'abstraction du corporel (qui se traduit par ce sentiment d'étrangeté de soi-même et du monde) entérine la dualité corps-esprit, et nous coupe d'une partie de nous-mêmes, dont l'union est à même de développer l'intuition, ce qui nous éloigne de la saisie de la véritable nature de la conscience au-delà du mental !

« C'est à travers la pratique que peut avoir lieu ce reflet et à la seconde où ce reflet a lieu, il y a une fusion qui s'opère entre la conscience individuelle (« je suis conscient de quelque chose ») et la conscience globale [où tout le cosmos flotte dans un substrat qui serait la conscience], c'est ce qu'on appelle une expérience mystique ». TCF 

Pour qu'il y ait un reflet, il faut une chose et un miroir pour la refléter. Si la saisie de la «conscience de soi » s'évanouit dans les limbes (les états supérieurs des dhyânas de la méditation), et que le monde sensible – lequel est l'expression des modalités de l'expérience de la conscience – se dissout dans les profondeurs du « sans-forme », comment peut-il se produire une expérience mystique ?

Pour développer la « vue nue de la nature de l'esprit », il est essentiel d'intégrer ses deux aspects, sensoriel et cognitif, corporel et psychique, corps et esprit, au sein de la présence, par un double mouvement de l'un vers l'autre, jusqu'à ce que leurs différences se gomment mutuellement et qu'il n'y ait plus ni différence… ni d'identité entre matériel et immatériel !

Voyez le tangible, sa perception, vos pensées et votre propre esprit en leur « vide d'essence », sous la « transparence spatiale » de vos agrégats et du monde. Le sensoriel se rapproche de la conscience, et la conscience du sensoriel, à mesure que l'incorporel et le corporel perdent leurs caractéristiques respectives. L'unité apparaît lorsque la dualité s'efface. L'essence « libre d'assertion » de l'être se révèle lorsque l'unité et la non-dualité sont dépassées. Alors, la vacuité n'apparaît plus comme forme conceptuelle, objet décorporé, abstraction idéelle, mais comme chose sensible, ressenti sensible, vide organique !


Du corps-esprit, dépasse la pluralité,

Vibrant est le cœur hors la non-dualité ! 

II.70 Intégration


Dissociables et non séparables, comment ?

Méditer ne prouve-t-il pas leur différend !


Retiré des sens, l'esprit est inexistant,

Plongé, le corps n'existe pas réellement !


L'esprit existe et n'existe pas à la fois,

L'on fait l'expérience de ce que l'on croit !


Sans objet par nature, le désir spatial,

Par attachement à l'objet devient bestial !


Nul besoin de réfuter du soi l'illusion,

Saisir sa vacuité est la libération !


Le juste milieu est l'union des contraires,

L'organique est du vide l'auxiliaire !


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion

La méditation est par excellence le moyen le plus probant de se retirer du monde sensible et d'être (pleinement) conscient de ce qui se passe dans l'esprit. Lorsque l'on met de côté les perceptions sensorielles, en se retirant en son for intérieur, il est possible de faire l'expérience d'états de « conscience modifiés », incorporels, qui semblent témoigner du caractère éthéré de la nature de l'esprit. S'ils peuvent être expérimentés distinctement, c'est que l'esprit n'est pas le corps ?

Rechercher l'esprit, vous ne le trouverez nulle part ! Lorsque l'esprit se retire du sensible, il apparaît en sa « transparence spatiale ». Sa vacuité demeure lorsque la conscience investit les sens, « réintègre » le corps. Or, ce monde dont nous éprouvons le caractère tangible, son essence est vide de substance ! Comment l'esprit, vide d'existence propre, peut-il nous donner la sensation de « sortir » d'un corps dont la nature est tout aussi vide de réalité ultime ?

Les phénomènes physiques et ceux relatifs à la phénoménologie de l'esprit ne sont pas des mondes séparés.« Les apparences sont l'esprit ». L'êtreté est par nature « libre d'assertion ». La transparence spatiale de l'esprit est et n'est pas mentale ! L'on ne peut faire l'expérience de ce qui est dépourvu de substance et de qualités propres. Les modalités de « l'expérience de la matérialité » (sensorialité, sensitivité, sensibilité, etc.) reflètent ce que l'on croit.

La discrimination du corps et le culte de l'esprit sont des caractéristiques quasi communes à toutes les religions et spiritualités. Le corps est l'objet du délit, qui attire, retient et avilit l'esprit dans la matière. Le désir est causal de la condition humaine. «Cesser de désirer », c'est cesser de souffrir ! Or, le désir est spatial par nature. Sans «objet du désir » tout est désir ! Mais, lorsque la conscience se replie/fragmente en «conscience de soi » individualisée (égotisée), les actes de l'agent à la satisfaction de «son » désir deviennent des chaînes karmiques !

« Plutôt que de supprimer la problématique, ils [les tantrikâ] ont tourné, encore et encore, autour des sens et du désir, jusqu'à saisir complètement que la nature du désir était cette incandescence, ce frémissement. Ils se sont rendu compte que le problème n'était pas le désir, mais ce qu'ils ont appelé le désir limitéC'est une avancée magnifique car ce désir soi-disant pernicieux, dangereux, est devenu une énergie fondamentale du tantrisme, parce que dégagée de la dépendance à l'objet » IDC-47

Ni la matière, ni le corps, ni la sensorialité ne sont le problème, pas même la « saisie du soi » lorsqu'elle est vue sous la transparence spatiale de la conscience ! Pourquoi vouloir démontrer l'inexistence d'une chose dont on sait qu'elle n'existe pas ! Or, puisque toute chose est « libre d'assertion », croire une chose irréelle nous affecte tout autant que de la croire réelle, à la différence toutefois que nous ne sommes plus victimes du pouvoir de son illusion, mais faisons nôtre le pouvoir de désillusion de notre croyance !

« Il faut commencer à avoir une sensorialité qui est en accord avec la totalité, qui vibre des moindres choses de la beauté qu'on trouve tout autour de nous (…) en aucun cas, il y a l'idée de pratiques sexuelles qui vont nous ouvrir aux mystères ! Jacques Lacan dit que « un mystique, c'est quelqu'un qui a compris qu'il y avait une jouissance au-delà » TCF

Lorsque la « saisie du soi » participe de la vue de la vacuité, la conscience cesse d'être fragmentée. Elle se déploie spontanément pour embrasser la totalité de l'espace, qui est son corps et sa nature ! Saisir la vacuité comme la cause et l'effet, c'est réaliser (rendre tangible à l'expérience) que le vide est forme-sensible et la forme-sensible vide. La « saisie du soi » est alors l'union des « deux vérités », simultanéité du corporel et de l'immatériel. Cette « vacuité organique » est, à la fois, sensibilité spatiale et spatialité consciente !

« Le désir, libéré de ses liens à l'ego, réalise qu'il n'a d'autre aspiration que la plénitude de Mahâmudrâ et, comme il voit dans un même élan que cette plénitude est innée et sans limite, il n'aspire plus à aucune réalisation. Il n'est plus que vibration intime, frémissement continu, absence de localisation dans le Temps et dans l'espace. C'est l'intégration de Mahâmudrâ » IDC-46.

II.71 Frisson 


De la course des sphères sens-tu les frissons,

De la musique qui s'étend à l'unisson ?


A son contact, tu vibres tel un diapason,

Ton corps est d'espace, ton esprit de sons !


Ni origine ni objet, ni cause ni fin,

L'ode est la mer, le navire et le marin !


Jusqu'au silence, l'archet de cet écrin,

Les fleurs sont la semence du chant ondin.


Vagues et courants marins sont l'océan,

De bout en bout, s'enroule l'interdépendant.


Sans essence, toute chose est conscience,

Le frémissement, la forme de l'expérience !


Lobsang TAMCHEU 

II.72 Evaporé 


Tel le brouillard qui se lève spontanément,

Des formes se condensent isolément.


Simples apparences, par leurs modalités,

Manifestes comme sensations ou pensées.


Ni vraies ni fausses, denses et éthérées,

La conscience est leur seule réalité.


Tel un mirage qui se dissipe soudain,

Aussitôt, se libèrent comme un parfum.


Sans fin, créations et destructions cosmiques,

De la nébuleuse du vide organique.


Entre deux vagues, tel un banc de sable,

Du miroir de l'esprit, l'illusion invariable.


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion

Simplement, écoutez vos sensations, regardez vos pensées. Laissez-les venir à leur rythme, librement, selon leur ordre, sous quelques formes sous lesquelles elles apparaissent, sans jugement, sans contrainte quant à un objectif de vide mental ou de concentration sur objet. Telle la brume qui surgit de nulle part sans prévenir et qui se condense subitement en un nuage qui se referme sur vous et vous enveloppe, sensations et pensées apparaissent comme simples « formes ».


« Mahasitha Shang précise que les aspirants à cette voie

devraient se comporter comme précisé ici :

Comme le vent soufflant à travers le ciel

Dans toutes les directions de l'espace,

Le pratiquant laisse ses pensées couler

Ouvertement et librement, sans s'attacher à son corps,

Ses possessions, son bonheur ou sa réputation.

Il se comporte comme l'espace, sans support.

Méditant, il ne dirige sa pensée sur aucun objet,

Il ne crée pas d'image mentale par visualisation,

Il ne dirige son attention vers aucun acte spécifique » IDC-58


Sans propriété ni qualité propre, de par la vacuité de leur essence, sensations et pensées, sont ultimement sans discontinuité et, de par leur transparence spatiale, sans obstruction. Il n'y a nulle différence inhérente entre la matière et l'esprit hors du type d'expérience que nous en faisons, laquelle le leur confère. Ni existantes ni non-existantes, ni réelles ni irréelles, les apparences sont coémergentes à l'esprit dans le caractère de leur manifestation. « Tout est vrai, tout est illusoire, tout est réel » ID-35.


Que cela te plaise ou non, regarde ton propre esprit !

Sois assuré que tout ce qui apparaît

N'est rien d'autre que ta propre perception naturelle,

Comme celle d'un reflet dans un miroir LVN


Ce mouvement d'accrétion et de dissolution des apparences en expériences formelles, telle la formation des planètes à partir d'une nébuleuse galactique, se poursuit inlassablement. Cette ronde, sans commencement ni fin, de suite de créations et de destructions – sans qu'il n'y ait véritablement rien qui soit détruit puisqu'il n'y a rien qui soit véritablement créé, puisque l'essence de toutes choses est « libre d'assertion » ! –, la mythologie du yoga et le Shivaïsme du Cachemire la traduit comme la « danse cosmique » de Shiva-Shakti. Lama Tsongkhapa la décrit comme « la vacuité qui apparaît comme la cause et l'effet ». Elle n'est autre que le frémissement (spanda) de la conscience, vide d'essence.


« Que cela te plaise ou non, regarde ton propre esprit !

Sois assuré que toute apparition s'auto libère sur le champ,

Issue d'elle-même, se produisant elle-même,

Comme un nuage dans l'espace » LVN.

II.73 Artifice 


Son regard me pointe avec insistance,

Dans le miroir, se produit la discordance.


N'a-t-il jamais réellement été abstrait,

Est-ce moi qui ai toujours été le reflet ?


Le miroir donne à l'illusion sa force,

Plus je suis lucide, plus il se renforce !


Pour des nuages, le mystère résoudre,

De leur claire étoffe, le non-soi découdre !


De l'illusion, l'angle fait l'effet d'optique,

Change ta perspective de l'authentique.


La brume s'auto libère dans l'espace,

En transparence, le ciel et l'eau se font face.


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion

Lorsque que vous contemplez votre reflet, lui-même vous contemple ! Plus vous le fixez longtemps et avec fermeté, plus un sentiment de déréalisation s'installe qui finit par vous faire croire que c'est vous qui êtes le double… Les vagues de phénomènes qui surgissent en méditation sont évanescents, mais lorsque vous contemplez l'esprit, celui-ci semble a contrario immuable comme s'il possédait une existence réelle. Cette présence n'est pas l'esprit ! Cette impression de « soi » est une illusion induite par la relativité du sujet à l'objet !


« L'esprit lui-même, dans son état naturel,

N'a ni support, ni objet (…)

Comme lorsque vous regardez l'espace,

Tout autre objet visuel disparaît,

Ainsi en est-il de l'esprit.

Lorsque l'esprit regarde l'esprit,

La pensée discursive cesse

Et l'illumination est atteinte » IDC-58


De fait, il est curieux de chercher à « capturer » ce sentiment de « saisie du soi » (par l'évocation mentale d'un événement qui le suscite) aux fins d'y appliquer une analyse visant à réfuter son existence substantielle (référence à la méthode de méditation de «vision supérieure »). Alors qu'en posant l'esprit sur l'esprit sans contrainte (Mahāmudrā), l'on observe que les sensations et les pensées, tels des nuages, se forment et disparaissent naturellement. Il en va de même de l'esprit !


« Que cela te plaise ou non, regarde ton propre esprit !

Sois assuré que ton intelligence est sagesse sans faille,

Coulant comme le flot continu d'une rivière !

Que cela te plaise ou non, regarde ton propre esprit !

Sache que tu ne le trouveras pas par le raisonnement,

Car son mouvement est aussi dépourvu de substance que les alizés » LVN


Le lieu, le moment, les conditions sous lesquelles nous éprouvons le chaud et le froid, la faim et la satiété, sont toujours différentes, de même que l'agrégat de notre corps, car ce sont des projections apposées sur les formes nébuleuses. Mais, les « modalités » qui leur confèrent le caractère d'expérience sensorielles ou mentales sont identiques. Le sentiment de présence unitaire et entitaire de la conscience de soi n'est lui-même qu'une simple modalité ! Laissez ce sentiment s'évaporer et vous saisirez la véritable nature de l'esprit.


« Les diverses perceptions s'épanchent dans l'espace de la réalité,

Il n'y a ni acceptation ni abandon,

Et il y a conscience de la supercherie !

Pour celui qui réalise cela,

La méditation est un flot continu ! » IDC-42

                                   Utpaladeva et la philosophie de la reconnaissance

II.74 Equilibre


D'emblée, situe-toi au point du lever du jour,

Dans l'alignement avec ce qui t'entoure.


L'équilibre n'est pas le fruit, c'est la branche,

De graine en plante, rien ne se retranche.


L'action du désir est la reconnaissance,

La réalisation, centre de la balance.


Le corps est d'émanation et de vérité,

Son essence vibrante de félicité.


L'espace est vide, l'acte égocentré,

La perfection est l'instant actualisé.


Les extrêmes, libres d'assertion, sont le lieu

De la relation d'amour du juste milieu.

.


Lobsang TAMCHEU  

II.75 Coïncider


Rayon de l'aube, éclaire les merveilles,

Astre du jour, reconnaît en toi le soleil !


Sous l'individualité, voit le divin,

Dans la spatialité, ton visage adamantin.


Des oppositions, l'équilibre annule,

Sur la vibration, coure le funambule.


S'imaginer voir devant soi la déité,

Toute pratique divise l'illimité.


Au croisement, l'expérience mystique,

A la jonction, le trait d'union extatique.


De l'enseignement, ne fait pas une méthode,

Sans récital, se jouent les accords de l'ode ! 


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion

Pour voir un alignement planétaire face à soi, il ne suffit pas de s'y aligner en ligne droite, il faut également, et d'abord, que les planètes soient alignées les unes sur les autres. Si, comme l'affirme le Shivaïsme du Cachemire, il est vrai que « nous sommes le divin », alors pour en saisir l'êtreté, il semble également qu'un double mouvement soit nécessaire : de l'un vers le tout (de la conscience individuelle vers la conscience spatiale) ; et réciproquement.

« La philosophie de la reconnaissance est une philosophie non dualiste, mais au lieu de parvenir à la non dualité en excluant la dualité, elle y parvient en incluant, en embrassant la dualité, qui est une manifestation de l'unité » PDLR.


L'on peut aussi inférer s'agissant du divin que celui-ci est toujours tourné vers les parts de lui-même fragmentées, à charge pour elles de s'y aligner. De n'importe quel point de la Terre, la Lune est visible, mais un observateur résidant sur sa face cachée, ne la voyant jamais, ignorerait jusqu'à son existence… sauf à se déplacer jusqu'à son autre face ! Cette réciprocité du mouvement, c'est comme de voir son reflet dans un miroir et, en adoptant son point de vue, de voir celui qui s'y reflète comme étant soi ! A la fois, reconnaître le divin en soi et, sous cette perspective illimitée, reconnaître son individualité comme une part du divin.

« La reconnaissance, c'est que toute conscience de quelque chose de limité ne peut avoir lieu que sur fond de conscience de l'être illimité. Donc toute conscience, est toujours « conscience de », que ce soit conscience de quelque chose de limité ou bien de l'être indifférencié. Ce dont j'ai conscience, c'est « conscience de moi » (de l'être qui est dieu), et « la conscience que j'ai de moi » (comme ceci ou comme cela), c'est la déesse. Il y a toujours ces deux pôles. Ce n'est jamais l'unité absolue, statique ».


Fixer son esprit sur un objet visualisé mentalement (méditation de Calme mental) est une méthode pour tourner l'individualisé vers l'illimité. Celle mise en œuvre dans les pratiques du Vajrayana de se visualiser comme étant soi-même la déité, permet d'initier la torsion de l'illimité vers l'individualisé. Toutefois, les transformer en voies distinctes éloigne de la reconnaissance de la nature de l'esprit.

« L'expérience mystique » ne peut surgir de l'entraînement. Elle n'est pas le résultat de l'agir, mais l'expression de la liberté fondamentale de l'esprit. On peut le voir comme le « caractère du divin » ou, en phase avec la philosophie bouddhiste tibétaine, comme une totale « liberté d'assertion » qui ne saurait par définition (au-delà de tout concept) être contrainte d'aucune manière. Raison pour laquelle, il n'y a aucune méthode, sauf l'absence de méthode c.à.d. de contrainte. Il n'y a rien à réaliser, ni à obtenir, ni même à reconnaître. Il y a seulement à se positionner de manière telle à ce que l'équilibre puisse se manifester, lequel est notre nature même sous son aspect spatial.


PDLR : Le shivaïsme du Cachemire et la philosophie de la Reconnaissance - https://www.youtube.com/watch?v=VgoJPOSYhSE 

II.76 Moebius


Touché par l'amour, tu te noies dans l'effusion,

Comble de l'évidence, tout est relation !


De lui-même, rien ne dépend pour exister,

Y compris la conscience d'en être douée !


« En moi la source » est vue du cittrāmatrā,

Le point est circulaire, reconnaît cela !


Intérieur, extérieur, sont-ils deux surfaces ?

Par sa courbe, l'anneau n'a qu'une seule face !


Dans l'absolu désirant, point d'un personnel,

Dans la conscience, d'unifiant et d'éternel !


La dualité est la perspective de l'unité,

La conscience, coémergente à l'êtreté !



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


En toutes choses, toujours veiller à rechercher le juste milieu. L'objet perçu n'est pas un « existant premier » condition de sa perception par un sujet, lesquels s'entendraient comme des entités intrinsèques indépendantes. A l'opposé, que la conscience soit toujours « conscience de quelque chose » n'implique pas une âme immanente et éternelle, conditionnelle de la perception consciente du monde comme objet de représentation, « ces deux versants [conscience et Être, sujet et objet] sont inséparables : rien n'existe sans conscience, et toute conscience est conscience de quelque chose » PRAutrement dit, l'inséparabilité de (l'acte de) la conscience de l'être de tout ce qui est, est une désignation mutuellement inclusive de l'idée de la «coémergence des apparences et de l'esprit » !

Selon, Utpaladeva, nous serions Dieu parce que doués de conscience, laquelle est omnisciente et omnipotente, « rien ne serait possible sans conscience. La conscience est ce dont tout dépend. Or, ce dont tout dépend est ainsi le Seigneur de tout. Par conséquent, puisque tout dépend de notre conscience, nous sommes le Seigneur » PR. Or, si tout dépend de la conscience pour exister, la conscience y compris, ce qui est en contradiction avec la réfutation de Nāgārjuna de l'existence d'une chose de par son propre pouvoir, en regard de la définition de la vacuité qui est « libre d'assertion » puisque vide d'essence !

« Le but ultime de toute prise de conscience déterminée est, (en effet, de prendre conscience du) fait que (toutes ces impressions etc.) reposent en nous-mêmes. Telle est l'expérience de la liberté absolue du Je » PR.

Si le « Je » (suis conscient) est absolument libre (de ce dont il a conscience), alors il devrait également « être libre » d'être à lui-même sa propre cause ! D'où viendrait-il alors à exister sachant que rien, non plus, ne peut exister sans cause ? Poser que « je ne suis pas une chose parmi les choses, mais que toutes choses apparaissent en moi. En tant que corps, je suis, certes, une chose parmi d'autres. Mais, en tant que conscience, je suis, comme le Seigneur omniscient et tout-puissant, ce par quoi les choses existent » Ibid., est la vue de l'esprit seul de l'école philosophique bouddhiste du cittrāmatrā, réfutée par le Mādhyamaka Prāsangika sur la base de l'interdépendance. En mystique, Utpaladeva est baigné dans l'amour. Or, précisément, l'amour est une relation d'interdépendance au sens plénier du terme, non pas un acte ponctuel (comme l'acte sexuel), mais la relation ininterrompue de l'un avec toutes choses.

« Utpaladeva est un mystique amoureux de dieu, possédé par dieu, qui est un être vivant, une personne, avec qui il a une relation intime, et qui cherche tout simplement à la partager. C'est une philosophie de l'amour entre dieu et moi. Pour Utpaladeva, le plus important c'est la relation.

Qu'est-ce que c'est que la relation ?

Tout est fait de relation, la conscience est relation. Ce qui l'intéresse, c'est la relation (ça n'est pas l'unité en tant que telle, une seule réalité), une relation inclusive, une relation inconditionnelle, une relation universelle, une relation infinie, autrement dit, ce qui l'intéresse, c'est l'amour ! » PDLR.

Pour une fourmi sur un anneau de Moebius, surface intérieure et extérieure sont des opposés antagonistes, bien que de simples effets de perspective relatifs à la position de l'observateur ! Le temps est à la fois circulaire et linéaire ! Tout est vrai et non-vrai à la fois ! La conscience existe et n'existe pas à la fois ! La conscience est impersonnelle et personnelle, intentionnelle et égocentrée ! Le désir est spatial et spontané ! Ultimement, il n'y a même pas de « surface réelle » ! Nul n'a totalement raison ni tort. Il n'y a pas d'incompatibilité entre les philosophies hors de leur relativité. La reconnaissance de Dieu en nous et, sous cette perspective, la reconnaissance de notre individualité comme une part de Dieu, est une liberté qui a cela d'absolu qu'elle est libre d'assertion !


PDLR : Le shivaïsme du Cachemire et la philosophie de la Reconnaissance - https://www.youtube.com/watch?v=VgoJPOSYhSE 

PR : La philosophie de la Reconnaissance https://trika.yoga.free.fr/les-textes/SPANDA/P-%20feuga/La%20philosophie%20de%20la%20Reconnaissance.htm 

II.77 Perspectives


Défilé d'images mimant le mouvement,

De la conscience, le cinéma sur écran.


Du vide quantique, l'énergie jaillissant,

Comme l'artifice d'un être omniscient.


Le point focal soustrait le panorama,

La séquence travestit le cyclorama.


Ensemble, ils naissent et aussitôt meurent,

Coémergents, de leur vie sont les auteurs.


Tout s'autolibère dans le conditionnel,

Dans l'espace du relatif vit l'éternel.


L'un fini est, et n'est pas, un flux continu,

Du mirage, l'esprit est le grand un connu.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Utpaladeva pourrait faire remarquer que si, en effet, les apparences et l'esprit sont coémergents, c.à.d. qu'ils apparaissent et s'auto-libèrent simultanément, alors qu'est-ce qui est « conscient » de cela ? Il doit nécessairement exister une conscience «unificatrice et permanente » PR, à l'instar du référentiel espace-temps, à l'intérieur duquel « l'infinie diversité de l'infinie combinaison » de tous les phénomènes prennent forme, évoluent et disparaissent. Et cette conscience doit pour cela posséder les attributs ou les caractères de l'omniscience et de l'omnipotence, sans quoi « rien ne serait possible » PDLR.

L'esprit est « comme le flot continu d'une rivière » LPLVN dit Padmasambhava. Comme dans un miroir, toute apparence « extérieure » n'est que le reflet de la conscience, et «s'auto libère sur le champ, issue d'elle-même, se produisant elle-même, comme un nuage dans l'espace » IDC-81. Cela fait étonnamment penser au « vide quantique » dans lequel des particules apparaissent conjointement à leur anti-particule et disparaissent aussitôt dans une réaction matière/antimatière qui se traduit par une libération d'énergie. De fait, la nature du « vide quantique », son êtreté, est énergie, et sous cette perspective, c'est comme si elle existait de manière continue et permanente ! Encore une fois, il s'agit là d'un simple « effet de perspective ». Il en va également plus simplement du cinéma dont le procédé s'appuie sur l'émission d'images fixes, qui apparaissent et disparaissent aussitôt, tout en nous donnant l'illusion du mouvement !

Le Mahāyāna insiste sur la nécessité de développer et la « vue juste » de la réalité (c.à.d. la vacuité d'essence de toutes choses) en parallèle avec la compassion, l'une sans l'autre étant incomplètes. Utpaladeva est un mystique, profondément possédé et habité par l'amour. Il souhaite donc que tous les êtres sensibles, sans exception, puissent partager son expérience et le rejoindre dans « l'union avec le divin ». «Utpaladeva dit simplement : je ne sais comment j'ai reconnu dieu en moi, où dieu s'est reconnu en moi, et je me sens trop malheureux seul. J'ai envie de partager tout ça avec l'humanité, avec les autres, sans aucune distinction religieuse ou culturelle. J'ai simplement envie de partager » PDLR.

Si l'on ne peut, spécifiquement, pas parler de compassion dans son cas, du moins « vouloir que tous les êtres soient heureux » implique conséquemment… qu'ils cessent de souffrir ! Tout est relatif et l'un ne va donc pas sans l'autre. Toutefois, le feu de l'amour qui brûle en lui est si puissant qu'il occulte le caractère composite et impermanent de sa nature sous la perspective de son éclat unique et éternel. De son point de vue, par ailleurs non-duel, la conscience est « une », mais sa vision (et donc sa conception) de l'unité sont encore marquée par une non-dualité posée comme un « existant premier » !

« Fascinés par le sujet et l'objet,

Modérés et extrémistes passent à côté de ce trésor.

Ils errent dans la dualité et le non dualisme !

N'allant pas plus loin, ils ne connaissent pas l'éveil authentique !

Vie et libération sont ton propre esprit,

Ne sois pas prisonnier d'une compréhension qui se mord la queue

En un cycle sans fin ! » IDC-81

Utpaladeva illustre le propos du Bouddha, et des penseurs comme Nāgārjuna et Dharmakirti entre autres à sa suite, lorsqu'ils énoncent que la « voie du milieu » est un juste équilibre entre la sagesse et compassion, l'une éclairant l'autre sans les occulter ou en déformer la « saisie directe », intuitive et spontanée.


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php

PDLR : Le shivaïsme du Cachemire et la philosophie de la Reconnaissance - https://www.youtube.com/watch?v=VgoJPOSYhSE 

II.78 Abstraction


Un temple à ciel ouvert rend perspicace,

Ces piliers de voûte soutiennent l'espace ?


Sans support, du monde, l'éther est l'assise,

De ce continent, l'esprit est la banquise.


Le mot, en-deçà du son, au-delà du sens,

Ne peut exister sans son expérience.


Du son, la poésie est la cathédrale,

Entends du sens, la vacuité musicale.


Pour le mystique, tout contact est conscience

Pour le bouddhiste, tout n'est qu'apparence !


Le corps-esprit est transparence spatiale,

La perspective, le non centre axial.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion

L'enseignement du Mahāyāna peut laisser entendre que vouloir atteindre le nirvāṇa est une attitude égoïste qui ne tiendrait absolument pas compte du sort des autres. Utpaladeva démontre le contraire. Il veut aider les êtres, mais il ne cherche pas à quitter le samsāra ! Le sensible et donc le corps sont le support de cet amour dont il veut faire partager « l'expérience mystique ». Son apport est toutefois important, car il redonne de l'équilibre à une vacuité qui, chez les grands penseurs et maîtres bouddhistes mahayanistes, est très abstraite.

« C'est vraiment mystique, c'est personnel. C'est une philosophie issue d'un courant religieux qui s'appelle le tantrisme ou les tantras, lequel met en avant le corps comme lieu de vie spirituelle. Dans le christianisme, Paul dit que "le corps est le temple de dieu", "le temple de l'esprit". On retrouve une idée semblable dans la philosophie la reconnaissance, le corps est le sanctuaire, le lieu sacré où l'absolu peut se reconnaître, et peut être adoré, et peu s'adorer lui-même » PDLR.

Penser la vacuité comme organique, musicale, parfuméec'est saisir la « vérité conventionnelle » dans son aspect dynamique, vivant, au sens plein du terme, que Lama Tsongkhapa exprime par l'apparition de la vacuité comme la cause et l'effet, laquelle manifestation ne peut être que sensible. Dans le samsāra touts bonheurs et toutes souffrances consistent nécessairement dans le ressentir physique, palpable, corporel et donc sensible/sensitif.

Pour autant, « abstrait » ne veut pas dire « mental » et une approche de la nature de l'esprit décorporée du sensoriel/sensible/sensuel ne signifie pas se couper ou s'éloigner de sa saisie intuitive, directe. La différence est illustrée par la « pleine conscience » où il s'agit de rechercher activement (avec attention) à écouter son corps, à ressentir ses sensations internes à l'appui du microscope du mental, c.à.d. en réglant la focale de l'attention sur l'objet visé.

Dans le Mahāmudrā, il n'y a ni contrainte, ni objectif. L'équilibre n'est pas quelque chose qui s'acquiert. C'est un état qui surgit au moment où l'on place le corps, le souffre, l'esprit, dans les conditions propices pour qu'il apparaisse de lui-même, à l'instar du « je ne sais pas comment c'est arrivé » d'Utpaladeva ! Dans le yoga des asanas, l'on dit « entrer dans la posture ». Il ne s'agit pas de « prendre » une posture physique, mais de poser le corps dans les appuis, l'alignement, etc. requis pour que l'état de conscience de la posture finisse par… entrer en soi !

Réaliser véritable la nature de l'esprit, et de la réalité par là-même, qui est l'objet de la méditation du Mahāmudrā, est sans objectif décrété. Il s'agit simplement de « poser l'esprit sur l'esprit » et d'observer (d'accueillir) ce qui arrive au corps et à l'esprit. Si cela n'arrive pas, il n'y aucun but à aller le chercher, comme le prescrit l'enseignement de la pleine conscience.

Effectuer un « scan corporel » à l'écoute de ses sensations ou concentrer son attention sur tel ou tel stimuli extérieur (le son des oiseaux, une voix parmi une foule, etc.), c'est encore une approche trop mentale (donc dualiste), d'autant lorsqu'il s'agit de «visualiser une zone du corps » (ou de l'espace s'agissant de la pleine conscience de l'environnement) aux fins de mieux discriminer « ce qui s'y passe ». Or, voir la véritable nature de l'esprit, c'est simplement saisir que « tout ce qui apparaît et s'auto-libère aussitôt » comme coémergent, et constitutif d'un flot (continuum) continu dont, en réalisant l'existence et la non-existence, l'on parvient ainsi à dépasser la non-dualité elle-même !


PDLR : Le shivaïsme du Cachemire et la philosophie de la Reconnaissance - https://www.youtube.com/watch?v=VgoJPOSYhSE 

                                                                       Dialogue

II.79 Omniprésence


Marin d'une esquisse qui vogue sur les eaux,

La gravité remue les fluides sous ma peau.


Des sensations comme extension du bateau,

Mes fibres retentissent des accords des flots.


Les ondes palpitent sous les plis du manteau,

L'aileron de Lune étire son vaisseau.


Tout participe de la musique des sphères,

Sur la partition symphonique de l'univers.


Le tout est plus grand que des parties la somme,

Tout est clairvoyant, l'infini est atome !


En moi, s'écoule l'océan de conscience,

De la conscience océan, je suis l'essence.



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Le Bouddha sait ce qu'est l'Eveil, et comment l'atteindre. L'omniscience est le produit de l'Éveil. Pour (la philosophie d') Utpaladeva, elle le précède, car elle en est la condition. Utpaladeva ignore ce qu'est véritablement sa réalisation, car sa cause lui est extérieure, la « liberté absolue » du divin, lequel se reconnaît en lui, si et quand, il le souhaite ! 

Utpaladeva est proche de Descartes qui infère sa capacité de douter de tout « sauf qu'il est conscient » de l'omniscience de Dieu, l'équivalent de la reconnaissance de soi en Dieu d'Utpaladeva. Or, atteindre l'unité par l'intégration de la dualité est paradoxal ! 

« Ne sois pas prisonnier d'une compréhension 

qui se mord la queue en un cycle sans fin ! IDC-66.


L'intuition est un fruit qui pousse sans arbre. Entre les mots, le son et le sens, c'est l'expérience poétique qui est plus grande que la somme des parties, en ce qu'elle émerge de leur combinatoire, mais ne peut s'y retrouver individuellement. C'est ce qui nous instille le sentiment de continuité et le caractère unitaire de la conscience de soi (entitaire, nouménale, « existant premier », cause et condition de toutes choses, omnisciente et omnipotente…). 

Autrement dit, la conscience, « divine » et la conscience individuelle, « libres d'assertion » de par leur essence, implique que la reconnaissance est nécessairement plus grande (tout en étant interdépendante) de cela qui se reconnaît (la conscience de soi dans la conscience divine et réciproquement) ! 

« Tout est vrai. Lorsque j'affirme ma vérité, 

il n'y a ni esprit qui affirme, ni objet affirmé » IDC-71


Le tantrisme du Shivaïsme du Cachemire (via le frémissement de Spanda) intègre tous les niveaux de l'expérience sensorielle sans différence entre l'intérieur et l'extérieur, le corps et le monde. A contrario, le Mahāmudrā se caractérise par « l'intelligence nue » au-delà de tout concept et jugement. « Qu'est-ce que le Soi de l'aspirant ? Les monts et les fleuves, toute la terre » IDC-71. en union avec le corps et l'esprit, c.à.d. non seulement au-delà de leurs expressions spécifiques, mais également par-delà l'abstraction de leurs différences, et de toute idée d'une nature substantielle sous-jacente. Ce corps-esprit-monde est plus grand que la somme de ces parties, et n'est ni le corps, ni le monde, ni l'esprit !

Imaginez que vous êtes sur un bateau sur l'océan. Tournez votre regard vers l'intérieur. Sentez les fluides qui se déplacent dans votre corps… Sentez la circulation du sang en lien avec les mouvements du bateau… Sentez l'air qui entre et sort de vos poumons au rythme des mouvements de l'océan… Sentez les déplacements du bateau comme une extension de votre corps… Sentez les vagues en surface et les courants marins en lien avec les mouvements du magma de la Terre… Sentez la rotation de la Terre et ses étirements sous les effets de marée gravitationnelles de la Lune… Sentez la valse de leurs déplacements en écho aux orbites des autres planètes du système solaire… Sentez son propre mouvement dans l'espace en concordance avec la rotation de la galaxie… Sentez la ronde des galaxies en parallèle à l'extension de l'univers… Ayez conscience de la plus petite vibration atomique jusqu'à la force gravitationnelle des étoiles, sans discontinuité, sans transition, sans obstruction…


Lorsque l'expérience-conscience ne fait plus de distinction entre l'intérieur et l'extérieur, le corps et le monde (mais aussi l'esprit et les pensées), sans discontinuité et sans obstruction, un sentiment de présence totale surgit, qui s'accompagne d'une impression « d'identité », comme si notre image se reflétait à l'infini dans un miroir, comme si la conscience… était un soi ! En absorbant l'illimité, il n'y a plus de limite de relativité pour établir de différence !

Ce sentiment est celui d'une « présence illimitée », non pas de la présence de la conscience en toutes choses, mais la sensation que « tout est conscience » ! Cette présence globale confine à une « hyper présence » au point d'instiller un sentiment de claustrophobie ! Son caractère englobant est à la fois apaisant, mais il est également ambivalent par son ressenti immersif…

Je suis conscient de toutes choses parce qu'elles apparaissent et s'auto-libèrent en coémergence (dans la relativité du sujet et de son objet). J'ai l'impression de les vivre «de l'intérieur » comme si c'était une expérience qui m'arrivait à moi personnellement, et en même temps, c'est comme si j'en étais le témoin extérieur. Cela m'instille un sentiment de continuité, de permanence et d'unité de ma conscience. Cette conscience ne semble toutefois résider dans aucun élément de mon expérience, ni dans mon corps, ni dans le bateau, ni dans l'océan, la Terre et la Lune, le système solaire, l'univers ! Elle n'est pas non plus dans la somme de la partie, c'est comme si elle leur était émergente !

« Le niveau inférieur, bien qu'il soit entièrement responsable de ce qui se passe, est sans rapport avec le résultat (…) inaccessible au niveau microscopique, il en est isolé. C'est un fait à part entière, à son propre niveau » LOOP-51.


Autrement dit, le résultat (le niveau supérieur) est à la fois le produit du niveau inférieur qui en constitue la causalité conditionnelle, mais il existe également, à son propre niveau comme s'il en était indépendant (sans être à lui-même sa propre cause puisqu'il résulte du niveau inférieur).

Ce qui apparaît aussi à travers cette expérience, c'est que la conscience serait quelque chose de plus grand que la coémergence (l'émergence conjointe des apparences et de l'esprit), dont les éléments sont constitutifs de « l'expérience conscience » et qui font que la conscience est « conscience de quelque chose ». L'expérience poétique émerge de l'union subtile entre la conscience des mots, la conscience de leur musicalité, et la conscience de leur polysémie, comme une intuition plus grande que la somme des parties qui la constituent. Et lorsque cette coémergence de l'expérience s'auto-libère dans l'espace, cette intuition ne se perd pas, c'est comme si ces éléments retournaient à la présence…

Dans le vide quantique, suivant le « principe de conservation », l'énergie produite par la désintégration des couples de particules/antiparticules est équivalente à la somme de l'énergie de leurs constituants. La conscience émerge de chaque chose comme si elle était contenue dans chacune d'elles, ou plutôt comme si chaque chose n'était qu'une «expression particulière » de la conscience. Une seule chose (la conscience) est l'essence de toute chose, et toute chose est l'essence d'une seule (la conscience) !

Ainsi, lorsqu'elle est « expérience de l'illimité », la conscience est présence totale au-delà du sujet et de l'objet. L'infinie diversité de ses infinies manifestations est présence, sans début ni fin, incontournable, irréductible, radicale, dont je fais partie, non pas en continuité, mais comme intrinsèquement. Je me reconnais en elle et elle se reconnaît en moi, car il n'y a rien d'autre que la présence !


« Enfin j'ai ouvert mes sens à l'indicible.

J'ai réalisé que l'absolu

N'a pas besoin de ma théorie du monde.

Alors, je n'obscurcis plus le réel.

j'ai cessé d'opposer phénoménal et absolu,

Corps et esprit

J'ai cessé de gloser sur les nuages

Et enfin j'ai vu l'azur » IDC-85


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php 

LOOP : Je suis une boucle étrange, Douglas Hofstadter https://www.decitre.fr/livres/je-suis-une-boucle-etrange-9782100702114.html 

II.80 Sphères 


Par l'instruction habile, polit le cristallin,

Dans l'action supérieure, parcourt le chemin.


Par la concentration, libère les canaux,

Dans le frémissement, ouvre-toi au joyau.


Par la pleine absence de conjecture,

Dans la vision nue, libère ta nature.


Sur le lac, brille le reflet de la Lune,

Le souffle des alizés sculpte les dunes.


De la cire brûlante s'évapore la vie,

L'aube danse sur les reliefs de la bougie.


Les yeux s'ouvrent sur la magie du spectacle,

Puis se referment sur l'esprit de l'oracle.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Il y a « trois voies » pour atteindre la libération du nirvāṇa suprême c.à.d. de l'Éveil : « la voie de l'action », qui combine à la fois l'enseignement des sutras et la pratique relationnelle des six paramitas (générosité, éthique, patience, effort joyeux, concentration, sagesse) ; « la voie de l'énergie » (le Vajrayana du bouddhisme tibétain, la Spandakarika du Shivaïsme du Cachemire) ; « la voie de l'esprit » (ou le Mahāmudrā, c.à.d. « la libération par la vision nue de l'esprit »).

Il y a « trois sphères » de l'expérience : la coémergence des apparences et de l'esprit, où l'existence apparente de l'objet se manifeste conjointement à sa réflexion dans (« le miroir de la vacuité » de) la conscience du sujet), c.à.d. où le mouvement apparaît comme objet ; l'autolibération de la coémergence dans l'espace de la vacuité, où l'objet se révèle simple mouvement ; la conscience, de quelque chose de plus grand que la somme (du reflet du reflet) du mouvement qui apparaît comme objet et (du reflet) de l'objet qui se révèle mouvement.

La « voie de l'énergie » est-elle celle du ressentir et la « voie de l'esprit » celle de l'abstraction ? Cela semble en tout cas évident dans le Shivaïsme du Cachemire. « Dès que le frémissement se manifeste (…) Il n'y a plus d'interruption et le flot continu de la conscience envahit absolument tout ce que nous vivons. Le frémissement ne cesse à aucun moment. La puissance de la Shakti (…) infuse la sensation d'être en vie continuellement » IDC-66.

Qu'on y soit sensible ou non, l'énergie est partout et tout semble être « énergie » indépendamment de notre expérience. Les atomes, les ondes, les vibrations, ne sont que des formes de ses manifestations. Peut-on dire alors du Vajrayana qu'il consiste à manipuler les énergies – la finalité étant de transformer/muter le corps, la parole et l'esprit du pratiquant dans les « trois corps purs » des Bouddhas – ?

Si l'on examine le principe sur lequel repose le Vajrayana, la visualisation, l'on constate qu'il s'agit d'une approche dynamique et non pas statique comme dans le « Calme mental » (qui consiste à fixer la « conscience mentale » sur un objet visualisé mentalement). Il s'agit d'imaginer notre corps comme étant composé de canaux à l'intérieur desquels circule une énergie très subtile. Ici, « voir » l'énergie et les vents circuler dans les chakras et les canaux, etc. n'est pas à prendre au pied de la lettre comme la « perception sensorielle » de cette énergie…

Qu'on le veuille ou non, la nature de l'esprit est aussi vide que l'espace, ce qui implique que l'énergie n'est pas un « existant premier » doté de caractéristiques propres dont il nous est possible d'éprouver le ressenti. Le Spandakarika affirme que « l'on fait toujours l'expérience de ses croyances » SCF. Autrement dit, les modalités (internes et externes) sous lesquelles nous faisons l'expérience de l'énergie sont l'expression de la conscience elle-même ! Cependant, étant donné que réaliser, c'est « rendre réel » la chose dont on fait l'expérience, la capacité de « ressentir l'énergie » en la visualisant traduit le processus par lequel… une croyance se transforme en expérience !

Du point de vue du Shivaïsme du Cachemire, à l'instar de tous les mystiques et des personnes qui se sentent comme possédées par l'amour, il n'y a absolument rien d'incongru à clamer « je me sens pleinement vivant ! ». Pour les tāntrika, que ce soit le monde, nos pensées et nos ressentis, « tout est réel » YTDO.

L'affirmation n'est en rien contraire à la philosophie du Mādhyamika Prāsangika pour laquelle « l'essence de toute chose est la vacuité ». C'est parce que l'essence du monde, de l'énergie, de nos pensées, de nos ressentis, est « libre d'assertion » qu'il est possible de se sentir « pleinement vivant » ! Les tāntrika ont simplement choisi de «vivre la liberté fondamentale » de la nature de l'esprit, qui existe et n'existe pas à la fois – « Tout est vrai, tout est illusoire, tout est réel » IDC –, en faisant comme si tout était effectivement réellement réel (jusqu'à oublier que cela ne l'est pas véritablement afin de mieux pouvoir en « jouer le jeu »), plutôt que de se retirer dans la solitude des ermitages et des grottes pour méditer jusqu'à se fondre dans l'espace…

« Refuser le monde, l'émotion, le ressenti, ça peut avoir un effet terrible sur les gens, des états dissociatifs très grave, en plus c'est presque impossible. La vie va toujours nous proposer des émotions qui sont plus puissantes que nos retraits. La vie va nous obliger à considérer qu'on existe et que nos perceptions sont peut-être réelles. S'il y a une émotion, même si c'est l'émotion de quelqu'un d'autre, à partir du moment où vous la percevez, elle vous appartient, c'est la vôtre ! » YTED

Il est donc encore plus surprenant de considérer que, puisque le Mahāmudrā consiste à ne rien faire (« demeurer tel quel, sans contrainte ») dans l'instant présent (« saisir le temps dans toute sa simplicité immédiate »), donc à ne pas visualiser, que cette voie diffère de la « voie de l'énergie ». Et pourtant, de même qu'il n'y pas de différence pour l'éveillé entre méditation et non-méditation, pas plus qu'entre agir et non-agir, puisque tout est libre d'assertion… il n'y a pas non plus de différence entre la visualisation et la non-visualisation !


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php 

SCF: Spandakarika - Le chant du frémissement https://www.youtube.com/watch?v=E3oyezVz4- c 

YTDO : Yoga Tantrique - Daniel Odier https://www.youtube.com/watch?v=bP7S0vEY4W8 

YTEB : Yoga Tantrique – Eric Baret https://www.youtube.com/watch?v=8tNyvAcVDo8  

II.81 Absence 


Par un jeu de miroirs rendu invisible,

La conscience, à soi-même, indicible.


Absence visible à la vue du non-voyant,

Silence audible au malentendant.


Entendement qui saisit sa propre pensée,

Grâce qui discerne sa propre liberté.


Vapeur qui s'auto-libère en sublime,

Dans l'espace se fond le geste du mime.


Présence qui s'abstrait de sa présence,

Conscience de « l'absence de l'absence » !


Comme dans un sommeil sans rêve, je veille,

Au cœur de l'absolue nudité de l'Éveil !



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion 

La philosophie occidentale définit la conscience comme « conscience de quelque chose ». Or, dans l'expérience méditative surgit l'intuition qu'elle est quelque de plus grand que le sujet et l'objet. La « transparence spatiale » est conscience de quelque chose, la sensation que toutes les choses sont pareilles à l'espace, que moi-même je suis l'espace, c.à.d. qu'il n'y a pas de discontinuité d'essence, ni d'obstruction, entre l'extérieur et l'intérieur. L'idée d'une « absolue nudité » va plus loin. Cela consiste à «demeurer tel quel, sans contrainte » et « à saisir le temps dans toute sa simplicité immédiate », soit à entrer dans un état de conscience sans pensées conceptuelles, ni contenu phénoménologique, comme un sommeil sans rêve, dont pourtant, l'on est conscient, comme la conscience de « l'absence d'une absence » !

L'affirmation de Lama Tsongkapa selon laquelle « les apparences sont des productions interdépendantes infaillibles et la vacuité est libre d'assertion » est… une assertion valide sur le plan conventionnel, mais ultimement sans validité ni absence de validité sur le plan ultime puisque celui-ci est… « libre d'assertion » ! Autrement dit, la conscience est, et n'est pas, conscience de quelque chose ! La présence (« conscience de la présence») ne qualifie pas, à elle seule, la conscience, qui est également « conscience de l'absence de conscience », à la fois « conscience de quelque chose » et, en même temps, conscience de l'absence de ce quelque chose qui serait l'absence d'elle-même !

II.82 Quatre 


Aussi tangible que la fiction des songes,

Aussi claire que la Lune sur l'eau s'allonge,


Aussi factuel qu'un tour enchanteur de magie,

Aussi actuel que le passé qui ressurgît,


Aussi atroce que l'idée du supplice,

Aussi crue que la souffrance de l'actrice,


L'illusion est à elle-même la vérité,

Pousse jusqu'à son terme la réalité !


Gagner ou perdre ne fait pas cesser le jeu,

La sortie du rêve est son propre aveu !


Puisque tout est comme ci, faisons comme si,

Leurre de la vérité révèle l'ainsi !


 

Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Lorsqu'il fit tourner la roue du Dharma pour la première fois à Sarnath, le Bouddha savait que rien n'est « véritablement réel », ni le corps, ni les émotions, ni les autres, ni le monde, ni le cosmos tout entier. Il aurait donc pu énoncer que la « réalité » est vide d'essence, « libre d'assertion », et donc que rien n'est vrai ni non-vrai, existant et non-existant, comme le firent à sa suite Nāgārjuna, Dharmakirti, Lama Tsongkhapa et d'autres. Il aurait pu formuler ainsi son premier sermon, « tout est comme si cela était véritablement réel, mais cela ne l'est pas réellement ! ». Au lieu de cela, il affirma « tout est réel ! », la vie, la maladie, la vieillesse, la mort, et de fait la souffrance. Ce faisant, il pu également annoncer que la souffrance avait une cause réelle, une cessation réelle, et qu'une voie réelle qui y menait. Les tāntrikas tenaient le même discours « tout est réel, alors comment atteindre la liberté en faisant face à la réalité du monde ? » YTDO.

En postulant « tout est souffrance, donc tout est réel », le Bouddha ne mentait pas par omission, il énonçait simplement la vérité du point de vue conventionnel et non ultime ! Laquelle vérité ne peut s'entendre (s'accepter et se comprendre) que par les êtres dont l'esprit est suffisamment dévoilé pour en saisir l'intuition et la réaliser directement. D'où un enseignement progressif. Ce qui suggère que les tāntrikas étaient parvenus au même résultat par un chemin similaire, affirmer que « tout est réel » jusqu'au paroxysme du samādhi (vacuité des « trois sphères »), où la notion de réalité se dissout avec la conscience de la chose elle-même… L'on n'affirme pas gratuitement « Tout est vrai, tout est illusoire, tout est réel » IDC comme une simple proposition philosophique sans l'avoir saisi !

« L'instant du réveil est très important dans la vie d'un tāntrika, c'est le moment où il cueille (…) l'inconscient (…) Il n'y a pas de rupture. Ce n'est pas un état différent. La présence de la conscience au moment de l'émergence est simplement la suite de l'expérience (…) Tout est très dense et complètement aérien. Cela vient de la continuité de la conscience (…) la réactivité cesse dans le rêve. Les images peuvent être terrifiantes, vous n'êtes plus terrifiés (…) Vous reconnaissez les images comme des images » IDC-77 

Ainsi, dans une analyse comparée du bouddhisme du Bouddha et du Shivaïsme du Cachemire, l'on peut décliner quatre vérités de la « réalité ultime » :

La vérité de la réalité. Les tāntrika affirment que « tout est réel » (le corps, les autres, le monde). Cette réalité, les tāntrika la perçoivent à travers le ressenti. Au paroxysme du frémissement, la vibration de toutes choses, de l'atome aux étoiles en passant par le sujet et ses émotions, sont perçus sans distinction entre le sujet et l'objet, sans limite, sans pluralité, comme unité sans limite…

La vérité de la cause. Le sentiment de la réalité des choses se renforce en proportion au renforcement du ressenti du sujet au ressentir de son objet, par rétroaction du ressentir de son action sur celui-ci, autrement dit par la « saisie du soi » de la personne et des phénomènes ! A son paroxysme, lorsque la conscience devient illimitée, il s'accompagne d'une dépersonnalisation et d'une déréalisation, lesquelles coïncident avec la reconnaissance du cosmos en soi et de soi dans le cosmos (où du « divin » selon la désignation des tāntrika). Dès lors, l'affirmation « tout est réel » perd son sens ! En effet, lorsque tout est ressenti comme « un », qu'il n'y a plus de sujet conscient de son identité en regard de l'altérité du monde, ni de distinction entre l'extérieur et l'intérieur, ce qui culmine alors est une conscience totale. La conscience se saisit dès lors pleinement comme « la conscience de quelque chose » … d'omniprésent !

La vérité de la cessation. La croyance en la réalité autonome du sujet et en la réalité intrinsèque de l'objet, et conséquemment des modalités de leur expérience (le frémissement, la vibration ou l'énergie), prend fin lorsque l'esprit réalise « la nature véritable de la réalité de toutes choses », c.à.d. leur absence… de réalité propre et autonome, autrement dit la vacuité d'essence !

La vérité de la voie qui mène à la cessation, le Mahāmudrā. Yoga du non-agir, méditation de non-méditation, le Mahāmudrā est l'esprit qui saisit son ainsité, sa «réalité vide d'essence ». Et puisque l'intuition directe de « la nudité spatiale de l'intelligence » (la libération par la vue nue de la nature de l'esprit) est la réalisation de la « liberté d'assertion » de toutes choses (lesquelles sont la conscience), la vue simultanée de la forme-vide et du vide-forme – la réalisation que tout est vrai et non-vrai, existe et n'existe pas à la fois – n'entraîne ni sentiment de dépersonnalisation, ni sentiment de déréalisation, puisque toutes limites du moi et du monde sont… comme des illusions de réalité !

La démonstration serait incomplète sans ajouter quatre vérités supplémentaires, relatives à la « vacuité de la vacuité », afin d'éviter de la substantifier (l'absence d'essence n'est pas une essence, et ne remplace pas l'idée de substance), et d'achever la libération par la réalisation que la nature de la conscience n'est pas « conscience de quelque chose », mais (la présence de la) « conscience de l'absence de l'absence» (laquelle rend possible l'intuition de l'omniprésence ou de la reconnaissance au sein même de la vacuité des trois sphères).

IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php  

II.83 Réalise 


Fixer un objet mental était mon rituel,

Rester sans contrainte, aujourd'hui naturel.


Le calme développe la concentration,

L'évidence surgit de la contemplation.


La présence s'installe dans la sensation,

Dans l'instant s'ouvrent les portes de l'intuition.


Le raisonnement amène à la preuve,

Dans le silence, la conscience s'abreuve.


Sur l'autel de la pratique, mûrit ta pensée,

Réalise ta nature par leur nudité.


Depuis le début, le yoga est non-agir,

Comme l'enseigna le Bouddha à Rajgir.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Il n'y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, ni de pratique efficiente ou stérile. Il y a seulement des questions pertinentes et des pratiques idoines à notre cheminement spirituel. Leurs mérites apparaissent en regard du pratiquant comme une porte qui s'ouvre par la simple reconnaissance de notre empreinte rétinienne. La méditation de « Calme mental » permet de diminuer la distraction, l'agitation et les autres obstacles à la pratique de la méditation, et de développer la concentration en cultivant l'attention et la vigilance. Lorsque l'esprit est apaisé, que les nuages s'estompent, il devient alors possible de saisir le ciel dans la « simplicité immédiate » de l'instant. 

« L'esprit lui-même, dans son état naturel, N'a ni support, ni objet : Laissez-le reposer dans son expansion naturelle sans élaboration mentale » IDC-66.

La « pleine conscience » est également un moyen habile pour développer la concentration, et particulièrement pour élargir notre champ de conscience en enrichissant notre perception. Mais, elle a également pour effet de masquer un niveau plus subtil de la réalité ! Scanner chaque sensation de notre corps des pieds à la tête, balayer le monde tel un radar, permet d'embrasser chaque chose, du plus près au plus loin, jusqu'à nous ouvrir totalement à nous-mêmes, à notre corps, aux autres, et au monde. Mais, cette perception accrue procède d'une saturation sensorielle et psychique, laquelle obstrue le champ de la conscience à une perception plus subtile. C'est une étape importante pour le débutant, mais ce n'est qu'une étape qu'il faut franchir pour s'installer simplement dans l'accueil, l'esprit ouvert, sans objectif, analyse ni jugement, de ce qui arrive.

Dans le même ordre d'idée, la méditation de la « Vision supérieure » permet de faire sien le raisonnement du non-soi de la personne et des phénomènes. Mais, pour saisir la véritable nature de l'esprit, il faut apprendre le silence de l'activité discursive de la pensée, et de toute activité mentale, phénoménologique.


 « Dans la vacuité, il n'y a ni voie, ni sagesse ultime, ni obtention, ni manque d'obtention, puisque qu'il n'y a pas d'obtention, les bodhisattvas s'appuient sur la perfection de la sagesse et y demeurent », sutra du cœur.


« Appartient-il à celui qui est entré dans le courant de penser : "J'ai atteint le fruit de l'entrée dans le courant" ? Certainement pas, car il ne s'est engagé dans aucun état particulier. Ne s'étant engagé dans aucune forme, aucun son, aucune odeur, aucune saveur, aucun tangible ni même aucun phénomène mental, il mérite le nom de "Entré dans le courant". Si celui qui est entré dans le courant pense avoir atteint le fruit de l'entrée dans le courant, il ne fait qu'adhérer à la croyance au moi, à l'être animé, à la vie, à l'individu » . Sutra du diamant


« Restez libres de toute élaboration mentale,

Libre de considération pour vous-mêmes,

Comme les vagues de l'Océan, naissant et mourant spontanément,

Sans concepts, sans attachement à aucun point de vue,

Dans la pureté primordiale de l'esprit (...) 

« Vous pouvez réciter des mantras, accomplir des rituels,

Connaître la totalité des enseignements,

Toutes les écoles philosophiques et leurs théories,

Mais cela ne vous fera pas réaliser Mahāmudrā, la nature de l'esprit

Restez libres de toute élaboration mentale,

Libre de considération pour vous-mêmes,

Comme les vagues de l'Océan, naissant et mourant spontanément,

Sans concepts, sans attachement à aucun point de vue,

Dans la pureté primordiale de l'esprit,

Comme une seule lueur qui dissipe l'obscurité,

Et d'un coup vous réaliserez les enseignements des sûtra, des tantra

Et de toutes les écritures » ICD-66


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php  

II.84 Isolats 


Au zénith, la nature est baignée d'amour…

De l'absence, la nuit est le lieu du séjour !


La conscience frémit à l'efflorescence…

Les racines déploient son arborescence !


Le corps résonne des vibrations du cosmos…

Dans le désert, l'esprit entre en osmose !


Tout, en toutes choses réelles, se fait face…

L'être tout entier se fond dans l'espace !


Le sensoriel est résurgence amodale…

De la saisie directe du vide modal !


L'inclusion sans limite est présence…

La conscience s'expand au vide de l'absence !



Lobsang TAMCHEU  


Eléments de réflexion

Le Shivaïsme du Cachemire et le bouddhisme tibétain semblent des voies diamétralement opposées. Toutefois, malgré leurs différences, elles ne sont pas antagonistes, comme un anneau de Moebius ne possède pas deux faces, mais une seule selon la position relative de l'observateur. Elles constituent plutôt deux aspects du chemin. Que l'une cherche à embrasser la réalité physique et psychique toutes entières dans le corps du pratiquant, et l'autre à dépasser leur illusion, dans les deux cas, le monde est le samsāra et nirvāṇa ! 

En résumé, les tāntrikas épuisent la réalité par l'expérience sensorielle, jusqu'au atteindre l'état de conscience (samādhi) où il ne fait plus sens de parler de réel ou d'irréel. La réalisation de la vacuité est ici indirecte. Tandis que le bouddhisme tibétain, par le raisonnement qui amène à la réaliser la vacuité des phénomènes, épuise la croyance en l'existence de la substance, laquelle induit son expérience, (croyance qui est à la base de la réalité en tant que celle-ci est constitutive des modalités de l'expérience). La réalisation de la vacuité est ici directe. 

Pour atteindre le nirvāṇa ultime, l'Éveil, le Mahāyāna affirme la nécessité de développer la sagesse « qui réalise la vacuité » et la compassion. En fusionnant avec le monde sensible, les tāntrikas se libèrent par la reconnaissance du cosmos (ou du divin) en eux et réciproquement, et s'ouvrent par le fait à un amour infini et communicable. Comment la voie abstraite peut-elle aboutir au même résultat ?

II.85 Juxtaposition  


Au toucher du corps, l'esprit du monde frémit,

A l'étude de l'esprit, le corps du réel périt !


Des choses, la sensation reflète le concret,

La visualisation rend réel son objet !


L'émotion traverse toute la matière,

La pensée chevauche le corps de lumière !


Comme un seul être, tout vibre à l'unisson,

Au sein de l'esprit, le silence est un son !


Le divin s'expand sous l'acuité de l'esprit,

Le sage épouse l'espace infini !


Le corps est, de la croyance, l'expérience,

Les mondes, les fruits rêvés de la conscience !



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion

Pour le Shivaïsme, « tout est réel », et dans cet absolu tangible, le corps est le pendant du cosmos, l'interface sensorielle qui nous relie à la totalité sensitive, l'aspect individualisé de l'universel. Toutefois, la réalité est vue comme le « corps du divin » et la manifestation de son esprit. Aussi, le frémissement du corps n'est en réalité rien d'autre que la conscience elle-même ! Pour le Mahāyana, le raisonnement analytique qui amène à la réalisation du non-soi de la personne, révèle le non-soi des phénomènes, et déconstruit l'idée d'un monde physique intrinsèque existant de lui-même. L'esprit lui-même est inclut dans « le corps du réel » et n'échappe donc pas à la même conclusion !

« Comment peux-tu prétendre que tu ne sais pas ?

Sois assuré que la nature de l'esprit est vacuité sans appui. Ton esprit est aussi dépourvu de substance que l'espace vide » IDC-81

Dans le Shivaïsme, le yoga ne procède pas seulement du ressentir mais aussi de la visualisation. Dans le Vajrayana comme dans les pratiques des tantrikas, la visualisation est la « porte du concret » qui permet à la pensée de toucher la réalité physique et de transformer le corps et la parole autant que l'esprit !

Si la pensée était matérielle, elle serait peut-être composée de neutrinos, de sorte qu'elle traverserait notre corps sans que nous en ayons conscience. Mais est-ce l'émotion qui nous habite de son énergie et nous meut de son propre pouvoir ou ce que nous en concevons et ce que nous en faisons ? Si le corps était immatériel y verrions-nous la moindre différence ? En quoi visualiser se différencierait-il de l'agir physique dès lors qu'il n'y aurait ni matière ni esprit existant en propre ?

Le cosmos tout entier vibre et résonne, du tissu de l'espace aux planètes, des choses inanimées aux êtres sensibles, comme si tout formait un seul corps dont chacune des parties était réelle ! Mais, qu'est-ce que la « réalité » lorsque dans le silence du mental, une musique surgit soudainement, qui spontanément fait naître une émotion laquelle déclenche en nous un frisson comparable à l'écoute d'une vraie musique jouée sur de vrais instruments et de vrais musiciens ?

Pour le Shivaïsme, à mesure que yogins et yoginîs ouvrent leur esprit au ressentir de la sensorialité organique du réel, grandit en eux la reconnaissance du divin, et dans le divin la reconnaissance de leur êtreté individuelle. Pourtant, Dieu ne saurait être… « fait de matière », car il ne pourrait créer une chose dont lui-même est composé ! Pourtant, « matériel » et « immatériel » peuvent non seulement interagir, mais se juxtaposer jusqu'à se confondre ! En réalisant la vacuité, au-delà de la saisie de l'absence ultime de discontinuité entre le corps et l'esprit, le sage mahayaniste saisit qu'il n'existe réellement ni matière ni esprit « existant véritablement », seulement des effets de perspective !

Le Shivaïsme ne dit pas autre chose en affirmant que « nous faisons l'expérience de ce que nous croyons ». Les apparences (le corps, la matière, le sensoriel) sont coémergentes à l'esprit, ce ne sont en définitive que les modalités de l'expérience, laquelle est la manifestation de nos pensées. Le samsāra est un état de conscience voilé, le nirvāṇa de conscience lucide ! Une seule chose (la conscience) est l'essence « libre d'assertion » de toutes choses corporelles, et toutes choses sensibles sont l'essence « vide d'essence » de la conscience.

« La réalité extérieure n'est ni existante ni inexistante ;

L'esprit, de même, est totalement insaisissable.

Échapper à tout point de vue :

Telle est la marque du sans-naissance (…)

Quand réel et irréel

Ne se présentent plus à l'esprit,

Et en l'absence de toute autre possibilité,

C'est l'apaisement libre de tout support » RL-105.


RL : Rayons de Lune, Les étapes de la méditation du Mahāmudrā, DAKPO TASHI NAMGYAL https://www.padmakara.com/livres-numeriques/196-rayons-de-lune-ebook-format-pdf-9782370410139.html 

                                                           La beauté du tragique 

II.86 1883


Dès le début, ta fin fut le premier acte,

Qui imprima la marque de ton impact.


Au cœur de l’être résonne la présence,

L’expansion sonne l’heure de ton absence.


Ton dernier acte est le début du prochain,

De ton expire, s’inspire le lendemain.


Apparaître tel un éclair dans l’espace,

Se manifester avec forte audace,


En un souffle, t’autolibérer sans trace,

Ton absence est une présence vivace.


Bien que ton existence fût virtuelle,

Ta disparition n’en est pas moins irréelle !


Lobsang TAMCHEU  

Éléments de réflexion


Comme la vague qui se retire sur la plage et laisse sur notre corps la trace de son passage, la sensation du sel sur nos pieds, la sensation de la force de l'océan sur nos jambes… lorsque le ressenti (la sensation, la perception, l'émotion, la pensée…), c.à.d. la manifestation spatio-temporelle de l'être (la Shakti), se retire et s'autolibère dans l'espace incomposé de la conscience (Shiva), disparaissant aussi spontanément qu'il est apparu, c'est comme si son absence laissait place à une présence ! C'est comme si la manifestation après s'être autolibérée dans l'espace… était encore là ! 

« Ce qui sort du silence, se déploie à partir du silence et se résorbe dans le silence, n'est pas différent du silence » YTEB.

La « présence » et « l'absence » d'une chose sont deux objets de représentation mentale, deux objets de la conscience intentionnelle, respectivement modale et amodale. Sans objet ni sujet, « la conscience de l'absence de l'absence » (existant et n'existant pas à la fois) ne peut être véritablement conceptualisée par la pensée, ni saisie par la perception, bien qu'elle soit en-deçà du sujet et de l'objet. C'est une intuition, un pressentiment d'ordre métaphysique, reflet de la conscience spontanée, de la nudité spatiale… 

« Quand la perception se dissout, l'imaginaire de la perception se dissout également, car elles ne sont qu'une seule chose. Lorsque l'on comprend cela intimement, il arrive le pressentiment que le silence dans lequel se résout la perception, le silence dans lequel apparaît la perception, et le silence sur lequel se surimpose la perception, ne peut pas être différent de la perception » YTEB.

Le phénomène ne commence pas avec « l'apparence » (chosification de la perception) et ne se termine pas par « l'autolibération » de son ressenti au sein de l'espace de sa « manifestation » – respectivement les trois moments de la respiration yogique, inspire, rétention poumons pleins, expire –. Lorsque l'émotion ou la pensée s'autolibère dans l'espace, elle laisse comme une trace de son passage, étrange et paradoxale, comme une rémanence, comme une sorte de « persistance sur la rétine du mental », trace spectrale, présence résiduelle de l'absence elle-même ! 

« Comme dans le ciel les nuages disparaissent dans l'azur, où qu'ils aillent, ils ne vont nulle part, où qu'ils soient, ils ne sont nulle part » LDE.

Lorsque ce qui ne peut se nommer « ni ceci ni cela » apparaît (comme s'il était) présent, c'est comme s'il était absent ! Et lorsque ce « ni ceci ni cela » disparaît, c'est comme s'il était non-absent en sa non-présence même ! Cela ne peut se concevoir avec des idées, se décrire avec des mots, se ressentir avec le corps… C'est d'un ordre si subtil qu'il en est indicible, comme le pressentiment d'une intuition… Et pourtant, la perception elle-même est déjà une fragmentation de l'incomposé – le silence, la transparence spatiale, le quatrième moment de la respiration yogique – (« effet de perspective » de l'anneau de Moebius de l'êtreté, Shakti comme la vue relative de Shiva) et ne l'est pas ! En définitive, il n'y a ultimement, ni apparition, ni manifestation, ni autolibération de ce qui en son essence est sans essence (« libre d'assertion ») et en même temps, l'a-sensation de cette absence est plus présente que si elle était présence !


LDE : La libération par la disparition dans l'espace, cf. L'incendie du Cœur IDC-66

YTEB : Yoga Tantrique – Eric Baret https://www.youtube.com/watch?v=8tNyvAcVDo8 

II.87 Destinée


Pour la flèche, la cible n’est pas un dessein,

Le point pour la ligne, le trait d’un écrivain.


Là où se porte le regard, va le cheval,

Sur l’horizon de l’agir nul axe cardinal.


A l’abandon dans l’action nul loi ni pourquoi,

L’au-delà des plaines sublime ce convoi.


L’arc décoche le renoncement spontané,

Sans intention, le trait fond, se laisse porter.


La chevauchée sans étreinte de l’émotion,

A brides relâchées, emmène l’expansion.


Des grands espaces, s’accomplit la traversée,

L’esprit unit au souffle de la liberté.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion

Le Bouddhisme fait du lâcher-prise l’antidote du desir-attachement, alors que le Shivaïsme voit dans l’émotion l’expression même de la vie. Pour le premier, la libération est l’autre côté du samsāra et le renoncement le seuil de la porte. Pour le second, la vie n’est pas un poison ni le lâcher-prise son remède. La liberté est ici, dans l’attitude naturelle qui consiste à suivre le flux du mouvement naturel de la vie (apparition, manifestation, autolibération), à « se laisser agir », de laisser la vague de l’émotion (des perceptions, des pensées, etc.) se former, grandir, nous submerger, puis disparaître aussi subitement qu’elle est apparue !

« Regarde un objet, puis, lentement, retire ton regard. Ensuite, retire ta pensée et deviens le réceptacle de la plénitude ineffable. Le regard se fixe, la pensée s'arrête, le regard se meut, la pensée naît et s'éteint. Il ne reste que l'espace » VT 

Si « le désir d’appropriation » (d’obtention, de réalisation !) est le problème – en ce qu’il déclenche un réflexe subjectif de contraction, de crispation égotiste, et de souffrance à sa rétention, par aversion ou par avidité – l’appropriation n’est pas antagoniste de la liberté (laquelle consisterait par opposition à laisser l’émotion circuler et s’expandre dans tout le corps jusqu’à dépasser ses limites et se diluer dans l’espace d’où elle provient), mais l’expression même de la forme-vide et du vide-forme c.à.d. une seule et même chose ! « Vie et libération sont notre propre esprit » dit Padmasambhava, les pendants de Shakti et Shiva, le manifesté dans les trois mouvements de sa « respiration cosmique » (inspiration, rétention, expiration), qui émanent du silence et y retournent ou qui, autrement dit, ne sont pas autres que les formes relatives de la vacuité lorsqu’elle apparaît comme « la cause et l’effet » selon l’assertion de Lama Tsongkhapa.

La véritable nature de la conscience est à la fois « libre d'assertion » en son essence et « libre d’appropriation » en son action, lesquelles libertés ne sont pas deux caractères différents, mais une seule chose. Selon l’acception courante, « être libre, c’est avoir le choix », la privation (arbitraire ou contingente) de cette possibilité étant synonyme de servitude. Or, choisir est une modalité de l’appropriation ! Dès qu’il y a objectif, il y a recherche d’obtention, y compris dans la voie spirituelle. Or, même l'Éveil n’est pas une « obtention » nous dit le Bouddha dans le sῡtra du cœur ! C’est pourquoi, l’on ne devrait pas pratiquer (les asanas du yoga, des rituels de purification, des récitations de mantras, etc.) aux fins de réalisation, mais pour célébrer la vie, pour célébrer la clarté !

« La pratique rituelle, c'est une célébration de la clarté. Ce n'est pas le yoga qui mène à la conscience, c'est la conscience qui mène au yoga », Abhinavagupta, Tantraloka YTEB 

En son état de liberté naturelle, la conscience est spontanée, c’est une action sans agent, une marche sans marcheur, un flux de pensées sans penseur… Lorsque, tout aussi spontanément, se forme un point de vue intentionnel, telle une vague dans le mouvement de l’océan, la « figure d’interférence » qui apparaît alors est celle d’un agent, de son objet et de l’acte visant cet objet. La conscience se replie alors, tel un ruban de Moebius, en « conscience de quelque chose », et sous cette perspective vise à s’approprier quelque chose. Cet agent comme « principe égocentré » se condense alors en ego agissant, telle la formation d’une étoile à partir d’un mouvement d’accrétion dans une nébuleuse, à proportion du renforcement de ce désir d’appropriation. Dès lors, toute action intentionnelle de l’agent (y compris le souhait d’atteindre l'Éveil pour les biens de tous les êtres sensibles) devient samsārique et produit un fruit karmique !

« Sans l'idée de possession,

Une montagne vous appartient.

Sans cette liberté, une feuille vous lie ! » IDC-56

Parallèlement, à l’instar de la matérialisation d’une particule sous les vibrations d’une corde quantique, un second niveau de pseudo fragmentation (laquelle n’est qu’un effet de perspective) se forme tel un épiphénomène, l’émulation d’un « je » sous l’effet de la conceptualisation du sujet-objet. Ainsi, la liberté de la conscience entraîne (sans la produire, puisque le phénomène demeure vide d’essence ultimement), l’apparition d’un sujet qui se saisit comme « soi », et dont l’illusion perdure par contraction, plutôt que de poursuivre son mouvement !

Si la liberté de la conscience ne rencontre pas de résistance, si elle n’est pas entravée par la crispation de la rétention égotiste, aussi spontanément qu’il survient, le mouvement s’inverse de lui-même, aussi naturellement que le flux et le reflux des vagues sur la plage, en se « laissant agir » par la perception, par l’émotion, par la pensée, jusqu’à s’autolibérer dans l’espace…

Lorsque se dissipe l’illusion d’un « soi » entitaire et souverain, que « les trois sphères » de l’agent, de son objet et de son action redeviennent vacuité, dans le flux du non-agir « libre d’assertion » et « libre d'appropriation », alors, puisqu'il n'y a conséquemment plus d'agent égocentré, d'action d'appropriation, et y compris de conceptualisation d'une dualité sujet/objet, toutes les formes de souffrance – du changement, de la douleur, omnisciente – s’évanouissent d’elles-mêmes ! C'est le nirvāṇa sans objet, sans support, sans affection. La conscience se fond et se confond avec elle-même, sans unité et sans pluralité, dans le mouvement naturel de la vie et la clarté de la transparence spatiale.

« Il n'y a pas d'état différent, ni aucun lieu où nous serions séparés de l'essence. Rien à faire qu'à continuer à être totalement présents (…) laissons-nous couler avec le flux du réel, sans attente et sans peur, sans attachement et sans détachement, dans la présence à l'instant » IDC-87


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php 

VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier   

II.88 Périple


Les colons creusent le samsāra des peines,

Là-haut, le vent courre joyeux sur les plaines.


Des regains verbeux, la morsure est cruelle,

La mélodie du silence, paix éternelle.


Le graal d’un avenir meilleur s’altère,

L’espace, jamais ne tombe en poussière.


Des vestiges, le passé fait table rase,

Le présent de l’instant, jamais ne s’érase.


Les ossements retournent à la terre,

Le temps poursuit sa course circulaire.


De la libération, la vie toujours vibra,

La réalité n’est pas autre chose que cela !



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Il y a toute une mythologie de l'Éveil, lequel est vu selon des traditions spirituelles comme un Himalaya à conquérir ou d'une simplicité enfantine ! Si l'on sort du cadran de la philosophie bouddhiste tibétaine et que l'on regarde du côté du Shivaïsme de Cachemire, l'Éveil semble beaucoup plus simple en ce qu'il est la reconnaissance de notre état naturel, de notre véritable nature, présence, en deçà de la conscience d'être conscient de soi, en deçà du « petit moi », du « je ». Toutefois, simple ne veut pas dire évident ! Et ce n'est pas un hasard si dans le Bouddhisme, l'Éveil est identifié à l'état de Bouddha. Car, ce n'est pas parce que l'on a reconnu sa véritable nature qu'il n'y a plus aucune empreinte d'appropriation, de desir-attachement ! L'on peut s'éveiller subitement sans pour autant être simultanément libéré de l'emprise du « je » !

Atteindre l'éveil « sans résidu » d'appropriation, implique un certain effort, lequel par ailleurs ne doit pas être celui du « petit je » ! Ce qui implique… un certain effort pour lâcher prise, raison pour laquelle dans le Bouddhisme, le renoncement (au samsāra) est la porte d'entrée dans la voie ! Il est également important de préciser que la purification n'est pas un objectif en soi. Lorsqu'il y a but, c'est le « moi » qui œuvre en tâche de fond ! Or, ce n'est pas le « je » qui se libère, car il est l'illusion ! C'est la présence/conscience qui s'abstrait de l'artifice de l'effet de perspective du « moi ».

Ainsi, les pratiques rituelles ne devraient pas être faites sous l'égide du « petit moi », ce qui est trop souvent le cas… Beaucoup de pratiquant s'enferrent dans leur pratique par abus de zèle – ce qui est une forme d'extrémisme qui écarte de la « voie du milieu » – dans le but d'atteindre l'Éveil des Bouddhas, sous couvert d'œuvrer par compassion au bien de tous les êtres sensibles (lesquels ne sont que des mots tant qu'il n'y a pas réalisation).

En toutes choses, toujours rechercher le juste milieu. Le rituel est une célébration, de l'émerveillement de la magie, du mystère, de l'être, de la conscience/présence en-deçà de toute conscience de soi. Toutefois, ce n'est ni le « petit moi » qui vise l'Éveil ni ne célèbre la reconnaissance de sa véritable nature !

Dans cet état d'esprit, des pratiques de Vajrāyana, tel que la récitation du mantra de Vajrasattva, ou de guérison du « Bouddha de médecine », seraient à pratiquer non pas aux fins de purifier son karman, de se guérir soi-même ou autrui, mais de célébrer la pureté de notre essence, quelles que soient les souffrances dont nous et les autres sommes affligées, lesquelles ne sont que les reflets de nos existences samsariques. Le rituel est l'occasion pour chacun, qu'il soit malade, blessé, en deuil, ou mort, quel que soit son état d'esprit, quels que soient les voiles qui le recouvrent, de célébrer la nature profonde, véritable, infrangible, de la conscience, au-delà de toute souffrance, de toute maladie, de toute peine, de toute affliction, plus vivante que la vie, plus vibrante que la plus puissante symphonie, plus inspirante que toute magie…

II.89 Paradis


Un endroit calme où coule une rivière,

Sous l’ombre d’un arbre près d’une clairière.


Un simple nom gravé au flanc de la pierre,

Marque la fin de ta course cavalière.


De tes agrégats dissous, l’humus s’imprime,

Nulle trace du soi, du sol à la cime.


Ta stèle est aussi vide que l’espace,

De la tristesse, la joie perce la glace.


L’océan de ton esprit, à perte de vue,

Embrasse l’horizon de son entrevue.


Ce passage n’était que le rêve d’un jour,

L’amour infini est l’Élysée du séjour.


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Il y a une dissonance dans le débat entre le Bouddhisme et le Shivaïsme sur la question du soi, le premier affirmant que tout est vide d'essence, le second que tout existe à la manière d'un soi universel et absolu

« L'imaginaire est peuplé de rivières et de monts, rien d'illusoire, toute pensée crée une réalité absolue (...) Tout est vrai, palpable, vivant, frémissant » IDC-87.

Si l'on s'en tient à la définition selon laquelle la conscience est « toujours conscience de quelque chose », comment peut-on « prendre conscience d'une présence » qui, du fait de son caractère inconcevable et indicible, n'est pas de l'ordre d'un « quelque chose », c.à.d. qui ne peut se saisir comme représentation puisque, antérieure à tout état de conscience ?

Lorsqu'un puzzle est presque terminé, les pièces déjà assemblées forment une vue modale, comme celle d'objets existant en soi, les vides une vue amodale. Autrement dit, la conscience de l'absence surgit relativement à la conscience de la présence. A noter que les pièces présentent sont, ultimement, vides de substance et qu'elles ne sont donc pas, en essence, différentes des pièces manquantes ! Cette absence est double, c'est une absence vis-à-vis des pièces adjacentes et de leur propre vacuité d'existence. Nous sommes en présence « de l'absence d'une absence » qui se présente comme la présence modale d'une absence amodale, autrement dit, un non-soi vu comme soi !

Et si, selon cette autre définition, il n'y a de conscience qu'en coémergence aux apparences, c.à.d. que « cela qui prend conscience de » existe simultanément à « cela qui est pris en conscience par », alors, cette présence ne saurait être antérieure à l'acte même fondateur de sa coexistence !

Autrement dit, c'est comme si la conscience avait deux niveaux : celui de l'objet abstrait de tout témoin ; et celui de la conscience de son objet, c.à.d. la « conscience d'être conscient de ». Lorsque « je » regarde le ciel, je peux oublier que je suis en train de regarder le ciel, mais je peux aussi, sous l'angle mort de l'abstraction du « je qui regarde », simplement « être le ciel », sans sujet ni objet, comme une perception sans aperception relative ! Toutefois, il y a toujours conscience sans quoi cette expérience ne serait pas possible, mais sans qu'il y ait « conscience d'avoir conscience de », sans un « je » ou un « moi ».

Pour le Shivaïsme, il y a un autre niveau, indicible et pourtant bien réel, d'une présence/conscience sous-jacente, à partir de laquelle émane la conscience d'être conscient de quelque chose, comme l'espace-temps le référentiel de toute manifestation phénoménale. Ce qui inverse l'affirmation de Descartes, « je pense donc je suis » par « c'est parce que je suis, que je peux penser » ! « Je suis » désigne ici cette présence/conscience spontanée (« conscience de l'absence d'absence »), qui rend possible, sans être conditionnelle, l'existence d'un flux de pensées sans penseur, à partir duquel va être émulé le « petit moi » dans la croyance d'être l'agent producteur de cette pensée.

Pour le Bouddhisme, il n'y a pas « je », de « moi », qui est conscient de, mais un simple courant ou un flux « d'actes de connaissance (perception, sensation, etc.) momentanées », il y a pensée sans penseur, propriétaire ou producteur de ces pensées. Le « moi », « je suis », est une illusion (non-soi, no vidyate), un simple « effet de perspective » sous lequel la conscience (spontanée en sa nature) se perçoit, s'instancie, comme intentionnelle, c'est la conscience de, qui pointe vers un objet (comme la flèche vers une cible) c.à.d. dont l'expérience (consciente) est la traduction/manifestation d'une croyance. Hors de l'objet de cette croyance (le « je »), point d'expérience de la conscience d'être en train de faire quelque chose ou de ne rien faire !

En résumé, en deçà du « petit moi », il y aurait un flux de pensée sans agent, et en-dessous encore, la présence d'une absence, dont la reconnaissance serait affirmative de la déclaration, « je suis cela ». Cette reconnaissance de l'un dans la totalité, c'est comme de voir sa propre image dans un miroir qui se reflète sans fin. 

« A ce moment-là, chaque conscience individuelle est comme une flamme qui se reflète dans un miroir, et qui reflète du coup la flamme de toutes les consciences rassemblées, alors elles s'embrassent et accèdent à l'infini » RSCP.


RSCP : La reconnaissance du Soi par Colette Poggi https://www.youtube.com/watch?v=_rRa5r6EHLI   

                                                             Maintenant, je vois

II.90 Pyrotechnie


L’écran noir de la nuit est déchiré d’éclairs,

Sous les artifices courent des chimères.


Les faisceaux dessinent un ballet céleste,

De l’objet, le témoin devient manifeste.


De la tension que le spectacle capture,

Sur le sujet se reporte l’enclosure.


Dans l’obscurité retombe le silence,

Le vide de l’instant devient évidence.


L’espace ne collecte pas les étoiles,

Le ciel n’attend pas que l’aube se dévoile.


Dans l’absence se révèle la présence,

S’éveille la nature de la conscience.


Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


S'il est effectivement vrai que « nous sommes ce que nous cherchons », alors pourquoi devons-nous le réaliser

« Nous le sommes, nous le savons, 

mais nous ne savons pas que nous le savons ! » RSCP.

Nous ne nous rappelons pas les premières années de notre vie, car à cette période se produit un « élagage synaptique » qui, en façonnant de nouveaux chemins cérébraux aux fins d'efficacité cognitive, efface les souvenirs existants ! C'est comme si, en se retirant d'elle-même, la conscience s'individualisait de sorte à pouvoir mieux se saisir en retour ! La quête commence alors jusqu'à son abandon, lequel coïncide avec sa propre reconnaissance.

« Le paradoxe de la quête est qu'il faut

Commencer à chercher

Mais qu'on ne trouve qu'en

Abandonnant la quête » IDC-87.

Lorsque corps et esprit (apparition, manifestation, autolibération et silence) ne sont plus vus comme opposés, mais saisis sans discontinuité ultimement et sans obstruction relativement, toute différenciation entre l'imaginaire et la réalité se dissipent également ! « Ni être ni non-être » se révèlent dès lors perçus comme un soi !« Tout est vrai, tout est illusoire, tout est réel » IDC-40.

Comment ne pas douter du « soi » étant donné que la prise de conscience de la véritable nature de son esprit n'entraîne pas l'épure de l'empreinte du « je » ? Comment écarter la possibilité qu'il puisse s'agir de l'expérience d'une croyance, d'une projection de l'empreinte du « moi », comme un filtre déformant ?

Selon le bouddhisme tibétain, l'esprit est inconcevable, car sa nature est aussi dépourvue de substance que l'espace vide. De fait, il est tout aussi impropre de qualifier sa nature de « vide nihiliste » que de la définir comme un « soi » ! Seul l'esprit en sa véritable nature est à même de qualifier la véritable nature de l'esprit ! Comment ce qui est « libre d'assertion » peut-il se qualifier lui-même ? Il le peut… en vérité conventionnelle ! « Les apparences sont des productions interdépendantes infaillibles et que la vacuité est libre d'assertion » est une assertion valide sur le plan conventionnel portant sur une vérité ultimement vide !

Parfois, l'on savoure le fait d'arrêter de penser… et parfois l'on se rend compte qu'en allant jusqu'au bout de sa pensée… il n'y a plus lieu de s'immerger dans le silence pour le trouver ! Et si, en définitive, tout était une question de point de vue, s'il n'y avait ni pendant ni avant autres que relatifs à l'observateur ?

Que les vagues se déchaînent ou que la mer soit d'huile, l'océan est toujours l'océan ! Les aigus et les basses sont la musique, les crêtes et les creux sont l'onde. Ils ne sont pas deux ! Pourquoi donc devrait-on séparer ce qui est inséparable, inconcevable, non duel ? Je suis conscient de mes émotions, je suis l'émotion ou je suis sans être conscient d'être l'espace indicible, antérieur à toute antériorité, dans lequel surgit cette émotion… Je suis l'inspire, la rétention et l'expire… Je suis le silence duquel surgissent les apparences et auxquelles elles retournent… Je suis l'apparition, la manifestation et l'auto libération… Shakti et Shiva, simultanément manifestation et principe !

Toutes ces expressions ne sont que des modalités d'une seule et même chose, à la fois être et non-être, sur laquelle la pensée, en se fixant (sur la conscience qui se perçoit elle-même sous différents angles), discrimine sous des appellations distinctes : présence, conscience de soi, conscience de son objet... Il n'y a rien à éliminer, rien à purifier ni à transformer, puisque c'est déjà là ! Il y a simplement à « reconnaître » l'illusion de sorte à ne plus être l'objet de son artifice, et ainsi en toutes circonstances être conscient de sa nature.

Tout ce qu'il y a à faire est de « demeurer tel quel, sans contrainte ». Or, rester sans rien faire est la chose la plus difficile pour le « je » et pour cause ! « Sans contrainte » signifie abandonner tout objectif, toute détermination, et toute technique (pas d'objet visualisé mentalement ni de scan corporel, c.à.d. pas de « Calme mental » ou de « pleine conscience »), c.à.d. lâcher-prise sur toute forme d'appropriation. La méditation n'est pas une activité. Délibérément est un mot incompatible avec le Mahāmudrā. « Ne rien faire » implique aussi ne rien attendre, laquelle attitude est également une recherche d'appropriation !

Peut-on ne rien vouloir, c.à.d. ne rien désirer, ne rien attendre, et ne s'accrocher à rien ? A mesure que l'on cherche la nature de l'esprit, elle s'éloigne, parce qu'on ignore ce qu'elle est ! C'est comme de chercher quelqu'un dans une foule sans l'avoir jamais vu, ni même sans savoir si c'est une personne ! Alors, on imagine, on extrapole, on invente ! Et ce que l'on trouve, ce dont on fait l'expérience, ce n'est pas autre chose que nos croyances, nos projections réifiées !

« Je ne peux ni le concevoir, ni le poursuivre, ni l'atteindre.

Je ne peux ni m'en approcher, ni m'en éloigner

Car c'est la nature même de mon esprit » IDC-85

Pourquoi trouve-t-on sans chercher ? Parce que la véritable nature de l'esprit est vide d'essence ! Le « moi » est comme une vague qui s'est formée à la surface du vide et qui s'est figée dans cet espace vide sur le seul support de l'appropriation, du désir-attachement, suspendu entre la recherche et l'attente, entre l'espoir et la crainte, entre le désir et l'aversion.

Lorsque l'on abandonne tout cela, et que cette « figure d'interférence », faite de tensions et de crispations se relâche et s'auto-libère naturellement dans l'espace, il ne reste rien… qu'un vide d'essence ! Ce qui apparaît alors, hors du couplage (de la coémergence) des apparences et de la conscience, c'est cette « absence d'une absence » qui se révèle comme une présence, stable, continue, omniprésente, qui est la nature même de l'esprit !

Saisir la véritable nature de la conscience, ce n'est pas l'acte de « prendre conscience de », car il s'agirait encore d'une activité d'appropriation, mais c'est « se laisser prendre en conscience par ». Ce n'est ni de l'ordre de l'être ni de l'ordre du non-être, ce n'est ni un soi ni non-soi, ce n'est ni ceci ni cela. La « reconnaissance du soi » selon le Shivaïsme du Cachemire, ce n'est pas l'acte délibéré de connaître, c'est la liberté absolue de « se laisser reconnaître », de se laisser agir par l'évidence. Ni « je pense, donc je suis », ni « je suis, donc je pense », et pour autant… ni « je me prends conscience » ! Pas de « je », pas de « donc », pas de « pensée », pas « d'être », pas de « rien » non plus !

« Ce que vous êtes, vous l'êtes déjà ! En sachant ce que vous n'êtes pas, vous vous en libérer, et ce qui reste, c'est votre état naturel ! » MEN


MEN : Méditer est notre état naturel, José Le Roy https://www.youtube.com/watch?v=_p5sMo6KRck    

II.91 Découverte 


Au profond de la pénombre, s’ouvre l’iris,

De l’œil, les parois du puits s’agrandissent.


Dans le tréfonds, apparaît un interstice,

L’aperception s’y insinue, inspectrice.


L’air frémit à l’extrémité digitale,

Les crêtes isolent l’espace amodal.


L’être surgit, spontané, d’entre les lignes,

De son sillage, le sens est le seul signe.


L’entre-deux est une surprise sidérale,

Totale transparence, nudité spatiale !


Présence vide à jamais identique,

Absence pleine toujours allégorique !


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


La « voie du milieu » est et n'est pas un chemin ! Les extrêmes du nihilisme et de l'éternalisme délimitent ses contours, mais il n'a pas de forme propre. Il ne dit pas « c'est cela ou cela », mais se situe entre « ni ceci » et « ni cela » (ni être ; ni non-être ; ni être et non-être ; ni être ni non-être).

La nature de l'esprit est aussi dénuée de substance que l'espace ! Nous le cherchons comme si c'était quelque chose quelque part dans l'espace alors que c'est l'espace lui-même ! Comme si c'était une présence alors que c'est l'absence, comme si c'était un état alors que c'est au-delà de tout état !

Entrer dans la voie du milieu, réaliser la nature de l'esprit, ce n'est pas ajouter, c'est soustraire ! C'est faire l'épure de tout ce qui occupe l'espace non pas « de l'esprit », mais l'espace qui est l'esprit ! Les perceptions, les sensations, les pensées, ne masquent pas la nature véritable de l'esprit comme les nuages le soleil, elles occupent cet espace sans centre ni bord, sans substance ni identité, qui est la véritable nature de la conscience !

Réaliser, ce n'est pas déconstruire. Il n'y a rien au « centre de l'être » qui ait été édifié par une cause, et ce centre lui-même n'est pas un « existant premier » ! Réaliser, c'est dénuder, libérer l'espace de la conscience, ce qui pour effet de révéler non pas son être modal, mais sa réalité amodale !

Cet espace, il s'agit d'en faire l'épure émotionnelle, c'est abandonner le désir d'appropriation, la recherche d'obtention, la quête de réalisation, mais aussi abandonner toute attente, toute réceptivité même, lesquelles ne sont que des formes d'appropriation passives ! Ensuite, une épure conceptuelle, qui consiste à abandonner toutes doctrines, à commencer par les extrêmes du nihilisme (qui se décline aussi comme une « vacuité littérale »), et de l'éternalisme (qui inclut l'idée de la vacuité comme « essence absolue ») ! Enfin, une épure sensorielle qui procède de l'évacuation, du déblaiement, de l'expurgation de tout ce qui est obstruer l'espace amodal qui est le cœur de l'être, ce qui inclut d'abandonner… la « pleine conscience », le Calme mental, mais aussi la « Vision supérieure » !


« L'assise est merveilleuse, indispensable et complètement inutile. 

Comprenez la chose par vous-même » IDC-57 


Ces méditations sont nécessaires (sur une voie progressive) pour canaliser l'attention, calmer le mental agité du « singe fou », développer la concentration, et réfléchir sur la vacuité du soi, mais elles ne permettent pas de saisir la véritable nature de l'esprit. Dans la technique du « Calme mental » telle qu'enseignée par le bouddhisme tibétain, il est question d'une étape de « l'excès d'application des antidotes », lequel inclut y compris… le « Calme mental » lui-même !

La conscience n'est pas un objet modal sur lequel il est possible de garder notre attention et notre vigilance fixées, sans ciller, pendant une durée indéterminée. Chercher le plein, c'est occulter le vide ! C'est en cela qu'il faut comprendre que la méditation n'est pas une activité. Le Mahāmudrā n'est pas une méditation ! C'est la nature de l'esprit désoccultée des voiles de l'illusion de l'être modal !

Ce qui fait effectivement de l'Éveil quelque chose de simple puisqu'il ne s'agit pas d'atteindre à une hypothétique transcendance, mais d'enlever ce qui fait obstacle à notre véritable nature ! Comment ? En ne faisant rien ! Car l'appropriation et la désobstruction (délibérée) sont des obstructions ! Ce qui inclut, la « libre circulation » des énergies (dans les canaux et les vents, etc.), dans les « voies du ressentir » (Vajrayana et Shivaïsme entre autres), comme « moyen habile » d'Éveil, laquelle est parfaitement « indispensable et… complètement inutile » !


« Tous les phénomènes sont comme des oiseaux qui traversent l'espace.

À cet instant, cela a du sens de rechercher l'essence de l'esprit.

Lorsque vous regardez l'esprit, il n'y a rien à voir.

Dans ce « rien à voir » vous verrez le sens profond.

La vue suprême est au-delà de toute dualité sujet-objet.

La méditation suprême est sans méditation.

L'activité suprême est sans action » LDE


Utpaladeva reconnaît ne pas savoir comment il s'est éveillé, parce qu'il n'était pas en quête de l'Éveil ! Toutefois, cette « absolue liberté » qu'il a reconnue en lui-même n'est pas le caractère propre d'un en-soi ! L'espace n'a pas d'intention !

Qu'est-ce que l'Éveil alors ? Simplement la désobstruction complète de tout ce qui occupe l'espace/conscience que Padmasambhava désigne comme « absolue nudité », « transparence spatiale de l'esprit ». La libération par la vue nue de la nature de l'esprit est la vue nue de la nature de l'esprit !

C'est aussi la distinction du miroir et de ce qui s'y reflète, l'analogie étant impropre puisque rien ne peut se réfléchir dans l'espace, mais la comparaison demeure pertinente s'agissant de l'absence de confusion qui caractérise également l'Éveil.

Qu'est-ce qu'un Bouddha alors ? Le centre soustrait du bord, où l'espace autour est sans discontinuité et sans obstruction à l'espace au centre …


« Notre corps est aussi impermanent qu'une plume

Voguant dans les airs d'un haut défilé montagneux.

Notre esprit est vide et lumineux comme la profondeur spatiale.

Détendez-vous dans cet état naturel, sans élaborations mentales.

Lorsque votre esprit n'a plus de support, c'est Mahāmudrā.

Devenir familier avec cet état dissout votre esprit en l'état,

C'est la spatialité » LDE 


II.92 Atmosphère 


Dans l’éclat du soleil levant, tu disparais,

Et pourtant, en moi, ta présence transparaît !


Dans les limbes de l’obscurité, tu te fonds,

Pourtant, ton absence jamais ne s’y confond !


Devant mes yeux, tu es sans forme ni centre,

Pourtant, de mon être, tu es l’épicentre !


Un simple reflet sur l’eau en transparence,

Qui réside au sein de mon expérience !


Un fil de soie invisible sur l’espace,

Qui traverse le ciel sans laisser de trace !


Un éther de silence entre deux notes,

Qui vibre dans l’azur nimbée de son hôte !


Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion 


L'on pourrait croire que saisir une seule fois la nature véritable de la conscience, serait-ce l'entrevoir d'une manière fulgurante, suffise pour être submergé par sa « présence » et que la perdre de vue serait le signe que nous ne l'aurions pas véritablement trouvée, que ce ne serait pas cela. Mais, puisque la conscience est un « espace vide » au sein duquel apparaissent, se manifestent et s'autolibèrent les apparences conjointement à leur perception, ces alternances sont naturelles ! La question n'est pas de « perdre de vue » la scène où se déroule le spectacle envoûté par la magie de celui-ci, c'est plutôt de ne pas encore saisir que ce qui apparaît est aussi « vide » d'essence que l'espace de la conscience elle-même !

Dans le Shivaïsme du Cachemire, il y a aussi des pratiques de « visualisations » comme dans le Vajrayana. Schématiquement, elles visent à agrandir « l'espace intérieur » du corps sensible pour étendre la sensibilité vibratoire de la conscience de sorte à embrasser la totalité du monde et de ce qu'il contient jusqu'au limites du cosmos dans le frémissement de la conscience. Toutefois, il s'agit non pas tant d'agrandir cet «espace vide », qui est la véritable nature de la conscience en lui insufflant plus d'énergie, mais de le désencombrer, de le désobstruer des émotions, des sensations, des conceptions, en somme de tout ce qui masque ou empêche la véritable nature de l'esprit de se saisir elle-même, et toutes choses dans le même mouvement vibratoire d'une prise de conscience totale, dont l'omniprésence apparaît comme une omnipotence à l'éveillé.

Si nous sommes les vagues qui avons oublié que nous étions l'océan, pour autant, la réalisation de notre véritable nature ne change rien ! Que l'océan soit une « mer d'huile » ou une « mer déchaînée » par la tempête, la reconnaissance de ce que nous sommes ne se perdre jamais quelque soit les circonstances. Or, une métaphore plus exacte serait de dire que la conscience est l'espace occupé par l'océan lequel est l'allégorie des objets de la représentation, et que la véritable nature de l'esprit (rigpa) peut se saisir « dans l'intervalle entre deux pensées », c.à.d. allégoriquement au moment où l'océan se retire, soit à marée basse ou lors de la formation de la vague d'un tsunami…

A mesure que notre discernement s'affine, l'on peut observer au cours de la méditation que lorsque les objets de la représentation s'autolibèrent, il se produit comme un «d'appel d'air » lorsque l'on ouvre une porte ou une fenêtre, lequel peut brusquement accroître la taille et l'intensité d'un feu ! L'espace libéré par les pensées n'est pas soudainement réoccupé par l'espace vide de la conscience ! s Si tant est, il n'est pas possible « d'ouvrir l'océan » d'un seul coup par la volonté, fut elle toute puissante, tel Moïse, sauf à abandonner instantanément toute forme d'attachement – ce en quoi réside peut-être le sens de cette autre allégorie… – ! Et puisque qu'un abandon aussi radical et instantané n'est pas à la portée de tous, la voie est le plus souvent progressive. Il faudra donc procéder en élargissant les interstices pour « écarter le voile», sans toutefois y mettre d'effort, car la méditation du Mahāmudrā repose sur une « absence de contrainte » qui est l'abandon de toute forme d'appropriation !


« Tout se libère dans l'instant.

Rien à faire ou à éviter,

Le mouvement et l'immobilité sont conscience lumineuse.

Libre de la quête et de la pratique,

L'essence du Cœur inonde tout ton être » IDC-92


Mais en premier lieu, comment distinguer la véritable nature de la conscience de la «conscience de soi » ? Par leur caractère ! L'une est un « phénomène composé », impermanent, l'autre un « phénomène incomposé » pareil à l'espace dépourvu de substance. Puisque l'esprit n'est jamais né, spatial par nature puisque « libre d'assertion », il demeure inchangé, et s'apparaît toujours constant à lui-même, comme s'il possédait une essence entitaire et nouménale, mais seulement comme si ! La vacuité n'est pas un en-soi ! A contrario, la « conscience de soi » est toujours relative à la position de l'observateur, c.à.d. contextualisée à l'état de ses cinq agrégats, et donc changeante – même si le « moi historique » nous donne l'impression d'être permanent dans le temps, nos souvenirs sont reconstruits à chaque fois que nous y accédons, ce qui fait de cette impression de continuité un effet de perspective psychologique) –.

De fait, même si cet espace naturel de l'esprit est (très) souvent occupé, il n'en est pas moins toujours « présent » ! L'image que nous renvoient nos yeux ne contient aucun point vide en son milieu, alors que le centre de l'iris est vide de cellules photosensibles. Le cerveau sait que ses données sont incomplètes, mais il nous donne à voir une image extrapolée. Vous ne voyez pas ce vide et pourtant il est là, même lorsqu'il est recouvert par un objet de la représentation mentale. Leur essence n'est pas différente ! Il n'y a pas ultimement de discontinuité entre l'esprit, vide par nature, ni d'obstruction relativement avec ce qui apparaît, se manifeste et s'autolibère spontanément dans «l'espace de la conscience ». En saisir la fluidité, c'est réaliser l'êtreté de la conscience !

II.93 Anastrophe 


Comme le phare de l’œil éclairant l’ombre,

Danse sur la silhouette de la pénombre.


Comme la voix grondante du tonnerre,

Joue des éclats scintillants des éclairs.


Comme un nez saturé d’odeurs humides,

Surcharge le ciel d’ozone translucide.


Comme l’épiderme en alerte du félin,

Électrise la terre d’un pas aérien.


Comme la langue par sa dialectique,

Donne aux choses une saveur sémantique.


Comme le film de la conscience onirique,

Projette cette apparition fantastique.

 

Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Lorsque les apparences et la conscience sont vues sans obstruction, l'esprit n'est plus alors envoûté par le spectacle de l'objet, et n'est donc plus confus quant à leur distinction. Quelle que soit la forme, la durée, l'intensité, d'une manifestation, l'esprit ne perd pas de vue qu'elle est vide d'essence. Il n'y a pas d'effort à faire, c'est spontané, et hors de notre contrôle. L'on ne peut pas l'accélérer ce qui serait y appliquer une force, seulement l'induire par l'abandon de tout attachement. Il n'y a pas de méthode, seulement demeurer dans le non-agir !

Abandonner toutes les modalités de l'appropriation, c'est aussi ne pas se laisser aller au doute. Ne pas croire que, si l'on perd de vue « la vue de la conscience » lorsque l'espace se remplit des objets de la représentation, c'est que l'on n'a pas « fait ce qu'il fallait ». Il n'y a rien à faire que de s'abandonner à l'abandon de l'attachement ! L'on ne peut augmenter le volume de cet « espace vide de la conscience » ni en évacuer ce qui s'y manifeste par la force. Il n'y a rien à faire que de laisser ce mouvement suivre son cours (de se « laisser agir ») et les apparences s'autolibéreront aussi soudainement qu'elles sont apparues.


« Dans ce grand abandon gît le secret auquel personne ne croit car il est d'une simplicité révoltante, il est la négation de toute voie, de toute emprise sur les êtres, de tout espoir, de toute trajectoire » IDC-109


Il ne s'agit pas de soi ! Ce n'est pas « moi » qui suis observé et qui me laisse agir sans réagir. C'est la vue de mon esprit qui se voit lui-même ! Transparente, spatiale, pure par essence puisque « vide d'essence », cette vue n'a rien à se reprocher, rien à craindre ni à espérer. Elle n'est pas l'ego !

Comprenez en l'éprouvant par vous-mêmes que cette vue n'a aucune réticence à se «laisser agir » par le ressentir, à se laisser pénétrer par les sensations les plus désagréables, à « faire corps » avec les émotions les plus vives, à se laisser traverser de part en part par les sentiments les plus douloureux, car ils ne sont qu'espace et retournent à l'espace d'où ils sont venus ! L'espace ne peut être animé comme un pantin de bois ! C'est « la saisie du soi » qui nous instille la peur de disparaître en nous faisant croire que nous existons de manière tangible. La réalité de la conscience comme celle de l'espace est sans dimension ni forme. Non-née, elle ne peut s'effacer et disparaître.

Le mental aimerait bien qu'il y ait quelque chose à faire pour « accélérer le mouvement », pour « être sûr du résultat » et s'en attribuer le mérite, expressions du désir d'appropriation qui est le propre de l'ego. Il n'y a rien à faire que de laisser les choses se mettre en place naturellement. L'espace ne perd jamais ses droits et n'a donc pas besoin de les reprendre ! La liberté est un concept inventé par (la préoccupation mondaine de) « la peur de perdre ». La liberté n'est pas quelque chose qui s'ajoute ou se retranche à l'esprit, elle est sa nature même, « libre d'assertion » ! L'instant présent n'est pas retranché du passé ni augmenté du futur, il demeure l'instant présent, « libre de durer » !

Douter d'avoir trouvé l'esprit, d'avoir saisi sa spatialité, et de ne pas pouvoir se maintenir dans sa « présence », envoûté, détourné par les objets de la représentation mentale, ne sont que des modalités déguisées de l'appropriation.

Il n'y a rien à faire que d'être patient, d'accepter que les choses ne se fassent pas instantanément ! Comme antidote au désir d'appropriation, il ne s'agit pas toutefois de « cultiver la patience » par la technique, l'effort et l'intention, mais simplement laisser le doute s'autolibérer dans l'espace, dans la vue de la vacuité de toutes choses y compris de la vue elle-même !

La vue est le médecin, le médicament et la guérison, de la confusion qui fait se confondre la vue avec le poison, la maladie et la souffrance ! C'est un peu comme si l'esprit, découvrant qu'il est le remède, guérissait aussitôt ! La vision nue de la nature de l'esprit est comme autoguérissante. Se « laisser agir » comme son propre remède est une question de foi. Développer la « confiance éclairée » dans la vue est un antidote à l'ego qui veut nous faire croire que sans effort, nous ne sommes pas sur la bonne voie. Non seulement, nous sommes sur la voie, mais lorsque nous posons, sans contrainte, notre vue sur la vue, et nous abandonnons à l'abandon de l'attachement, nous sommes la voie !

Il n'y a rien à faire pour que cela arrive ! Utpaladeva ne sais pas comment ça lui est arrivé, mais ça lui est arrivé parce qu'il s'est abandonné totalement ! Le résultat est la méthode. Le non-agir est un « attracteur étrange ». C'est le fruit qui fait pousser l'arbre qui va produire le fruit ! « La vision nue de la nature de l'esprit » est comme un effet sans cause, un résultat sans objet, une pensée sans intention. Plus l'on s'y abandonne et plus elle s'apparaît avec clarté, s'intensifie et englobe tout ce qui apparaît. Alors la vision de l'ainsité est globale.


« La voie est un jeu qui consiste à sentir que la seule chose passionnante dans la vie est ce vaste abandon à l'espace, tout en s'offrant le luxe d'attendre qu'espace et silence se manifestent tout doucement » IDC-89.

                                                             Fluctuations

II.94 Alizés


Les rayons de la Lune glissent sur le lac,

Sur l'étendue liquide courre le ressac.


La lumière file sur le régolite,

Le soleil balaie l'étendue sélénite.


La lueur funambule poursuit son ballet,

Sur l'étendue spatiale danse le reflet.


Sur le miroir du lac, l'écho de la Lune,

Des ondes du soleil reflètent les dunes.


Au centre de l'iris de l'expérience,

Convergent les alizés de la conscience.


Dans la vacuité de la coémergence,

L'espace se reflète en transparence.


Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


La « conscience de soi » est comme une ombre, dépendante de causes et de conditions, relative au moment, à la position de l'observateur et à son action. Tantôt courte tantôt longue, légère ou prononcée. Elle disparaît au zénith et lorsque le soleil se couche, pour reparaître sous les rets oniriques de la Lune.

La « saisie du soi » est comme le vent, imprévisible et changeant, léger ou tempétueux, rafraîchissant ou brûlant. L'ombre et le vent ne sont pas dépendant. La température peut baisser en plein soleil si le vent est froid, ou augmenter à l'ombre sous l'effet d'un vent chaud. Mais, leurs effets se combinent. L'air est plus chaud au soleil le jour et en plein été, plus froid à l'ombre la nuit et en hiver.

La « conscience » (en tant que nature) est comme l'espace, qui s'étend partout sans extension, toujours présent mais qui ne se conjugue à aucun temps, impalpable et intangible, sans centre ni bord, libre de toute cause, indépendant des conditions météorologiques sans lequel elles ne seraient pas possible.

La « saisie du soi » peut jaillir à n'importe quel moment alors que la conscience n'est pas tournée vers soi et que nous évoluons en « pilote automatique ». Lorsqu'elle surgit, c'est toujours brusquement et elle ravive immédiatement la « conscience de soi ». Et toujours, la conscience est là sans laquelle aucune expérience ne serait possible, y compris celle de l'inconscience !

Le Bouddhisme décrit la nature véritable de la conscience comme une « claire lumière», une définition qui n'est pas à prendre au sens propre. Une lumière trop éclatante est aveuglante ! Mais plutôt comme un signifiant de lucidité, de « l'évidence du connaître». De fait, que je m'absorbe dans l'action au point de m'oublier, que je sois témoin de mon propre comportement ou vivement « saisit » par l'action, c'est toujours sur la base de cette « conscience en tant que nature ». C'est dans cette « transparence spatiale » de l'esprit que tous les phénomènes apparaissent, se manifestent et s'autolibèrent (ce qui est par ailleurs possible puisque ces phénomènes, « vides d'essences » sont tout aussi « transparents », c.à.d. sans discontinuité de nature, à la conscience).

En regardant vers cela qui regarde, ce que j'aperçois, ce n'est ni une présence (encore moins une personne), ni une absence (ou « l'absence d'une absence »). C'est le sentiment d'un état invariable. Où que j'aille, à quelque endroit que je me trouve, quelles que soient les circonstances, c'est là sans être véritablement là

C'est comme un point invisible devant moi, au centre de l'espace, que je ne peux ni toucher ni bouger, et qui demeure toujours au même endroit quelle que soit la direction vers laquelle je regarde ! Je ne peux ni le diminuer ni l'agrandir. C'est simplement toujours là, inamovible, irréductible ! Je ne peux ni le soustraire, ni le retrancher, ni l'ajouter, et pourtant, ce n'est pas… toujours là ! 

Il arrive qu'il disparaisse, sans par ailleurs que je m'en rende compte, lorsque le spectacle de la vie, le mouvement de l'action ou la « saisie du soi » me submergent, pour… réapparaître aussitôt le calme revenu, sans effort, ni contrainte !

Si « la conscience comme nature » est ce qui rend possible l'expérience alors, en toute logique, la disparition de cette « non-présence inamovible et irréductible », puisque n'empêche pas la vue, ne permet conséquemment pas de voir ! Lorsque l'on pose l'esprit sur l'esprit, il n'y a rien à trouver hors de cela qui se pose ! La vue elle-même ! A la fois unique par sa nature, et multiple en l'infinie diversité de ses déclinaisons : la vue du spectacle, la vue du spectateur qui se voit assister au spectacle, le spectacle qui est vu sans que le spectateur se voit lui-même, la vue modale de l'espace où le spectacle a lieu, le vide amodal de l'espace incomposé… Tout cela compose « la vue » qui ne peut toutefois se saisir directement en tant que telle, car coémergente à la manifestation sans être la manifestation, et donc sans constituer une vue de la vue !

La « vue » est si transparente qu'elle l'est à elle-même, c'est pourquoi elle n'est pas vue alors qu'elle est cela même qui voit (sans être un vide nihiliste, car il n'y aurait alors rien… qui puisse voir) ! « Peux-tu dire : "Je ne vois [pas] la présence de l'Esprit" ? Alors que celui qui pense est cette réalité ! » IDC-66. C'est pourquoi, il est si difficile pour l'être ordinaire (non éveillé à la véritable nature de la conscience) de distinguer, par un discernement intuitif insuffisant développé, entre ce qui lui apparaît comme des moments de disparition de la vue comme l'état du sommeil sans rêve ou l'évanouissement – la « claire lumière » étant en réalité toujours là, y compris après la dissolution totale des cinq agrégats – et la simple… incapacité par manque de lucidité, autrement dit de sagesse qui « réalise la vacuité », à identifier la vue !

Dire que la vue est partout, est équivalent à dire que la conscience est toute chose. La conscience apparaît, se manifeste et disparaît en temps que le sujet et l'objet, et pourtant, la vue est toujours là ! La conscience peut se voir elle-même, et parfois s'oublier elle-même (lorsque le spectateur se confond avec le spectacle), alors que la vue demeure toujours invisible comme l'espace, et pourtant « la conscience en tant que nature » n'est pas autre que la vue ! La vue est à elle-même un « effet de perspective» qui s'aperçoit conscience !

La vue peut se superposer à n'importe quoi, prendre n'importe quelle forme, se projeter instantanément n'importe où dans l'univers, car elle est la vue de la réalité et la réalité elle-même ! Elle est infiniment malléable et en même temps insaisissable, claire et transparente comme l'espace. La vue ne disparaît jamais, même… lorsque nous la perdons de vue ! Nous pouvons temporairement avoir l'impression de « cesser d'être conscient », mais ne pas être conscient de la vue ne signifie pas qu'elle puisse cesser en son essence…

Aucun phénomène composé ne peut cesser puisque que son essence est « vide d'essence », ni existant ni non-existant ! Toute chose apparaît à la vue sous une forme relative à l'expérience que la vue a d'elle-même comme conscience. La vue (Shiva) est à la fois le faisceau qui éclaire, cela qui voit et cela qui est vu (Shakti). Toutes les apparences sont la vue en même temps que la vue qui saisit les apparences. Tout n'est qu'un « jeu de perspectives » sous une vue qui s'apparaît conscience pour saisir la vacuité de sa vastitude.  

II.95 Fluidité 


Par rafales, le vent ratisse les dunes,

Hérisse la peau d’une brise opportune.


Sur l’océan de grains joue la cavalcade,

D’un monde de sable zébré de torsades.


Les rets de silice ondulent silencieux,

Les crêtes serpentent en sifflant sous les cieux.


Le désert fluide se meut par millimètre,

A sa surface courre l’anémomètre.


Sous une chaleur ardente de suffocation,

Les pensées volent sous le vent des émotions,


Dansant sur la pointe d’un spin atomique,

S’autolibèrent dans l’espace cinétique.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


L'esprit est aussi léger et volatil qu'une plume soulevée par le vent. Sous l'effet des émotions grossières ou des sentiments subtils, l'esprit virevolte aléatoirement dans toutes les directions. Or, la coémergence des apparences et de l'esprit ne s'entend pas seulement au sens de la relativité du sujet à l'objet (en tant que l'existence de l'un rend possible l'existence de l'autre, c.à.d. la conditionne de manière causale sans pour autant la précéder dans le temps), mais au sens où une seule chose (la conscience) est l'essence de toutes choses. Mais, comment le monde peut-il présenter cette apparente stabilité tout en étant par ailleurs la déclinaison des modalités de l'expérience d'une nature totalement éthérée ?

Combien y a-t-il de chakras ? Selon que l'on croit qu'il y a trois, cinq ou sept, l'on fait l'expérience d'en ressentir trois, cinq ou sept ! Puisque tout vibre de l'atome aux étoiles en passant par nos cellules, n'est-il pas réducteur de penser que c'est du bon fonctionnement des chakras que dépend la santé de l'agrégat du corps ?

Dès lors que tout vibre, aucun mouvement fut-il extrêmement subtil n'a plus d'importance qu'un autre fut-il grossier ! L'on ne peut dissocier la partie du tout, l'une n'existant pas sans l'autre, sans par ailleurs ni pluralité ni totalité. Le mot substantifie la chose. Un désert de sable n'est qu'une simple désignation apposée sur une étendue infinie de grains de sable, lequel est un état de fluidité en mouvance constante à l'intérieur, et qui se déplace aussi globalement.

Ultimement, il n'y a pas d'objet qui se meut, il n'y a que du mouvement qui apparaît comme objet, lequel n'est autre que l'espace qui adopte une forme de manifestation (« la vacuité qui apparaît comme la cause et l'effet »), puis s'autolibère dans l'espace, lequel est conscience et son essence vacuité.

Qu'est-ce que l'énergie ? Une variation de la perception-représentation ! Une modalité de l'expérience de la conscience !

Toutes les apparences proviennent de l'espace incomposé, se manifestent comme vibrations/énergie à l'échelle atomique et comme phénomène composé à l'échelle macroscopique, avant de se résorber dans le mouvement, lequel redevient espace et conscience dans son déploiement naturel. Se comprend ainsi le fait que l'esprit puisse être à la fois extrêmement volatil, et sujet à la moindre variation émotionnelle comme une plume qui serait emportée par le vent dans un haut défilé de montagne, et que toutes apparence présentent un caractère stable.

La conscience du monde est son expérience


II.96 Créativité


Du bonheur, cherchons à boire le calice,

Sa répétition est notre grand délice.


De la souffrance, fuyons le maléfice,

Sa répétition est notre grand supplice.


Eden et enfer ne sont que vues de l’esprit,

De la sagesse, l’ignorance assombrit.


Toute chose est un instant unique,

En permanence, rien n’est identique !


Le présent actuel est constante nouveauté,

La magie est le cœur de la pluralité.


Vide est l’apparence conventionnelle,

Tout est, et n’est pas, singulier et pluriel !



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion 


En science, une théorie est validée si le résultat d'une expérience qui la démontre peut être répété à l'infini. Or, pour reproduire un même résultat, l'expérience doit s'abstraire de l'espace et du temps, ce qui lui confère par là-même sa validité, en n'importe quel lieu, à n'importe quelle époque et à n'importe quel moment. Or, il y a quelque chose de paradoxal à s'abstraire de l'espace et du temps pour établir les lois qui gouvernent les phénomènes… à l'intérieur même de l'espace-temps !


« Le samādhi est la conscience ininterrompue de notre propre essence (…) 

il n’y a plus de séparation, plus de dualité (…) 

lorsqu’on entre dans cet état, lorsqu’on est présent à la totalité de la sphère, 

il n’y a plus ni temps ni espace » IDC-93


Bouddhisme et Shivaïsme se distinguent sur des points de théorie, mais aussi de méthode comme le fractionnement opposé à la globalisation. L'enseignement du Bouddhisme, en particulier tibétain, procède en effet de la subdivision par : la division des « étapes de la voie vers l'Éveil » (Lamrim) en étapes intermédiaires, elles-mêmes subdivisées en étapes de pratique ; la distinction de la sagesse et de la compassion ; par la voie elle-même qui va « de l'être vers le tout » – lequel s'entend comme la vacuité d'essence du « corps de vérité » des Bouddhas (Dharmakāya) sans différenciation ultime, alors que le « corps de manifestation » (Nirmānakāya) les distinguent individuellement –.

Le Shivaïsme du Cachemire a une approche globale qui consiste à ne pas établir de séparation sur quelque plan que ce soit (sensoriel, mental, etc.) entre le corps et l'esprit, l'individu et le monde, l'être et le cosmos. 


« Ton corps cosmique se manifeste en totalité, 

le cosmos frémit en ta propre demeure ! » IDC-93


Le Mahāyāna transpire du discours sur la compassion dont le Shivaïsme semble totalement absent. Et pourtant, le samādhi des tantrikās est l'abolition de tous les opposés (l'individualité versus l'altérité, moi et les autres), lesquels ne sont que de simples désignations ! L'ignorance induit la convoitise et le désir-attachement, que gomme la reconnaissance de notre unité indivise (car vide d'essence).

Pour autant, l'unité au-delà de la pluralité du samādhi des tantrikās ou de l'Éveil selon le bouddhisme, résonne du fait que « personne n'a jamais atteint l'éveil au cours de la méditation, mais toujours dans la confrontation avec le réel » IDC-93. Le terme «confrontation » s'entend au sens de « rapprochement ». Toute pratique axée sur le désir d'obtention éloigne de la réalisation (qu'il consiste dans le « retrait des sens » prôné par Patanjali, le « Calme mental » ou la « Vision supérieure » du bouddhisme). «Nous évitons ainsi le plus grand piège, celui de répéter l'expérience (…) L'important est de ne pas induire un état, même s'il est agréable. Si nous le faisons, la quête se resserre complètement » IDC-94.

C'est seulement en (se) saisissant (au sein de) la « totalité » (sans distinction entre l'extérieur et l'intérieur, entre le corps et le monde, entre l'esprit et le corps) que l'Éveil survient en tant qu'il constitue la « vue » de l'identité (ultime) de l'essence et des apparences, autrement dit la « saisie directe » de l'ainsité, ou des « deux vérités » (conventionnelle et ultime) ! « Nous perdons tout point d'appui, tout repère et, surtout, toute dimension connue. Nous entrons dans une dimension qui n'est plus ni l'espace ni le temps, mais l'infini » IDC-93.


« Nous connaissons vraiment l'émerveillement parce qu'il n'y a jamais répétition. 

La répétition engendre stagnation, resserrement, mort. 

Lorsque nous parlons de contraction de la Shakti, 

il s'agit justement de ce désir de répéter des choses qui sont uniques » IDC-99

II.97 Infinité 


Pas à pas, le plongeur entre dans l’océan,

Au contact de l’eau s’habille du vêtement.


Son corps se coule dans le mouvement des flots,

Dans l’onde aquatique, se fond crescendo.


Le son s’unit au silence des abysses,

De la quiétude, l’initiatrice.


Dans la contemplation de l’infinitif,

Au présent de l’être, nul contemplatif !


La forme de l’eau apparaît sans volonté,

La vague est de l’espace manifesté !


Pensées et penseur se libèrent aussitôt,

La conscience est le cosmos in extenso !


 

Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Nous naissons, nous vivons et nous mourrons. C’est l’ordre naturel des choses et ne pas l’accepter est cause de souffrance. Alors, pour éviter de souffrir, nous croyons que nous « venons au monde » pour une bonne raison, que nous avons une « mission de vie» à accomplir, et que la mort répond à une raison précise, même si elle nous échappe. La mort nous effraie parce que nous ignorons la véritable nature de la réalité, notre véritable nature, et que la conception dualiste nous tient éloigner de notre propre « totalité indivise » aux fins d’entretenir le désir d’appropriation et l’attachement. Ce qu’il nous faut, c’est changer de paradigme !


Lorsqu’il est dit dans les textes que les pensées dans l’esprit sont comparables à des nuages qui disparaissent dans l’azur « Où qu’ils aillent, ils ne vont nulle part, où qu’ils soient, ils ne sont nulle part » IDC-66, ce n’est pas seulement de l’esprit dont il est question, mais également du corps et… de la vie elle-même ! Nos existences sont aussi intangibles que les nuages, sans plus consistantes que les pensées qui surgissent soudainement au cours d’une méditation et disparaissent tout aussi subitement ! L’infinie diversité de l’infinie combinaison des choses est unique ! L’instant présent est unique ! Pensées, esprit, corps, vie, monde ne sont que des vagues « d’actes uniques de connaissance momentanée » dans l’océan de la conscience, qui apparaissent et disparaissent dans l’espace intangible de l’expérience, sous des modalités conventionnelles, en un flot impermanent et incomposé, dans un mouvement sans mouvement…


« Le mouvement est l'aspect essentiel du yoga, la liberté d'un fleuve qui suit son cours vers l'océan et ne conceptualise pas les méandres, les crues, la sécheresse, l'élargissement ou l'atteinte du vaste espace dans lequel il se déverse enfin (…)

L'effort pour mieux cerner est l'abandon des limites (…)

Alors s'installe la grande fluctuation, nous nous étendons et nous revenons vers notre centre sans jamais quitter la source originelle. Chaque point du mouvement est alors l'immensité même et la vague du Réel ne pense ni sa chute vertigineuse ni son ascension fulgurante qui s'éparpille en écume argentée dans l'espace du ciel » IDC-98.


                                                           Tu es ce que tu cherches !  

II.98 Décalage  


L'événement passé n'est pas la mémoire,

Comme la carte n'est pas le territoire !


Le mot n'est pas l'écho du son qui résonne,

Comme l'ombre au sol n'est pas la personne !


La chose pensée n'est pas cela qui se vit,

Comme l'être n'est pas un objet qui se dit !


La douleur est fruit de notre ignorance,

L'expérience, mirage d'une croyance !


Sur les murs de la caverne, une projection,

Derrière nous, nul projecteur n'est à l'action !


La présence à l'instant est la seule réalité,

Et dans cet espace, nulle réalité !


Lobsang TAMCHEU  

Éléments de réflexion


« L'existence conditionnée » n'est que souffrance ! Le psychiatre Phil Stutz l'exprime sous les trois aspects de la vie « douleur, incertitude, travail (sur soi) ». Dans la psychanalyse, et dans nombre de médecines alternatives, un principe directeur est de «dire pour guérir », conscientiser le problème en remontant à sa source (souvent l'enfance ou plus loin encore…) pour le dépasser. Mais, comment croire possible de guérir une douleur en s'éloignant de l'instant ?

Interroger qui nous étions dans le passé, en pensant expliquer celui que nous sommes aujourd'hui, c'est questionner un autre que soi-même ! Le passé n'existe plus ! Ressasser ou interroger le passé, c'est la même chose ! L'on ne fait jamais que questionner une évocation, laquelle est la représentation de l'idée que nous avons de « qui nous sommes » ! L'instant présent est la seule réalité, rien d'autre n'existe en dehors de « l'ici et maintenant » et en même temps ce lieu présent est ultimement vide d'essence !

En science, le mathématicien Kurt Gödel théorisa « le principe d'incertitude » qui énonce l'impossibilité, à l'intérieur des limites d'un système donné, de résoudre certaines propositions de ce fait « indécidables ». Toutefois, lorsque le Bouddha enseigna qu'il existe une voie pour mettre fin à la souffrance, il ne voulait pas dire de « sortir » du saṃsāra, mais de réaliser qu'il est le nirvāṇa !

« Le discours intérieur, présent à chaque seconde, nous conditionne sans arrêt (…) la pensée automatique est une triste photocopie de photocopie du Réel où tout est illusoire. Il n'y a pas d'illusion » IDC-110

Pour se libérer de l'illusion, il faut commencer par abandonner la croyance en la réalité d'un « référentiel », de sorte à ne plus créer de fragmentation entre l'esprit et le corps, entre soi et les autres, entre soi et le monde. Lorsque ce que nous prenons pour réel se révèle illusoire, alors l'incertitude disparaît et la souffrance avec elle, et il n'est plus alors nécessaire… de travailler constamment sur « la pensée d'une représentation », laquelle ne fait que nous dissimuler notre véritable nature sous les voiles de l'ignorance !

Il en va de même avec la mort. Elle nous fait pleurer, culpabiliser, redouter… Nous espérons qu'elle survienne, pour nous et pour nos proches, de façon apaisée. Dans notre quête spirituelle, nous espérons pouvoir l'aborder avec un esprit préparé, sans émotion conflictuelle. Selon Nietzsche « Si tu plonges longtemps ton regard dans l'abîme, l'abîme te regarde aussi ». Sous l'éclairage de la sagesse qui réalise l'ainsité, la sentence revêt un tout autre aspect…

Si nous regardons attentivement dans le « vide » de nos émotions (de notre colère, de notre tristesse), nous verrons qu'il n'est pas un néant, qui ne nous regarde pas avec avidité ni ne nous attires à lui ! C'est simplement l'espace dépourvu de réalité ultime (la vacuité qui apparaît comme la cause et l'effet à travers les modalités de l'expérience). Cette essence « vide d'essence » est notre véritable nature. Interroger, c'est poser des mots qui nous en éloigne. Y poser le regard, c'est prendre conscience que cet espace qui nous inclut, nous, les autres et toutes choses, est simplement et ultimement conscience !

« ... sortir de la Conscience pour trouver la Conscience est le drame de la recherche (…) Si nous aspirons simplement à être présent, à être conscient, nous pouvons nous passer de tout le reste » IDC-103


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php

II.99 Non-expérience


Tout ce qui est là-bas, partout, est ici,

Et nulle part, il n'existe un tel « ici » !


Tout ce qui est après, est avant maintenant,

Et à aucun moment, il n'existe de « temps » !


Tout tourne autour d'un axe dans l'espace,

Sans qu'il n'y ait de mouvement ni de face !


Tout est l'objet d'un acte de sapience,

Sans qu'il n'y ait de sujet pour audience !


Tout est modalité d'un fait d'expérience,

Et à aucun moment, n'est la conscience !


Toute apparition est le corps de l'absence,

Et nulle part, ne disparaît la présence !




Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


J'ai conscience de moi à la première personne et du monde en trois dimensions. Ma conscience est l'axe temporel dont mon corps physique est le pilier, les choses qui m'entourent leur satellite, l'espace l'étendue de ma conscience d'être conscient du monde. Tout ce qui existe là-bas, au loin, jusqu'aux confins de l'espace et du temps, et tout ce qui existe « ici et maintenant », tout cela n'existe pas ailleurs qu'ici, et cet ici n'existe nulle part !

Tout ce que je perçois, tout ce qui m'apparaît de près ou de loin, palpable ou subtil, rien de tout cela n'a d'existence intrinsèque et autonome, ce ne sont que les modalités de l'expérience de la conscience. Tout est l'expérience de la conscience. Il n'y a rien qui existe réellement, mais tout apparaît comme si c'était vraiment le cas. Tout ce qui est là-bas existe seulement ici, or cet « ici » quant à lui n'existe nulle part réellement, autrement dit cette expérience n'a pas d'axe, de centre ni de bord, ni de sujet ni d'objet !

S'ensuit le sentiment extravagant d'avoir l'impression d'être là-bas et ici, en étant ni ici ni là-bas ! Le sentiment singulier que ce dont j'ai conscience comme existant hors de moi existe parce que j'ai conscience de me trouver là, alors qu'il n'y a rien là où je suis ! Le sentiment déboussolant que le « champ de ma conscience » se confond avec le « champ des possibles », qu'avoir conscience d'une chose la fait exister, ce qui inclut le fait… d'avoir conscience d'être conscient !

La conscience de mon existence m'est donnée par la perception sensorielle de ce qui m'entoure, par mes sens intérieurs (intéroception et proprioception), et par ma «conscience mentale ». Au centre de cette figure d'interférence, qui croise des données physiques et psychologiques, matérielles et immatérielles, se forme la représentation en regard de laquelle, je m'apparais comme étant conscient d'exister comme sujet au sein d'un monde extérieur qui me contient.

Le monde me fait face et je fais face au monde en me faisant face à moi-même. En somme, est-ce là le sentiment que j'ai d'exister ! Cette solitude d'être moi face à la vastitude de l'univers, face à la multitude des autres, face à l'imprévisible et à l'incertitude, ne me rassure pas, mais elle me rassure au moins pour une chose, la stabilité de la conscience que j'ai de moi-même comme l'axe irréductible de cette «réalité ». Que tout cela soit le fruit de mon imagination, d'un rêve ou bien réel, n'a pas d'importance ! Ce qui compte, c'est que ce que je perçois comme objet me renvoie ma propre conscience d'exister ! Avoir conscience de cette expérience démontre la réalité de ma conscience. Même si mon corps est dénué d'existence réelle, le fait d'en être conscient suffit à prouver que j'existe, même si cette « existence » est intangible et inconcevable hors de son expérience !

C'est sans compter sur le développement de « la sagesse qui réalise l'ainsité », car si tout ce qui est là-bas existe seulement ici, mais que cet « ici » n'existe nulle part, alors la conscience que j'ai de moi-même, non seulement ne repose sur aucun support, mais n'est l'axe d'aucune réalité… y compris d'elle-même !

Le sujet et l'objet sont une construction conjointe. Je suis conscient d'exister comme sujet en regard de cette conscience qui me fait m'objective à moi-même. « Être conscient de soi-même », c'est être l'objet de sa propre perception ! Cette réflexion dans mon propre miroir est l'axe à partir duquel s'articule la conscience que j'ai du monde. Sous cette perspective subjectiviste, j'observe les choses comme sujet sur la base de ma propre objectivation, c.à.d. que je suis à la fois l'observateur et l'objet de mon observation. La conscience est le fond sur lequel prend forme et se manifeste l'expérience du monde.

Quelle n'est donc pas ma surprise de découvrir que cet axe n'a ni centre ni bord ! C'est comme si les choses qui m'apparaissent là-bas étaient le reflet de ce qui se trouve ici et que ce qui apparaît ici cessait de posséder une existence propre pour se révéler un simple reflet ! Le sujet et l'objet, le monde et la conscience que j'ai de moi-même, sont de simples illusions l'un de l'autre ! Or, sans conscience de soi ni conscience du monde, comment peut-il y avoir « expérience » et comment définir cela comme « conscience » ou « présence » ?

Nous avons l'habitude de voir le monde en trois dimensions autour de l'axe de notre expérience consciente. Mais, lorsque les choses nous apparaissent comme n'existant ni là-bas ni ici, l'on est confronté à une expérience qui n'a pas de centre, à une manifestation qui n'a pas de réalité, à une absence d'être alors même que les choses continuent d'apparaître comme si elles existaient de leur propre côté !

Cette « conscience d'une non-expérience » est si déstabilisante qu'elle explique pour partie que l'on se réfugie derrière le point de vue subjectif en renforçant la « saisie du soi » et l'affirmation de l'existence intrinsèque du « je », ce qui nous enferme toujours plus dans l'ignorance de notre véritable nature.

En conférant un caractère local et temporel à cela dont la nature est non-locale et atemporelle, la « saisie du soi » les fait apparaître comme des « existants » réels et autonomes dans l'oubli de sa véritable nature. Ce qui n'est nulle part, en se situant en regard de lui-même, devient quelque part, tel l'océan qui en s'observant du point de vue de la vague oublie qu'il est l'océan. L'émergence de l'expérience de la conscience comme sujet entraîne de facto l'émergence de la conscience du monde comme objet d'expérience.

Lorsque la réalité se révèle, il n'y a plus qu'une non-expérience qui est « pure conscience ». Laquelle s'entend au sens où il n'y a plus de sujet qui se pense comme centre de l'expérience subjective d'un monde autonome, il n'y a plus que la «conscience », dont l'essence est la vacuité et qui apparaît comme la cause et l'effet, celle-ci n'étant que les modalités d'une expérience sans centre…

L'au-delà de l'expérience révèle la conscience abstraite de toute dualité, sujet et objet, là-bas et ici, être et non être ! La forme est vide et cette forme n'apparaît nulle part, ni dans aucun temps. Comme des nuages dans le ciel, d'où qu'ils viennent, ils ne viennent de nulle part, où qu'ils soient, ils ne sont nulle part.


II.100 


La vague regarde l'océan se mouvoir,

Et l'océan dans son regard voit un miroir.


La vague plonge dans le reflet de l'océan,

Où se reflète l'océan la regardant.


Le miroir n'est pas identique au reflet,

Mais, le reflet ne sépare pas les objets.


L'amour, ce n'est pas toucher l'autre au cœur,

C'est le sentir ressentir que l'on touche son cœur !


Dans cette réflexion, nulle séparation,

La reconnaissance est le fruit de l'union !


La vue de l'infini réside en chacun,

L'amour est le miroir frémissant du divin !



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


L'expérience spirituelle est commune à toute l'humanité, à toutes les époques et à toutes les cultures. Son contenu, ce à quoi l'on touche au cœur de nous-mêmes, dans cette expérience hors du temps et de l'espace, est universel. C'est aussi absolument indicible et totalement indéfinissable ! De fait, les descriptions qui en sont données diffèrent d'un mystique à l'autre, d'autant que l'aperception de notre véritable nature n'est pas synonyme d'Éveil au sens bouddhique, c.à.d. qu'elle n'entraîne pas la «purification » de tous les voiles qui recouvrent l'esprit.

Au-delà du caractère dualiste du terme, cette purification est la caractéristique du «sans contrainte » du Mahāmudrā dans le Bouddhisme et le Shivaïsme, du lâcher-prise ou du « non-agir » du yoga de Patanjali, de la « sortie de l'âme » selon maître Eckhart, de la Prajñāpāramitā, cette épure sensorielle, émotionnelle et conceptuelle qui constitue la réalisation de la vacuité au-delà du par-delà de toute doctrine, de toute conception et de tout concept. Ce « dépouillement intérieur total » est la « porte d'entrée » de cet état, simplement car il est la véritable nature de la conscience !

« La béatitude, c'est le bonheur d'être profondément unis à quelque chose qui est au fond de soi, dépouillé de tout ce qui peut gêner. Ce bonheur absolu est relié au « dépouillement intérieur » (c'est « sortir de son âme » – synonyme chez Eckhart d'espace intérieur –), de l'image de toutes les créatures (l'image des choses, de l'imaginaire, de soi-même), de l'ego c.à.d. de la « somme des conditionnements auquel je m'identifie » ME-LJ.

Quant aux locuteurs, aux disciples, aux pratiquants, et aux simples lecteurs, ceux-ci vont également l'interpréter selon leur capacité de discernement, relative à leur propre cheminement spirituel. L'on peut cependant distinguer deux grands courants du «discours sur l'indescriptible » : le soi (des traditions spirituelles indiennes non dualiste, Dieu chez maître Eckhart et chez les shivaïtes comme Utpaladeva, la Présence, la Conscience, la source, etc.) ; de l'autre, le non-soi (dans les courants non dualistes de l'Inde, la vacuité du Bouddhisme).

Cette division recouvre également un type de définition de l'ontologie : positive, qui cherche à qualifier l'êtreté en tant que tel, ou « cataphatique, suggèrent que la réalité est en fin de compte simple, entière, rayonnante et aimante » ; et négative, qui énonce ce qu'elle n'est pas (« ni ceci ni cela »), ou apophatique, selon laquelle « la nature de la réalité n'est pas caractérisée par la multiplicité, les séparations, les différences ou les dichotomies » ND-GG.

Ces deux approches correspondent également à deux perspectives de la Trinité. Dans le christianisme, la « Trinité », c'est l'idée que le divin se fait « Dieu le Père » pour, à partir de son image, engendrer « le fils ou l'homme », dans une réflexion qui se fait elle-même le « Saint-Esprit ».

« Le contact avec le divin, ce n'est pas quelque chose de statique et d'immobile. Le divin est pétri d'un flux d'amour. C'est la divinité [inconnaissable] qui sort d'elle-même pour se contempler (…) Le divin s'objective lui-même, se regarde, cela crée de la relation, et à partir de cette relation, toute la création peut naître » ME-LJ.

Cette objectivation du divin visant sa propre prise de conscience n'est toutefois qu'un simple « effet de perspective ». Du point de vue conventionnel (sous l'angle linéaire du temps), cela semble un processus avec un commencement et une fin. Du point de vue ultime (sous l'angle circulaire du temps), de même qu'il n'y a pas de véritable apparition, ni de véritable manifestation, ni de véritable disparition – les pensées, les émotions, le corps, la vie, étant de simples apparences de la vacuité –, la « divinité » est, déjà, consciente d'elle-même, car telle est sa nature ! « Clairement consciente d'elle-même, c'est la Réalité même ! » LVN.

Selon la perspective, la réalisation induit une expérience spirituelle qui se traduit par une « vue personnelle », caractérisée par la conscientisation de la divinité sous l'intuition d'un soi (laquelle induit un sentiment de déréalisation où le monde apparaît un reflet), ou par une « vue impersonnelle », caractérisée par la conscientisation de la divinité sous le pressentiment du non-soi (qui induit un sentiment de dépersonnalisation, comme si en se voyant dans un miroir, l'on savait qu'il constituait une partie de soi-même !

Les deux vues sont « mutuellement inclusives ». Lorsqu'elles se combinent, cela correspond dans le Shivaïsme à la « philosophie de la reconnaissance », dans le Bouddhisme à l'ainsité, chez Eckhart à « l'expérience spirituelle mystique » de la trinité.

« Le fond du fond, c'est vider mon âme pour prendre conscience de mon fond et de savoir que c'est le fond divin » ME-LJ.

Mais, comment le dépouillement de toute conception, condition sine qua none pour parvenir à la saisie intuitive de la véritable nature de la conscience, peut-elle se traduire au final par la sémantique d'un discours partisan ?

Que ce soit Eckhart, Utpaladeva ou Bouddha, toutes les voies ont pour point commun une approche épistémologique et une restitution philosophique. L'on accède à (la connaissance de) l'inconcevable, c.à.d. la prise de conscience du caractère indicible et indéfinissable de la nature véritable de la conscience, par la déconstruction du concevable, pour le traduire… dans un langage soutenu par une rationalité philosophique ! Autrement dit, l'on sort des idées pour y rentrer à nouveau afin… d'affirmer la nécessité de dépasser toute doctrine ! Une épure érigée en méthode constitue-t-elle un véritable dépouillement ?

Le bouddhisme tibétain procède d'une méthodologie qui a pour objectif de réaliser le non-soi par un mouvement de « l'extérieur vers l'intérieur » puis « de l'intérieur vers l'extérieur », du non-soi de la personne au non-soi des phénomènes. Dans le Mahāmudrā et chez les mystiques, aucune méthode, puisque cet état survient sans prévenir et sans qu'ils sachent pourquoi ! Toutefois, la description qu'ils en donnent reflète une imprégnation culturelle, philosophique, et y compris spirituelle qui, si elle n'influence pas l'expérience mystique (antagoniste à l'abandon de toute contrainte), enchâsse sa retranscription ! Comment concilier un discours cataphatique (« ceci ou cela ») et apophatique (« ni ceci ni cela »), avec une expérience authentique, c.à.d. qui ne soit pas le reflet d'une croyance ?

Il n'y a pas de contradiction ! Il faut juste préciser de quoi l'on parle… Parce que la nature de la conscience est « libre d'assertion », il n'est pas possible de tenir un discours positif qui porte sur ce qu'elle est, d'affirmer c'est « ceci ou cela ». De plus, tout discours négatif, c.à.d. qui porte sur ce qu'elle n'est pas, ne doit pas être ramené à la première catégorie ! Dire c'est indéfinissable n'inhibe pas son expérience. Même «inconcevable » est empeint de substantialisme ! Or, le piège est de substantifier la vacuité, de faire du « vide d'essence » une essence.

Pour autant, dire c'est indescriptible n'induit pas de ne pas faire l'expérience de cet indicible ! L'expérience que je fais, c'est celle de l'impression de ce que cela fait lorsque je casse mon système de pensée, mes schémas de pensées habituels, ma représentation du monde, des autres, et de moi-même, et que j'arrive à ce moment de « silence nagarjunien », où je ne peux plus rien dire et qui correspond à la véritable nature de l'esprit qui inclut toutes choses

A la question « Dieu n'est ni ceci ni cela. Quand je parviens à n'être ni ceci ni cela, qui suis-je ? » répondre « je suis dieu ! » est un biais d'interprétation ! Lorsque j'atteins cet état liminal, induit par l'épure sensorielle, émotionnelle, mentale et conceptuelle, il n'y a plus ni concept ni conception, ni pensée ni représentation, ni sujet ni objet. Il n'est donc plus possible d'affirmer « je suis » ! Si aucune définition ne peut en être donnée de l'esprit, y compris celle d'inconcevable, alors de quoi parle les mystiques, les hindous et les Bouddha, s'agissant de Dieu, du divin, de la Conscience, de la présence, du soi ou du non-soi ?

L'on ne peut se fier au témoignage individuel, surtout lorsqu'il se revendique d'une «intime (voire absolue) conviction » de ce dont il parle, précisément… parce qu'il en parle ! Lorsqu'une lumière brille avec une telle intensité qu'elle nous aveugle, tout ce que nous pouvons en savoir, c'est l'expérience que nous en avons, son origine et sa nature véritables nous étant masquées.

L'esprit n'a ni forme, ni couleur, ni dimension. Ce qui est reconnu, au plus profond du «dépouillement intérieur » ou dans l'état d'abandon sans contrainte la non-méditation du Mahāmudrā, ce n'est pas un « soi inconnaissable », c'est l'évidence qu'il n'est pas possible de connaître ce qui, par essence, est totalement « libre d'assertion » ! De fait, il y a bien reconnaissance de, c.à.d. lorsque la mystique parle d'amour, le yoga de joie, le Bouddhisme de sagesse, ils qualifient… la « relation » de la conscience a elle-même !

« Bien que l'on puisse le dire vide,

l'espace est indescriptible.

De même, bien qu'on puisse le qualifier de lumineux,

Lui donner un nom ne prouve pas que l'esprit existe.

L'espace n'est pas localisable.

De même, l'esprit du Mahāmudrā est dépourvu de demeure » IDC-116

Dans le langage d'Eckhart, l'amour émane de la relation de la divinité à elle-même lorsque, en se faisant Dieu, lequel se reflète en l'homme, lequel reflète Dieu en lui, émerge le Saint Esprit ! Le tout est plus grand que la somme des parties. Le temps surgit du mouvement car il est mouvement, l'amour de la relation car il est relation ! L'amour n'est pas un existant intrinsèque ! Satcitananda (« je suis cela ») ne désigne pas les qualités d'un être ! Vérité, conscience et bonheur ne sont pas les caractéristiques de l'ontologie du « cœur de l'êtreté », mais de la (re)connaissance par la relation de la conscience à elle-même, lorsque l'inconcevable se fait concevable dans le miroir de la conscience lucide.


ME-LJ : Maître Eckhart traduit par Laurent Jouvet https://www.youtube.com/watch?v=qv_CDsT0Vn0 

ND-GG : Interview de Ludovic Fontaine avec Greg Goode https://www.youtube.com/watch?v=5RuJsYRCqf4

LVN : La libération par la vue nue de la nature de l'esprit, cf. L'incendie du Cœur IDC-81

IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php 


II.101 Réflexivité


A l'horizon de l'immensité, j'apparais,

En un point minuscule qui se reconnaît.


A distance de l'éternité, je me tiens,

A l'instant fulgurant du triomphe jovien.


Tout l'univers se déverse en mon centre,

Je sens, à l'infini, mon identité s'expandre.


Le cœur de la terre et du feu est contigu,

L'eau et l'espace dansent en continu.


Dans cette réflexion rien n'est plus grand que soi,

Le pion et le roi, tous deux, soumis à la loi.


La relation est de l'amour la quintessence,

Le cœur de tout mouvement est sans essence.


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


En définitive, soi et non-soi, dualité et non-dualité, réalité et vacuité, cataphatique et apophatique, personnel et impersonnel, connaissance et silence, amour et sagesse, décrivent un inconcevable indicible sous deux perspectives différentes, dont la forme et le résultat reflètent la manière dont la conscience se reconnaît elle-même, entre «l'expérience spirituelle mystique » (le nirvāṇa) et l'Éveil.

C'est comme de regarder dans un miroir, en voyant l'image d'un corps qui s'y reflète et, s'y identifiant, soudain, se retrouver face à face avec soi-même ! Cette reconnaissance est « une expérience de la dualité » où le sujet est son propre objet, la conscience d'avoir conscience que ce reflet c'est moi ! Il sourde quelque chose de différent de cette… saisie de soi. Ce n'est pas la même chose que ce que me renvoient mes sens. Ce n'est pas la « perception directe » de moi-même, c'est la perception d'une représentation, plus encore c'est l'expérience de « la conscience de la perception » de ma propre représentation !

De par sa nature, la conscience est naturellement conscience d'elle-même. Elle n'a nul besoin d'un miroir ou d'un effet de perspective relativiste de « soi à soi » pour s'apercevoir ! Or, sans sujet ni objet, il n'y a pas d'expérience tant que telle. Si la reconnaissance est au-delà de la dualité, sa « mystique » n'en est pas moins encore une expérience… samsarique sans toutefois constituer « une expérience du samsāra » puisqu'elle est la vue du nirvāṇa !

Pour le Bouddhisme, elles constituent deux approches distinctes, le Hinānāya et le Mahāyāna, et s'inspirent de philosophies légèrement différentes. L'on pourrait résumer le nirvāṇa (et la reconnaissance) par « l'absolu ne se trouve nulle par ailleurs que dans cette réalité (…) tout ce qui est ici est ailleurs, ce qui n'est pas ici n'est nulle part » IDC-31. Tout ce qui en moi est dans le cosmos tout entier (le mystique se reconnaît en Dieu), et le cosmos entier est en moi (Dieu se reconnaît dans le mystique). Une reconnaissance qui se traduit pour le mystique par une relation d'amour absolu de l'un au tout, autrement dit de soi à travers l'autre !

A l'inverse, l'on pourrait définir l'ainsité (la saisie simultanée que la forme-vide est vide-forme) par « tout ce qui est là-bas est ici, et nulle part il n'y a d'ici », laquelle formule s'éclaire en regard d'une autre sentence, « La caractéristique principale de l'esprit est d'être originellement vide comme l'espace. La réalisation de la nature de l'esprit inclut tous les phénomènes sans exception » LDE.

Ce n'est pas un hasard s'il a une gradation dans la voie du Mahāyāna, d'abord réaliser le non-soi de la personne avant d'étendre au non-soi des phénomènes. Au final, la destination est la même, l'état naturel de la conscience, non fragmenté (« sans pluralité ni unité »), entre le mystique et le divin, entre soi et l'univers, ou sous une autre formulation « la coémergence des apparences et de l'esprit » (où toute chose apparaît ultimement sans discontinuité de par son essence et sans obstruction entre les apparences), résumée par la sentence « une seule chose est l'essence de toutes choses, et toutes choses l'essence d'une seule » RL-268.

Dans la « voie directe » ou « sans voie » du Mahāmudrā, qui s'entend également comme l'expérience (mystique) directe de la reconnaissance d'Utpaladeva, il n'y a pas de gradation. Or, comme disait Frank Herbert « c'est au commencement qu'il faut veiller à ce que les équilibres soient précis ». Cela ne veut pas dire qu'entre le nirvāṇa et l'Éveil, la différence est un déséquilibre

La formule « la forme-vide est vide-forme » n'est pas très éloignée de « la forme est le vide et le vide est la forme », pourtant la différence est majeure ! Ce n'est pas non plus exactement la même chose que de poser le regard sur un miroir et de se voir se regardant, et de poser le regard sur un miroir et de voir un simple vide (d'essence) qui reflète le vide (d'essence) de cela qui s'y reflète ! Le premier est l'expérience (mystique) d'une relation personnelle à soi-même comme autre, le second la saisie impersonnelle de l'ainsité hors de toute dualité sujet-objet…

La conscience est toujours « conscience de quelque chose », définition à laquelle Padmasambhava semble faire écho lorsqu'il énonce que « l'intelligence nue, la spatialité qui ne pose rien, l'étincelante vacuité au-delà des formes, sans unité, sans pluralité, est clairement consciente d'elle-même » LVN. Selon Eckhart, « le fond du fond de l'expérience spirituelle », c'est la relation de la conscience qui a conscience d'elle-même. Or, le dépouillement complet de tout ce qui obstrue l'espace de la conscience, inclus y compris la réflexion de la conscience en son propre miroir ! Autrement dit, « le fond du fond de l'Éveil », c'est la vue et non pas cela qui est vu, lequel ramène toujours à l'expérience !


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php 

RL : Rayons de Lune, Les étapes de la méditation du Mahāmudrā, DAKPO TASHI NAMGYAL https://www.padmakara.com/livres-numeriques/196-rayons-de-lune-ebook-format-pdf-9782370410139.html

                                                           Tout est yoga

II.102 Agir


Dépose ici tout vouloir intentionnel,

Laisse de côté toute vue personnelle.


Retire le masque de ton personnage,

Contemple ton être sous son vrai visage.


La défaite est une croyance hautaine,

La victoire, le fourneau de la Géhenne.


Ne t'accroche pas à cette pensée, « je suis »,

Laisse là s'écouler dans l'espace sans appui.


Vibre dans la pulsation de l'immédiat,

Renonce à combattre, mais pas au combat !


Tout est yoga dans la vacuité des sphères,

A l'abandon de l'agent, l'esprit se libère.


Lobsang TAMCHEU  

Éléments de réflexion


La respiration se fait profonde, le monde lointain, l'intérieur silencieux… Comme le plancher marin apparaît à marée basse, comme le ciel se révèle lorsque les nuages se retirent, le non-agir de la méditation du Mahāmudrā induit un sentiment d'abolition de la personne, l'impression d'être dévêtu du « vêtement du moi » comme un acteur que l'on déshabillerait de son rôle en sortant de scène… Jusqu'à présent, la conscience que j'avais de « moi » me semblait évidente, mais je découvre que ce n'est qu'une identification devenue implicite par la force inconsciente de l'habituation ! En vérité, ce sentiment « d'être moi » transpirait du masque de la « persona ». En disparaissant, elle révèle ce qu'elle dissimulait… Au premier abord, cette présence parait « étrangère » (peut-être parce que sa rencontre est inédite) mêlée à la certitude que c'est là qui je suis véritablement

A l'instar du mot « déréalisation » qui désigne la sensation de perte du sens de la réalité, le mot « dépersonnalisation » exprime l'impression de perte du sentiment d'être une personne. Cette dernière expérience de méditation suggère le terme «dépersonnification », qui évoque la disparition du ressenti subjectif sous lequel je me saisis implicitement. Ce ne sont toutefois que des mots qui résonnent différemment selon chacun (qui plus est, le sentiment est très subtil, ce qui rend son discernement délicat et sujet à interprétation) – d'ailleurs, « faire l'expérience de ses croyances » n'est-elle pas la traduction de nos pensées en actes et en perceptions, leur interprétation étant relative au sens que nous leur donnons ? –.

L'étrangeté de ce sentiment est double. D'une part, ce « vêtement du moi » qui s'éloigne comme l'océan à marée basse m'apparaît désormais comme étranger alors qu'auparavant je n'avais même pas conscience de m'y identifier tellement cela m'apparaissait naturel, et ce qu'il recouvre m'apparaît également étranger ! C'est comme de voir un diamant soudain perdre sa couleur et se rendre compte qu'il ne fait que la réfléchir, n'en constituant pas un caractère intrinsèque !

L'on ne peut écarter la possibilité que ce qui apparaît n'est pas le véritable « soi », mais une autre illusion ! Dès lors que la personne se révèle être une affabulation, comment savoir si ce qu'elle recouvre n'est pas également un autre masque ? Voyez le temps. Par définition, « l'instant présent » semble permanent, mais en réalité ce n'est jamais le même instant, c'est un mouvement perpétuellement renouvelé. L'instant présent est coémergent à la disparition de l'instant (présent devenu) précédent, surgit en miroir tel son reflet ! Puisque « l'instant passé » n'existe plus, que « l'instant présent » est aussi intangible qu'un reflet, et que « l'instant futur » n'existe pas encore, alors… qu'est-ce que le temps ?

Un élément de cette expérience suggère que ce qu'il y a en dessous est « bien plus » qu'une autre persona, tant il (me) communique le sentiment d'une réalité bien plus vaste que ce « moi » auquel je m'identifiais, le sentiment que cela dépasse toute frontière avec d'autres personnages, et y compris probablement avec le monde lui-même, une impression encore trop subtile pour être clairement qualifiée sans équivoque ni interrogation…

Selon les traditions philosophiques, les uns affirmeront que de la désidentification du « sentiment du moi » (ou quel que soit le nom donné à ce processus) révèle le véritable « soi », présent depuis toujours, et d'autres diront qu'il révèle la vacuité de la nature véritable de notre être. Quoi que cela soit,une seule chose est certaine, il y a eu conscience de ce phénomène sans quoi il ne pourrait y avoir eu expérimentation ! La question n'est pas de savoir si cela qui apparaît existait avant ou à partir du moment où le retrait se produit, mais qu'est-ce qui se retire ou se soustrait exactement, lequel caractérise « le sentiment d'être moi » ?

Selon Descartes, la pensée est ce qui nous définit. Le fait de penser indique que nous existons. Or, comme la méditation, la nature de l'esprit (son ontologie) n'est pas une activité. La conscience « est » sans faire quoi que ce soit ! Ce n'est pas parce que je pense que je suis, c'est parce que « je suis » qu'il m'est possible de penser, d'agir, etc. Mais, c'est cet agent, ce « moi agissant » que j'identifie comme étant « moi » (qui me confère le sentiment de mon identité personnelle), et qui se commue en ego, n'est pas la nature de la conscience !

Le principal « obstacle » à la méditation, c'est la « saisie du soi » (la croyance dans le « moi » et l'expérience qui en résulte) ! Il n'y a plus de distraction ni d'agitation quand il n'y a plus personne à distraire ! Toutefois, ce n'est pas de « me » laisser agir par la vie, de « me » couler dans le flow (en tant que « moi ») qui le réalise, c'est par l'abstraction de l'agent. « Abandonne choix et détermination ! Alors, abandonne tout cela et réside en ta royale inaction » IDC-66.

Cet abandon du vouloir, c'est précisément ce qui caractérise le « retrait de la saisie du soi » ! Or, dans la « saisie du soi », qui est saisi ? Ce n'est pas un agent « existant premier », c'est simplement l'intentionnalité. Et quel est son opposé ? La conscience en son état naturel, spontané ! Les vagues qui se forment sur l'océan sont l'océan. Il n'y a pas de réalité en-dessous. L'agent est la forme que revêt la conscience lorsqu'elle se croit douée d'intentionnalité.

Lorsqu'il est question de « méditer le non-soi » de la personne dans la « Vision supérieure », il ne s'agit pas tant de démontrer par l'analyse que le « moi » n'a pas d'existence réelle (no vidyate), mais d'affûter le discernement pour saisir la perspective sous laquelle l'agent (déterminé – déterminant) n'a pas d'existence inhérente et autonome. C'est l'abandon de ce « mode intentionnel », dont la personne est le reflet, qui ouvre sur la véritable nature de la conscience. La personne résume « l'histoire du moi » (la conscience comme agent), l'objet de toutes les thérapies mues par l'attachement à vouloir guérir le « je », et de tous les mythes de sublimation (du «développement personnel »), qui se résument à « faire et de ne pas se laisser faire », ce qui n'est autre que le samsara !

Ainsi, ce qui se produit lors de l'abandon du « je suis un agent » est un effet rebond. À l'instar du temps, lorsque la « conscience intentionnelle » se retire son reflet en miroir révèle son opposé, la liberté naturelle de la conscience. Cela qui apparaît alors, par-delà l'intentionnalité et la non-dualité, fait un avec toutes choses qui (sans pluralité) se révèlent simplement « conscience[k1] ».

« Lorsque tu affirmes : "j'existe", "je pense ceci ou cela", "telle chose m'appartient", accède à ce qui n'a pas de fondement et, au-delà de telles affirmations, connais l'illimité et trouve la paix » VT.


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php

VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 


II.103 Respire


Inspire, tout ce qui est là-bas est ici,

Retient, et nulle part, il n'existe « d'ici ».


Expire, ce « nulle part » est partout ailleurs,

Respire, ici et là-bas, tout est le cœur.


Partout, là-bas et ici, tout est conscience,

Et nulle part, l'on ne trouve la conscience.


Inspire, dépose ton esprit sur l'esprit,

Retient, dans ce silence, nulle part d'esprit.


Expire, l'absence devient limpide,

Respire, ici et là-bas, tout est vide.


Partout vibre la présence cristalline,

De toutes parts, sa réflexion illumine.




Lobsang TAMCHEU 

II.104 Ubiquité


Tout ce qui est perçu et ce qui le perçoit,

Là-bas et ici, sont identiques en soi.


La conscience est la vue et ce qui est vu,

Sans distinction est sa nature continue.


Où que je regarde, la conscience est tout,

Je suis la conscience, aussi je suis partout !


Ébloui, j'apparais sous forme de matrice,

Dont la pensée est l'écho de l'artifice.


La projection fictive est le projecteur,

D'un cinéma dont le vide est seul auteur.


Que je reconnaisse ma spatialité,

Et la vacuité embrasse mon unité !



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Il y a quelque chose de rassurant à dire « je », à pouvoir affirmer « je suis », par rapport à l'immensité de l'univers, à dire « moi » afin de pouvoir trouver un sens à ma vie par rapport à l'absurdité de la mort. Or, ma véritable nature n'a pas besoin de substitut. Il n'y a nul besoin d'affirmer « je suis » pour être ! Le cogito de Descartes n'est rien de plus qu'un cri dans la nuit d'un esprit captif de la dualité ! Elle est partout, en toutes choses, ce qui n'est pas sans effrayer l'ego…

« 100. La conscience est partout, il n'y a aucune différenciation. Réalise cela profondément et triomphe ainsi du temps » VT

L'événement de la « saisie du soi » (tout ce qui nous ramène brusquement à nous sentir vivement exister) n'est pas seulement l'expérience hallucinée d'un « je » entitaire, substantiel et autonome, c'est la réaffirmation de sa croyance. Lorsque la dualité fragmentante fait place à la spatialité unifiante, et que toute différence s'évanouit entre l'extérieur et l'intérieur, le corps et le monde, le premier réflexe (expression de l'emprise de la « saisie du soi ») est de chercher à se situer dans cette perspective radicale. La spatialité dissout tout référentiel d'espace et de temps, de sorte qu'il n'est plus possible de nous situer en regard du monde.

C'est un gros problème pour le « moi », car la question « où suis-je ? » peut alors devenir extrêmement anxiogène. Mais, c'est aussi dans de tels moments, grâce au renversement qu'il produit dans notre conception de la réalité, qu'il est possible de faire voler en éclat les murs de notre prison mentale. Autrement dit, l'Éveil implique de mûrir dans son esprit… le désir de l'Éveil !

« 118. Dans la stupeur ou l'anxiété, à travers l'expérience des sentiments extrêmes, quand tu surplombes un précipice, que tu fuis le combat, que tu connais la faim ou la terreur, ou même lorsque tu éternues, l'essence de la spatialité de ton propre esprit peut être saisie » VT

Il y aurait un paradoxe à ce basculement (cette cassure de la vue erronée qui nous entraîne à voir la conscience comme fragmentaire), qui constitue à la fois un passage absolument nécessaire (puisque nul n'a jamais atteint l'Éveil par la méditation) et… totalement inutile puisque nous sommes par nature, déjà, cette conscience spatiale, s'il n'était purement conventionnel !

Dans le Vijñānabhaïrava sῡtra – ou « tantra de la connaissance suprême » du Shivaïsme du Cachemire –, certaines stances parlent de la spatialité de l'esprit et d'autres de la dissolution du mental (la conscience intentionnelle). Toutefois, pour arriver à la spatialité (ou réaliser la vacuité des apparences), il faut passer par la dissolution de l'illusion de la forme (c.à.d. prendre conscience que la vacuité apparaît comme la cause et l'effet, laquelle est vide de substance puisque précisément interdépendante). De fait, les stances qui parlent de spatialité parlent également de dissolution, car ce sont les deux aspects d'un même phénomène comme la forme-vide est vide-forme ! 

« 33. Vide, mur, quel que soit l'objet de contemplation, il est la matrice de la spatialité de ton propre esprit » VT.

Ultimement, il n'y a pas de « saut quantique » (de passage du matériel à l'immatériel, du relatif ou transcendant). Ce renversement de la dualité par la non-dualité (et de la non-dualité par la vacuité) est purement conventionnel. C'est la réalisation de la spatialité de toutes choses, lesquelles ne sont autre que la conscience indivise (sans pluralité et sans unité, que les traditions nomment le « Soi » ou « Dieu »), par-delà l'arbitraire fragmentation de l'être.

« 14-18 L'extase mystique n'est pas soumise à la pensée dualisante, elle est totalement libérée des notions de lieu, d'espace et de temps. Cette vérité ne peut être touchée que par l'expérience. On ne peut l'atteindre que lorsqu'on se libère totalement de la dualité, de l'ego, et qu'on s'établit fermement dans la plénitude de la conscience du Soi » VT.

Le divin, Shiva-Shakti, le Bouddha, il ne faut pas voir là de réalité ultime. Il n'y a de vérité que relative à celui qui en fait l'expérience. D'aucuns verront dans la conscience un absolu personnel, d'autres un absolu impersonnel. Les tāntrikas ou les mystiques comme maître Eckhart crieront « wow ! » et l'appelleront le divin. Or, la réalité ultime est « libre d'assertion » ! Le Soi n'est qu'une désignation ! « Dieu » n'est qu'un nom apposé sur la réalisation/reconnaissance de la spatialité de la conscience dont la phénoménologie échappe aux captifs de la dualité. Ce ne sont que des instruments, comme un radeau pour traverser une rivière que l'on abandonne une fois de l'autre côté sauf si l'on veut aider d'autres à traverser.

Pris dans un groupe spirituel, nous croyons en une voie unique qui mène à l'Éveil. Or, puisqu'il n'y a pas d'absolu, il n'y a pas non plus de voie à proprement parlé ou plutôt il y a autant de voies que d'êtres sensibles ! Nous sommes chacun une voie, expérientielle et intuitive dans le mysticisme du Cachemire, rationnelle et rituelle dans le bouddhisme tibétain. Chaque point de vue reflète une orientation face au soleil. Aucun angle n'est meilleur qu'un autre, nous devons seulement en faire l'expérience par nous-mêmes et juger de ce qui nous convient le mieux…

Cette stance du Vijñānabhaïrava tantra est une approche intéressante. Il s'agit d'utiliser l'énergie que l'on met à voir un objet comme ayant une existence substantielle et autonome, pour rectifier notre vue, de sorte à saisir la spatialité de cet objet, le fait que l'espace prend la forme, la couleur, les dimensions, les apparences de cet objet. Mais, qu'est-ce que l'énergie dans cette perspective ?

L'énergie est un mot qui désigne ici l'intentionnalité d'un agent qui se pose sujet et qui pose son attention sur une chose qu'il conçoit comme une substance. Il est étonnant qu'il faille passer par un événement du type renversement, ou cassure, pour réaliser la spatialité de la nature de toute chose. C'est étonnant puisque par essence cette spatialité est… non fragmentée ! 

Ultimement, la réalisation de la nature de toute chose, la conscience spatiale, libre d'assertion, n'applique aucune brisure de symétrie de la dualité, puisque la dualité et la non-dualité ne sont que des apparences de la conscience, spatiale et spontanée par essence. C'est comme si la dualité existait vraiment et qu'il fallait pour la dépasser produire un choc sur le mental qui brise sa vue erronée. Et c'est comme si, conséquemment, l'accès à la réalisation, ou à la reconnaissance de la conscience comme étant la nature véritable de toute chose, passait par cette transition entre dualité, non-dualité, et la transcendance d'une conscience par essence « libre d'assertion ».

Visualiser un objet mental implique un effort de concentration lequel requiert de l'énergie. Mais pour saisir la spatialité de la conscience, nul besoin d'énergie. Il suffit de poser l'esprit sans contrainte sur l'esprit. L'énergie n'est pas une chose propre qui nous sert à poser l'esprit sur des choses qui elles-mêmes existeraient en propre. L'énergie est un instrument ou un levier pour réaliser que la dualité n'existe pas ultimement ! C'est une manière de voir les choses et plus précisément, l'une des formes de manifestation sous laquelle l'esprit en fait l'expérience, l'autre étant la pensée qui n'est autre que la réflexion de « la matrice de la dualité » (le référentiel relativiste) !


VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 


II.105 Hors-là


De l'invisible, tu pressens l'existence,

Tu ressens l'énergie telle une présence.


Au contact intangible, ta peau frissonne,

Dans son courant, tout ton corps bourdonne.


La symphonie lyrique de son apogée,

Laisse place au vide sourd du périgée.


De son silence, te laisse orpheline,

Aveugle à la lumière qui t'illumine !


C'est grâce à elle que tu vois l'espace,

De ces mots, l'énergie est l'interface !


Toute forme est la conscience spatiale,

Son ressenti est ton propre corps radial ! 


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Ultimement, toute chose est vide d'essence, dépourvue de support réel. Toute expérience, comme de « ressentir les énergies », est l'expression ou la traduction d'une croyance. L'énergie n'a pas plus de réalité physique (de substrat réel) que quoi que ce soit d'autre dans l'univers, mais pour en faire l'expérience… il faut y croire ! Autrement dit, la capacité à « ressentir l'énergie » est relative non pas à une sensibilité physique, mais à la croyance que nous en avons.

« 7-10. Tout ce qui est perçu comme une forme composée de la sphère de Bhaïrava [Shiva, la vacuité] doit être considéré comme une fantasmagorie, une illusion magique, une cité fantôme suspendue dans le ciel ». VT 

En l'absence de réalité tangible, les émotions (qui sont également une forme d'énergie) reflètent le sens que nous donnons aux choses, au regard que nous posons sur les événements et sur la vie. Qu'une personne soit hypersensible ou qu'elle manifeste peu d'émotions découle dans tous les cas de leur croyance. Ce qui ne fait pas sens n'est pas expérimenté. Ne pas pouvoir contrôler ses émotions, s'attacher à les filtrer ou à les contraindre, ou simplement leur laisser « libre cours » est une question de sens

Sous cet angle, le caractère, la puissance et la forme du ressenti de l'expérience spirituelle mystique (« l'amour infini du divin ») apparaissent comme l'expression d'une croyance qui n'est qu'une autre forme… de la Bodhicitta, laquelle s'origine sur le support de la compassion. Il semble donc que, quelle que soit la voie, l'Éveil soit le signifiant du sens que nous donnons à la souffrance des êtres.

« L'expérience spirituelle mystique » a toutefois ceci de particulier qu'elle possède à la fois un caractère conventionnel, lequel exprime une croyance relative à la personne, et une dimension qui transcende l'ordre de l'expérience puisqu'elle touche à l'au-delà de toute croyance en une réalité objective, la forme de son expression étant décohérée d'une conscience qui se pense comme agent. La reconnaissance de Dieu en l'homme et de l'homme en Dieu, la félicité qui traduit la réalisation du caractère indivis du tāntrika et de l'univers, expriment par l'émotion et le sentiment ce qui révèle de l'ainsité ! « L'extase mystique n'est pas soumise à la pensée dualisante (…) Cet état de Bhaïrava est gorgé de la pure félicité de la non-différenciation du tāntrika et de l'univers » VT.

Étant donné que certaines voies sont spécifiquement des « voies de l'énergie » comme le Vajrayana, il semble que ce soit un avantage de ressentir les énergies. Mais, l'on peut également dire l'inverse relativement à la voie « rationnelle » des sῡtra du Bouddhisme tibétain (qui fait appel au discernement de l'intellect plutôt qu'au ressenti) ou à la voie directe du Mahāmudrā. Nonobstant que nul n'excelle dans tous les domaines à la fois, il n'y a pas de voie meilleure qu'une autre. La question est plutôt de savoir situer le «juste milieu » pour chacune d'elle afin d'éviter de glisser dans les extrêmes. Reconnaître «notre fibre » (ce qui fait sens à chacun), sans nous y attacher outre mesure, chaque voie étant le reflet du sens dont est porteur notre vue. L'important ne se trouve pas du côté de la projection, mais du projecteur, c.à.d. non du « mode de manifestation » de nos croyances, mais du sens sous-jacent à leur expression.

Une hypersensibilité ou une grande intelligence sont l'expression de croyances poussées à leur paroxysme, lesquelles risques de mener aux extrêmes, de l'éternalisme c.à.d. de substantifier l'expérience mystique en y voyant la preuve de l'existence d'une « réalité divine », ou du nihilisme en voyant le non-soi comme un vide absolu (mais également de substantifier la vacuité comme essence !). Plus une croyance est forte, plus son expression est conséquente, et plus l'esprit en creusant son ignorance s'éloigne de sa véritable nature.

Du point de vue énergétique, toute forme d'extrémisme peut être vue comme un blocage de la circulation de l'énergie dans les chakras et les « canaux subtils ». Il n'y a donc pas d'incompatibilité à penser l'énergie d'un point de vue abstrait puisque la pensée et l'énergie sont l'expression de nos croyances, l'une sous forme immatérielle l'autre sensible. Elles ne sont que des traductions du sens que nous donnons aux choses. C'est donc un non-sens de les opposer et de chercher à les développer par compensation !

La poésie, parce que plus allusive que descriptive, est plus parlante qu'un long discours philosophique parfois trop abstrait et rationalisant. La poésie est un puissant vecteur de l'intuition, et peut faire naître ou stimuler des émotions alors… qu'il ne s'agit que de simples mots ! Elle est naturellement le mode d'expression privilégié des voies mystiques, une manière unique de faire l'expérience du sens par l'entremise du langage. Or, que les mots puissent véhiculer des émotions est révélateur d'une vérité étonnante, la pensée est de l'énergie !

« 129. Lorsque la pensée se dirige vers un objet, utilise cette énergie. Englobe l'objet et, là, fixe la pensée sur cet espace vide et lumineux » VT.

Selon cette stance du Vijñānabhaïrava tantra, les pensées qui meuvent l'esprit, produisent en son sein agitation et distraction, sont de l'énergie – des « vents subtils » pour reprendre une définition tout autant poétique qu'épistémologique – qu'il est possible d'orienter de manière à prendre conscience (et à réaliser), la nature véritable de la conscience à travers la spatialité de la pensée.

Le ressenti de l'énergie, d'un lieu ou d'une personne, possède sa propre signature sensorielle, de sorte qu'en l'absence de son stimuli physique caractéristique, l'on pensera qu'il n'y a pas là d'énergie, ou en quantité si insignifiante qu'elle en est indétectable ou si subtile que notre sensibilité n'est pas à même de la discerner. Or, la poétique est également un vecteur de l'énergie ! Les mots font naître des émotions puissantes et véhiculent des sentiments auxquels nous ne réagissions parfois pas. Ce n'est pas une question de degré de sensibilité, mais de sens !

Cette « énergie de la pensée » n'est pas ressentie comme de l'énergie puisque ce n'est pas le corps qui en est l'interface. Ce ressenti que l'on identifie sous son mode de sensibilité particulière comme étant celui de « l'énergie » (dont on fait l'expérience reconnaissable entre toutes les modalités de la perception sensible), est une expérience subjective ! L'énergie est une manifestation, non un principe. L'énergie est une modalité de l'expérience de la conscience qui, à l'instar de l'océan, est le reflet de croyances dont la perspective adopte la forme de vagues de ressentis au caractère sensoriel particulier, d'un océan dont la nature est la vacuité spatiale qui embrasse et constitue toutes choses.

« 33. Vide, mur, quel que soit l'objet de contemplation,

il est la matrice de la spatialité de ton propre esprit » VT.


VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 

                                                           Une question de sens

II.106 Signe


Sur le fil du papier, la plume s'envole,

Lentement, les mots forment une farandole.


Dans les sillons d'une pensée homogène,

Des vents subtils déposent leurs graines.


Une ondée de prose arrosée d'ivresse,

Dans les tréfonds, infuse la sagesse.


La lumière tisse le fil de l'horizon,

Le ciel se pare de l'étoffe des rayons.


L'espace embrasse toute étendue,

Sans s'étendre, de toutes parts, il afflue.


L'intuition s'illumine tel un flambeau,

Au gré de la liberté spontanée des mots.


Lobsang TAMCHEU  

Éléments de réflexion


Tout ce qui est là-bas est ici, et tout ce qui est ici est partout, c'est la spatialité ! La conscience est la vue et ce qui est vu. C'est la coémergence ! La conscience est tout, je suis la conscience, aussi je suis partout ! C'est l'omniprésence !

Les voies de l'énergie sont celles du relationnel et tout relationnel est yoga par définition. L'énergie nous met en relation avec le monde et avec les autres, mais d'abord avec nous-mêmes. Parmi les 112 stances du Vijñānabhaïrava tāntra qui sont des instructions de pratiques, certaines portent sur la spatialité, d'autres sur la dissolution, d'autres sur l'énergie, d'autres sur le souffle, et toutes sont des moyens de nous relier à notre véritable nature. Les mots aussi sont une forme de yoga ! Outre la dimension énergétique de la pensée qu'ils reflètent, les mots sont un vecteur du renversement qui mène à la réalisation de la vue.

« Tout est yoga » dès lors que l'on abandonne toute notion d'agent et de convoitise envers l'objet, mais aussi lorsque l'acte entraîne un basculement de perspective qui nous ouvre la vue à la spatialité et permet de réaliser notre véritable nature. Toutefois, ce n'est pas un « saut quantique » ! Il n'y a rien à produire ou à obtenir, simplement à prendre conscience que « l'anneau de Moebius » ne comporte pas deux faces, que c'est notre vision biaisée par une perspective incomplète qui nous le fait apparaître ainsi! Le renversement s'opère à la reconnaissance de l'universalité de la conscience.

« 117. L'esprit est en toi et tout autour de toi.

Lorsque tout est pure conscience spatiale,

accède à l'essence de la plénitude » VT.

Prenons le terme « d'absolu ». Sous la perspective substantialiste, il revêt le sens d'une réalité immanente et transcendante. Pour l'éternalisme, l'omnipotence est le caractère d'un Dieu tout puissant qui lui permet de créer tout ce qu'il désire. Mais pour le Shivaïsme, c'est de la spatialité de la nature de la conscience (Shiva) que la manifestation (Shakti) émerge constamment. Pour « la sagesse qui réalise l'ainsité », c'est parce que toute chose est ultimement vide d'essence propre (« libre d'assertion ») que tout peut apparaître en réalité relative.

La sémantique est un yoga, les jeux de mots ses asanas ! Le débat philosophique également est un yoga ! Lorsque Nāgārjuna débattait avec les partisans d'autres traditions ou courants philosophiques, il ne faisait pas autre chose que d'amener ses interlocuteurs à ce point de basculement où les fondements conceptuels erronés s'effondrent, et où la déconstruction de la pensée entraîne l'émergence du sens véritable dans le silence de toute conception mentale.

Le yoga est à la fois l'arc, la flèche et la cible. Prendre conscience de cette réalité, sans pluralité ni unité, est le signe que l'esprit s'est établi dans « la vacuité des trois sphères », c'est-à-dire qu'il n'est plus fragmenté entre l'agent, son acte et son objet. Cette fragmentation est à la base du langage lequel associe par un acte de relation symbolique, un signifiant (le mot), avec un signifié (le sens), une division au cœur de toute pratique rituelle. 

« 141-144 Qui est l'adorateur ? Qui entre en contemplation ? Qui est contemplé ? Qui reçoit l'oblation et qui en fait l'offrande ? A qui sacrifie-t-on et quel est le sacrifice ? » VT.

La philosophie est un outil puissant pour produire ce renversement de paradigme, et les rituels pour se familiariser avec le sens qui en émerge, mais étant donné qu'ils sont les supports de la doctrine et les moyens de leur mise en pratique (fussent-ils « habiles »), ils ne sont pas les vecteurs idoines d'opportunité à la réalisation. Quelle différence y a-t-il entre la poésie et la philosophie ?

Dans la philosophie, il s'agit de trouver les mots justes pour traduire un concept de la manière la plus précise possible. Or, une compréhension sans équivoque implique une réduction du sens, qui entraîne l'assèchement de la polysémie, alors que la poésie nourrit l'ouverture par la pluralité sémantique. Certes, la philosophie n'est pas une science exacte et, aussi éclairant qu'il soit, un système philosophique n'est pas une « mise en équation » de la pensée. La doctrine du Bouddha n'a pas pour but de figer l'esprit, mais de lui permettre de se libérer, à condition toutefois… de dépasser la doctrine elle-même !

Or, le mental est obsédé par le souci d'anticiper pour éviter l'imprévu, ce qui fait obstacle à la réalisation, laquelle ne peut survenir dans un contexte contraint par la rationalisation excessive de la pensée et par des pratiques rituelles répétitives jusqu'à en être dépourvues d'âme ! « L'inattendu, c'est la porte d'entrée d'un état d'union, car votre cerveau ne peut pas analyser. C'est un arrêt brutal du mental qui survient grâce à quelque chose d'inattendu. Lorsque vous tomber dans un fleuve la meilleure solution, c'est de vous prendre pour un poisson ! » [1].

En philosophie, même si dans le mouvement du raisonnement, l'agent finit par s'abstraire de sa subjectivité à mesure qu'il manipule les idées, comme la marche s'abstrait du marcheur à proportion qu'elle devient méditative, il n'en demeure pas moins que la fragmentation des sphères demeure entre le signifié et le signifiant du fait du processus de mise en équation du premier sous le second. A contrario, dans la poésie, la liberté d'expression est l'engrais qui permet de faire germer le pressentiment du sens du champ de la polysémie, sous la lumière de la « vacuité des trois sphères », en gommant toute différence entre le locuteur, la prose et le sens (qu'il ne s'agit pas de transmettre, mais de laisser surgir). Quoi de mieux qu'une formulation conventionnelle « libre d'expression » pour faire saisir le sens que ce qui est par nature ultimement... «libre d'assertion » !

« Ce n'est pas le yoga qui mène à la conscience, 

c'est la conscience qui mène au yoga, Abhinavagupta », Tantraloka  [2] 

La sagesse intellectuelle amène à « la sagesse de la réalisation ». Toutefois, lorsque la philosophie est enseignée dans un cadre de rationalisation strict, tel que celui du bouddhisme tibétain, elle peut devenir un obstacle à la spontanéité naturelle de l'esprit, de même que les rituels lorsque leur formalisme étouffe l'authenticité de la motivation. «Attachés à vos points de vue, vous ne faites qu'obscurcir la claire lumière de votre esprit. Respecter des voeux qui ne sont rien d'autre que des concepts, blesse d'une manière ultime votre pratique spirituelle » IDC-66. Tant que le pratiquant n'a pas abandonné croyance et détermination, la voie spirituelle peut être vue comme une promesse d'atteindre l'Éveil. Dès lors, le formalisme contraint de ses pratiques, outre de nourrir l'attachement, est un obstacle à la liberté naturelle de l'esprit.

« La pratique rituelle n'est pas un moyen, ce n'est pas un but, c'est une action sans intention. L'acte rituel, c'est le renoncement à la nécessité de l'appropriation » [2]


[1] https://www.youtube.com/watch?v=iZs1lub2lFQ 

[2] https://www.youtube.com/watch?v=8tNyvAcVDo8 

VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 

II.107 Célébration


Hors de la fragmentation, nul équilibre,

A l'instant présent, la conscience est libre.


Le seau remplit se vide de l'eau du puits,

L'étoile filante fuit, la vue se poursuit.


Le monde est yoga, le chaos limpide,

Avant, après, pendant, la forme est vide.


Sur le point fuyant de la nuit céleste,

Danse l'émotion spontanée du geste.


Le rêve du plus profond des précipices,

Est tout entier contenu dans ce calice.


Au cœur de l'acte, l'instant est uniforme,

Autour, dans et dedans, le vide est forme. 




Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Célébrer, c'est s'immerger dans le sens, lequel ne fait « réellement sens » qu'à partir du moment où son émergence précède le rituel dont la célébration est une manière d'exprimer la joie et la félicité qui découlent de cet état de réalisation. Est yoga, l'immersion totale (sensorielle, émotionnelle, intellectuelle et spirituelle) dans le flux de la réalité et donc de la vie. Ce n'est pas un but, c'est un résultat ! Le corps est déjà naturellement dans l'unité, aussi tout yoga postural pratiqué de manière authentique est une célébration de sa liberté naturelle, équivalent de la liberté d'expression naturelle de la conscience, qui relie la personne à elle-même à travers l'alignement du corps, du souffre et de l'esprit.

« Libre d'assertion » rime avec « liberté d'expression ». En regard du rationalisme du Bouddhisme tibétain et du formalisme du Bouddhisme zen, le Shivaïsme du Cachemire offre une approche plus souple et iconoclaste (d'aucuns jugeront trop libertaire), qui constitue le terrain propice pour briser toute forme de carcan qui enferme la pensée et renforce le mental dans les rails de l'habitude.

Toutes les formes d'art sont des célébrations de la vie, et toutes sont sensibles à la « tentation réductionniste » ! L'équilibre subtil du geste, de l'émotion et de la pensée, à l'expression naturelle du corps/cœur/esprit (autrement dit du flux de la conscience spontanée) est susceptible par nature de fragmentation, laquelle n'est qu'un… mirage en regard de la nature ultime ! Une division qui par ailleurs est originelle du monde dans le Shivaïsme (Shiva origine la manifestation, Shakti, en permanence), mais aussi dans la « trinité » du Christianisme !

« 110. Les vagues naissent de l'océan et s'y perdent,

les flammes montent puis s'éteignent, le soleil surgit puis disparaît.

Ainsi tout trouve sa source dans la spatialité

de l'esprit et y retourne » VT

Que les phénomènes soient « des productions interdépendantes infaillibles » apparences de la vacuité « comme la cause et l'effet », alors qu'une seule chose (un seul principe, la « liberté d'expression ») est l'essence de toutes choses, et toutes choses sont l'essence (« libre d'assertion ») d'une seule, se comprend en regard de cette essence ultime vide d'essence, qui rend possible l'existence des contraintes simultanément à l'absence de toute contradiction ! L'omnipotence de la conscience se saisit ainsi comme la liberté de revêtir n'importe quelle forme sous des conditions de causalité de leur manifestation relative.

La perfection du geste n'est pas incompatible avec la liberté d'expression. Pratiquez ! n'est pas une injonction à la rigueur, mais à retrouver à l'instant présent, cette « liberté d'expression » naturelle de la conscience spontanée qui est la célébration même de notre nature. Une liberté qui atteint son plein « potentiel de réalisation » lorsque le pratiquant dépasse le stade de l'apprentissage, dans cet au-delà où absolument toute activité, y compris la plus rationnelle et la plus formelle, cesse d'être un carcan lorsque l'esprit s'établit hors de toute assertion et de toute contrainte, qui ne sont que des fantasmes de l'esprit émergeant à la perspective égocentrée du voile de l'intentionnalité.

La perfection n'est pas une fin en soi, mais un moyen de retrouver l'état naturel de l'esprit au cœur même de l'acte. Il faut descendre au plus profond des « trois sphères», c.à.d. de la fragmentation de la conscience, pour atteindre la vacuité de son essence, ce point où il n'y a ultimement plus rien à atteindre !

« 117. L'esprit est en toi et tout autour de toi.

Lorsque tout est pure conscience spatiale,

accède à l'essence de la plénitude » VT


VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 

II.108 Soi


L'Être est un fait, une réalité en-soi,

Rien que la conscience sans renvoi à soi.


Son nom n'est pas une vérité éternelle,

Rien qu'une assertion sans attribut personnel.


Sa nature n'a pas de substance pour corps,

Rien que sa connaissance sans support.


Son cœur n'a pas d'élément pour essence,

Rien que son principe sans ascendance.


Son état n'a pas de forme pour expression,

Rien que sa présence sans obstruction.


Son espace n'est pas un vide absolu,

Rien que la liberté sans aucun attendu.



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


S'agissant de la question du « Soi », celle-ci ne relève pas tant de la philosophie ou de la métaphysique que… d'une question lexicale ! Parlant du « Soi », le Shivaïsme ne parle pas d'une substance, d'une essence nouménale, entitaire et unitaire, intrinsèque et autonome (l'âme au sens védique et chrétien du terme) qui constitueraient les caractéristiques de l'ontologie de l'Être (l'êtreté). Il ne parle pas non plus de self-consciousness, de la « conscience de soi » (c.à.d. la conscience d'être conscient de sa propre conscience), mais de l'êtreté comme condition de toute expérience consciente, sans laquelle rien ne pourrait être appréhendé y compris le vide !

Et lorsque le Bouddhisme parle de « non-soi » (même s'il faut distinguer entre ses écoles philosophiques), il ne nie aucunement la conscience, mais réfute l'existence d'une âme « en-soi » ! Le Mādhyamaka Prāsangika ne dit nullement que la conscience est vide ou néant. Nāgārjuna met en garde contre les extrêmes de l'éternalisme et du nihilisme de la substance, mais également… de la vacuité, laquelle désigne « l'absence d'essence substantielle » de toutes choses !

Ainsi, pour le Shivaïsme, la réalité est « libre du vide et du non-vide », ce que le Nāgārjuna énonce comme « ni être ni non-être (… ni être et non-être, ni être ni non-être»), et lama Tsongkhapa comme « libre d'assertion » ! Autrement dit, une simple erreur d'interprétation conduit à un débat philosophique absurde !

Lorsque le Shivaïsme clame que « l'univers est le jeu de ta Conscience », il veut dire que « la conscience est coémergente aux apparences » ! Et en proclamant « Shiva est le Soi», autrement dit la conscience, il affirme la faculté naturelle de la conscience d'être «clairement consciente d'elle-même » IDC-81 comme l'expression de l'Être, « tu es Shiva», dont la nature est la conscience, en-deçà de toute subjectivité, de toute intentionnalité, de toute division sujet-objet. 

« Avant de désirer, avant de savoir : "Qui suis-je, où suis-je ?", telle est la vraie nature du "je". Telle est la spatialité profonde de la réalité » VT.

Avec des termes qui s'entrecroisent et leur sens qui se chevauche, il peut être plus simple de réduire la pensée par opposition, par exemple pour le Bouddhisme de rejeter l'idée d'un « dieu créateur » – ce qui a par ailleurs l'avantage de faire de la libération de la souffrance notre responsabilité individuelle –, plutôt que d'expliquer l'omnipotence comme la nature de la conscience de manifester toutes formes ou dit autrement pour «la vacuité d'apparaître comme la cause et l'effet ».

Ainsi, lorsque le Shivaïsme parle de « Dieu », il ne faut pas y voir un être tout-puissant, mais le synonyme de l'omnipotence de la conscience (libre du vide et du non-vide), en tant que faculté causale de toute manifestation. 

« Le Soi n'est qu'un miroir. Il ne contient rien mais reflète toute la réalité (…) Le Soi tantrique est vide mais il possède la qualité de refléter le manifesté. Il est en quelque sorte la matrice de la spatialité, on peut donc dire que, reflétant tout le jeu du manifesté, il ne reflète que de l'espace » VT.

Toutes choses se reflètent dans le miroir de la conscience, incluant la conscience d'en avoir conscience ! Prenez n'importe quel objet et enlever une par une toutes ses caractéristiques (couleurs, dimensions, formes, etc.), toutes ses propriétés physiques, toutes ses modalités sensorielles, il n'en restera pas moins au final une seule chose, irréductible, indivise, inamovible, et qui en même temps ne possède pas de réalité propre (« ni être ni non-être »), le fait d'être conscient, la conscience comme « acte de connaissance » ! 

« 137. Lorsque connaissance et connu sont d'une essence unique, le Soi resplendit » VT.

La conscience est le cœur de toutes choses, la base de toutes les apparences, or à cet instant même, je ne suis pas conscient de tout cela ! Tout juste suis-je conscient de mon corps, de ma position dans l'espace. Toutefois, il n'est pas nécessaire que je sois conscient de la totalité de l'univers en ce moment précis pour affirmer « je suis Shiva » ! Je le suis avant de le penser ! Il suffit que je pose, sans contrainte, l'esprit sur un seul point (interne ou externe, lesquels sont sans obstruction relative) et que je le reconnaisse comme l'Être. 

« 46. En un instant, perçois la non-dualité en un point du corps, pénètre cet espace infini et accède à l'essence libérée de la dualité » VT.

Pourquoi est-ce si simple finalement ? Parce que « tout existe et n'existe pas » à la fois ! Tout est « libre du vide et du non-vide » ! Puisque toutes les choses n'ont d'existence qu'en regard de la conscience, le seul fait d'être conscient démontre la « liberté d'assertion », c.à.d. la vacuité, de l'Être.

Quant à la notion du « divin », elle recoupe la relation que la conscience entretient avec cela qu'elle reflète. Lorsque dans le Bouddhisme, l'on parle de « divinités » ou de «déités » (s'agissant des techniques de méditation du vājrayana), il s'agit là aussi d'une question de « relation » où les déités apparaissent comme des points qui relient le méditant/pratiquant à sa propre nature fondamentale.

Dans « l'expérience spirituelle mystique » qui est au cœur du Shivaïsme, cette (relation de) reconnaissance se traduit par une joie intense et un sentiment d'amour débordant. Dès le moment où l'on prend conscience que l'on est toutes choses, il n'y a plus de fragmentation ni de séparation, plus de contraire ni d'opposé, plus de stress ni de souffrance, rien qu'un bonheur sans limite

« 104. Lorsque tu réalises que tu es en toute chose, l'attachement au corps se dissout, la joie et la félicité se lèvent » VT.

A l'origine de toutes traditions spirituelles, l'on trouve l'élan d'amour altruiste d'aider les autres à se libérer des chaînes de l'illusion pour atteindre au bonheur. Le paradoxe est qu'il finit par conduire à des querelles philosophiques absurdes. Ce n'est pas tant que le langage ne soit pas un vecteur approprié pour exprimer l'êtreté. La réduction opérée par la pensée discriminante, qui cherche à traduire l'inconcevable plutôt qu'à en faire émerger la saisie intuitive, nous rappelle que la conscience de l'Être et l'être de toutes choses, et que sa célébration est un acte de connaissance de chaque instant.

« Tu es Shiva

Shiva est le Soi

Illuminé depuis toujours

Sans naissance, ni mort

L'Univers est le jeu de ta Conscience

[Libre du vide et du non-vide] » VT.


VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier