Poétique de l'ainsité-volume 2

Poétique de l'ainsité (108 bis)

108

                                                           De l'extérieur vers l'intérieur  

III.1 Immensité


Emporté par les vents contraires des pensées,

De la vie, le penseur est l'éternel naufragé.


Sur une mer d'huile, le marin rêve du grain,

Le logicien en théorise le dessein.


Quand se lève la vague de l'immensité,

Pour le mystique, s'évanouit la dualité.


Porté par l'intuition au milieu des flots,

Le poète ne fait plus qu'un avec les mots.


A l'Élysée de cet instant intemporel,

La conscience est présence universelle.


Du sens, le pressentiment de l'identité,

L'être est l'expérience de l'immensité !


Lobsang TAMCHEU  

III.2 Intériorisation


Ô ! Transparence qui rayonne de clarté,

Tu embrasses l'étendue de l'immensité.


Ô ! Éclat nimbé d'une acuité diaphane,

Ta réflexion couronne la joie océane.


Ô ! Silence qui nourrit la fertilité,

Ta présence enchâsse la globalité.


A l'expansion éruptive de la vacuité,

Tu jaillis spontané du manifesté.


Du fond indicible de l'essentialité,

Voit l'incommensurable réalité.


De l'univers, l'Être est le mont Meru,

La conscience est partout et tu es tout !





Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Les traditions spirituelles se recoupent sur un point de méthode, « méditer sur l'espace, c'est méditer sur la vacuité ». L'on serait alors bien inspiré de trouver un endroit vaste et calme qui offre une vue panoramique sur le monde, une ligne de sommets de montagne, la profondeur d'une vallée vue d'un sommet, l'océan qui s'étend à perte de vue, le ciel nocturne constellé… et de s'installer là pour méditer, les yeux grands ouverts « libre de la fixation d'un observateur ou d'une chose observée » IDC-124, en se laissant submerger par la transparence de « l'espace illuminé par les rayons du soleil » VT pour nous éveiller à la conscience d'Être.


« 35. En méditant sur sa vacuité interne, tu accéderas à la spatialité divine » VT.

 

Un reflet peut nous apprendre beaucoup de choses, mais il n'est pas cela qu'il reflète. Toutes ces points de vue inspirant de la nature sont la manifestation de l'être, c'est indéniable, mais ils ne sont pas l'être lui-même ! Ce sont seulement son expression (Shakti) sous les formes les plus majestueuses. Pour voir se lever « la conscience comme être », ressentir « l'Être de la conscience » (Shiva), il faut se tourner vers l'intérieur, poser l'esprit sur l'esprit, sans s'inspirer des caractéristiques les plus spatiales et subtiles de la manifestation. C'est en observant l'esprit sans contrainte que l'on reconnaît en soi-même la conscience, qui émerge alors spontanément et embrasse toutes choses dans un ressenti d'immensité, de globalité, d'indivision et d'irréductible présence de l'Être. « Le résumé de la vie spirituelle, c'est d'aller de l'extérieur à l'intérieur, descendre au fond, trouver la source et revivre à partir de la source » ME-LJ.

Cette non-voie du Mahāmudrā ne signifie pas que les pratiques, les visualisations des déités, les récitations de mantra, les yogas, l'énergétique, les rituels, n'y sont pour rien ! Tous sont des modalités de l'expérience de la manifestation (Shakti) et donc autant de « portes » vers la réalisation de l'Être… mais, ils ne sont pas le seuil ! L'on pourra se concentrer aussi longtemps que l'on veut sur l'espace, visualiser les déités, travailler à faire circuler l'énergie dans les « canaux subtils » et les chakras, etc. ce ne seront jamais… que des manifestations de la Shakti, les expériences de nos croyances ! Le reflet n'est pas l'Être. Tant que l'esprit est posé sur la manifestation, il reste distant, éloigné de lui-même.

A l'instar, la poétique sourde du pressentiment de l'ainsité à travers l'allusif, mais la saisie directe de l'Être ne survient que lorsque la dualité s'abstrait et que les mots et l'intuition se confondent. « 138. Lorsque l'esprit, l'intellect, l'énergie et le soi limité disparaissent, alors surgit le merveilleux Bhaïrava ! » VT. Lorsque l'on « touche au fond », la conscience se révèle, l'intérieur éclaire l'existence de l'extérieur de l'évidence lumineuse de l'Être ! L'on saisit instantanément que la spatialité, la transparence, et toutes les caractéristiques de l'espace qui figurent la nature de la conscience, la vacuité de son essence, proviennent de l'intérieur, submergent et rendent possibles toutes manifestations ! L'on pressent alors pour la première fois « l'omnipotence de la conscience », sa faculté à manifester tous les phénomènes, partout, en tous lieux, en tout temps, par-delà l'unité et la pluralité.


« 117. L'esprit est en toi et tout autour de toi. 

Lorsque tout est pure conscience spatiale, 

accède à l'essence de la plénitude » VT.


ME-LJ : Maître Eckhart traduit par Laurent Jouvet https://www.youtube.com/watch?v=qv_CDsT0Vn0 

VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier    

III.3 Evocation 


L'horizon, l'espace, l'aube ensoleillée,

Le regard, tout exhale de l'illimité.


L'émotion, la sensation, le toucher,

La pierre, sécrètent la spatialité.


Les sentiments, la prose, les maximes,

Les mots, distillent l'intuition du sublime.


A l'instant magique où la vue se lève,

Le parfum de l'incomposé s'élève.


Dans le jardin où s'abandonne l'esprit,

En une éclosion subite, l'amour fleurit.


L'inspire de l'arc-en-ciel de ses arômes,

Expire la fleur de l'intuition polychrome.




Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Qu'est-ce qu'une « voie spirituelle » ? Ce n'est pas un chemin que l'on suit pour obtenir des pouvoirs (siddhis) ou atteindre à des réalisations, c'est là une vision mentale mue par un désir d'appropriation, donc par l'ego ! Ce n'est pas non plus une transformation qui amène à la transcendance. Il n'y a rien à transformer, il y a seulement à reconnaître. Ce n'est pas un enseignement, lequel fait partie de la voie, mais n'est pas la voie. La voie, c'est un pressentiment, c'est ce qui fait surgir l'intuition de notre nature véritable, et les formes qu'elle revêt sont les différentes formes d'expression vectrices de son surgissement.

Les êtres réalisés ne cherchent pas à transmettre une connaissance, ils se situent au-delà de toute intentionnalité désirante. Ce dont ils parlent n'est pas de l'ordre du concevable, ni d'aucune « science », même si le mot est employé s'agissant de l'esprit pour exprimer l'idée d'une nécessité de pratique constante (sādhana). Il n'y a rien de nécessaire, seulement être ! Aussi, ne cherchent-ils pas à établir une « relation de maître à disciple ». Ce sont les aspirant à l'Éveil qui le désirent, lesquels n'ont pas abandonné tout désir et voient la réalisation comme un fruit qui leur masque la reconnaissance de la réalité les fait les ériger en « maîtres » !

Il n'y a rien à dissimuler. La vérité est si évidente que l'on passe à côté ! Il n'y a nul besoin de masquer l'authentique pour justifier du statut de « maître » aux fins d'entériner la soumission du disciple. « Il ne s'agit pas de dissimuler les textes mais au contraire de les transmettre aux intelligences intuitives » VT.

Cela ne veut pas dire que la seule lecture des textes suffise pour s'éveiller. Se relier à un être réalisé est yoga « à partir du moment où personne ne revendique la propriété » de cette relation ! « Il y a dans le tantrisme un engagement réciproque puissant fondé sur la certitude qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre le maître et le disciple. C'est par un acte d'amour dépourvu d'objet que cette identité va se révéler » VT-59.

A l'instar du langage poétique, et encore plus parce qu'ils sont l'expression d'être réalisés, les tantras shivaïtes sont particulièrement inspirants au point de sembler recéler un véritable pouvoir par leur capacité à induire le pressentiment de l'Être. Lorsque l'on atteint un stade où il n'y a plus de différence entre sujet et objet (lorsque la vacuité se révèle forme) les mots n'apparaissent plus comme des vecteurs du sens, mais comme « le parfum de l'ultime » !

Ne voyant pas que la carte est un territoire, nous fragmentons l'indicible en mots et cherchons à le comprendre par une entreprise philosophique qui peut confiner à un rationalisme extrême et nous perdre en divagations métaphysiques, plutôt que de nous laisser inspirer par le sens. Il suffit de comparer ce que ces mots nous inspirent. Là où la poésie fait surgir l'évocation d'un monde de sensations, d'expériences et d'émotions, là où les stances du Vijñānabhaïrava tantra nous donnent à pressentir l'illimité à travers la fulgurance de sa reconnaissance, un être réalisé y verra la célébration de la nature de l'Être tout autant… que les mots pierre, herbe ou arbre, apparaîtront à ses yeux comme la réalité ultime !

Cette « puissance évocatrice » n'est pas contenue dans les mots. Il y a dans la «formule mystique » une dimension qui n'est pas d'ordre extérieur, mais intérieur à la conscience comme condition même de son expérience. « Ce qui résonne spontanément en soi est la formule mystique » VT.

Comme l'écume sur l'océan, condensé des arabesques du vent, les mots sont de simples assertions libres du vide et du non vide. « L'écume du pressentiment » est le miroir du discernement, le reflet de l'esprit, l'expression de l'Être. Lorsque je prononce le mot « pierre », je peux n'y voir qu'un mot ou je peux y voir la chose sur laquelle j'appose cette désignation. Je peux me l'imaginer mentalement au point de sentir son poids, sa dureté, sa surface lisse, bosselée ou rugueuse, sa fraîcheur ou sa chaleur, etc. Je peux aussi voir à travers la pierre, comme si elle était un hologramme, la transparence spatiale de sa vacuité...


« 33. Vide, mur, quel que soit l'objet de contemplation,

il est la matrice de la spatialité de ton propre esprit » VT


La réalisation n'est pas une question de transcendance, mais de regard, de manière de voir et de qualité de la vue. Je peux voir les choses d'une manière fragmentée et duelle où le mot, le sens, et ce qu'il m'évoque forment des sphères distinctes, mais je peux aussi, clairement et spontanément, saisir le mot comme réalité et la réalité comme mot, la forme-vide et le vide-forme, lesquelles sont des expériences rendues possibles par la conscience qui les manifestent. Le pressentiment de l'essence ultime est l'apanage de l'esprit voilé. Les êtres éveillés ont naturellement conscience d'Être. Les mots n'ont de « pouvoir d'évocation » que lorsqu'ils n'apparaissent pas comme ainsité!


ME-LJ : Maître Eckhart traduit par Laurent Jouvet https://www.youtube.com/watch?v=qv_CDsT0Vn0 

VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 

III.4 Expression


Il n'y a pas d'escalier qui mène au ciel,

De temple consacré qui conduit à l'Éveil.


Pas d'itinéraire ou de circuit fléché,

De voie pavée menant à la liberté.


Pas d'échelle à une ascension graduelle,

Nul sommet que l'on atteint par un rituel.


Chaque grain de sable est un édifice,

De l'Être, la nature évocatrice.


L'émotion, la sensation, le toucher,

L'acte, la pensée, sont la spatialité.


Tout est le lieu de la reconnaissance,

L'adoration mystique, la résurgence.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


La lecture du Vijñānabhaïrava tantra est surprenante dès l'abord de sa forme. Il semble n'avoir aucune structure logique. Les stances sont présentées sans ordre précis, certaines sont redondantes, il n'y a pas de véritable fil conducteur, comme s'il s'agissait d'une simple accumulation de techniques mises bout à bout. L'on ne peut que s'interroger sur la raison d'un tel choix (s'il y a), d'autant qu'il est possible de les classer graduellement par catégorie ou par type de yoga ?

Ce manque de structure tranche avec la littérature philosophique du Bouddhisme tibétain, en particulier le Lamrim – les étapes de la voie vers l'Éveil –, sommet de rationalisation scolastique. Le Shivaïsme ne s'en cache pas en énonçant sa non méthode, provoquer l'intuition plutôt que de développer la raison. « L'école Pratyabhijfiâ du tantrisme shivaïte cachemirien considère comme primordial le libre envol de l'intuition qui permet de saisir l'essence d'un texte ou d'un enseignement, hors de toute réduction opérée par la pensée discriminante » VT.

Le Vijñānabhaïrava tantra est à cette image. Sa lecture ressemble à la vie, c'est une expérience vivante, « quantique » au sens où elle modifie l'esprit du lecteur en changeant son regard. Son caractère brouillon, versatile, fantasque, est voulu ! Il fait de sa lecture une pratique ! « Dans l'espace de la vie même tout peut émerger et se résorber. Aucun territoire où la Shakti ne soit. Rien à faire, rien à rechercher. La réalité seule, telle qu'elle se présente spontanément » VT.

À l'instar des micro-pratiques, qui consiste à augmenter le nombre de pratiques d'une durée très courte plutôt qu'à les allonger sur de longues périodes, la lecture du Vijñānabhaïrava tantra offre un « espace de déconstruction » où le mental achoppe à s'accrocher à un ordre, à une logique, se débranche et où, porté par la poésie du sens, l'esprit retrouve alors sa spontanéité naturelle…

Quel est le principal obstacle à la méditation du « Calme mental » (Shiné) ?

Ne cherchez pas à l'intérieur de son système en listant ses étapes, sa gradualité, les antidotes qu'elle demande de mettre en œuvre… La méditation n'est pas une activité. Le « principal obstacle au calme mental » est la rationalisation de sa technique !

La nature de la conscience est spontanée, non intentionnelle, « libre d'expression » comme son l'essence est « libre d'assertion ». Poser l'esprit sur l'esprit, rien d'autre à faire ! C'est la porte du Mahāmudrā. Le cadre d'une pensée rationnelle, cimenté par la logique, à l'intérieur duquel la pensée s'enferre dans des débats philosophiques absurdes dans une opposition entre Soi et non-soi sous couvert de l'attachement à atteindre l'objectif de la libération des contraires, tout cela constitue le principal obstacle au non-agir de la méditation.

Au moment où l'on constate le chaos qui règne à l'intérieur de son esprit, son état de distraction et d'agitation constants, la difficulté de se concentrer, il fait sens de s'orienter vers une méthode qui le recadre, le structure, et le rende plus efficace, par la recherche de sa maîtrise. Mais, comment cette logique, qui n'est pas dans l'ordre de l'esprit, pourrait-elle s'inscrire dans son mouvement naturel ?


« Tous les phénomènes sont comme des oiseaux qui traversent l'espace. 

À cet instant, cela a du sens de rechercher l'essence de l'esprit. 

Lorsque vous regardez l'esprit, il n'y a rien à voir. 

Dans ce rien à voir vous verrez le sens profond » IDC-66


L'intuition sourde de l'inattendu. Dans le Shivaïsme, la « danse de tandava » déconnecte le mental par la lenteur extrême de ses mouvements. A l'instar, la lecture du Vijñānabhaïrava tantra interrompt la propension du mental-ego à vouloir tout expliquer, tout rationaliser, tout justifier, y compris de faire de la méditation une pratique opposée à sa nature ! La redondance et la reformulation évitent ainsi à l'esprit de figer le sens sur un absolu.

 

« Ce que l'esprit aime, c'est former des concepts, comparer, émettre des jugements, aller au fond des choses, former une image fixe des enseignements et les transformer en certitudes (…) Qu'ils laissent l'esprit aller où bon lui semble, dans une totale liberté, dans un non-conformisme absolu, sans être limité par des injonctions et des tabous » IDC-124.


Un autre obstacle, c'est la dualité qui érige le pur et l'impur en opposé et induit de croire en la nécessité de s'isoler du monde pour trouver le calme et établir l'esprit dans son état naturel. Pour le Shivaïsme, tout est vecteur de réalisation. Il n'y a aucun lieu, aucune activité ou événement qui ne soit l'Être ! Il est tout à fait possible de mettre une minuterie sur 15, 10 ou 5 minutes, et à chaque sonnerie de revenir quelques secondes à la spatialité. Toutefois, il ne s'agit pas de se couper du monde, du flux des pensées et de chasser toute émotion, mais de voir toute chose dans sa transparence spatiale, laquelle est celle de la conscience.

Le Vijñānabhaïrava tantra n'est qu'une émanation parmi une infinité d'autres de la conscience (Shiva, le soi, le non-soi, l'Être) dont l'intuition jaillit de l'acte (à l'abandon de toute revendication de propriété) de « fixer le regard sans cligner » sur toutes choses et d'y reconnaître la spatialité de notre nature.


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php 

VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 

III.5 Extériorisation


Un seul un pas ailleurs te sépare d'ici,

Et tu ne peux faire un pas ailleurs qu'ici !


Un seul « pas plus loin », et tu passe par-delà,

Et tu ne peux, de l'instant, passer au-delà !


Maintenant, ne fait pas un seul pas et voit,

Tout existe et n'existe pas à la fois !


Ô ! Merveille, chaque instant est nouveauté,

Par l'acte de la conscience ainsi créé !


Ô ! Joie, à l'instant même de la dissolution,

Disparaît y compris la disparition !


Ô ! Félicité, l'instant de la conscience,

Résonne au cœur vibrant de la présence !


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


A quel intervalle pratiquer les « micro-pratiques » ? A chaque instant ! Car, chaque instant est le lieu de la reconnaissance ! « Aucun territoire où la Shakti ne soit » VT-122. Ce qui se passe à chaque instant, ici et maintenant, est un « acte de connaissance » dont le caractère momentané manifeste et emporte avec lui le cœur même de la présence.


« Devenir un avec ce que vous faites est la clé. Lorsque vous faites un avec l'action, c'est la réalisation de la Voie. Pour accéder à cette unité, rien qui ne soit la Voie. La démarche tantrique est de suivre le cours naturel de l'esprit, sans le contraindre en aucune façon » VT-124.


Chaque instant n'est pas identique au précédent, car il s'y passe toujours quelque chose de différent (sensation, perception, idée, pensée, ne sont pas les mêmes), et chaque instant n'est pas non plus différent, car coémergent à la conscience qui le saisit et sans laquelle nous ne pourrions en faire l'expérience. Même dans la méditation formelle où le temps semble s'arrêter et la conscience se suspendre dans un espace sans-forme, même le sommeil sans rêve perçu comme une interruption de la présence consciente, sont des « actes de conscience » ! Peu importe ce qui se passe ici et maintenant, il suffit simplement de voir chaque instant comme une nouvelle naissance ! Sous cette perspective, même la fin de quelque chose est une apparition ! Autrement dit, pour qui en saisit l'intuition, rien ne disparaît jamais, car rien n'apparaît qui ne soit autre que la conscience manifestée dans « l'acte de connaissance » de l'instant !

Chaque instant est le lieu du pressentiment que le temps n'est pas un référentiel extérieur à la conscience qui serait le témoin de ce qui s'y produit, sur la base d'une division intrinsèque du sujet et de l'objet comme existants autonomes. Chaque instant est l'occasion de la prise de conscience de la transparence spatiale de toute chose à la temporalité de « l'acte de leur connaissance ». Ce qui se produit à cet instant, chaque phénomène que nous percevons comme extérieur, chaque mouvement de l'esprit que nous éprouvons comme intérieur, tout cela est indivis de la conscience ! Le temps est la conscience (Shiva) qui se perçoit sous un effet de perspective qui la fait s'apparaître spatialement extérieure à elle-même, comme un « acte de connaissance » qui la réunit simultanément au cœur de l'énergie de sa propre manifestation (Shakti).

Essence et apparences étant coémergents, la conscience n'est pas véritablement un «courant d'actes de connaissance momentanée ». Ce n'est qu'un jeu « libre d'assertion», ni réel ni irréel, ni vrai ni non vrai ! 

« Tu es Shiva, 

Shiva est le Soi, 

illuminé depuis toujours. 

L'Univers est le jeu de ta Conscience (…) 

Libre du vide et du non-vide » VT-50

Cette conscience n'est pas propre aux êtres dont l'esprit est voilé, les êtres réalisés en étant affranchis. Ce qui les différencient, c'est le regard et la qualité du regard qu'ils portent sur les choses, lequel révèle que le temps est l'expression de « l'omnipotence de la conscience » qui manifeste toutes choses ! Chaque instant est un « acte de connaissance » créateur de la scène (l'espace et le temps), du spectacle (ce qui se passe ici et maintenant), et du spectateur (le « témoin » qui en a conscience).

Ainsi, il y a de quoi se réjouir, puisque ce qui apparaît, à l'instant où il disparaît, entraîne avec lui la disparition de la disparition elle-même ! Et si la disparition de l'instant entraîne avec elle la disparition de la nouveauté, celle-ci réapparaît toujours, encore et encore, comme inédite à chaque nouvel instant ! L'instant présent est donc l'occasion unique et infinie de reconnaître la transparence spatiale de toutes choses, en coémergence à sa création par l'esprit, au sein même de la conscience de son expérience.

Toutefois, il y a là quelque chose de paradoxal. L'esprit voilé n'a pas le choix quant à la manière dont il perçoit les choses, celle-ci lui étant dictée par son ignorance de leur véritable nature. De fait, comment le sujet peut-il être se libérer de cette emprise alors que la « reconnaissance » de la nature de l'être procède… de l'abandon de toute subjectivité ?

Ultimement, il n'y a pas de sujet qui se libère ! La libération s'obtient par l'abandon de la croyance en son existence intrinsèque et autonome qui, à l'union de l'Être de toutes choses, entraîne la cessation de la fragmentation de la conscience. Pour autant, il est nécessaire que la conscience se pose comme « sujet » afin d'acquérir le degré de connaissance et de sagesse requis pour faire surgir l'intuition lucide de sa véritable nature (avec entre autres moyens, l'aide des micro-pratiques), jusqu'au moment où le «je » n'est plus utile ! 

« 140. Celui qui réalise une seule de ces dhāranā devient Bhaïrava en personne (…) 

141-144 Libéré au sein même de l'activité et de la réalité, il est libre » VT-170.


VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 

III.6 Amplification


Sur la rétine de l'aube naît le soleil,

Ses rayons dessinent la courbe du ciel.


Au centre, l'iris s'ouvre à la nouveauté,

A l'enceinte du jour enfante la clarté.


Sur la lentille de l'horizon, tu culmines,

A la lumière de la vue cristalline.


Du puits de l'œil, le joyau sans dimension,

Déploie son éclat en toutes directions.


Dans son propre reflet, le regard s'embrasse,

Dans le miroir de la profondeur de l'espace.


A l'instant où le fini reconnaît l'infini,

En son cœur, l'Être est à nouveau réuni.


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Parmi les différentes manières de classer les stances du Vijñānabhaïrava tantra, une catégorisation n'est pas mentionnée alors qu'elle traverse l'œuvre, l'amour. Dans le Bouddhisme, les « trois sphères » de l'action (l'agent, ses actes et l'objet de ses actes) sont dépouillées de tout caractère et constituent une équation pouvant se décliner avec différentes variables, lesquelles revêtent la forme des paramita ou vertus transcendantes. Ainsi, l'agent peut-il être le « donateur », son acte « la générosité », et son objet « les autres ». Il en va de même pour l'éthique, la patience, l'effort joyeux, la concentration, la sagesse…

Dans le Shivaïsme, les « trois sphères » sont connotées du caractère de l'amour du couple Shiva/Shakti sous le triptyque de « l'adorateur », de « l'adoration » et de «l'adoré », au cœur de la spatialité. Lorsqu'une chose apparaît, elle vient de l'espace, sa manifestation est de l'espace (vide d'essence propre), et quand elle disparaît, elle retourne à l'espace. 

« 110. Les vagues naissent de l'océan et s'y perdent, 

les flammes montent puis s'éteignent, 

le soleil surgit puis disparaît. 

Ainsi tout trouve sa source dans la spatialité de l'esprit et y retourne » VT.

Or, toute chose est l'expression de l'amour qui unit Shiva/Shakti, toute chose vient de l'amour, manifeste de l'amour et s'autolibère dans l'amour. « Bhaïrava et Bhaïravi, amoureusement unis dans la même connaissance, sortirent de l'indifférencié pour que leur dialogue illumine les êtres » VT-13.

Le mythe grec de Narcisse, amoureux de son propre reflet, est un biais de cette relation au cœur de l'amour. Le monde comme expression de la conscience est un mouvement incessant de déploiement et de redéploiement, dont la relation d'amour est la réflexivité (vibratoire et dynamique) entre le principe et sa manifestation, l'indifférencié et l'énergie. « 54. Ton amour m'a ouvert au mouvement de l'incessant retour de toute chose à l'espace vierge où le cœur ne cesse de frémir et où tu te manifestes par ce frémissement » VT.

La contemplation (ou la non-méditation) shivaïte est un acte d'adoration dont la spatialité est le vecteur qui amène à l'union de l'adorateur et de l'adoré, à ce point de convergence où, dans l'union indivise de Shiva/Shakti, il n'y a plus ni sujet (ni action) ni objet. « 141-144 (…) Qui donc est adoré ? Qui est l'adorateur ? Qui entre en contemplation ? Qui est contemplé ? Toutes ces pratiques sont celles de la voie extérieure et correspondent aux aspirations grossières. 145. Seule cette contemplation de la plus haute réalité est la pratique du tāntrika. Ce qui résonne spontanément en soi est la formule mystique » VT.

Plus l'endroit est ouvert, vaste et dégagé sur l'espace, plus la vue de la spatialité surgit spontanément et submerge l'esprit d'un « sentiment océanique », cette sensation de se fondre dans l'espace lorsque les frontières du moi se dissolvent et que le contemplateur ne fait plus qu'un avec l'objet de sa contemplation. 

« 76. En été, lorsque ton regard se dissout dans le ciel, clair à l'infini, 

pénètre dans cette clarté qui est l'essence de ton propre esprit » VT.

Lorsque Narcisse regarde son reflet, il ne voit pas au-delà du miroir de l'eau, et ne dépasse donc pas le stade de l'ego. A l'opposé, lorsque le regard se pose sur l'étendue totalement ouverte de l'espace, c'est la profondeur de cet l'espace infini qui forme un miroir et lui renvoie son propre regard ! Dans la profondeur, il n'y a pas de limite, de sorte que lorsque la conscience contemple l'espace, à mesure qu'elle s'expand dans la spatialité, et que la vue s'étend à l'illimité, c'est l'univers tout entier qui se réfléchit dans le regard du contemplateur !

« 60. (…) dans un lieu infiniment spacieux (…) 

laisse ton regard se dissoudre dans l'espace 

[et atteint cette bienheureuse dissolution de l'amour] » VT.

C'est le sentiment de cette réflexivité dont Utpaladeva fait l'expérience et qu'il traduit comme « une relation au divin », et théorise dans sa philosophie de la « reconnaissance » de l'homme en Dieu et de Dieu en l'homme. Ce « Dieu » qui n'est pas une personne, mais l'omnipotence de la conscience qui manifeste constamment toutes choses, et se manifeste elle-même incessamment en coémergence par l'intermédiaire de toutes choses, dans un mouvement circulaire sans commencement ni fin. Cette connexion à ce qu'il y a de plus vaste est un retour à soi, à ce « Soi » qui, au-delà de tout concept et de toute conception, est essentiellement le sentiment de la spatialité infinie de la conscience d'Être, au-delà toute identité personnelle, par-delà toute transcendance de l'impersonnel. 

« 57. Shiva manifeste tout le jeu phénoménal. 

Dans mon élan vers la réalité du monde 

[sans connaître de limite dans l'espace], 

touche à [la quintessence de l'univers entier. 

Là, tout n'est que divin frémissement » VT.

L'accès à l'espace profond n'est toutefois pas une condition sine qua none ! L'on peut aussi prendre appui sur les objets du quotidien pour trouver la profondeur de la vue et émuler la spatialité. « 59. Regarde un bol ou un récipient sans en voir les côtés ou la matière. En peu de temps prends conscience de l'espace » VT. Lorsque le bol n'apparaît plus comme un contenant, ni un contenu, la vue devient le miroir de l'infini ! Voyez l'espace qui vous entoure, l'espace qui forme les objets, et l'espace à l'intérieur (entre les atomes) sans discontinuité dans la vacuité de leur essence, sans obstruction des apparences à la conscience qui les saisit. 

« 35. En méditant sur sa vacuité interne, 

tu accéderas à la spatialité divine » VT.

S'il est possible de ressentir cette conscience illimitée qui se réfléchit dans la contemplation de lieux confinés, comme une forêt profonde et silencieuse sur un chemin de montagne qui vous observe (voir l'infini dans un grain de sable), c'est parce que l'amour émane de la création, reflet de la vue émerveillée de l'esprit qui se pose sur l'esprit ! 

« 93. Tout point où se pose ton regard 

est ce point unique où ton amour perce mon corps 

et se fond en moi » VT.

Émerveillez-vous ! L'émerveillement est un amplificateur de la spatialité ! Il est merveilleux de se ressentir aimant ainsi aimé par l'espace infini, d'entendre le murmure de la profondeur du silence, de ressentir la vibration subtile de la vue qui résonne de l'adoration de la contemplation à « l'acte de connaissance » du corps de l'instant sans cesse nouveau. « 83. Ô Déesse, jouis de l'extrême lenteur des mouvements du corps et l'esprit paisible, coule-toi dans l'espace divin [qui murmure l'amour avec une passion d'une extrême douceur] » VT.


VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier   

III.7 Spatialisation


Comme de l'eau dans l'eau ou le souffle de l'azur,

Des flammes dansantes au feu du clair-obscur,


Comme le reflet du vide dans un miroir,

L'esprit se mire dans la clarté du savoir.


Ni essence ni absence radicale,

Est figure d'interférence égale.


Lorsqu'elle se révèle à sa non-perception,

Balaie l'illusoire de toute conception.


La conscience par la conscience traversée,

De l'unité, transcende la dualité.


Alors transparaît par-delà l'existence,

L'éclat brillant de l'indicible présence.


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Le Bouddhisme et le Shivaïsme se rejoignent dans l'expérience du samādhi (le « Calme mental »), quant à ses caractéristiques, la spatialité, la félicité, la non-dualité. Sur la première, « Djé Tsongkhapa dit que l'on peut atteindre un point où la clarté est telle dans la méditation que l'esprit se sent presque infini (…) vous vous sentez dans un tel état d'unification que vous avez une expérience d'espace universel » MLY-43.

Sur la seconde, « dans cet état subtil de concentration, vous éprouvez tout naturellement une félicité extatique. Plus votre concentration est élevée, plus vous atteignez un état d'unification, plus grande est votre expérience de béatitude », et sur la troisième « au niveau plus subtil, votre sagesse sera si puissante, si nette, tout naturellement, vous aurez une certaine expérience de la non-dualité, du Mahāmudrā, de l'absence de sujet et d'objet » MLY.

Dans son approche rationaliste, le Bouddhisme tibétain distingue la méditation de quiétude (le « Calme mental ») qui vise à établir le calme dans l'esprit, et la méditation analytique (« Vision supérieure »), qui vise à réfuter le « soi » – lequel se subdivise entre « soi de la personne » et « soi des phénomènes » – qui amène à la réalisation de la vacuité, autrement dit au Mahāmudrā, la nature véritable de l'esprit et conséquemment de la réalité. On l'aura compris, ces deux méditations sont des découpages arbitraires à dessein d'aider à l'évolution graduelle des esprits trop agités (voilés) pour se poser directement sur eux-mêmes. La méditation étant une non-activité, elle ne peut pas plus être divisée que l'espace !

Dans le Shivaïsme, point de telle granularité, la réalisation de la vacuité coïncide au cœur du Mahāmudrā à la saisie de la coémergence des phénomènes et de l'esprit, à la spatialité qui ouvre sur la prise de conscience universelle que tout est conscience dont l'essence est la vacuité d'existence propre ! Lorsque « l'esprit se pose sur l'esprit » (sans contrainte), la profondeur de sa transparence spatiale joue le rôle d'un miroir qui lui renvoie la conscience de son infinitude, laquelle n'est ultimement que l'essence vide de sa clarté lumineuse (ce qui n'exclut pas une certaine progressivité de sa révélation…).

Sous l'effet de ce retour, la perspective biaisée sous laquelle je m'aperçois sous la modalité subjective d'une conscience personnelle (conscience de « moi ») et m'identifie comme sujet (conscience intentionnelle), est brusquement renversée, et dans l'espace ouvert par ce basculement, toute fragmentation disparaît. C'est comme une foule de nageurs (ou de supporters dans un stade), soulevés par une énorme vague dans laquelle ils disparaissent temporairement en tant qu'individus isolés pour devenir la vague elle-même !

En définitive, que la méditation du Bouddhisme tibétain réfute le « soi de la personne » pour réaliser la vacuité de la conscience, où que les yogas du Shivaïsme inverse «l'illusion de la séparation » pour rétablir la vision juste de « la nature véritable la conscience » – le Bouddhisme tibétain distingue la nature conventionnelle ou relative, de la conscience qui est sa « clarté lumineuse », de son essence, la vacuité – le résultat obtenu est le même !

Lorsque ce point, au-delà de toute dualité et de non-dualité, est atteint, toute limite explose entre l'intérieur et l'extérieur, le non-soi de la personne et celui des phénomènes, le corps et l'esprit, l'unité et la totalité, l'homme et Dieu ou quels que soient les mots mis pour désigner cette inconcevable réalité.


« Bien que l'espace vide puisse être nommé ou défini conventionnellement,

Il est impossible de le désigner comme étant « cela ». 

Il en est de même pour la clarté innée de l'esprit. 

Bien que l'on puisse exprimer ses caractéristiques, 

elle ne peut être désignée comme étant cela » IDC-66


Les différences sont relatives aux approches, non à une question de fond. Ainsi, en comparaison, le focus mis par le Bouddhisme tibétain sur la sagesse du fait de son rationalisme structurel le fait apparaître plus aseptisé, plus asséché, que le Shivaïsme – nonobstant la compassion dans le Mahayana – lequel, en mettant l'accent sur le sentiment extatique de l'amour « divin », l'union de Shiva/Shakti de l'Être retrouvé, paraît naturellement plus vivant et plus vibrant de félicité.

Ce n'est là encore qu'une question de perspective, que l'on retrouve d'ailleurs dans d'autres courants spirituels ou religieux de par le monde. L'on peut voir dans le mythe de Narcisse une métaphore du saṃsāra comme miroir de la « saisie du soi ». Narcisse est amoureux de son propre reflet, car il ne voit pas le miroir en-deçà de ce qu'il reflète ! En posant l'esprit sur le miroir de la transparence spatiale, celle-ci renvoie à l'illimité qui ramène de facto la conscience à son état indivis, où la vue n'est plus obstruée par (l'expérience de) l'illusion de la croyance en l'existence du sujet et des phénomènes en soi. Dès lors, que se révèle l'essence de la vacuité du miroir, en regard de la vacuité de la conscience qui se regarde, la « relation à soi » est totalement dépourvue de caractère égotiste, totalement ouverte à la totalité, au cœur vibrant de l'Être…

Au début de la méditation du Mahāmudrā, lorsque l'esprit se pose sur l'esprit, il y a d'abord la « conscience d'être conscient » du monde, de ce qui se passe autour et dans la conscience. Puis, à mesure que l'esprit se clarifie par la concentration, que les perceptions sensorielles et le contenu de la phénoménologie mentale (voix mentale, pensées conceptuelles, cinéma intérieur, etc.) ne créent plus d'interférence parasite, dans la réflexion du « miroir de l'esprit » qui réfléchit l'esprit, le miroir lui-même disparaît dans une « figure d'interférence » où il n'est plus possible de distinguer le sujet et l'objet, où il n'y a plus ni de là-bas ni d'ici, ni d'avant ni d'après, ni d'ici et de maintenant…

L'esprit posé sur l'esprit, « le miroir sur le miroir », renvoie alors du vide ! Cependant, ce n'est ni un vide absolu, ni la figure amodale d'une absence. Lorsque deux forces d'égale intensité s'opposent (ou la crête ou le creux de deux ondes de même amplitude se superposent), la « figure d'interférence » produite les faits tout simplement… disparaître ! Pourtant, elles sont toujours là, mais il est impossible de les percevoir. Lorsque l'esprit est totalement clarifié et que le miroir renvoie seulement le miroir, il n'y a plus alors que la conscience complètement transparente, traversée par tous les phénomènes extérieurs et intérieurs qui peuvent survenir sans plus entacher l'esprit.

La nature de l'esprit est cette clarté lumineuse. Depuis toujours, l'esprit reflète l'esprit, mais il n'est pas visible car voilé par les perceptions sensorielles et le contenu de la phénoménologie mentale. Pour être conscient que le miroir de l'esprit reflète le miroir de l'esprit, il faut d'abord développer la concentration qui permet de « poser l'esprit sur l'esprit » (sans aucun effort) pour abstraire de son miroir toute interférence qui en masque la vue naturelle. Le lac ne reflète plus la Lune, mais la transparence même du lac. La conscience est toujours là, mais ce dont elle est conscience, ce n'est plus un «quelque chose » perçu comme substantiel, c'est la non-perception du miroir qui disparaît dans sa propre réverbération ! Dans cet état de totale « absorption de l'esprit dans l'esprit », il n'y a plus ni être ni non-être, ni sujet ni objet, ni miroir ni reflet

Dans cet état de spatialité, il n'y a plus de fragmentation entre l'esprit et les apparences. Au sein de cette union (sans pluralité et sans unité), le fini et l'illimité se confondent. Ce qui n'apparaît pas est présent, et ce qui est présent n'apparaît pas ! «Spatialité » n'est qu'un mot impropre à qualifier cette réflexion invisible, puisque «l'espace dans l'espace » est imperceptible et intangible, réflexion d'une présence vide, union invisible du manifesté et du non-manifesté…

Lorsque les nuages se dissipent, l'espace est à nouveau visible, mais comment peut-on voir l'invisible ? La clarté de l'esprit est la conscience qui se perçoit clairement elle-même, lorsque son apparence phénoménale conventionnelle disparaît dans cette «figure d'interférence » relative. Au paroxysme, le fait qu'il n'y ait plus de sensation est pure conscience ! L'esprit se pose sur l'esprit et réalise la vacuité de son essence à travers la vue d'une non-perception, simple intuition, insaisissable autrement que d'une manière allusive, évocatrice.


« L'expression "voir l'esprit" n'est qu'une désignation conventionnelle. 

Elle permet de comprendre l'irréalité de l'esprit qui, 

de toute éternité, échappe aux extrêmes d'existence et de non-existence. 

La nature de l'esprit est telle qu'on ne peut y trouver 

la moindre entité percevante ou perçue, 

serait-elle aussi infime qu'un cheveu. 

Au-delà de la pensée et de l'imagination, 

cette nature reste intemporelle et immuable » RL-246.


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php 

MLY : MAHĀMUDRĀ, Comment découvrir notre vraie nature, Lama Thoubtèn Yéshé https://editionsmahayana.fr/produit/mahamoudra-comment-decouvrir-votre-vraie-nature-ebook/  

RL : Rayons de Lune, Les étapes de la méditation du Mahāmudrā, DAKPO TASHI NAMGYAL https://www.padmakara.com/livres-numeriques/196-rayons-de-lune-ebook-format-pdf-9782370410139.html  

                                                           La musique des sphères  

III.8 Frémissement


Lentement, parcoure les lignes de tes mains,

Survole leurs contours d'un toucher aérien.


Au bout de tes doigts légers qui se font face,

Fixe, sans ciller, du regard l'interface.


Sent de l'espace la conduction statique,

Monter en un lent crescendo magnétique.


Du vide, émane un courant d'énergie,

Qui à mesure que tu rayonnes, grandit.


Du sommet de ta tête au bout de tes pieds,

Vibre dans tout ton corps jusqu'à t'enivrer.


Lentement, retire tes mains, puis ton toucher,

Coule-toi dans le frémissement de l'êtreté.



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Pour parcourir une « voie spirituelle », il faut non seulement abandonner tout désir d'appropriation/obtention (jusqu'à tout objectif de réalisation !), se détacher de tout «fantasme spirituel » (« cette voie est meilleure qu'une autre »), et de toute radicalité (« cette voie est plus efficace, plus rapide », etc.) ! Ce sont des divisions du mental-ego ! Il n'y a pas de voie meilleure qu'une autre, il y a seulement la voie qui correspond à chacun

« Tout mouvement est yoga à partir du moment où 

personne ne revendique la propriété de cette pensée » IDC-124.


Au-delà du débat purement philosophique et doctrinal entre le Shivaïsme et le Bouddhisme, les pratiques du Vajrayana comme les yogas tantriques exposés dans le Vijñānabhaïrava ont pour points communs d'amener : à la dissolution des pensées dualistes ; à la désidentification au « soi de la personne » ; à la reconnaissance/réalisation de la véritable nature de l'esprit, spatialité claire et lumineuse ; lesquelles amènent à l'expérience unifiée de l'Être.

Le dogmatisme dans la spiritualité est absurde, mais c'est un penchant auquel le mental cède facilement. D'un point de vue purement relatif du Mahāmudrā, qui pose l'absence de « contrainte méditative » comme condition conventionnelle de « non-pratique », la méditation de « pleine conscience » (ou de pleine présence), peut être considérée arbitraire, au sens où le méditant s'autorise exclusivement à fixer son esprit sur ce qui se passe à l'instant présent.

Lorsque le Vijñānabhaïrava tantra insiste sur l'importance d'être pleinement conscient à ce que l'on fait (« devenir un avec ce que vous faites est la clé » VT-124), il ne pose pas d'ici et maintenant comme une contrainte, mais comme un levier


« Voie de "l'arrêt de l'activité automatique du mental", 

le yoga tantrique utilise le spectre intégral des pensées, 

des émotions et des sensations du yogin placé au cœur 

du foisonnement de la réalité comme voie mystique » VT-39.


Ainsi, la distraction comme perte de l'attention à l'instant présent, considérée dans l'enseignement bouddhiste de la méditation de « Calme mental » comme un obstacle à l'atteinte de la quiétude, peut parfaitement être utilisée pour saisir… la nature de l'esprit! « 119. Lorsque la vue d'un certain lieu fait émerger des souvenirs, laisse ta pensée revivre ces instants, puis, lorsque les souvenirs s'épuisent, un pas plus loin, connais l'omniprésence » VT-122.

Il serait absurde de se priver d'une possibilité de réalisation sous prétexte du respect strict d'un point de méthode. Ne croyez pas sur la base de l'affirmation d'un maître, faites-en l'expérience par vous-même ! Observer ce qui se passe lorsqu'un souvenir surgit. Au moment où l'attention se déporte de l'actuel, il se produit comme une abolition du temps et des limites spatiales. Si l'on ne se laisse pas absorber dans le souvenir, mais que l'on fixe l'esprit sur cette sensation l'on touche alors à la spatialité de la conscience ! Et, « un pas plus loin », au-delà de la non-dualité, lorsque la fragmentation de l'esprit et des apparences s'abolit, il est alors possible d'entrer dans l'union indivise sans pluralité ni unité…


« 120. Regarde un objet puis, lentement, retire ton

regard. Ensuite, retire ta pensée et deviens le réceptacle de la plénitude ineffable » VT-122


Il est possible d'émuler la « vue de la spatialité » simplement en fixant le regard, sans cligner des yeux, sur la profondeur et de la transparence l'espace de sorte à susciter l'intuition de la nature véritable de la conscience. C'est ce que fait le yoga tantrique du Shivaïsme dans ses pratiques. Toutefois, lorsqu'une méditation présente un goût exceptionnel, elle est généralement suivie par des méditations sans saveur ! Une courbe ascendante suivie d'une courbe descendante, cela s'apparente… au désir ! Même modéré dans sa pratique, ce n'est pas spontané. A l'opposé, constatez l'effet de l'absence de contrainte. « Posez l'esprit sur l'esprit » sans objectif ni désir d'obtention, et lorsque l'intuition de la spatialité surgit, c'est de l'intérieur pour s'expandre vers l'extérieur.

Il n'y a pas de meilleure pratique que celle relative au pratiquant. « Ce n'est pas le yoga qui mène à la conscience, c'est la conscience qui mène au yoga », Abhinavagupta, Tantraloka. Nous sommes chacun un instrument de musique. Notre fréquence de vibration nous est propre, et toute la voie spirituelle consiste en définitive à trouver notre « fréquence de vibration personnelle » qui nous permets de nous aligner avec la conscience universelle. « Le yoga c'est comme un instrument, lorsqu'il est bien accordé, il vibre spontanément sans que l'on ait besoin de le toucher ». Certains ont besoin de jouer avec intensité, d'autres avec légèreté. Trouver sa fréquence fait partie de l'expérience.

Le leitmotiv de la « chakra thérapie », mais aussi des yogas qui s'appuient sur ce principe, c'est la circulation des énergies. Nonobstant le fait que leur congestion soit à la source de tous les maux du corps, l'énergie est érigée comme une voie qui mène à la libération de l'esprit. Or, l'important ce n'est pas que les énergies circulent, ni la manière dont elles circulent, ni la fréquence à laquelle elles circulent, ni l'intensité mise dans la pratique. « La clé, c'est d'être présent », mais il ne s'agit pas d'être présent « à ce qui se passe », « à ce que l'on fait », mais d'être conscient d'être présent !

Selon les écoles philosophiques (bouddhistes en particulier), l'enseignement de la méditation du Mahāmudrā met l'accent sur la concentration sur les pensées ou sur l'esprit lui-même. Là encore, il n'y a pas de méthode meilleure que l'autre, mais plutôt une gradualité. Pour l'esprit fortement voilé, il y a plus d'interférences et d'obstruction que d'intervalle de paix entre les pensées. Il en est de même des objets sensoriels pour la « pleine conscience ». Au final, il s'agit de réaliser la vacuité des sources de perceptions sensorielles, de leur représentation mentale, de la « saisie du soi inné », et de la conscience qui les saisit. Il est donc essentiel d'être attentif à la vue elle-même.

Lorsque l'attention se porte sur l'attention, on s'abstrait naturellement de l'espace et du temps, et l'on perçoit alors qu'elles ne sont pas des catégories a priori de la conscience, mais des modalités de l'expérience de la conscience intentionnelle, qui se pose comme sujet (agent de l'action) et se pense « moi ».

Ainsi, les phénomènes extérieurs et le contenu de la phénoménologie mentale ne sont que des apparences conventionnelles sous lesquelles nous faisons l'expérience de la conscience, des reflets sur le miroir de l'esprit. Et si nous voulons réaliser que ces formes ne sont pas l'esprit, il nous faut non seulement réfuter leur « soi », mais également réaliser la spatialité du miroir lui-même !

Tout est yoga dès lors que personne ne revendique la propriété de cette activité, mais aussi à partir du moment où l'on est conscient hors de la sphère de toute dualité. Le Shivaïsme n'érige pas le pur et l'impur en dualité, et ne cherche pas non plus à développer l'un et à éliminer l'autre, tous deux faisant partie de la vie dont le mouvement est vide d'essence. L'expérience méditative (la saisie intuitive) de la spatialité de la conscience n'est pas une activité consistant dans « la conscience de la qualité de l'acte » (de l'agent et de son objet), mais en « la qualité de la conscience » à sa propre aperception.

Voir le miroir de l'esprit et ne pas s'identifier à ce qui s'y reflète. Le « juste milieu » se situe entre la conscience de l'objet dont l'expérience va nous communiquer la sensation de l'existence substantielle, et l'expérience de l'agent qui revendique la propriété de cette expérience délibérée. Le yoga tantrique est ce mouvement du corps/esprit partant de « la conscience de », glisse dans « la conscience d'Être », entre dans la spatialité, et embrasse le cœur entier du Soi/non-soi/Être. « Le résumé de la vie spirituelle, c'est d'aller de l'extérieur à l'intérieur, descendre au fond, trouver la source et revivre à partir de la source ».


« 122. L'attention fixée sur un seul objet, on pénètre tout objet. 

Qu'on se relâche alors dans la plénitude spatiale de son propre Soi/Être 

[où le rythme du monde coïncide avec le rythme de l'esprit, 

et où l'on voit l'univers tout entier] » VT-148



Éric Bouery - Yoga Tantrique du Cachemire - Non-dualité https://www.youtube.com/watch?v=8tNyvAcVDo8 

Daniel Odier || Tandava, la danse de Shiva Shakti 1, https://www.youtube.com/watch?v=COS0P6BImZg 

Maître Eckhart traduit par Laurent Jouvet https://www.youtube.com/watch?v=qv_CDsT0Vn0 

VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 

III.9 Suspension


Écoute le silence après le son du bol,

Touche l'espace qui ouvre sa corolle.


Regarde la transparence de sa bulle,

Dans le ciel évanescent du crépuscule.


Fige ta conscience entre deux pensées,

L'intervalle suspend la temporalité.


L'objet surgit de la pause du mouvement,

L'élan, de la disjonction du firmament.


Le temps est né d'une soudaine interruption,

L'espace, du relâchement de leur union.


La suspension de l'indivis est dualité,

L'unité, suspension de la pluralité.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


« Nous sommes ce que nous cherchons », et que cherchons-nous au juste, la spatialité/vacuité de notre véritable nature. Aussi, l'approche du yoga et celle du Bouddhisme seraient paradoxales si elles n'avaient une visée graduelle. Chez Patanjali, les premiers angas du yoga préparent le corps pour la méditation. A la fin d'une séance d'asanas, la dernière posture, savasana, permet d'intégrer les bienfaits de la pratique, la « libre circulation des énergies » dans l'alignement du corps, du souffle et de l'esprit. 

Et puis, curieusement, avant d'entrer dans la méditation, l'étape préalable est… le «retrait des sens », autrement dit se couper de l'extérieur afin d'entrer à l'intérieur de soi, alors que du point de vue ultime, il n'y a pas de séparation de la nature indivise sans pluralité ni unité ! C'est la même chose dans le Bouddhisme où la méditation du « Calme mental » prend appui sur un objet visualisé mentalement à l'exclusion de toute perception extérieure.

Le Shivaïsme n'entérine pas de division, ce qui n'empêche pas d'aborder les yogas du Vijñānabhaïrava tantra dans une approche réductionniste. Sa forme déconstruite n'empêche pas le mental de catégoriser. Ainsi, le système Trika présente la réalité sous trois aspects (plans ou perspectives) : Siva, l'énergie et l'individu ; lesquels se différencient suivant « le mécanisme psychologique qu'ils mettent en jeu, mais aussi au niveau de l'expérience (…) [pourquoi l'adepte suit telle voie plutôt que telle autre] la grâce divine fournit la seule explication possible : une grâce intense correspond à la voie de Siva ; une grâce moyenne à la voie de l'énergie et une grâce plus faible à la voie de l'individu » VTLS-25.

Le premier niveau, inférieur (« la voie de l'individu »), consiste en un moment de suspension du temps et de l'espace induit par un effet de surprise qui met en évidence la réalité indivise en regard d'une expérience duelle, « surprise d'un contact fugitif mais néanmoins inoubliable avec le Soi apaisé » VTLS-24.

Le second niveau, subtil (« la voie de l'énergie »), utilise la conscience de l'émotion et de la force de la passion comme levier pour saisir la spatialité de l'émotion, de l'esprit, et de l'événement. Le yogin « ne se concentre pas sur un objet mais sur la connaissance qu'il en a ou sur des impressions purement subjectives (…) il s'empare de l'acte même de connaissance, à peine dégagé de la conscience indifférenciée d'où il fuse »VTLS-24.

Le troisième niveau, supérieur (« la voie de Shiva »), embrasse directement la spatialité de l'esprit à la vue de la coémergence des apparences, sans discontinuité d'essence ultime et sans obstruction de formes relatives « ne règne que le vide après l'effondrement des couches superficielles de la personnalité (…) Le Soi cosmique se révèle à lui en toute sa plénitude, alors qu'extériorité et intériorité fusionnent à jamais dans le Bhaïrava universel et apaisé » VTLS-24.

Cette équivalence de niveau aux facultés du pratiquant fait écho au Bouddhisme tibétain qui s'appuie également sur la gradualité des « capacités » de l'étudiant (petite, moyenne et grande), laquelle structure la progressivité de l'enseignement et correspond à des types de recherche différente du bonheur (en cette vie, par l'arrêt du samsāra, pour le bien de tous les êtres sensibles).

Les différences entre les deux courants spirituels ne sont que superficielles pour qui sait lire au-delà des doctrines, en ne se laissant pas entraîner dans des débats philosophiques absurdes eut égard à l'identité ultime de l'état recherché. Du point de vue de la méthode, le Bouddhisme s'appuie sur l'union de la sagesse (qui réalise la vacuité) et la compassion, tandis que le Shivaïsme s'appuie sur l'union de la sagesse (qui réalise la spatialité) et l'amour extatique. A ce niveau, l'on pourrait voir le second comme limité au nirvāṇa alors que le premier vise l'Éveil – le terme Bouddha ayant alors l'exclusivité de cette voie –. Cependant, l'union indifférenciée de Shiva/Shakti «rayonnante de béatitude », « libre du vide et du non-vide », inclut par essence (plus que par définition) la totalité des êtres sensibles dans l'unité de la conscience de l'Être sans pluralité ni dualité


« Du point de vue suprême, tous les sujets ne constituent qu'un sujet unique. Seul l'Un existe.

(c'est un seul et même Soi) qui se révèle comme notre propre moi et comme le moi des autres.

Ainsi toute connaissance, qu'elle appartienne à l'éternel Siva 

ou à un ver de terre, est la connaissance d'un seul et unique Sujet... 

L'omniscience du Sujet en découle nécessairement » VTLS-138


Ainsi, la stance 115, « Au bord d'un puits, sonde, immobile, sa profondeur jusqu'à l'émerveillement et fonds-toi dans l'espace » peut s'interpréter comme de niveau inférieur, où le vertige est le déclencheur d'une fulgurance de spatialité/vacuité « le contemplatif se trouvant projeté tout à coup en dehors du monde prochain, la pure intelligence recouvre son essence indéterminée et intuitive lorsque disparaît la pensée discursive » VTLS-145. Elle peut aussi se lire comme un aspect supérieur où « le monde disparaît en tant qu'objet connu pour ne faire place qu'au pur conscient ». Mais, ce yoga peut aussi refléter la « grande capacité » bouddhique, comme moyen de se familiariser (méditer) la compassion en imaginant l'enfant tombé dans le puits des souffrances sans fond de « l'existence conditionnée » !

Ce ne sont là que des interprétations, l'essentiel est de trouver la fréquence à laquelle chacun résonne, et ne surtout pas se croire inférieur ou penser passer à côté si l'on ne résonne pas à toutes les fréquences ! « Poser l'esprit sur l'esprit sans contrainte », c'est se détacher d'une attitude sectaire (au prétexte d'un idéal absolu), ne pas s'imposer toutes les pratiques sous couvert d'atteindre à la complétude de la réalisation. Tous sont des obstacles à celle-ci.

La nature de l'esprit est « libre du vide et du non vide ». La conscience est comme l'espace, le frémissement comme un sentiment, mais ni la spatialité, ni l'amour, ni la compassion ne sont ses caractéristiques propres et autonomes. Ce ne sont que des aspects relatifs au chemin des êtres en réalisation (et réalisés en tant qu'ils expriment leur manifestation), lesquels sont le reflet de leur aptitude particulière de résonner en alignement avec leur véritable nature.

Reconnaître (intuitivement) la spatialité/vacuité surgit de la compréhension correcte et de l'inattendu ! La réaliser implique, dans le Shivaïsme comme dans le Bouddhisme, d'en avoir le désir ! S'agissant du dépassement de la dualité, il ne s'agit pas d'un «désir d'appropriation » relatif à l'ego, mais du « désir d'être », de désirer être au-delà de la dualité et au-delà de la non dualité. Deux méthodes, une même finalité : le Shivaïsme lie la reconnaissance de la spatialité au sentiment de « l'amour extatique » de l'expérience spirituelle mystique ; tandis que le Bouddhisme lie la réalisation de la vacuité au sentiment de la « compassion universelle » pour tous les êtres sensibles.


« 105. Le désir existe en toi comme en toute chose.

Réalise qu'il se trouve aussi dans les objets

et dans tout ce que l'esprit peut saisir » VT-113 


VTLS : Vijñānabhaïrava tantra, Lilian Silburn https://archive.org/details/LilianSilburnLeVijnanaBhairavaTexteTraduitEtCommente1961Pdf/mode/2up?q=Vij%C3%B1%C4%81nabha%C3%AFrava+tantra+Lilian+Silburn  

III.10 Désirance 


Dès qu'il vit la clarté, l'espace fut épris,

De sa pureté hors de l'instant, il chérit.


A sa transparence, la lueur s'enflamma,

De sa lucidité au présent, elle brûla.


Un rayon traversa l'immensité des cieux,

Son regard plongea dans le reflet de ses yeux.


Sous la caresse du miroir, elle prit forme,

De sa perspective, frémit l'uniforme.


Entre les pôles du désir jaillit l'influx,

Le centre résonne du transport continu.


A l'union de la forme au vide, se scelle,

Entre les amants, l'extase éternelle.



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Il ne s'agit pas seulement de regarder le ciel en été et de fondre le regard dans sa transparence spatiale pour éprouver l'intuition de la spatialité de l'esprit, il faut encore désirer être cet espace, désirer être l'aube qui se lève dans un ciel sans nuage... Le désir est le moteur de la reconnaissance dans le Shivaïsme, et si le Bouddhisme conçoit la réalisation de la vacuité comme le résultat d'un processus de méditation analytique, la compassion vient le compléter pour atteindre l'Éveil.

La question qu'il convient donc de se poser pour établir la reconnaissance de la spatialité ou la réalisation de la vacuité, c'est « est-ce que je désire véritablement être libéré de la dualité ? » Ce que l'on est, c'est que l'on recherche, mais encore faut-il désirer le reconnaître ! Il ne s'agit pas du désir relatif à la curiosité qui anime la connaissance, aussi noble soit-elle. Il ne suffit pas de se laisser inspirer par la spatialité, il faut entrer dans la relation à l'être des choses par le corps. Il faut aimer ce que l'on voit, aimer ce qui apparaît, ne pas regretter ou détester ce qui disparaît, s'immerger dans la dimension sensorielle, sensible du désir qui est le « frémissement de la Spanda », le cœur même de la réalité pour le Shivaïsme.

Quel que soit l'aspect sous lequel l'on pratique les yogas tantriques, l'on y vient par le désir en toutes choses. Ce qui donne sa force au yoga tantrique, ce n'est pas que l'abolition du sujet, c'est « l'union amoureuse » du principe et de la manifestation, Shiva/Shakti, au-delà de toute pluralité et de toute unité.


« Tout contact est amoureux, 

celui du regard qui se dissout dans le ciel ou dans l'obscurité, 

celui de la peau qui ressent la caresse du vent, 

celui de l'ouïe qui goûte une mélodie 

ou celui de la respiration qui participe aux pulsations du monde » VT-107


Que ce soit lors de la perception sensorielle, de la sensation de notre corps ou lors des activités auxquelles nous nous livrons avec ce corps, il s'agit se détacher des surimpressions conceptuelles que le mental appose aux choses (ces qualités arbitraires qu'il lui plaît de les voir revêtir pour satisfaire à son désir), de sorte à retrouver le contact authentique avec la nature spatiale sous-jacente de l'Être. Le « désir-attachement » est comme un chasseur qui cours après un animal sur le dos duquel il a apposé l'étiquette « gibier », lequel le fuit par « aversion » pour l'étiquette qu'il y a lui-même apposé de « prédateur » !

La philosophie bouddhiste parle de la « perception yogique directe », décohérée de tout caractère conceptuel, l'accès à l'en-soi de la chose elle-même (laquelle est aussi vide d'essence propre que l'espace incomposé, et la conscience qui la saisit). Dans la gradualité de son enseignement, le Bouddhisme considère la pureté des moyens « habiles » en opposition à l'impureté des activités mondaines qui nourrissent l'ego. Dans le Shivaïsme, une telle dualité n'existe pas. Il n'y a aucun lieu qui ne soit shivaïte, aucune chose, aucune sensation, aucune activité qui ne puisse constituer un levier du yoga et nous permettre de reconnaître la présence naturelle de la conscience en toutes choses.

Il n'y a pas de méthode meilleure qu'une autre, mais il n'y a pas non plus… besoin d'une méthode dès lors que l'on en comprend le sens, celui d'interface, de vecteur, pour nous permettre d'accéder à l'illimité de notre véritable nature qui surgit dès lors que l'on se coule dans le flux à l'abandon de la dualité sujet-objet!

Il n'y a pas besoin de bouger le corps dynamiquement, d'adopter des postures acrobatiques, d'activer la circulation des énergies, tout cela est mental ! La danse de tandava n'a pas besoin de mettre en mouvement le corps entier, les mains suffisent ! Le seul frôlement du bout des doigts peut faire surgir le frémissement ! Faites-en l'expérience par vous-mêmes…

Joignez les mains l'une contre l'autre. Que ressentez-vous ? Le contact de votre peau, sa chaleur, la pulsation du sang… Avancez la main vers un objet et arrêtez-vous à quelques millimètres. La sensation de sa texture s'impose à vous sans même le toucher ! Faites-en l'expérience avec différents objets, sentez la texture du bois, du plastique, du verre, d'un habit, de l'eau, de la terre dans cette intervalle vide ! Maintenant, fermez les yeux. Sentez-vous toujours ces caractéristiques des objets ? Ce que vous ressentez, c'est simplement… une présence ! Quelque chose à portée de votre corps que vous ne pouvez identifier. Si vous en éprouvez la sensation les yeux ouverts, c'est que cette information ne provient pas du contact, mais de son souvenir ! Autrement dit, il y a dans la « conscience sensorielle du toucher » une dimension qui n'appartient ni à l'objet ni à l'instant présent, mais qui est de l'ordre d'une surimpression mentale !

  • Lorsque mes mains se touchent lentement, je sens laquelle caresse et laquelle est caressée. Lorsque je touche un objet, je sens mon corps d'un côté et l'objet de l'autre. Mais (les yeux fermés), lorsque mes mains survolent les choses sans les toucher, qui est qui ? De quel côté ma main, de quel côté l'objet ?

  • Dans un mouvement extrêmement lent, presque immobile, faites danser vos mains, puis placez-les l'une face à l'autre, et dans l'espace entre le bout de vos doigts, ressentez… Quelque chose sourde du vide ! Comme une sorte d'énergie, une chaleur ou une vibration. Laissez-là grandir et rayonner… Immobile, sans effort et sans tension, méditez dans cette non-posture…

Cette méditation (les yeux ouverts sur l'espace devant soi) amène plus facilement à la « concentration unipointée » d'un mental silencieux. Elle offre également une approche différente de la spatialité qui, de l'expérience de la transparence et de la clarté de l'espace, glisse vers l'expérience de la sensation corporelle ! A l'instar du non-contact de vos doigts entre eux, s'élève progressivement la sensation d'indifférenciation de votre corps à ce qui l'entoure, sans séparation entre là-bas et ici, comme si vous flottiez également dans l'espace sans contact avec le monde et, en même temps, comme si vous étiez le monde hors de toute durée…

Nous voyons les choses d'une seule manière, sous un seul angle. Pour Patanjali, le yoga est « l'arrêt des fluctuations du mental », ce qui induit que le mental-ego (« la saisie du soi ») est une perspective qui surgit de l'interruption de l'état naturel de la conscience sans commencement ni fin ! L'objet apparaît lors de la suspension du mouvement, la dualité lors de la cessation temporaire de la non-dualité, la forme-vide de la suspension du vide-forme… C'est pourquoi, comme le dit le sῡtra du cœur, « il n'y a ni obtention ni manque d'obtention ». Il n'y a rien à réaliser, seulement à inverser notre perspective.

Nous pouvons considérer l'intervalle entre deux pensées comme une fenêtre sur la nature véritable de l'esprit, mais nous pouvons aussi voir les pensées comme des fluctuations de sa nature vide d'essence, lesquelles ne sont pas « réelles », la conscience étant libre du non-vide et du vide ! Outre les caractéristiques et qualités superficielles et factices que nous leur apposons, qui nous font distinguer l'extérieur de l'intérieur, le corps de l'esprit, le sujet de l'objet, ce qui est perçu n'est pas différent en essence de cela qui le perçoit. Le yoga est simplement un moyen de dépouiller la perception sensorielle de sa dimension représentationnelle pour saisir la présence sous-jacente de la conscience.


« Tous les objets ont même nature que la pure conscience et resplendissent comme identiques au sujet conscient, à l'exemple d'une ville qui se manifeste dans un miroir... Lorsqu'il est encore indéterminé le pot ne fait qu'un avec la conscience, omniforme et total. Mais, on ne peut l'utiliser à des fins pratiques. II faut donc que le sujet, en se servant de l'activité d'illusion, scinde et délimite cet être total. Quand il le différencie alors de ce qui n'est pas le pot, il nie » VLTS-138


Ainsi, de la même manière que le non-touché révèle la présence en deçà du mental, la « perception sensorielle yogique directe » est l'accès à la conscience authentique de la réalité, sous la multitude de ces avatars, lesquels ne sont autres que des représentations mentales qui fragmentent la conscience en une pluralité d'objets, séparés de l'unité indivise et sans pluralité (de l'union de Shiva/Shakti).

En chosifiant la conscience, nous inventons également une histoire (un passé et un futur) à la chose perçue comme existant autonome, et de fait, nous créons une brèche dans l'intemporalité de la présence, dont la suspension se manifeste sous la forme de « l'ici et maintenant » local et temporel. Aussi, en enlevant le voile de l'illusion qui recouvre la conscience de la surimpression mentale de l'objet, nous ne libérons pas seulement la « perception yogique directe », nous revenons à la nudité spatiale de l'ici et maintenant non-local et atemporel.


VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 

VTLS : Vijñānabhaïrava tantra, Lilian Silburn https://archive.org/details/LilianSilburnLeVijnanaBhairavaTexteTraduitEtCommente1961Pdf/mode/2up?q=Vij%C3%B1%C4%81nabha%C3%AFrava+tantra+Lilian+Silburn 

  

III.11 Embrassement


L'espace virevolte en flots de pensées,

Tels des flocons dessinent un ciel enneigé.


Le regard posé sur le miroir de la glace,

Reflète la transparence de l'espace.


Sur la surface lissée du temps pétrifié,

La conscience glisse dans l'instantané.


La présence est traversée de mouvement,

Tout se superpose en un flux évanescent.


Dans cet ici où, depuis ailleurs, je me vois,

De la saisie se dissout le flocon du soi.


Hors du temps et de l'ici, maintenant je vois,

De toutes choses, la conscience est l'octroi.




Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Dans la méditation du Mahāmudrā, lorsque l'on observe attentivement les pensées, l'on peut prendre conscience qu'à l'instar des nuages dans le ciel, lorsqu'une pensée apparaît, elle ne vient de nulle part, quand elle se manifeste, c'est nulle part, et quand elle disparaît, c'est aussi nulle part !

Lorsque l'on observe avec attention l'esprit dans la méditation du Mahāmudrā, un phénomène comparable se produit. En apparence, la conscience est comme l'espace, la toile de fond sur laquelle les pensées, mais aussi toutes choses apparaissent, se manifestent, puis disparaissent. La conscience est toujours là, même lorsque l'on s'absorbe totalement dans l'activité, sinon… nous n'en aurions pas conscience ! C'est comme si la conscience existait d'une manière indépendante, comme si elle était une réalité, immanente conditionnelle à toute manifestation, témoin permanent du flux de l'impermanence

Pourtant, en posant « l'esprit sur l'esprit », dans la méditation du Mahāmudrā, sans contrainte, et sans analyser – ce qui constitue une activité mentale qui nous éloigne de sa nature ! –, l'on peut observer dans les fluctuations de la conscience à l'instant présent (à la suspension de l'immersion dans une activité) que lorsque la conscience apparaît, elle sort de nulle part, et quand elle quand elle disparaît, elle ne disparaît nulle part. Seule différence notable, la conscience semble toujours actuelle, comme si conscience et instant étaient indivis…

Et en même temps, il y a un paradoxe. Lorsque l'on observe avec attention, l'on peut remarquer qu'il n'y nulle part d'où la conscience observe et nul moment d'où elle observe, et pourtant tout « acte de connaissance » implique un lieu et un temps qui lui sont consubstantiels ! La conscience d'une chose est toujours conjointe à la « conscience de l'instant » où elle est perçue. En même temps, lorsque la chose disparaît comme un flocon de neige sur le sol, la conscience ne disparaît pas avec la conscience du flocon de neige, tout en ne résidant… nulle part ! C'est parce que la conscience n'est pas seulement « conscience d'une chose », mais aussi « conscience d'en être conscient ». La conscience implique « l'acte de connaissance » de la connaissance d'elle-même.

Mais qu'en est-il du temps ? Pour qu'il puisse y avoir connaissance d'une chose, il faut que celle-ci s'inscrive dans un référentiel d'espace et de temps, laquelle condition est reflétée par la perception de l'objet qui apparaît, se manifeste, et disparaît conjointement au « moment actuel ». Sous cet angle, l'espace et le temps semblent exister indépendamment de la conscience comme conditions de la possibilité de toute manifestation. Et pourtant, quand on observe l'esprit dans la méditation du Mahāmudrā, on peut remarquer que lorsque la conscience de la pensée apparaît, ce n'est pas à un instant précis « dans le temps », mais comme si elle emportait avec elle l'apparition même du temps, comme s'il n'y avait pas « d'avant », comme si la conscience se situait… hors du temps ! Et lorsque la conscience de la pensée disparaît, celle-ci étant issue de nulle part, c'est comme si la pensée sortait de l'espace et du temps... de la conscience !

Qu'en est-il du flux des pensées et de l'apparente continuité de la conscience ? Là aussi, il s'agit d'un « effet de perspective » ! Quand les pensées apparaissent, se manifestent, et disparaissent, elles ne sont pas liées entre elles, comme les flocons de neige dans le ciel. Qu'ils se télescopent, s'agrègent, et semblent se comporter de manière coordonnée, ne vient pas de leur volonté propre, mais d'un « effet de masse » qui dépasse la somme des parties. Lorsque dans la méditation du Mahāmudrā, on observe avec attention les mouvements de la conscience elle-même (non de ce qui s'y passe), dès lors que le discernement se fait subtil, il est possible de percevoir une pareille similitude de comportement…

Quand la conscience se fait « témoin » de l'apparition d'une pensée, « témoin » des circonvolutions de sa manifestation, « témoin » de sa disparition, du fait de sa réflexivité et de l'espace infinitésimal qui les sépare, ils semblent n'en former qu'un seul ! Si le terme « continuum de conscience » recouvre l'idée de continuité d'un même existant, l'expérience met en évidence un effet de perspective. Hors de l'illusion phénoménologique de leur unité à la conscience, il n'y a pas de lien entre les différents moments de la pensée. Hors des effets de sa connaissance, la conscience est « libre d'apparition et de disparition » !

Ainsi, la méditation du Mahāmudrā permet-elle de révéler l'enchâssement de la « conscience de la pensée » dans la conscience, le mouvement inverse de l'absorption de la conscience dans la temporalité du « moment de l'acte de la pensée » résultant de la suspension de l'atemporalité de la conscience.


« C'est la spatialité qui ne pose rien,

L'étincelante vacuité au-delà des formes,

Délivrée de la permanence, fluide,

Sans limite, vibrante et claire !

Sans unité, sans pluralité,

Elle n'a qu'une saveur,

Elle ne vient de nulle part,

Clairement consciente d'elle-même,

C'est la Réalité même ! » IDC-81


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php 

III.12 Apparition


Le bleu de l'œil colore l'étendue du ciel,

Au vent soufflé par le tympan de l'oreille.


Le velours de la peau contacte l'air ambiant,

Aux senteurs parfumées d'inspires odorant.


La langue cuisine les saveurs du monde,

Sous l'attention de la conscience féconde.


Les sens sont les artistes de talents pluriels,

Qui, du banquet, façonnent le corps du réel.


Tel un spectacle de jeux d'ombres envoûtant,

Au clair-obscur, se libère l'esprit errant.


De l'ombre, la lumière n'est pas captive,

L'effet d'optique est la pensée créative.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


A certains moments, la vue est claire, à d'autres insaisissable... Et, lorsque le mental tente de la retrouver, elle s'échappe à proportion de son effort. A certains moments, les mots sont parlants et reflètent spontanément la spatialité, dont ils peuvent même induire la saisie. Et à d'autres, ils semblent curieusement… passer à côté ! Lorsque cela survient, persévérer est vain. Plus l'on cherche à analyser, à s'appliquer à décrire ce que cela fait de « méditer » le Mahāmudrā, plus les mots achoppent, voire nous éloignent. Bertrand Russel doute qu'il puisse y avoir une pensée complexe, évoluée (conceptuelle) sans langage. Ce qui est certain par contre, c'est que la conscience préexiste à la pensée, et la rend possible.


« 97. Avant de désirer, avant de savoir : 

« Qui suis-je, où suis-je ? », 

telle est la vraie nature du « je ». 

Telle est la spatialité profonde de la réalité » VT


La pensée est un outil fabuleux, absolument nécessaire pour comprendre la vacuité et totalement inutile pour la réaliser ! Il n'y a pas de cause à effet entre la compréhension intellectuelle de la vacuité et son expérience directe, car elles sont d'ordres différents, c'est comme de vouloir soulever un nuage en utilisant une barre de fer comme levier et un rocher pour appui ! Et en même temps, sans une idée claire et précise de ce que l'on cherche… l'on ne pourra pas le dépasser parl'expérience ! Ce ne sont pas la clarté et la stabilité qui sont recherchées dans le « Calme mental », c'est l'état qu'ils désignent.

Ce paradoxe vient de la dualité, laquelle nous fait considérer la pensée rationnelle et l'esprit analytique qui la manipule comme de deux ordres différents. Or, lorsque l'intuition de la vacuité se fait jour, l'évidence surgit que la pensée et l'esprit sont « vides d'essence » et conséquemment au-delà de la dualité (et de la non-dualité). Autrement dit, la pensée et les mots ne sont que des formes revêtues par la vacuité, dont l'essence « libre du vide et du non-vide » transparaît lorsque la dualité s'évanouit à son surgissement.

Si la compréhension intellectuelle de la vacuité n'est pas sa réalisation, elle peut l'induire dès lors que l'on fait l'expérience… de la vacuité du langage ! Les mots ne sont pas un moyen de saisir la vacuité comme « effet résultant » de la pensée rationnelle (causale de celle-ci), mais sont la traduction de son expérience ! L'on comprend alors de manière expérientielle que la méditation du Mahāmudrā ne peut nous amener à «l'aperception yogique directe » de la nature véritable de l'esprit par un effort de volonté, mais qu'elle implique un « état de réceptivité » constitutif de l'ouverture de la conscience à sa spatialité.

Dit autrement, la non-pratique du Mahāmudrā, qui consiste simplement à « poser l'esprit sur l'esprit » sans contrainte, est en elle-même constitutive d'une « rupture de symétrie » de la représentation mentale du réel, façonnée par l'ego sous la « saisie du soi », qui déforme la perception que nous avons des choses en nous faisant croire que ce que nous voyons est la manière dont les choses existent véritablement, laquelle résulte de la suspension de la spatialité.

Plusieurs moyens sont à notre disposition dont leur combinaison. Derrière le « niveau inférieur » du Vijñānabhaïrava tantra, l'idée est… de pirater le cerveau ! « Tout échec ou défaillance des puissances sensitives ou rationnelles qui réveille la conscience de la vie profonde appartient à la voie de l'énergie, mais ce qui touche au vide sans dualité relève de la voie de Siva » VTLS-126.

Pour construire une représentation synthétique cohérente du monde à partir des informations sensorielles qui lui parviennent des organes des sens, le cerveau utilise des circuits et aires spécialisées. Souvent les données sont incomplètes et le cerveau extrapole, quitte à faire des interprétations erronées à l'origine des illusions sensorielles ! Par exemple, lorsque le regard se pose sur l'espace, à mi-chemin entre la pénombre et la lumière, le jeu du clair-obscur induit le phénomène de paréidolie (comme de voir des formes animales dans les nuages).

En fixant le regard « sur une portion d'espace qui apparaît tachetée sous le rayonnement du soleil, d'une lampe, resplendit l'essence de son propre Soi », lorsque se produit une brusque « rupture de symétrie » dans la représentation mentale de la réalité, celle-ci peut entraîner une déconstruction profonde de son illusion trompeuse. «Les tâches de lumière et d'ombre prêtent une certaine confusion à la vision ; les contours des choses se fondent les uns dans les autres et le monde ambiant perd peu à peu sa structure familière (…) si le regard s'attache à un point fixe dans le flou des lumières environnantes, (…) l'œil ne localise plus et perd tout rapport avec le monde visible qui l'entoure » VTLS-116.

Il peut aussi arriver qu'une aire cérébrale reçoive un type d'information sensorielle qui ne lui est pas spécifique (par exemple des données sonores dans l'aire de la vision), ce qui engendre un type d'hallucination particulière appelée synesthésie dans laquelle les sons sont alors vus… comme des couleurs !

Une autre manière d'induire cette « superposition d'état » cognitifs – la rupture de symétrie de la dualité résultant de sa suspension –, est d'englober l'espace du regard, puis de le déplacer sur ce qu'il contient, et d'alterner lentement les deux… La danse de Tandava utilise également la lenteur pour « dissoudre le mental » qui oscille jusqu'à sa propre abstraction entre l'espace et le mouvement sans jamais totalement pouvoir s'accrocher à l'un ou à l'autre. Faite-en l'expérience en faisant lentement « danser vos mains » jusqu'à ce que, progressivement, l'esprit ne sache plus si ce sont vos mains qui bougent et caressent l'espace ou l'inverse !

En combinant deux approches, comme le regard à la sensation du non-touché (sans contact entre les mains ou le bout des doigts), arrive le moment où les perceptions se superposent, et le mental décroche. Lorsque le cerveau ne peut choisir sans équivoque, et le mental apposer d'étiquette, la superposition se mue en spatialité.

L'expérience se mue alors en un étonnant ressentir ici ce que l'on perçoit là-bas, et ressentir là-bas ce que l'on perçoit (depuis) ici ! Puis soudain, surgit la conscience d'être simultanément à plusieurs endroits à la fois, comme si le corps/esprit embrassait la totalité et devenait spatial (une perte du sens de la localité qui s'accompagne également de décohérence temporelle)...


VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 

VTLS : Vijñānabhaïrava tantra, Lilian Silburn https://archive.org/details/LilianSilburnLeVijnanaBhairavaTexteTraduitEtCommente1961Pdf/mode/2up?q=Vij%C3%B1%C4%81nabha%C3%AFrava+tantra+Lilian+Silburn   

III.13 Activation


Dans la tempête, embrasse lame des flots,

Ne rugit pas de sa fureur en écho.


Rentre les voiles de ce mental rancunier,

Ne nourrit pas de ta colère le brasier.


Par la maîtrise de ton souffle intérieur,

Entre en paix dans le silence des profondeurs.


Sur une mer d'huile, tes caresses sont le vent,

L'espace danse à son bruissement.


Frôlé ou percuté par les événements,

Demeure immobile au cœur de l'instant.


Sur l'horizon courre l'onde du frémissement,

Vibrante de l'union du cœur des amants.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


A l'instar du contact sensoriel, nous superposons aux choses et aux événements des qualités et défauts qui ne leur appartiennent pas en propre, mais qui résultent de la conception et du discours qui nourrit l'image que chacun à de soi, lesquels sont causes de nos souffrances. Le Bouddhisme et le Shivaïsme proposent deux voies distinctes pour revenir à l'état précédent toute pensée conceptuelle, qui existe avant même de dire « je suis », « je veux », « j'aime » ou « je n'aime pas », et où la conscience réside dans le calme et la paix inconditionnelles.

Le Bouddhisme procède à l'analyse des émotions (leurs défauts et qualités), pour établir une classification des actes non vertueux et vertueux sur la base des effets karmiques de leurs actions. Dans une démarche graduelle, il offre des méthodes de méditation pour développer le « Calme mental », et cultiver la sagesse qui réalise la vacuité (par la réfutation de l'existence substantielle du « soi de la personne » et des phénomènes), aux fins d'inhiber ultimement les réactions émotionnelles négatives et ainsi libérer des souffrances du samsāra.

Le Shivaïsme ne rejette rien, et n'établit pas d'opposition entre le pur et l'impur, mais utilise tous les aspects de la vie comme moyens pour atteindre la paix ultime de l'esprit. « En osant considérer l'intégralité de ce qui est comme voie mystique, le tāntrika se libère peu à peu des blessures, de la communication égoïste et de la souffrance qui en résulte. Il se sent progressivement envahi par un calme et une harmonie qui lui permettent d'accéder à l'amour » VT-107.

Le yoga de l'énergie exposé dans cette stance du Vijñānabhaïrava tantra est une méthode de déconstruction du comportement de « l'ego-réflexe », cette strate mentale artificielle et captieuse qui se forme au-dessus du miroir clair et lumineux de l'esprit, et nous fait nous emporter dans une émotion violente en réaction aux événements. « Tandis que l'homme ordinaire s'identifie au flot de l'énergie qui le submerge alors sans chercher à le traverser pour atteindre Siva, le yogin bien recueilli et maître de soi réussit par l'entremise de cette énergie ainsi suscitée à stabiliser sa pensée au milieu du tumulte de la passion » VTLS-135.

Lorsque le yogin parvient à casser le « plafond de verre » de l'illusion du soi de la personne, et à pénétrer dans la lumière inaltérable de sa conscience (masquée temporairement par l'illusion de la substance), il réalise ce faisant l'artificialité du « soi de la personne » qui apparaît comme la cristallisation d'un réflexe égocentré comme sujet, en réverbération à la cristallisation de son objet.

Dans le tumulte et la précipitation demeure sans pensée, l'intellect immobile. Ne commente pas, n'alimente pas le feu mental par le bois des conceptions. En ce point de concentration où te projette spontanément « désir/émotion extrême, de colère, d'avidité, d'égarement, d'orgueil ou d'envie, pénètre dans ton propre cœur et découvre», par-delà l'artificialité de la saisie du soi, « l'apaisement sous-jacent à ces états [la source jaillissante, le Soi/non-soi/Être profond » VTLS-135.


« 67. Dans le feu émotionnel, le flot des activités sensorielles,

par le moyen de l'énergie du souffle atteint l'immobilité de la pensée.

Au moment où tu sens un fourmillement/frémissement, connais la joie suprême » VT.



VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier   

VTLS : Vijñānabhaïrava tantra, Lilian Silburn https://archive.org/details/LilianSilburnLeVijnanaBhairavaTexteTraduitEtCommente1961Pdf/mode/2up?q=Vij%C3%B1%C4%81nabha%C3%AFrava+tantra+Lilian+Silburn    

                                                           La danse de l'espace  

III.14 Permutation


L'évidence est invisible au regard,

Comme un avion qui vole sous les radars.


En un instant, expire la force du vent,

Au centre évidé de l'œil de l'ouragan.


Une porte solide semble une armure,

Pourtant la clé, c'est le trou de la serrure !


L'esprit relie des points, combine des lignes,

Construit des figures dont le sens s'aligne.


Abhorrant le vide, il vénère le plein,

Sans forme est la présence du divin.


Entre les lignes, réside la vérité,

Dans la vue de l'espace, rien n'est séparé. 



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Nous voyons habituellement les objets, les êtres et l'espace comme indépendant entre eux. « Libre d'obstruction », l'espace nous apparaît comme le lieu de la manifestation des phénomènes où les éléments peuvent se relier et former des corps composés. Or, cette représentation ne correspond pas à la nature véritable du réel. Pour nous ouvrir à sa perception, il nous faut inverser la perspective.

Toute forme est un événement de l'espace qui apparaît (temporairement) comme un « objet » sous les modalités de ce que nous définissons comme la « matérialité » et dont nous faisons l'expérience sensorielle. Un « objet » est une interruption (ou une suspension) relative de l'espace incomposé, dont le caractère de l'événement se présente comme une (apparence) de fragmentation (l'essence de l'espace demeurant indivise puisque « vide d'essence »).

Au niveau quantique, une particule n'a d'existence qu'en termes de probabilités, lesquelles constituent les différentes combinaisons de valeurs physiques qu'elle est susceptible d'adopter, relativement à diverses positions dans l'espace et le temps. Les caractéristiques de sa manifestation, au moment de la mesure, résultent de l'événement de « l'effondrement de sa fonction d'onde » sous des valeurs relatives à cette mesure. «Le corps, qui semble si solide et familier, est composé principalement de trous dans les vagues de probabilité [1] ».


« Tout ce qui est perçu comme une forme composée 

de la sphère de Bhaïrava [Shiva, la vacuité]

doit être considéré comme une fantasmagorie, 

une illusion magique, 

une cité fantôme suspendue dans le ciel » VT


Le langage reflète notre représentation substantialiste. Une forme dite « modale » se définit comme pleine, une forme « amodale » comme vide. Par exemple, une pièce d'un puzzle est une « forme modale » par opposition à la « forme amodale » du vide entre plusieurs pièces, dont les contours dessinent comme une présence modale. En non-dualité, la perspective s'inverse. La « forme modale » des objets apparaît comme la suspension de l'espace incomposé !

Lorsque toutes choses sont vues de cette manière, rien ne fait plus obstruction. L'espace comme contenant, les formes (couleurs, etc.) revêtues par l'espace, de même que l'espace contenu entre les atomes, les atomes comme mouvement de l'espace vide d'essence, et « l'espace de la conscience », forment une totalité indivise, sans pluralité ni unité « libre du vide et du non-vide ».

Cet espace, partout et nulle part à la fois, qui coïncide en sa coémergence à la conscience, n'est autre que l'essence ou la réalité ultime de toutes choses, que le Bouddhisme nomme la vacuité, le Shivaïsme le Soi (et d'autres courants spirituels, la Conscience, la présence, la source ou Dieu). « L'ici et maintenant » local et temporel est simplement la suspension de la conscience sous des modalités dont nous faisons «l'expérience de la manifestation » sous ce que nous désignons comme « l'instant présent ». C'est pourquoi, embrasser du regard la totalité de l'espace (entre et à l'intérieur des objets et du corps), constitue un yoga tantrique qui permet de déconstruire la vision modale inversée de la forme comme substance, et de rétablir la non-dualité de la vue.


« La conscience absolue, par son propre mouvement libre 

et spontané, manifeste, maintient et résorbe l'univers

La conscience a le pouvoir de déployer la réalité face à son propre miroir. 

La multiplicité illusoire de l'univers apparaît à travers la relation du sujet et de l'objet» .

Pratyabhijñāhrdayam LGSE


Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que, plus l'on essaie de décrire la vacuité, et plus l'on s'éloigne de son expérience directe, puisque… l'on vise à côté de la cible ! Lorsque Sahara chante « je tire la flèche de la non dualité dans le cœur de la dualité » LGSE-54, c'est à cette rectification de perspective qu'il nous invite.

Le mental aime à viser une « cible pleine » avec une « flèche pleine », et nous entraîne conséquemment dans l'erreur puisque la véritable nature de la réalité est… indivise de l'espace de la cible, de l'espace de la flèche et de l'espace mental du tireur (l'agent, ses actes, et l'objet sur lequel ils portent). La dualité est la forme ou l'apparence que revêt la non-dualité lorsque le mental détourne la vue de la véritable nature des choses pour regarder à côté, et fait de cet « entre-deux » une réalité en soi, nouménale et autonome.

Lorsque ce changement de perspective s'opère, l'on réalise progressivement que tous les phénomènes, incluant notre corps, sont comme un mirage ! Nous faisons indéniablement « l'expérience de la matérialité », qui se traduit par la sensation de l'air qui entre et sort de dans nos poumons, du chaud et du froid, des liquides qui circulent dans notre corps, de la sensation de la peau, des muscles, etc. Mais, cela ne nous autorise pas à affirmer pour autant que la sensorialité est la preuve l'existence «d'existants premiers » indépendants. « L'esprit et le corps sont des abstractions métaphysiques ; ce que nous savons par expérience, ce sont des événements. Nous connaissons les pensées, mais pas le supposé penseur ; nous connaissons des volontés particulières, mais pas la volonté en soi » LGSE-66.

Il est également certain que nous pouvons ressentir les énergies, leur circulation, (sous forme magnétique, électrique ou autre) à l'extérieur et à l'intérieur du corps. De fait, il est aussi irréfutable que l'énergie constitue une voie tantrique, dans le Vajrayana du Bouddhisme et dans le tantrisme shivaïte – la capacité à faire « circuler les énergies » à travers les canaux et les chakras étant conditionnelle de la purification du corps et d'une possibilité d'atteindre l'Éveil –. Et il est vrai aussi, indéniablement, que tout cela est… purement relatif et conventionnel !


« 135. En réalité, lien et libération n'existent que pour ceux 

qui sont terrifiés par le monde 

et méconnaissent leur nature fondamentale. 

L'univers se reflète en l'esprit comme le soleil sur les eaux » VT 


Lorsque l'on comprend que le corps est quasiment composé d'espace vide entre les atomes qui le constituent, lesquels forment une trame sur la structure éthérée de laquelle le mental projette « l'habillage de nos croyances » en la substantialité, le regard et l'expérience de la corporalité change radicalement. « La matière est une fiction pratique ; ce qui se passe vraiment dans le monde physique est une redistribution perpétuelle de l'énergie, parfois par des explosions soudaines, parfois par des vagues qui se propagent graduellement Ibid. ».

Lorsque, progressivement, la frontière entre l'espace autour et à l'intérieur du corps se dissout, et que ce corps dont nous faisons « l'expérience sensible » apparaît soudain translucide et perméable, l'expression « vide d'essence » revêt alors un caractère… concret ! Lorsque la sensorialité se révèle un simple « jeu d'ombres », de clair-obscur, l'on saisit corrélativement le sens de l'assertion tantrique selon laquelle « nous faisons l'expérience de nos croyances ». Alors, le mirage de la dualité du corps et de l'esprit souffle y compris le vent de l'énergie…

Sous la perspective de la « réalité conventionnelle », nos expériences sont bien réelles. C'est aussi pourquoi la raison pour laquelle, le sens que nous donnons aux mots dans la « sphère du relatif » est à relativiser ! L'absolu n'existe pas. Tout est, ultimement, « libre d'assertion », « libre du vide ou du non-vide ».

Lorsque nous croyons au plein, nous avons peur du vide ! Lorsque nous savons que le vide n'existe pas, parce que nous savons également… que le plein n'existe pas non plus, nous commençons alors à percevoir simultanément la forme-vide et le vide-forme. Le mirage (qui n'est qu'une vue de l'esprit) se dissipe alors.

Faites l'expérience de concentrer votre attention sur vos mains en pensant qu'elles sont pleines et votre corps solide. Sentez le frémissement subtil qui sourdre du bout de vos doigts... Puis, concentrer votre esprit sur l'espace autour et à l'intérieur de votre corps, jusqu'à ne plus les distinguer, sans obstruction de la forme au vide et du vide à la forme. Lorsque tout devient spatial, et que l'énergie est une simple « redistribution perpétuelle», son expérience devient diffuse…

Tout événement n'est que l'expression de l'esprit, dont les modalités de l'expérience sont le reflet du caractère. La seule différence est la qualité de la vue : l'ignorance, qui amène l'esprit voilé à faire « l'expérience de ses croyances » ; ou la sagesse qui permets de s'ouvrir à l'expérience directe et véritable de la réalité de la conscience.


« L'esprit a la substance de l'espace. Il peut tout contenir, mais il n'est pas ce qu'il contient. Réaliser la nature de l'esprit est donc saisir, dans un bond fulgurant de l'intuition, que l'espace est notre substance même, et en faire l'expérience immédiate (…) l'esprit fondamentalement n'a jamais été lié (…) cette prise de conscience se découvre en même temps que sont abandonnées toutes les projections, les croyances et les notions » VT-147.


[1] Comprendre l'histoire et les autres essais, Bertrand Russell

LGSE : Le grand sommeil des éveillés, Daniel ODIER https://www.leslibraires.fr/personne/daniel-odier/79231/   

VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 

III.15 Victoire


Ô ! Victoire, déploie tes ailes augustes,

De ton élan indique-moi la voie juste.


Dans l'inspire subtil de la contemplation,

Montre-moi le chemin de la libération.


Ô ! Déesse, guide-moi jusqu'aux mystères,

Du désir spatial éclaire la lumière.


L'aigle parade contre les courants furieux,

Transporté par son orgueil se croit victorieux.


La plume fait corps avec l'esprit libre du vent,

Dans l'union yogique du souffle de l'instant.


L'autel de l'oblation est sans couronne,

Sans tête, dans l'espace, je m'abandonne.



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Le Shivaïsme repose sur l'intuition mystique que le monde est conscience et la conscience est monde (l'expérience reflète nos croyances). « Tu es Shiva, l'Univers est le jeu de ta Conscience » VT. Le désir est en toutes choses, il est toutes choses. Il n'y a pas à quitter le monde, lequel n'est ni pur ni impur par essence. Toutes choses sont les modalités de la conscience (« libre du vide et du non-vide »). Il y a seulement à dépasser la vue dualiste qui origine la souffrance en séparant le sujet et l'objet, le désir et le monde.

Le Bouddha affirme également que le samsāra est le nirvāṇa. Certes, la première noble vérité dit aussi que « tout est souffrance » et que le bonheur ultime est au-delà du monde, du corps et de l'incarnation, donc de la sensorialité et du désir. Le Bouddhisme tibétain met particulièrement l'accent sur la « purification des négativités » qui pourrait être vu comme un dualisme radical, axe de la libération par la « sortie du monde ». Le récit de l'Eveil du Bouddha est d'ailleurs mis en scène comme un combat contre les «démons » des émotions perturbatrices et de l'ego à grand renfort de vocabulaire «guerrier ». Le Bouddha y apparaît comme Vainqueur et dans le Mahayana, les Boddhisattvas qui suivent sa voie les « fils/filles de vainqueur ». Pour autant, cette dualité affirmée par le Bouddhisme (à défaut de l'avoir été par le Bouddha lui-même), ne fait pas de la purification le synonyme de l'Éveil, mais un prérequis pour atteindre le « Calme mental » qui, lui, est une étape nécessaire pour réaliser la vacuité.

Cette nécessité est à relativiser. Pour le Shivaïsme, il n'y a pas besoin de travailler à réunir de « conditions favorables », encore moins avec une ferveur… ascétique. Toute situation est l'occasion d'un changement de perspective qui permet d'embrasser la spatialité de notre véritable nature, y compris les émotions violentes ! « Lorsque la sensation de l'existence se trouve soudain décuplée, un moment arrive où la continuité de la vie psychique se brise (…) l'émotion ou la passion violentes ramassent spontanément l'être entier sur un seul point (ekagrata) et abolissent, ce faisant la multiplicité des impressions » VTLS-135.

Pour autant le Vijñānabhaïrava tantra précise qu'il est souhaitable que le tāntrika ait développé un certain « degré de concentration » (et donc de Calme mental) pour être le mieux à même de pouvoir en saisir l'opportunité. « Mais il faut que l'intensité unificatrice des énergies accompagne un intellect bien apaisé pour qu'un grand silence se fasse dans l'âme et que la Réalité profonde sous-jacente aux modalités de la conscience se révèle en son essence » VTLS-135.

Le Shivaïsme et le Bouddhisme s'accordent sur ce point. Pour autant, d'un point de vue statistique, ce n'est pas impossible ! Les traditions spirituelles mystiques ont en commun que l'homme n'a pas le pouvoir de décision quant à sa libération. « La principale occupation du soufi doit être de méditer sur l'unité et de s'avancer progressivement par les divers degrés de la perfection spirituelle, afin de mourir en Dieu, et d'atteindre dès ce monde à l'unification. Mais, sans la grâce de Dieu, on ne peut de soi-même parvenir à cette union spirituelle [1] ».

Cela rappelle l'expérience de pensée du « chat de Schrödinger », qui met en évidence l'impossibilité de connaître le moment précis du basculement (définitif) de l'animal dans un état ou un autre sans que l'on… « ouvre la boîte », événement signifiant de l'interaction d'un observateur extérieur. Il est toutefois évident que l'on ne peut établir une « voie d'Éveil » sur une probabilité statistique faible, et que technique accessible au plus grand nombre implique de réunir toutes les conditions favorables, lesquelles incluent un esprit pacifié.

Pour autant, il ne s'agit pas de glisser dans l'extrême, mais d'amener l'esprit a un état d'équilibre entre concentration et légèreté (« souplesse »), qui permet de poser l'attention sur un objet et d'y demeurer sans effort pendant une durée indéterminée, puis de s'en détacher spontanément pour se poser sur un autre ou revenir au silence spatial, comme un oiseau qui sautille de branche en branche, ou de fils en fils, au gré du vent.

Or, cette agilité de l'esprit qui rend capable d'opérer le « retour à l'unité » y compris à l'occasion d'émotions ou d'événements violents, est incompatible avec l'enfermement dans une pratique exclusive. En cessant les austérités, le Bouddha nous a mis en garde contre le risque de nous rendre, nous-mêmes, captifs de la voie ! « Quand on cherche Dieu par une voie particulière et une seule voie, on trouve la voie, mais on perd Dieu caché dans la voie. Et quand on cherche Dieu par aucune voie particulière, on le trouve tel qu'il est, et il est la vie même [2] ».

Pouvez-vous, là maintenant, mettre vos pratiques rituelles en suspens, voire les abandonner à l'instant pour adopter une approche spirituelle apaisée ?

Vous pensez certainement que votre ferveur et votre application à pratiquer les rituels de « purification » ou « d'accumulation de mérites » témoignent de la force de votre motivation, et de l'authenticité de votre prise de refuge. Mais, l'idée de laisser vos pratiques de côté sans la moindre hésitation ni la moindre inquiétude quant aux conséquences, ne fut-ce que d'un relâchement temporaire sur votre objectif (eut égard à l'impermanence de la vie et à la chance d'avoir obtenue une « précieuse vie humaine»), ne provoque-t-elle pas une certaine… angoisse ?

Comment savoir si vous n'êtes pas l'objet d'attachement à la voie ?

« La pratique rituelle n'est pas un moyen, un but, c'est une action sans intention. L'acte rituel, c'est le renoncement à la nécessité de l'appropriation. L'essentiel, ce n'est pas ce que l'on fait, mais ce que l'on est. La spiritualité n'est pas une activité, c'est un pressentiment. Le yoga n'est pas un moyen d'arriver à une clarté, mais l'une des innombrables possibilités d'exprimer cette clarté [3] ».

Pour mettre toutes les chances de votre côté, commencer par pacifier votre esprit, mais veiller également à ne pas vous rendre captif de la voie, laquelle n'est qu'un radeau que des esprits pleins de bonté et de compassion ont élaboré dans le souhait de votre bonheur mais que vous devrez abandonner de l'autre côté, et auquel vous devez apprendre, dès maintenant, à ne pas trop vous y attacher…

Face à une illusion d'optique, comme à un problème auquel vous ne trouvez pas de solution, plus vous faites d'effort et plus vous renforcez votre ignorance ! C'est seulement lorsque vous relâchez la bride sur votre esprit, et laissez parler votre intuition, que la magie du discernement opère et que la solution se révèle. Ce qui nous retient de voir les choses autrement, c'est de les voir exclusivement ! Le principal obstacle au « changement de perspective », qui expand l'intuition dans la spatialité/vacuité de l'esprit, ce n'est pas un manque d'attention et de vigilance, ou un défaut de concentration, c'est l'attachement à la voie, sous-jacent au désir d'obtention. Encore et toujours, le danger demeure l'ego !

La concentration se développe lorsque l'on se libère du désir-attachement. Lorsque l'on n'est plus attaché à « vouloir obtenir », à « désirer réaliser », que le désir de possession ne fait absolument plus sens, tout objet s'abstrait de la dimension du désir égotiste, et l'esprit devient alors capable de s'y poser sans contraction (expression de l'ego), et de s'en détacher spontanément, sans aucun effort ni contrainte. Ce n'est pas un hasard si la première étape de « la voie vers l'Éveil » posée par le Lamrim est le renoncement !

A la vue d'une plume emportée par le vent, nous pensons « elle n'est pas libre d'aller où elle veut », mais en réalité, elle est totalement libre car elle ne fait qu'un avec le vent dans le mouvement même de la vie. L'esprit libre de toute volonté n'est autre que le lieu propice du basculement spontané ! La « grâce divine » est le signifiant de la libération de la conscience de sa propre emprise. Il n'y a rien à réaliser (« ni obtention ni manque d'obtention »), seulement à être !

L'on peut rétorquer que le renoncement – aux plaisirs et merveilles trompeuses du samsāra dont le désir induit et alimente « l'existence conditionnée » – n'est pas la concentration, et que si nous parvenons à développer un renoncement authentique (lequel se juge en particulier à notre attitude quant à nos pratiques rituelles), cela ne signifie pas pour autant que nous ayons automatiquement atteints le « Calme mental ». Il faut aussi cultiver la concentration proprement dite par la technique idoine de la méditation.

Cependant, les premiers obstacles à la pacification de l'esprit (la distraction, l'agitation, la dispersion, le relâchement) provenant du désir-attachement, c.à.d. d'un défaut/incomplétude de l'actualisation de « l'esprit de renoncement », il sera plus facile d'utiliser une réponse émotionnelle violente pour « basculer » spontanément dans la spatialité en ayant développé un profond renoncement. L'on peut dire que la capacité à en saisir l'opportunité est inversement proportionnelle à la « saisie du soi », car plus l'ego est prégnant plus l'émotion ramène au « je », à moi, alors que moins le désir égotiste n'a d'emprise et moins l'émotion détourne l'esprit de la source lumineuse de son jaillissement.

Sous l'angle de la spatialité, cela coïncide avec le désir omniprésent. Ainsi, l'on ne peut s'ouvrir à la « spatialité du désir » si l'on ne s'abstrait pas de la circularité de l'ego, autrement dit le renoncement apparaît ici comme un désir de non-appropriation ! Il s'agit toutefois là d'une voie progressive. Or, pour réaliser notre véritable nature, il nous faut faire table rase d'absolument tout, à commencer par la fiction de notre personne...


[1] La poésie philosophique et religieuse chez les Persans, gallica.bnf.fr

[2] Comment pratiquer ? Le piège de l'attachement à la voie spirituelle https://www.youtube.com/watch?v=rw_QKL2xPDU 

[3] Yoga Tantrique – Eric Baret https://www.youtube.com/watch?v=8tNyvAcVDo8 

VTLS : Vijñānabhaïrava tantra, Lilian Silburn https://archive.org/details/LilianSilburnLeVijnanaBhairavaTexteTraduitEtCommente1961Pdf/mode/2up?q=Vij%C3%B1%C4%81nabha%C3%AFrava+tantra+Lilian+Silburn  

III.16 Révélation 


Déploie tes ailes en un gracieux mouvement,

Et de l'espace, revêts-toi du vêtement.


Couvres ta peau de l'invisible parure,

Comme un oiseau qui s'envole dans l'azur.


Baigne ton corps dans l'immensité du levant,

Comme un poisson qui nage dans l'océan.


Du faux-semblant, dévêts-toi de la surface,

Telle la tortue, sort de ta carapace !


Couche après couche, strate après strate,

De la fiction du moi dilue les stigmates.


Découvre l'absolue nudité sans trace,

Ton corps est de vide, ton esprit d'espace.



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Tabula rasa ! A chaque instant, dans la méditation formelle comme dans chaque action du quotidien, y compris jusque dans les rêves, l'esprit simplement posé sur l'esprit, sans contrainte, comme si vous embrassiez sans ciller du regard l'espace devant vous, embrassez la conscience tout entière dans l'abstraction totale de tous concepts et de toutes conceptions. Tout ce que vous savez et croyez savoir, voyez-le comme l'espace, incomposé, sans support, indicible !

Faites danser vos mains devant vous, avec des gestes lents et souples dans une totale liberté de mouvement... Éloignez vos mains tout en continuant cette « danse de Tandava », puis ouvrez-les comme pour saisir l'espace, et dans un même mouvement coulant, ramenez cet espace à vous… Puis, comme si vous versiez un saut d'eau sur votre tête, immergez-vous dans l'espace ! Comme si vous enfiliez un vêtement, revêtez-vous d'espace ! Lorsque l'espace vous recouvre, vous devenez l'espace… Faites glissez vos mains autour de votre corps comme pour imiter l'écoulement de cet espace qui vous baigne tout entier jusqu'à n'être plus qu'espace et à disparaître totalement…

Lorsque l'espace vous enveloppe, vous revêt et vous absorbe, imaginez votre personne, votre identité, le « je » auquel vous vous identifiez, qui se dissolvent dans l'espace, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus à la place qu'un espace vide, sans étendue, ni durée... Refaites ces mouvements plusieurs fois, dans la présence complète à l'instant, jusqu'à vous vous apparaissiez comme l'espace…

Voyez cette personne, c'est une fiction ! Un personnage joué par un acteur sur une scène de théâtre. Vous êtes l'acteur, vous n'êtes pas le personnage ! Lorsque vous vous recouvrez d'espace, le costume du personnage disparaît sous cette cape invisible, la fiction s'évanouit ! Mais, vous n'êtes pas non plus un acteur réel ! Cette impression d'être le « témoin » persistant de la dissolution du « moi » est aussi illusoire et irréelle qu'un rêve, aussi intangible que les nuages… Ce que vous êtes, actuellement et depuis toujours, c'est simplement l'espace !

Continuez la « danse de Tandava » de vos mains en vous revêtant d'espace… Une à une, habillez chaque partie de votre corps d'espace, chaque trait, chaque courbe, chaque ligne, jusqu'à ce que tout votre corps soit totalement recouvert d'espace, baigne dans l'espace, soit littéralement imbibé d'espace ! Vos gestes sont d'espace, votre corps est d'espace, votre personne est d'espace

Lorsqu'une pensée survient, telle que « qu'est-ce je suis en train de faire ? » ou «pourquoi? », surgit, recouvrez-là l'espace ! Vous n'êtes pas en train de faire quoi que ce soit, vous êtes ! Ce que vous êtes, c'est d'espace ! Au moment où la pensée « moi », ou quoi que ce soit qui vous rappelle au « je » surgit, recouvrez-là, dissolvez-là dans l'espace ! Soyez l'espace ! Tout ce que vous ressentez, la plus petite perception sensorielle émanant de votre corps ou du monde qui vous entoure, plongez-là, engloutissez-là dans l'espace ! Faite table rase de toute forme et de tout contenu. Votre mental, votre mémoire, votre esprit, votre corps, sont d'espace ! Là où vous êtes, il n'y a que l'espace ! Là où vous regardez et cela qui le regarde sont d'espace !

Continuez à vous recouvrir d'espace de la tête aux pieds, comme si chaque couche de ce vêtement descendait de plus en plus profondément… D'abord, ce corps se dissout dans l'espace, ensuite la personne s'évapore, puis les pensées s'évanouissent, suivis des émotions qui retournent à l'espace… Si quelque chose se révèle réfractaire, remonte à la surface, alors, sans jugement, sans critique, sans effort, dans un geste souple et aérien, recouvrez-le d'espace jusqu'à ce qu'il disparaisse. Lisez entre les lignes ! Ne vous fixez pas sur ce qui apparaît, ne voyez pas les formes, ne suivez pas les pensées, restez d'espace

Faite table rase de tout concept et de toutes conceptions. Voyez le « pur » et «l'impure » comme l'espace ! Voyez le bien et le mal, le chaud et le froid, le blanc et le noir, le jour et la nuit, comme l'espace ! Voyez tout opposé et tout contraire comme l'espace. Lorsqu'il n'y a plus de différence, il n'y a plus d'incompatibilité et donc plus de contradiction ! L'espace est au-delà de toute dualité. Au sein de l'espace se dissout toute pluralité, et se résorbe jusqu'à l'unité !

Oubliez les chakras ! Oubliez les « canaux » et les « vents subtils » ! Oublier les éléments, les atomes, les quanta ! Oubliez tout ce que vous avez pu apprendre, à l'école, dans les livres, auprès d'un enseignant, d'un maître ou d'un guide spirituel… Oubliez tout ce que vous savez, oubliez tout ce que vous croyez savoir ! Oubliez tout ce que vous ignorez, tout ce qui vous attire à savoir, vous fait irrésistiblement vouloir comprendre ! Oubliez toute question, toute interrogation et toute réponse ! Vous êtes d'espace et l'espace ne sait rien, mais connaît tout ! L'espace n'a pas besoin de savoir pour être !

L'espace est au-delà de toute question et de toute réponse, au-delà de « qui je suis » ou « ne suis pas », du pourquoi et du comment, de l'ici et maintenant ! L'espace n'a aucune forme, aucune couleur, aucune saveur, mais peut contenir toutes les combinaisons de formes, tous les jeux de couleurs, toutes les palettes de saveurs ! Comme les nuages dans le ciel, vos pensées sont d'espace, d'où que proviennent idées, hypothèses, extrapolations, elles ne viennent de nulle part, là où elles apparaissent, elles ne sont nulle part ! N'y portez pas attention et vous les verrez disparaître aussi subitement qu'elles sont apparues ! Si une pensée persiste à votre attention, revêtez-la d'espace jusqu'à ce que la seule chose qui occupe votre esprit tout entier soit l'espace!

Lorsqu'un savoir surgit, un fait, une croyance ou une certitude bien établie, qui vous amène à douter de cette expérience… revenez à l'espace du geste de vous revêtir d'espace ! L'espace n'a pas de caractéristiques, de qualités ou de défaut. Voyez toutes choses comme vous « voyez l'espace », lequel ne peut être vu en lui-même ! 

« Lorsque vous regardez l'esprit, il n'y a rien à voir. 

Dans ce rien à voir vous verrez le sens profond » IDC-66.

Voyez sans voir, sans apposer de désignation ni de jugement de valeur, jusqu'à ce que votre vue soit totalement découverte de toute représentation mentale, et que tout apparaisse fait d'espace. Vous êtes ce que vous recherchez ! Vous êtes l'espace, voyez « cela » qui vois ! Voyez la vue, « cela qui voit » et « cela qui est vu » comme une seule et même chose, laquelle est vide d'essence, et voyez ce « vide d'essence » comme l'espace !

« Libre du vide et du non-vide » ! « Libre d'assertion » ! Oubliez toute définition, toute formule, toute assertion ! L'espace est au-delà de l'être et du non-être. Ne cherchez pas à comprendre ! Ne cherchez pas, soyez simplement !

Oubliez tout ce que vous savez de votre passé, de votre situation actuelle, de ce que vous imaginez de votre avenir. Dès qu'une image surgit et vous rappelle à ce personnage de fiction qu'est le « je », voyez là comme l'espace et engloutissez-la dans l'espace vide où se trouvait le vêtement du corps. Recouvrez d'espace toute inquiétude et toute angoisse, générées par ce « personnage fictionnel », enfouissez-le dans l'espace, incomposé, silencieux et profondément calme…

Engloutissez dans l'espace vide tous vos soucis, toutes vos difficultés, tous vos problèmes. Oubliez que « tout est souffrance ». Ouvrez-vous à l'expérience que « tout est d'espace » ! Dès qu'une sensation d'inconfort, de douleur ou de mal-être surgit dans ce corps qui n'est que d'espace, dans cet esprit qui est d'espace, renvoyez-les dans ce « nulle part » dont elle vient ! L'espace peut tout accueillir, tout supporter, sans inquiétude, sans peur ni angoisse ! L'espace peut tout contenir, mais est vide de tout contenant et de tout contenu ! Vos souffrances s'y évaporent comme le brouillard qui se lève sur un ciel ensoleillé…

L'espace est, a toujours été, et sera toujours là. Rien ne peut l'affecter, l'altérer, le corrompre ou le dégrader. Hors du temps qui fuit et du devenir qui accoure, libre du pur et de l'impur, l'espace est inaltérable. Vous êtes l'espace ! Avant que dire « je suis », vous êtes d'espace ! Rien ne peut vous déprécier !

Tout naît, grandit et disparaît dans l'espace, mais toujours l'espace demeure, immuable et inchangé, quel que soit l'événement. Ce qui est d'espace n'est jamais né et ne peut donc pas disparaître. Or, la maladie, la vieillesse, la mort, de même que la naissance, sont d'espace ! Lorsque la vie apparaît sous la forme d'une fleur, d'un arbre, d'un animal, d'une rivière, d'une personne, de ce corps que vous considérez comme vôtre, ce ne sont que des expressions de l'espace ! L'infinie diversité des combinaisons de la vie ne sont que des « formes d'espace » comme les figures d'une topologie mathématique en perpétuelle transformation à partir d'une simple et unique équation… écrite et faite d'espace !

Lorsque l'image de la vieillesse apparaît dans votre esprit sous la forme d'un parent, d'un ami, d'une connaissance, quels que soient les sentiments que vous ayez pour eux, ces pensées, ces corps, ces personnes, ne sont que d'espace ! Lorsque l'image de la mort apparaît dans votre esprit sous la forme de la maladie, de la guerre, de la projection de la propre fin de votre « existence conditionnée », ces pensées, ces extrapolations et leurs expressions ne sont que d'espace ! Un reflet ne peut ni saigner, ni être blessé, ni souffrir ! Sa disparition est identique à son apparition, de nulle part vers nulle part, il n'est qu'une forme de l'espace…

Les bons côtés de la vie, les moments heureux, les petites joies et les grands bonheurs de l'existence ne sont que de simples reflets sur le miroir de l'espace. Des rêves qui se dissolvent au réveil et qui n'ont pas plus de consistance que les nuages. Aussi vibrants soient-ils, ce ne sont rien d'autre que des fictions. Ils ne sont en rien comparables à la félicité d'être d'espace !

L'espace ne désire pas le bonheur, il l'est déjà ! L'espace n'a besoin de rien, car il manifeste tout ! Tout appartient et n'appartient pas à l'espace ! L'espace est libre de toutes possessions et de tout possesseur, libre du désir, libre de désirer sans rien posséder ! L'espace n'a pas besoin de désirer… ce qu'il est ! Voyez tout désir et tout objet du désir comme d'espace ! Lorsqu'une pulsion de désir surgit, pour une chose, pour un corps, un état, sa sensation est d'espace, son objet est d'espace. Or, vous êtes d'espace, vous êtes cette chose, ce corps, cet état dont le sujet éprouve le désir sans avoir à tendre vers lui pour en éprouver la satisfaction ! L'espace n'a pas besoin d'avoir pour être !

Oubliez ce « je » qui souffre, ce « je » qui crie, se débat et s'enrage lorsqu'il n'a pas ce qu'il désire. Oubliez cet « enfant intérieur » racorni par la vie, oubliez ces « blessures de l'âme », oubliez ce « moi en souffrance », oubliez la guérison ! Le « je » est une fiction et l'on ne peut guérir une fiction ! Si vous voulez véritablement (c.à.d. ultimement), vous libérer de toutes souffrances – pas seulement en cette vie, mais pour toutes vos vies (et pour la vie de tous les êtres sensibles également) –, vous devez dépasser la «réalité de la fiction » !

Sous la « saisie du soi », tout est vrai ! L'ego, le karma, la souffrance, les mondes, sont (ultimement) des fictions, des états de conscience de l'esprit voilé. Or, lorsque tout est fiction, tout est réel ! Réaliser le caractère fictionnel de la personne, c'est aussi réaliser la nature fictionnelle de tous les phénomènes y compris de la vacuité ! Lorsque l'on réalise que tout est fiction, ce qui apparaît alors est la seule réalité, ni vrai ni non vrai !

Oubliez cela ! Oubliez ce que vous croyez être la réalité et pensez être la fiction ! Abandonnez tout concept et toute conception, toute hypothèse et toute croyance. L'espace n'est ni vrai ni non vrai ! Ce que vous êtes, votre véritable nature, est d'espace, vacuité et spatialité ! Oubliez les mots, eux aussi sont d'espace ! Voyez simplement l'espace, revêtez-vous de cet espace sans commencement ni fin, et résidez calme et serein dans cette étendue sans expansion... Ce que vous êtes, c'est cette présence immuable, cette conscience hors du temps de l'expérience, hors de la subjectivité, hors de toute durée

Faite totalement table rase de toute connaissance et de toute perception. L'esprit posé sur l'esprit comme l'espace sur l'espace, oubliez jusqu'à ce yoga ! Oubliez toutes les instructions, oublier toute pratique, tout rituel, tout désir d'obtention et de réalisation ! Soyez pareil à l'espace, sans forme, sans composé, sans étendue, sans aucune caractéristique, sans savoir, sans identité… Soyez l'espace qui contient tout sans être un contenant, qui sait tout sans le connaître ! Voyez la vacuité de toute chose comme étant l'espace et oubliez jusqu'au concept de « vacuité », oubliez même jusqu'à la notion d'espace !

Faite table rase d'absolument tout y compris de l'idée du « tout », et dans l'espace ainsi ouvert, sans dimension, sans durée, hors du temps et de l'espace, demeurez-là, conscient de cet espace, de cette présence, qui préexiste à toutes manifestation, dans laquelle tout peut se manifester, et dans laquelle tout disparaît. Soyez cet espace sans contrainte, cet espace sans jugement, cet espace sans émotion et, là, oubliez y compris la présence de d'espace


« Quand toute chose en vous sera réduite à rien, 

alors vous verrez Dieu, Maître Eckhart » VNDH-35.


VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 

VNDH : La vision non-duelle de Douglas Harding https://www.almora.fr/livre/SPIRITUALIT%C3%89S%20PRATIQUES/almora/lang-richard/333-la-vision-non-duelle-de-douglas-harding.html   

  

III.17 Relativité


Au Nadir et zénith, face contre face,

Le centre est un point entouré d'espace,


Mettez-les dos à dos, comme volte-face,

Et l'observateur contiendra tout l'espace !


Les ailes vers les flancs, l'oiseau est refermé,

S'ouvre au monde lorsqu'elles vont à l'opposé !


Les deux faces d'une pièce vues d'un côté,

Devant le miroir, coexistent simultanés !


Pointez une direction, elle paraît surface,

Vers le regard, tout se confond dans l'espace !


Inversez l'azimut de votre position,

Et les contraires deviendront sans assertion !



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Et maintenant ? Vêtu d'espace, vous n'êtes plus qu'espace. Là où se trouvaient des bras, des jambes, un torse, un corps, il n'y a plus qu'espace ! Là où il y avait une personne, avec une identité subjective, un caractère, une histoire, ce à quoi nous nous identifions comme étant « moi », sur la base de l'apparence du corps que nous désignons comme « mon » corps, il n'y a plus qu'espace. Pourtant, cet espace n'est pas vide ! Ce qu'il y a là, « de ce côté-ci qui regarde » (sans que l'on puisse discriminer objectivement un quelconque « côté » dans cet sans limite), est conscient, et cette conscience s'apparaît à elle-même, à « vous-mêmes », comme une présence, continue, inamovible, immuable. Mais, qu'elle est-elle ? De quoi s'agit-il ? Qu'est-ce que « vous » êtes vraiment ou qu'est-ce que cela ?

Les traditions spirituelles dualiste de l'Inde comme le Vedanta, ou sa vision moniste l'Advaïta vedanta, mais aussi le Shivaïsme du Cachemire, le nommeront le « Soi », le grand ou le véritable soi par opposition au « petit soi », le mental-ego, ce personnage fictionnel dont la saisie émotionnelle violente nous fait dire et affirmer « moi », « je suis » untel, « je » suis français, indien ou coréen, « j'ai » tel âge, « je » vis dans telle ville, etc. Ce « faux soi » est impermanent, fluctuant, trompeur, une « impossibilité de fait » (no vidyate) dit Nāgārjuna, car il ne peut exister par lui-même, c'est une projection du mental comme le reflet de notre visage dans un miroir. C'est la réfutation de ce « non-soi » par la méditation analytique qui dans le Bouddhisme Mahāyāna mène à la réalisation de la vacuité.

A peine a-t-on fait le vide de l'illusion que les conjectures reprennent ! Soi ou non-soi ? S'agit-il de deux choses différentes, de deux aspects (isolats) d'une même et unique réalité que recouvrent des mots différents ?

Pour bâtir sa représentation conceptuelle du monde, le mental s'appuie sur des principes logiques : le « principe d'identité » qui énonce qu'une chose est ce qu'elle est (A et A) et pas autre chose (A n'est pas B) ; le « concept d'identité », la substance ou l'être intrinsèque qui fait d'une chose ce qu'elle est ; le « principe du tiers exclu », ce qui fait l'unité de cette chose séparément des autres. Et sur ces bases, repose la logique des contraires : vrai ou faux, réel ou irréel, être ou non-être, soi ou non-soi. Or, il est évident qu'avec cette présence (ou cet espace de présence…), conscient de se regarder, nous avons un problème, car il ne rentre pas dans les cases ! Comment l'espace incomposé, qui contient tout sans être quoi que ce soit, pourrait-il « entrer dans une case » ?

De fait, l'on se trouve confronté à cela qui ne peut être défini de manière positive ou «cataphatique », l'êtreté en tant que telle, « c'est cela », mais seulement négative ou «apophatique » en regard de ce qu'elle n'est pas (netti netti, « ni ceci ni cela » de l'Advaita Vedanta), traduit par le silence Nāgārjurnien qui clos son tétralemme. La vacuité n'est ni être, ni non-être, ni être et non-être, ni être ni non-être. « La vacuité n'est pas une rhétorique réifiée du néant (…) vide de tout concept, elle ne s'attache à aucun point de vue au sujet de ce qui ne se pense pas, rejetant toute conception particulière elle n'en possède aucune » NDV-13. « La vacuité, c'est le fait d'échapper à tous les points de vue » IPT-131.

Pour expliquer la manière dont l'âme immatérielle commandait au corps matériel, Descartes avança que la « glande pinéale » – organe qui est toujours l'objet d'incroyables mythes – en était « l'interface ». Il serait le « siège de l'âme » ! L'hypothèse d'une « interaction » entre deux essences aussi diamétralement opposées est… une contradiction logique ! L'espace, a-t-il un centre ? Peut-on le toucher, le déplacer, le modeler ? Peut-on « découper en tranches » l'espace incomposé (non-né !) à l'aide d'un « phénomène composé » ?

Le mental n'aime pas l'ambiguïté. Il a besoin que les choses soient explicites et comprise clairement afin d'éliminer le doute et l'incertitude. Le mental subordonne « la paix de l'esprit » à cette condition, accorder les faits à une définition sans équivoque. Mais, n'est-ce pas une entreprise sans fin ? Un désir qui, tel l'horizon, recule à mesure que l'on s'en rapproche, amenant toujours plus de question sans jamais de réponse définitive. L'indicible ne peut être énoncé par des mots !

Par ailleurs, lorsque l'on y regarde de plus près, l'on se rend compte que le sens que l'on donne aux concepts est très confus. Nous savons (à peu près) faire la différence entre « personnel » et « impersonnel », mais s'agissant du « soi » et du « non-soi » sommes-nous sûrs de bien comprendre ce qu'ils signifient ? Il y a plus dans cette «quête de la signification » que la volonté de comprendre. Le désir du mental d'une définition sans équivoque dissimule la peur de ce qui peut lui nuire. Débattre sans cesse de la question du soi et du non-soi, jusqu'à se perde en querelles métaphysiques, plaît au mental ! Ne pas savoir nous dérange, mais l'inconnu maintient l'emprise du mental sur l'esprit que son abandon libère...

Alors, comment s'en sortir ? Il y a deux manières de répondre : démontrer que les philosophies se rejoignent sur le sens ultime et qu'il n'y a donc pas lieu à querelles ; inhiber le débat en sortant de la logique des contraintes. La paix de l'esprit est dans le « juste milieu », lequel consiste en la neutralisation des opposés. « L'essentiel (et là, maîtres bouddhistes et shivaïtes s'accordent parfaitement) est d'abandonner toute notion et toute dualité. Une fois ce pas franchi, qui pourrait encore débattre de la vacuité, du Soi et du non-soi ? » VT-53.

Pour Lama Tsongkhapa la nature ultime est « libre d'assertion ». Pour Āryadeva (philosophe indien bouddhiste de l'école Mādhyamaka), « une seule chose est l'essence de toutes choses, et toutes choses sont l'essence d'une seule chose » RL-268. Sankara (philosophe indien de l'Advaita Vedanta) dit à propos du Vedanta « la réalisation de l'être implique la cessation de toute dualité, de toute espèce de distinction entre les couples innombrables d'opposés » YSP-45, un équilibrage que l'on retrouve également dans les yoga-sutras de Patanjali. Et dans le Shivaïsme du Cachemire, Abhinavagupta l'exprime comme « libre de vide et de non-vide, qui est la Réalité shivaïte comme elle est la Réalité bouddhique » VT-53.

Pourtant, le Vedanta soutient l'existence d'un « Soi » immuable, qui évoque l'idée d'inaltérable, d'indestructible, d'éternel, ce que réfute le Bouddhisme pour lequel ce qui fait d'une chose est ce qu'elle, c'est son absence d'essence, sa vacuité ! Or, ce qui est «vide d'essence » (l'espace, la vacuité, la nature de Bouddha), n'est pas composé et donc n'est pas, par définition, soumis au changement, par conséquent… immuable (ou ni immuable ni non-immuable !).

Toutefois, pour le Vedanta, la « vacuité », c'est l'état dépouillé, purifié, libéré d'un Soi intrinsèque, autonome et transcendant qui s'égare dans l'existence corporelle par identification égotiste. La libération au sens hindoue du terme (moksha), c'est détruire l'illusion de la fiction de la personne. « Il ne s'agit pas ici d'évacuer l'être, le Soi (qui pour les Hindous reste indestructible, irremplaçable car il se confond avec la Conscience même), mais de vider cet être, si l'on peut dire, de tout ce qui serait « objectif » (mental ou matériel, nom-et-forme), de le désobjectiver » CST.

Se « revêtir d'espace », dissoudre les strates de la représentation mentale qui recouvrent notre nature spatiale – jusqu'à la position du corps dans l'espace que les asanas du yoga développent par la conscience des alignements, etc. –, met à jour une « présence » est si forte, hors de l'espace et du temps, qu'elle sourde du sentiment d'une réalité tangible ! Or, l'espace et le temps ne sont que des modalités de l'expérience de la conscience qui se pose sujet en dualité de la pensée de son objet. «Il n'y a que des instants toujours actuels dès que la conscience s'en saisit et il n'existe nulle part de substance appelée Temps qui les relierait. L'instant n'est que la durée d'un acte de conscience » CST.

Déconstruire la fiction de l'ego, c'est comme enlever couche après couche la peinture déposée sur la toile blanche jusqu'à la rendre totalement immaculée comme à son premier jour. La « page blanche » ainsi mise à jour est le terme pour l'Hindouisme que le Bouddha a franchi en faisant « un pas plus loin ». Le Soi du Vedanta dualiste est un simple concept pour le Bouddhisme qu'il s'attache à réfuter pour déboucher sur une réalité au-delà de toute idéation.

Pour le Shivaïsme du Cachemire et « dans la perspective tantrique, le vide n'est pas ultime : c'est encore un objet, donc un obstacle, tant qu'il s'oppose à un sujet qui le perçoit comme "vide" et se perçoit lui-même comme "étant vide". Autrement dit, il faut être capable de réaliser le vide lui-même comme vide » CST.

Nāgārjuna insiste particulièrement sur le danger de considérer la vacuité comme substance, de ne pas pousser plus loin l'introspection, et de ne pas pouvoir sortir du samsāra ! Il ne s'agit pas d'une simple assertion philosophique, mais de l'expérience directe des Bouddhas. C'est grâce à « la sagesse », c.à.d. au discernement intuitif que rend possible la compréhension intellectuelle du concept de la « vacuité », qu'il sera possible de dépasser la fiction d'une « essence de la vacuité » et ainsi d'atteindre l'Éveil véritable. « Alors ce "vide-de-vide" (expression que l'on trouve aussi dans la spéculation mahâyânique) peut "basculer" et se résorber dans la Plénitude (entendue ici non comme le "contraire" du vide mais comme Paramashiva, le sans-limite, la Totalité, la négation de toute négation, donc l'absolue Positivité) » CST.

Dans son dernier enseignement, le sutra du Mahāyāna Mahaparinirvana, le Bouddha affirme de manière définitive la nature de Bouddha comme « réalité transcendantale ». Ce Bouddha « n'est pas un vice vide ou un processus d'origine dépendante, mais la Réalité elle-même, le Grand Soi immuable (mahatman), qui est uniquement vide de toute impermanence, malheur, ignorance et afflictions, et doté de vertus et de félicité illimitées » SNM. Une définition qui semble parfaitement en accord avec la vision du Vedanta dualiste et donc de l'Hindouisme !

L'expression « vide de vide » est une double négation, donc une affirmation. « Vide de soi-même » a pour sens que l'absence de l'absence d'essence est donc bien l'affirmation que la vacuité n'est pas une substance ! Ce qui fait de la vacuité ce qu'elle est, c'est qu'il n'y a rien dans ce vide qui existe et qui ne soit en même temps vide d'existence ! Telle est la réalité absolue. Ce que le Shivaïsme traduit par « tout est vrai et tout est irréel ! ».

Dans sa « philosophie de la reconnaissance », Utpaladeva, nous dit que le Soi (Shiva) doit nécessairement exister comme base de toute manifestation (Shakti), ce qui fait que le Soi, au sens du Shivaïsme, est « libre du vide et du non-vide ». Ultimement, Shiva et Shakti ne sont pas deux, mais bien des aspects (isolats conceptuels) d'une seule et même réalité. « Shakti est Shiva et Shiva est Shakti » CST à l'instar de la forme-vide est le vide-forme !

Comme l'a démontré Nāgārjuna, rien ne peut exister de son propre fait ou de son seul pouvoir, ce qui inclut la possibilité d'exister en interdépendance à soi-même, hormis si cela… existe et n'existe pas à la fois, c.à.d. dans une totale « liberté d'assertion ». Parce qu'elle est « libre du vide et du non-vide », la vacuité apparaît comme la cause et l'effet ! Le principe (Shiva) et la manifestation (Shakti) existent en interdépendance l'un de l'autre, sans être… dépendant l'un et l'autre, ni l'un ou l'autre, ni les deux simultanément, ni l'absence des deux ! La conscience est vacuité et la vacuité est conscience. « La vacuité est la Conscience qui, réfléchissant sur elle-même, se perçoit comme distincte de toute objectivité en se disant : je ne suis pas cela (neti, neti) » CST.


CST : Le Cœur dans le Shivaïsme tantrique cachemirien https://www.association-ananda.org/single-post/2017/08/13/patal-devi 

IPT : interview Pierre Turlur par José Le Roy https://www.youtube.com/watch?v=66FfG9--jaY  

NDV : Nagarjuna est la doctrine de la vacuité https://www.decitre.fr/livres/nagarjuna-et-la-doctrine-de-la-vacuite-9782226122278.html  

RL : Rayons de Lune, Les étapes de la méditation du Mahāmudrā, DAKPO TASHI NAMGYAL https://www.padmakara.com/livres-numeriques/196-rayons-de-lune-ebook-format-pdf-9782370410139.html   

VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier   

YSP : Yoga-Sutra, Traduction et commentaires Pierre Alais, https://alais-yoga.fr/livres/  

III.18 Interdépendance


Comme de la craie blanche sur un tableau noir,

Sans lumière, les ombres ne sauraient se voir.


Le jeu des courbes esquisse une présence,

Du vide des contours se révèle le sens.


Sur les reliefs du ciel se reflètent les flots,

Du miroir de l'eau, le ciel se fait un manteau.


Les ailes de l'azur font des ronds sur l'onde,

L'écho des vagues rayonne à la ronde.


La conscience est plus vaste que le vide,

Dans le champ de l'espace, s'écoule fluide.


Mettez-le bleu contre bleu, comme ciel et mer,

Et le bleu de l'œil absorbera tout l'éther !



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


La vérité est au-delà du concept de vérité. Il ne s'agit pas d'abandonner toute volonté de comprendre, mais interroger l'expérience jusqu'à dissoudre la dualité. Lorsque les opposés sont abolis, le silence se fait dans le mental et l'état de calme dans lequel entre l'esprit devient le vecteur de l'intuition de l'indicible.

  • « Il m'arriva une chose incroyablement simple, pas spectaculaire le moins du monde : je m'arrêtais de penser. Un état étrange, à la fois alerte et engourdi, m'envahit. La raison, l'imagination et tout bavardage mental prirent fin. Pour la première fois, les mots me firent réellement défaut. Le passé et l'avenir s'évanouirent. J'oubliais qui j'étais, ce que j'étais, mon nom, ma nature humaine, animale, tout ce que je pouvais appeler mien. C'était comme si à cet instant je venais de naître, flambant neuf, sans pensée, pur de tout souvenir. Seul existait le Maintenant, ce moment présent et ce qu'il me révélait en toute clarté. Voir, cela suffisait » VNDH-41.

Douglas Harding décrit ainsi l'expérience qui l'a amené à réaliser sa véritable nature. Elle ne nécessite pas des années d'études, de pratiques et d'attention soutenue pour atteindre l'Éveil des Bouddhas – même s'il s'agit aussi d'une forme de yoga qui demande à être pratiquée à chaque instant –. La « vision sans tête » fait écho au Mahāmudrā en ce qu'elle consiste à (re)tourner l'attention vers soi-même (vers la conscience qui regarde), ce qui n'est pas sans rappeler Pratyāhāra (« l'attention intériorisée »), des yoga-sutras traduit par « le retrait des sens ». « Comme si les sens n'étaient plus reliés à leurs objets habituels, comme s'ils suivaient le mental et l'aidaient dans la recherche intérieure du soi » YSP-82.

Que voyez-vous lorsque vous regarder dans la direction vers laquelle pointe le doigt ? Rien ! Vous croyez qu'il y a une tête parce qu'un miroir vous a montré un reflet devant vous… mais pas là vous êtes ! Là, il n'y a pas de visage, pas de forme ni de couleur, rien qu'un espace vide ! Et pourtant, ce vide n'est pas un néant, car vous en êtes conscient ! Cet « espace de présence » est « libre du vide » ! « Ce rien est très spécial, car il est lui-même conscient d'être rien (Vous savez qu'il est conscient parce que vous êtes ce rien et que, évidemment, vous êtes conscient. Vous n'êtes pas un espace inconscient qui ne voit pas, mais un espace qui voit et qui est éveillé à lui-même)» VNDH-34.

Mais l'esprit n'est peut-être pas dans la tête, mais dans le cœur ? L'on peut perdre un bras ou une jambe sans cesser d'être conscient, alors pourquoi pas la tête ? La philosophie bouddhiste argue que « le corps n'est pas l'esprit » : le corps est une «machine biologique » ; l'esprit a la fonction de connaître. Et l'expérience ? Regardez là où pointe le doigt, il n'y a que l'espace incomposé ! Où sont alors les organes de la «conscience sensorielle » et de la « conscience auditive » ? Où est l'appareil locuteur ? D'où vient le son des mots que j'entends lorsque je parle ? Où sont les chakra «couronne », du « front » et la « gorge » ? Lorsque le corps et l'esprit se confondent, comment peut-on encore les opposer en dualité ?

Ce que nous voyons dépend de la position et de l'échelle de l'observateur. Une grande partie de votre corps est visible, il suffit de tourner cette tête invisible pour le voir… Mais, imaginez que votre vue plonge à l'échelle atomique, vous ne verriez alors que… du vide entre les atomes ! Votre corps disparaîtrait !

Le corps et l'esprit sont vides de réalité propre, ils n'ont d'existence qu'en tant que «simples désignations » d'une apparence revêtue par la vacuité ! Certes, le mot « vie » n'est pas la sensation de la vie ! Toutefois, il suffit d'analyser notre perception pour réaliser qu'elle est synthétique ! Le corps est l'expérience non pas d'une chose en-soi (d'un connaissable distinct d'un connaisseur), mais des modalités qui nous le font paraître comme corporéité.

Nous avons toute raison de douter de la véracité de nos perceptions. Nous avons deux yeux, alors pourquoi, lorsque nous regardons dans la direction d'où vient notre regard, nous ne voyons qu'un seul « espace de vision » ? Sur le fond de chaque œil, là où le nerf optique le relie au cerveau, il n'y a pas de cellules photoréceptrices à la lumière, alors pourquoi ne voyons-nous pas deux points noirs au centre de notre champ de vision ? Parce que le cerveau comble les trous, extrapole l'information manquante, et nous donne à voir une représentation synthétique du monde ! Son but n'est pas de nous montrer les choses telles qu'elles sont, mais de telle manière à nous permettre d'y évoluer et d'y survivre !

Si la « vision sans tête » est constitutive d'une « voie directe » à la réalisation de la vacuité de notre véritable nature, ce n'est pas en raison de ce qu'elle nous montre précisément, mais parce qu'elle nous montre ce qui nous échappe d'ordinaire parce que caché par l'évidence ! Elle nous fait ainsi réaliser le caractère conceptuel de la perception, laquelle se commue en croyance qui, par un effet de rétroaction, conditionne ce que nous voyons ! Autrement dit, à l'instar de la vacuité, la « vision sans tête » est un antidote à l'ignorance.

Nous n'avons pas besoin de voir toute l'image pour comprendre, mais de comprendre la raison pour laquelle nous ne voyons pas toute l'image ! Voir l'image en totalité ne suffirait d'ailleurs pas, il nous faudrait encore en comprendre la raison, et dès que vous y regarder de plus près (de très près…), vous modifiez le résultat ! La connaissance n'est pas directe, c'est une inférence !

  • Regardez dans la direction que pointe le doigt. Vous ne voyez pas un « espace sans tête », vous inférez qu'il n'y a un vide à la place de votre tête, car vous ne pouvez pas voir la vue qui regarde ! De fait, ce dont vous êtes conscients, ce n'est pas de ce vide, c'est de ne rien voir, que vous assimilez… à un vide !

A cela s'ajoute une étrange sensation… de « présence » ! D'où vient-elle ? De la conscience de ce vide ? Du vide lui-même ? Ou peut-être de la proprioception (la «sensation interne » de votre tête), laquelle se superpose à l'inférence de la conscience du vide à la place de votre tête ? Le résultat ? Vous avez l'impression d'être conscient de la « présence de votre conscience », et vous vous mettez à inférer la réalité objective (intrinsèque et autonome) de l'esprit qui revêt dans votre conception la pensée d'un existant entitaire, nouménal et transcendant !

De la capacité à suivre le doigt qui pointe successivement sur des objets puis dans la direction qui regarde dans une séquence ininterrompue, vous en inférez le caractère continu de la conscience. Vous éprouvez « l'intime conviction » du sentiment de sa continuité, car vous en faites l'expérience sans être conscients qu'il s'agît là d'une inférence, et de là, vous croyez en l'immuabilité du Soi !

Interrogeons encore une fois l'expérience. Pointez l'index de votre main droite sur votre main gauche tout en déplaçant lentement celle-ci sous votre menton jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans l'alignement de votre vue... Toute connaissance dépend d'un connaissant et d'un connu. Il n'y a pas de sujet sans objet. Lorsque, votre main gauche n'est plus l'objet de votre connaissance, cela qui connaît vous semble immuable puisque vous en êtes toujours conscient ! Le Soi est-il effectivement invariable ou ne serait-ce pas que l'objet de votre conscience a changé, et plutôt que d'être votre main, c'est maintenant… votre propre esprit ?

La capacité de l'esprit de connaître n'est pas un absolu. La cognition est relative aux modalités qui fondent l'observateur. Le sentiment de continuité de la conscience est une inférence élaborée à partir de la succession « d'actes de connaissance momentanés » laquelle inclut y compris son propre objet.

Pourtant, même lorsqu'elle n'occupe pas le « premier plan » sous la forme de la conscience de soi, la conscience est toujours présente, sans quoi nous ne pourrions avoir conscience de rien ?

Certes, lorsque je me perds dans la marche, la lecture d'un livre ou un film, la conscience est toujours là. Comme « fonction de connaître », la conscience m'apparaît permanente, mais le fait de passer alternativement d'un état « implicite » à un état «explicite » de la conscience de soi démontre son caractère interdépendant ! Si la conscience était un Soi permanent, elle serait toujours au « premier plan », et il ne pourrait y avoir d'alternance entre l'acte de conscience qui suit la main du doigt et l'acte de conscience qui se regarde !

Du point de vue du fonctionnement cérébral, vider complètement le « cache de la conscience » à chaque fois que l'on change d'objet serait trop consommateur en énergie, et une perte de temps (même de quelques millisecondes). Pour optimiser le processus, le cerveau conserve en « mémoire vive » l'écran de la conscience sur lequel est projeté la représentation du monde dont nous inférons la réalité. Sous la perspective de la série « d'actes de connaissance momentanés », émerge ainsi l'aperception phénoménologique de ce que cela fait d'être conscient (le sentiment de la conscience « d'être continue à elle-même »), dont nous inférons le caractère immuable et inamovible.

Autrement dit, l'introspection sans la sagesse ne mène pas à la réalisation. Le «concept d'identité » substantielle, et la conception du « Soi philosophique » des traditions spirituelles dualistes, résultent d'inférences erronées quant à la nature véritable de ce que nous montre notre « expérience intérieure », du fait de l'absence de questionnement quant… à ce qu'elle ne nous montre pas !

Face à une extrémité de la corde, voyez-vous la corde ? Si l'on observe « l'instant de conscience » sous une perspective qui fait abstraction de l'interdépendance du processus linéaire qui amène à sa construction, la conscience apparaît en conséquence sous la perspective d'une « atemporalité circulaire », comme si elle était une réalité objective, entitaire, unitaire, nouménale et transcendante. Ainsi, l'on parvient par l'approche expérientielle à « l'abolition des contraires », entre le soi et non-soi, en adoptant un angle d'observation depuis lequel l'analyse du discernement est révélatrice de l'unité comme dualité.

 

VNDH : La vision non-duelle de Douglas Harding https://www.almora.fr/livre/SPIRITUALIT%C3%89S%20PRATIQUES/almora/lang-richard/333-la-vision-non-duelle-de-douglas-harding.html  

YSP : Yoga-Sutra, Traduction et commentaires Pierre Alais, https://alais-yoga.fr/livres/  

III.19 Perspectives


De toutes choses, dépend une seule chose,

Et de celle-ci dépendent toutes choses.


Ainsi, la perspective de la position,

L'espace inclus y compris la cognition.


L'ici est le premier plan de la conscience,

Où le reflet du vide devient sapience.


Sans limite, l'intérieur est sans perception,

L'étendue sans dimension est sa réflexion.


Sur la surface de l'œil s'expand l'univers,

Du miroir du vide, l'esprit est l'envers.


La conscience se projette à l'extérieur,

Par réflexion se saisit intérieure.


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Toute vérité est relative. Rien de ce qui existe n'a d'existence qui ne soit un « effet de perspective » relatif à l'observateur, lui y compris ! L'électron est l'ombre (de l'acte) de la mesure. L'objet n'a pas d'existence a priori, c'est un angle de vue de l'observation. L'objet et l'observateur sont comme les deux extrémités de la corde de l'observation, aucun ne peut exister sans l'autre.

Pointez le doigt vers vous. Dans cette direction, l'espace vide depuis lequel vous regardez est-il immobile ou en mouvement ? Sans autre référence, impossible de le dire. L'absence d'infirmation ne vaut pas affirmation et réciproquement. Cet espace n'est ni immobile ni en mouvement (comme tout ce qui l'entoure). Tournez lentement sur vous-mêmes en continuant à regarder dans la direction vers laquelle point de doigt. Votre «vision sans tête » apparaît alors (se met à exister) comme « centre et axe immobile » de la perspective du mouvement !

Mais, que notre corps soit immobile ou en mouvement, cela qui prend conscience de cet effet de relativité semble a priori indépendant de l'observation ? L'aspect linéaire de la conscience résulte d'un flux composé « d'actes de connaissance momentanés ». L'apparente continuité de la conscience est un angle de vue formé par ce mouvement, dont le processus échappe à notre perception, et dont nous ne voyons que « l'effet de surface », comme le mouvement d'un objet tournant sur lui-même à une vitesse relativiste (supérieure à la vitesse de la lumière), apparaît immobile sur « l'horizon des événements » d'un trou noir.

L'important n'est pas ce que nous voyons, mais ce que nous ne voyons pas, car la réponse à la question de savoir « pourquoi » éclaire ce que nous voyons. Que vous pointiez le doigt sur l'espace vide devant vous puis vers l'espace vide au-dessus de vos épaules, ces espaces ne sont pas deux, mais sans transition ! L'on pourrait donc dire également de l'espace qu'il est « constant dans le temps ». Or, l'espace est un «phénomène incomposé » (non-né car sans commencement ni fin), qui ne possède pas d'existence intrinsèque autonome ! Comment cet espace vide, insécable, pourrait-il alors être en mouvement autour de lui-même ?

« La vision sans tête » ne se limite pas à une zone circonscrite au-dessus de nos épaules, elle englobe la totalité de l'espace sans frontière ni limite ! Il n'y a pas d'axe dans l'espace vide. Tout ce qui apparaît devant nous fait partie de « l'espace de la conscience », libre du vide car il n'est pas un néant, et libre du non-vide puisque toutes choses y apparaissent.

Les notions d'intérieur et d'extérieur sont sans fondement. Rien ne sépare ultimement «là-bas » et « ici » ! Entre l'espace d'où vous regardez et l'espace où vous regardez, il n'y a de distinction que la perspective faite objet ! Le monde comme espace (contenant de toutes choses) et la conscience comme monde sont une seule est même réalité, dépourvue de substrat inhérent. La vacuité des choses comme la vacuité de l'espace (« isolats » relatifs à l'angle de la perception) est ultimement sans discontinuité ! L'essence est « vide d'essence ». Ils ne peuvent exister l'un sans l'autre. Opposer le Soi et non-soi, c'est comme mettre dos à dos… la face unique d'un ruban de Moebius !

Est-ce que l'espace existe en tant que tel ? L'espace peut être vu comme un absolu qui existe indépendamment de tout ce qu'il peut contenir, ou comme un vide relatif aux objets dont la forme en délimite le contour. La question ne se limite toutefois pas à savoir si c'est le vent qui bouge le drapeau ou s'il bouge tout seul…

Lorsque je pointe le doigt, je perçois des formes et de l'espace vide. Hors de mon champ de vision (derrière mon corps ou un mur, et au-dessus de mes épaules), toutefois, ma perception est… vide ! Je ne perçois pas du « vide » au sens propre c'est ma perception qui est vide de contenu ! « Rien » n'est pas un en-soi, mais un simple mot mis pour désigner l'absence de quelque chose. Or, puisque l'espace ne peut être séparé (il n'y a pas de transition entre l'espace vide autour de mon corps et l'espace vide au sommet de mes épaules), alors l'espace n'est autre qu'un « vide de perception », lequel, par ignorance de sa véritable nature, nous percevons comme un « existant premier » (sa catégorisation même comme « phénomène incomposé » lui confère valeur de réalité) !

Avec d'un côté un « vide de perception » et de l'autre des objets, l'espace semble relatif à l'observation. Toutefois, la nature de toute chose est la vacuité, ce qui implique que les caractéristiques des objets (formes, couleurs, etc.) ne sont pas le reflet d'une essence. Cette apparente dualité n'est donc pas une réalité extérieure autonome à l'observateur, mais relative à sa perception ! C'est un acte de conscience (voilée) qui fait apparaître le « vide de perception » comme espace et le « vide d'essence » (la vacuité) comme apparence.

Tout existe en interdépendance. La vacuité d'une chose met en relief l'existence en interdépendance d'une autre. Pour l'esprit voilé, la perspective de l'illusion de l'existence substantielle des objets apparaît comme existant en dépendance de la perspective de l'illusion de l'existence d'un espace absolu, et inversement.

La dualité est donc un « effet de perspective » sous lequel la réalité apparaît fragmentée entre la conscience et son objet, l'individualité et l'altérité, moi et le monde. Mais, pour l'esprit éveillé, il n'y a de perspective qu'ultime (celle que lui octroie la sagesse qui réalise la vacuité), la connaissance de la nature indivise de l'un et du tout, au-delà de la pluralité et de l'unité, où « vide de perception » et « perception non-vide » sont des fluctuations de la conscience.

En définitive, de même que toutes choses, l'espace n'a d'existence ni absolue ni relative. L'espace, c'est l'apparence du « vide de perception » relatif à l'apparence de la «suspension de la perception de la vacuité » (formes et couleurs) ! Ce n'est donc pas une question d'ontologie, mais d'épistémologie ! Il n'y a ni discontinuité ni obstruction entre l'espace et les apparences autre que sous la perspective de leur connaissance voilée. La connaissance de la véritable nature de la réalité est la réalité de la conscience éveillée.

Un « angle mort » est une zone de notre champ de vision dont le contenu ne peut être perçu, mais comme le vide amodal formé par la pièce manquante d'un puzzle apparaît modal relativement aux pièces qui l'entourent, nous avons conscience de son existence alors même que nous ignorons ce qu'il nous dissimule !

Lorsque nous regardons dans un miroir, le reflet de notre tête apparaît à distance de là où elle se trouve véritablement, sur nos épaules ! Nous ne pouvons pas voir notre visage, ni notre regard. Il ne s'agit pas d'une anomalie visuelle, mais d'un « angle mort » de la conscience ! La différence est essentielle. Il ne fait pas sens de poser la question de savoir si « un arbre qui tombe dans une forêt sans témoin pour l'entendre fait du bruit ? ». Nous ne pouvons tout simplement rien dire, c.à.d. ni affirmer ni infirmer, quoi que ce soit à propos de ce dont nous n'avons pas conscience, de ce « vide de perception », lequel n'est ni un néant absolu ni une essence, mais une « absence d'essence » ou vacuité.

Le Bouddha Sakyamuni laissa sans réponse quatorze questions dont celles de savoir si le monde était ou non éternel, fini ou infini. Un interlocuteur moderne demanderait s'il y a ou non quelque chose au-delà de l'horizon des événements d'un trou noir. Étant donné que la lumière ne peut s'échapper de la singularité, ce qui crée un « angle mort » de la connaissance, il n'est pas possible d'affirmer ou d'infirmer à ce propos quoi que ce soit d'autre que purement conceptuel. Mais, ce qui est le plus singulier, ce n'est pas que l'espace et la vacuité soient des « vides de perception », mais que la conscience… soit son propre « angle mort » !

La conscience est par définition « conscience de quelque chose », mais ce dont elle a conscience quant à elle-même, c'est de ce « vide de perception ». La conscience ne peut rien affirmer ni infirmer quant à sa vacuité, laquelle revêt pour l'esprit ignorant de sa véritable nature « libre d'assertion » l'apparence relative d'une essence intrinsèque et autonome !

Regardez cette « vision sans tête », et sentez sourde un sentiment de présence, inamovible, invariable, immuable… C'est votre véritable nature, laquelle n'est toutefois pas un soi entitaire, unitaire, nouménal et transcendant, comme semble vous en renvoyez les modalités de votre expérience, mais la vacuité dont le « vide de perception » de l'essence… ne vous apparaît pas vide !

Pour expliquer l'origine de toutes choses à partir de l'un (ou comment la pluralité émane de l'unité), la philosophie moniste du Shivaïsme du Cachemire explique que la conscience (Shiva) apparaît comme manifestation (Shakti) aux fins de se percevoir elle-même et de reconnaître sa propre unité indivise. Du point de vue linéaire, c'est comme s'il y avait une origine et une fin, mais ce n'est qu'un « effet de perspective » – le temps et l'espace sont des vides de perception perçus comme contenant et/ou intervalle autonomes –. Shiva et Shakti, la forme et le vide, sont les aspects d'une même réalité au-delà de toute assertion.

La sentence bouddhiste de la vacuité, « la forme est vide et le vide est forme », peut donc s'énoncer comme la vacuité est « l'angle mort » de la forme. Sans essence, il n'est pas possible d'affirmer ou d'infirmer que le relatif est de l'ordre du réel ou de l'irréel. Il n'est pas non plus possible d'affirmer ou d'infirmer que la réalité ultime est de l'ordre de l'être ou du non-être, puisque la forme est « l'angle mort » de la vacuité. Vues modales de l'amodal, qui expriment la manière dont l'esprit perçoit la nature véritable des phénomènes, la forme et le vide, Shiva et Sakti, le « soi » et le « non-soi », sont des perspectives l'une de l'autre, que recouvrent le sens de l'assertion shivaïte « libre du vide et du non vide ».


« Cela ne va nulle part et ce n'est pas immobile,

Ce n'est ni statique, ni dynamique,

Ni substantiel, ni abstrait,

Ni apparent, ni vide.

La nature de toute chose, comme l'espace,

Est sans mouvement.

On peut l'appeler « espace »

Mais elle est dépourvue de toute essence,

Et comme telle, elle transcende les définitions

Telles que réel ou irréel,

Existant ou inexistant, ou tout autre définition.

Il n'existe pas la plus infime distinction

Entre l'espace, l'esprit et la réalité intrinsèque.

Seules les désignations diffèrent

Et toutes sont artificielles » IDC-25


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php  

III.20 Origami 


Dans le reflet du cristal surgit l'espace,

La profondeur apparaît de la surface.


Sur l'aplat de la feuille nulle direction,

Haut et bas, ici et là-bas sont en union.


Dans ton regard surgissent les creux et reliefs,

De la base au sommet, la vue est la nef.


La voile se gonfle sous le vent solaire,

La carte prend la forme d'un planisphère.


Devant tes yeux s'illumine la présence,

Le vide est figure d'interférence.


De l'azimut zéro est l'anamorphose,

Sans centre est le centre de toutes choses.


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Le « discours de la méthode » est le reflet de la philosophie du discours. Toutes les traditions spirituelles parlent de la même chose dans des termes différents, il est logique que les méthodes qu'elles ont développé pour l'atteindre revêtent également des formes différentes. Quel que soit le yoga, ce n'est pas un instrument de réalisation (d'obtention, d'accomplissement), mais un vecteur de l'évidence ! « Les techniques ne sont pas pratiquées pour atteindre quoi que ce soit, mais pour découvrir ce qui est déjà là. Ce sont des techniques d'effort sans effort pour connaître ce qui est au-delà de toute technique » EVAR.

Quelques précautions de vocabulaire s'imposent. Dans sa « vision sans tête », Douglas Harding perçoit l'espace vide au-dessus de ses épaules, contigu à l'espace du monde, comme un « espace vide » sans centre ni limite qui accueille toutes choses, « ce trou où aurait dû se trouver une tête n'était pas un simple néant. Au contraire, ce vide était très habité, rempli à profusion, qui faisait place à tout. J'avais perdu une tête et gagné un monde » VNDH-41.

Par ce retournement de la conscience, les limites s'évanouissent entre ici et là-bas, la vision devient indivise de son objet. Le « sentiment océanique » fait disparaître l'observateur comme individu isolé (mais pas la conscience) pour le fondre dans la totalité. « Sa présence totale était mon absence totale, de corps et d'esprit. Plus léger que l'air, plus translucide que le verre, entièrement détaché de moi-même, je n'étais nulle part à la ronde » VNDH-41.

Or, si le vocabulaire traduit la non-dualité de l'expérience, le choix des termes recouvrent des notions qui suggèrent que la Conscience posséderait le caractère d'un «existant premier », doté de propriétés inhérentes à une nature autonome, qui en feraient un principe a priori, à l'origine de toutes choses, y compris d'elle-même ! «Voyez-vous une apparence à cet endroit, ou un espace d'accueil pour le monde ? Êtes-vous une chose, ou êtes-vous ce qui contient les choses ? » VNDH-54. « Plus proche que vos mains et vos pieds, plus proche que votre souffle se tient l'Unique, la Source et le Conteneur de toutes choses » VNDH-21. « Au cœur de toutes vos apparences, vous êtes le Soi unique en tous les êtres, la Source intemporelle de tout, l'Un s'autoproduisant ? » VNDH-22.

Pour éviter toute confusion, considérez ce point de vue. Plutôt que de voir ce qui se trouve au-dessus de vos épaules comme « un espace vide », voyez-le comme un « vide de perception », lequel apparaît à notre perception comme un espace vide ! Considérez que l'espace en général (non pas l'air ni le ciel, mais l'espace incomposé) est un « effet de perspective ». Là où vous ne voyez ni forme, ni couleur, il n'y a ni objet ni contenant ! Concevez comme contigu « l'espace vide » au-dessus de vos épaules et « l'espace vide » devant et autour de vous, comme « vide de perception ». Un espace vide n'a ni centre ni limite, et s'étend jusqu'aux confins de l'univers. Mais, un « vide de perception » n'embrasse rien, car il ne contient rien ! Ni point ni volume, sans expansion, non-local et atemporel, un « vide de perception » est sans essence, simple apparence de la vacuité, forme du vide. Il ne produit rien ni ne s'autoproduit.

« Espace vide » ou « vide de perception », les deux lexiques recouvrent une vision non duelle, mais la différence c'est que le second met l'accent sur la vacuité de toutes choses, la conscience y compris. Pour se manifester en expérience, l'intuition dépend du développement de la sagesse, et si le choix des mots peut ressembler à une querelle philosophique, il a son importance en regard du risque de substantification de la vacuité contre lequel Nāgārjuna à mainte fois mis en garde, car il nous enferre dans le samsāra plutôt que de nous en libérer.


« La caractéristique principale de l'esprit

Est d'être originellement vide comme l'espace.

La réalisation de la nature de l'esprit

Inclut tous les phénomènes sans exception » IDC-66.


Douglas Harding ne s'exprime pas en ces termes, mais la retranscription de son expérience est le récit d'une « vision » au sens littéral du terme, c.à.d. d'une perception visuelle, laquelle revêt la forme d'un soudain élargissement de son « champ de conscience » à tout ce qui l'entoure, semblable à la brusque inflation de l'univers à son origine. « C'était un vide énorme, rempli à profusion, un vide qui faisait place à tout – aux arbres, aux lointaines collines ombragées et, bien au-delà d'elles, aux cimes enneigées semblables à une rangée de nuages anguleux parcourant le bleu du ciel » VNDH-41.

La vision mise pour la vue, la chose pour la vue de la chose, le nom pour l'objet, s'articule sur des figures de rhétorique qui font oublier ce point de vue (« ce vide était très habité », « ce vide rempli à profusion », « un vide qui faisait place à tout », « sa présence totale était mon absence totale », etc.), « malgré la qualité magique et surprenante de cette perception visuelle, il ne s'agissait ni d'un rêve, ni d'une révélation ésotérique (…) C'était une attention nue à une réalité qui n'avait pas cessé de me dé-visager : mon absence totale de visage » VNDH-42.

Sur quoi repose cette vue ? La conscience comme réalité ou la vacuité comme apparence ? C'est tout l'enjeu du choix des mots qui se font expérience. Est-il possible de « faire saisir » le sens sous-jacent par-delà tout concept et toute conception sans « réifier le sens des notions » en substitut de l'indicible ?

En mécanique quantique, la mesure n'a pas pour effet de réifier l'électron. Ce qui change, ce sont les probabilités de sa présence, qui au lieu d'être réparties sont localisées à un seul endroit. La nature de l'électron de change pas ! Mettre le fini dans l'infini tend à phagocyter le second par le premier. Le monde absorbé dans « l'espace d'accueil » de la conscience transforme… la conscience en monde ! Il ne s'agit pas d'abolir les opposés par la victoire de l'un sur l'autre, mais de dépasser toute incompatibilité en montrant en quoi, au-delà de l'opposition substantialiste de leur caractère, le corps et l'esprit, la matière et la conscience, la forme et le vide, ne sont pas deux, mais des aspects d'une seule et même réalité, en amenant au pressentiment (par la compréhension éclairée) que toutes choses sont sans discontinuité ultime et sans obstruction relative.

Pour le Shivaïsme, « tu es Shiva, Shiva est le Soi, illuminé depuis toujours, sans naissance ni mort, et l'univers est le jeu de ta conscience » VT. Par nature « libre d'assertion », la conscience ne peut s'apercevoir. L'univers est comme son reflet inversé. « L'infinie diversité des infinies combinaisons » du réel sont comme autant d'assertions affirmant ou infirmant son « vide d'essence » comme champ des possibles, dans l'infini duquel tout ce qui peut se produire se produit, sans qu'il n'y ait de « producteur » pour cause et origine.

Dans la « vision sans tête », la pensée est tue pour ne pas parasiter l'expérience. Or, la sagesse devrait toujours être notre guide. C'est la compréhension de la nature de la conscience et, de fait, de la manifestation, qui ouvre à l'intuition de notre être profond. Douglas Harding a examiné ce qu'il est à « zéro distance de soi-même ». Il est étonnant de voir à quel point cette simplicité nous échappe même lorsque les mots la disent ! « Mon esprit est ce que je vois à l'extérieur – le contenu de ce centre vide (…) A zéro distance, je ne trouve aucun contenu d'aucune sorte – pas d'esprit. Ici, je trouve le conteneur vide, la source de mon esprit vaste comme le monde » VNDH-74.

L'expérience permet aux astrophysiciens de constater qu'un trou noir est invisible car il absorbe la lumière, mais est détectable par ses effets gravitationnels. Là où la lumière marque une limite irréversible est dit « l'horizon des événements ». La force gravitationnelle au centre d'un trou noir comprime tellement l'espace-temps que son «centre » pourrait être… un « point de dimension (et de durée) nulle » ! L'hypothèse la plus extraordinaire issue de la physique des trou noirs est que l'univers serait «holographique ». Toute l'information serait contenue à la surface, et ce qui apparaît en volume étant une simple projection !

Le Shivaïsme définit la nature de la conscience par trois caractères dont la « spatialité ». Nombre de tantra parmi les 112 yoga du Vijñānabhaïrava y font référence. Leur lecture évoque la vision spontanée d'un espace totalement ouvert autour de nous (de notre centre), à l'instar de ce dont parle la « vision sans tête».


« 76. En été, lorsque ton regard se dissout dans le ciel, clair à l'infini, 

pénètre dans cette clarté qui est l'essence de ton propre esprit ».


« 34. Ferme les yeux, vois l'espace entier comme s'il était absorbé par ta propre tête,

dirige le regard vers l'intérieur et, là, vois la spatialité de ta vraie nature ».


« 115. Au bord d'un puits, sonde, immobile, sa profondeur 

jusqu'à l'émerveillement et fonds-toi dans l'espace ».


« 59. Regarde un bol ou un récipient sans en voir les côtés ou la matière. 

En peu de temps prends conscience de l'espace » VT.


Douglas Harding s'est éveillé à sa véritable nature en voyant un dessin du physicien empiriste Ernst Mach dans un livre, et ses propres dessins sont tous des représentations en deux dimensions de scènes… tridimensionnelles. Alors pourquoi à «zéro distance du centre » devrais-je trouver un « conteneur vide vaste comme le monde » qui en serait le contenant et la source ?

  • Pointez le doigt vers votre tête et regardez dans cette direction. Vu sous cet angle, votre visage vous apparaît plutôt comme une bulle à la surface translucide et sans aucune épaisseur tout en esquissant la limite (« l'horizon des événements ») de ce qu'il vous est impossible de voir au-delà, vers l'intérieur de votre centre ?

Prenez un point. Dans les directions opposées s'étend l'espace en volume, mais dans la direction « du centre du centre », il n'y a plus ni centre ni volume hors un point de «dimension nulle » ! A « zéro distance du centre », il n'y a pas un espace vide, mais un « vide d'espace », et puisque ce non-espace est contigu de quelque côté que ce soit, alors tout est « libre du vide et du non-vide » ! Voir un point comme un « espace vide » n'est-ce pas ce que l'on désigne comme le Soi, et voir le centre comme « vide d'espace» ce que l'on désigne par non-soi ?

Le retournement auquel nous invite la « vision sans tête » ne consiste pas seulement en une prise de conscience, à réaliser que « je vois et je suis cette vision », en pivotant à 180° la direction de notre regard, mais à inverser notre perspective pour ramener notre vision de trois à zéro dimension !

Ce monde qui vous apparaît, étendu là devant vous, comme un gigantesque volume d'espace qui contient toutes choses dont l'agrégat de votre corps, est comme une « projection dimensionnelle » de la surface de dimension nulle d'une sorte de « hublot » qui marquerait la limite de ce qu'il vous est possible de voir de ce côté-là ! Cette limite est comme un « horizon des événements » formé par ce que vous voyez comme extérieur, en volume (ce qu'il y a à « l'intérieur » étant inconcevable puisque « vide d'essence » par nature). Le mot « comme » est fondamental, car il ne s'agit bien évidemment pas ici d'une description littérale. Comment décrire ce qui est « libre d'assertion » par nature ?

Le retournement de la conscience s'opère également et conjointement à la dimension du temps. Lorsque je vois le monde devant moi comme un volume en trois dimensions, je vois un « ici » depuis lequel je regarde et un « là-bas » vers lequel pointe mon regard, lesquels apparaissent séparés en distance et donc éloignés dans le temps. Lorsque je retourne ce volume comme si je dépliais un origami pour revenir à une feuille de papier plane, l'illusion s'évanouit à l'évidence du caractère illusionné de cette projection tridimensionnelle !

Avec trois dimensions, il y a « là-bas » et « ici », mais en deux dimensions… tout ce qui est là-bas est ici ! En volume, les objets apparaissent possédés une existence intrinsèque et autonome, mais sous la perspective unidimensionnelle vide d'espace, ce qui est ici n'est nulle part ! En 3D, l'espace de la « vision sans tête » est contigu à l'espace environnant, mais en « zéro D », la réalité relative est ultime, réelle et irréelle à la fois. La réalité assertive est « libre d'assertion » !

Autrement dit, la « spatialité » tel que l'entend le Shivaïsme du Cachemire, ce n'est pas se fondre dans l'espace et faire un en conscience avec toutes choses (lesquelles ne sont autres que des formes de cette conscience), c'est la dissolution de la perspective en volume, le retour à la vue nue, dépouillée de toute substance, dans sa vacuité qui est la nature de la conscience.


« Cette réalisation consiste (…)

à se voir dans son absolue nudité à chaque instant,

Alors ta vision sera limpide, transparente, sans objet !

C'est l'intelligence nue, fulgurante !

C'est la spatialité qui ne pose rien,

L'étincelante vacuité au-delà des formes,

Délivrée de la permanence, fluide,

Sans limite, vibrante et claire !

Sans unité, sans pluralité » IDC-81


Douglas Harding ne dit pas autre chose que la perspective inclus la cognition de l'observation. Nous recherchons la profondeur en toutes choses, au sens propre et figuré, dans la perception du réel extérieur, comme dans l'aperception de notre esprit. Ce monde tridimensionnel qui nous entoure semble une évidence, au point de baigner dans l'illusion d'un espace en volume. Le dessin d'Escher d'une main qui tient un globe sur lequel se reflète son visage est-il une image dans le monde, ou une perceptive qui apparaît comme monde sur le reflet de notre conscience ?

Entre trois et quatre ans, se produit la reconnaissance de notre image dans le miroir. L'enfant s'identifie alors comme « moi ». L'identité personnelle, la « saisie innée du soi », se bâtissent sur la base d'une perspective en volume. Telle la phase d'inflation après le Big Bang, l'espace de la représentation mentale subit une brusque expansion qui nous éloigne du « centre sans centre » de soi ! Il y a un paradoxe à dire « c'est moi » en voyant notre reflet dans le miroir. A zéro distance, il n'y a pas de place pour autre chose que soi-même. Ici, rien n'est séparé, tout ce qui est là est « ce que je suis ». Comment la reconnaissance de soi dans le miroir peut-elle procéder d'une mise à distance à soi ? Comment un mouvement à zéro centimètre peut-il me projeter ailleurs qu'ici où je suis ?

Demeurez immobile et visualisez un objet qui gravite autour de votre corps à hauteur de vos yeux, comme la Terre autour du Soleil ou un électron autour du noyau de l'atome. Cet objet entre et sort alternativement de votre champ visuel, et quelle que soit l'échelle, il effectue une révolution complète en un temps donné. Visualisez maintenant le centre de vous-mêmes (cet endroit-là au-dessus de vos épaules que vous ne pouvez pas voir), comme un point de dimension nulle, et imaginez que l'objet se rapproche à zéro centimètre tout en rapetissant jusqu'à lui-même devenir de dimension nulle. Dès lors, combien de temps lui faut-il pour en faire le tour ? Aucun ! Car, il n'y a plus de mouvement hors de l'espace ! Il n'y a plus de séparation, tout ne forme plus qu'un, sans pluralité ni unité !

  • Regardez autour de vous en embrassant l'espace d'un seul regard. Voyez cet espace qui contient toutes choses comme une énorme bulle translucide et, avec délicatesse, ramenez-là lentement vers votre centre sans centre, jusqu'à zéro centimètre de vous-mêmes… Là, vous y êtes déjà ! Tout ce qui apparaît autour de vous, comme répartis en profondeur dans un espace en volume, occupe déjà un plan unique, une surface continue, de dimension nulle, sans séparation avec votre vue, sans discontinuité d'essence « vide d'essence », sans obstruction entre les apparences, la forme et l'espace vide, le vide est la forme...

Ainsi, la « reconnaissance du Soi » procède de la disparition (soudaine ou progressive jusqu'à être spontanée) de l'illusion de la profondeur qui abolit l'illusion du point de vue égocentré et, se faisant, unifie la vue et son objet dans l'unité retrouvée de l'indivision naturelle de leur vacuité.

L'on pourrait penser que si l'on ramène l'univers en un seul point, tout sera si petit, étroit et compressé qu'il n'y aura plus de place pour le vide ! A zéro centimètre de mon centre sans centre – ce point de dimension nulle, non-local, atemporel, qui n'est pas un « espace vide » mais un « vide d'espace », d'essence et donc un « vide de perception » –, je suis à équidistance de toutes choses, elles-mêmes vides d'essenceIl n'y a plus alors ni séparation, ni fragmentation de soi à soi, l'on est chaque chose et toutes choses à la fois ! Les limites du corps, des choses qui nous entourent, l'apparence de ce pseudo espace qui les contient, tout s'évapore et se fond dans le « centre sans centre » de la conscience.

C'est la distance qui nous sépare, or elle n'est qu'un effet de perspective induit par la vue en volume. Cette vision ouvre sur bien plus qu'un sentiment « d'unité indivise » qui me ferait affirmer « je suis tout ce qui est » ! Elle gomme toute différence au point qu'il ne fait même plus sens de dire « tout fait partie de ce que je suis » ! A zéro distance, en-deçà de toute séparation entre la conscience et son objet, « je suis tout » !

L'infini sur une tête d'épingle, hors de toute référence, n'en demeure pas moins infini ! Présence sans centre, conscience manifestée et conscience de la manifestation, « libre du vide et du non-vide », de l'être et du non-être, source et non source de l'infinie diversité des infinies combinaisons du champ des possibles reflet de la vacuité. L'instant est tout ce qui existe et n'existe pas à la fois ! Hors du présent et de l'ici, chaque instant est un nouvel instant, un « acte de création » coémergent du monde et du connaisseur, de ce qui est vu et de la vue.


EVAR : Essai de vulgarisation, Agnes Rives https://archive.org/details/essai-de-vulgarisation-de-quelq-agnes-rive 

IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php  

VNDH : La vision non-duelle de Douglas Harding https://www.almora.fr/livre/SPIRITUALIT%C3%89S%20PRATIQUES/almora/lang-richard/333-la-vision-non-duelle-de-douglas-harding.html 

VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 

Temple d'Haeinsa - Corée du Sud - mai 2023
Temple d'Haeinsa - Corée du Sud - mai 2023

                                                           Du théâtre à la scène  

III.21 Représentation 


une main en coupe

dans le vaste océan

émoi dans le flow


les doigts repliés

pour pêcher l'invisible

ouvrent le vase


ressort une goutte

résidu de l'unique

vertige confus


dis-moi qui es-tu ?

requêta l'inquisiteur

silence troublé


j'étais l'océan

séparé de la source

le puits se tarit


pourquoi demander ?

tu ne te reconnais pas ?

vide est le plein !



Lobsang TAMCHEU  

III.22 Aurore


centre étoilé

l'horizon équidistant

lever de l'aube


torpeur du matin

observateur endormi

rien que le ciel


scène sans témoin

félicité du vide

simple présence


entre les branches

étincelle la Lune

espace ouvert


l'esprit lucide

à l'embrasse du monde

claire vision


conscience vierge

ni extérieur ni dedans

instant continu






Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Nous percevons le monde du point de vue relatif de l'observateur. C'est une chose tellement naturelle que nous ne voyons pas qu'elle nous masque la réalité directe des choses ! Pour décrire le lever du soleil, je peux utiliser la première personne, décrire ce que « je » vois de là où « je » me trouve, ce que « je » ressens à cet instant. « Qu'elle chance j'ai d'être ici, au temple d'Haeinsa en Corée du Sud, pour assister à ce magnifique spectacle du lever du jour ». De la sorte, je dis beaucoup sur moi et peu sur la chose. Je décris le monde de mon point de vue, plus exactement, je décris « mon » point de vue. Au paroxysme de ce comportement, le selfie pour lequel le monde est réduit au rang d'accessoire visant à mettre l'image de soi en valeur, où le « je » est célébration de l'ego !

La philosophie bouddhiste tibétaine définit précisément les différents types de cognitions valides et invalides. Pour le dire simplement, plus nos perceptions sont brutes, proches du stimulus sensoriel pur, moins elles sont connotées subjectivement («j'aime » / « je n'aime pas »), et plus elles sont dites « valides ». La « perception directe yogique » est la connaissance d'un être dont l'esprit épuré saisit directement la véritable nature des choses, l'interdépendance (tout existe en dépendance d'autre chose), l'impermanence (rien ne dure), et la vacuité (le vide d'existence autonome) de la personne et des phénomènes. Autrement dit, d'un esprit qui n'est plus voilé par le moi, parfaitement établit dans la non-dualité (au-delà du sujet et de l'objet), libre du point de vue subjectif déformant, d'un esprit qui ne s'énonce pas « je » !

La nature de la conscience ne peut se concevoir, elle ne peut être appréhendée que par l'expérience intuitive (yogique) directe. C'est très simple en vérité, mais dès que l'on commence à poser des mots avec l'intention d'en arrêter le sens définitif, cela devient très compliqué, et engendre des querelles philosophiques absurdes ! Du fait du caractère polysémique de son langage, qui invite à explorer le champ des possibles sans objectif de définir un absolu, la poésie est probablement le mode d'expression le mieux à même de faire toucher à la nature véritable des choses en-deçà de toute assertion« Simplement décrire la chose telle qu'on la voit. "Décrire ce qui est" (ari no mama ni utsusu) est au cœur de sa démarche poétique » MD.

Ainsi, le haïku, court poème d'origine japonaise, « en reflétant un événement du domaine des sens, nous donne accès, d'emblée, au sens. Il saisit le merveilleux au cœur de l'ordinaire, l'absolu au cœur du relatif, le sacré au cœur du profane. Un vers unique décrit l'univers et nous ouvre à l'éternité de l'instant présent » MD. S'ouvrir à l'expérience directe n'est pas synonyme du rejet de l'élément humain, « [quasi indispensable] pour conférer au haïku sa profondeur d'âme (…) son absence pouvant, exceptionnellement, induire son incroyable présence » MD, mais à l'expurger de la croyance en l'existence intrinsèque et autonome du « moi ». Outre de donner accès à la saisie directe du réel, il s'agit de saisir l'irréalité du « soi de la personne », lequel instille la revendication de se dire « je ». Comme le dit Thich Nhat Tanh, « il y a bien des pensées, mais il n'y a pas de penseur ! ». Cette reconnaissance, étape indispensable à la libération sur le chemin de l'Éveil, n'est possible que par l'abstraction du point de vue égocentré.


« Il nous faut certes élever notre esprit dans le domaine de la vraie compréhension, mais de là ne pas manquer de retourner à l'expérience immédiate pour y puiser la vérité de la réalité. Quoi que nous soyons en train de faire à un moment donné, nous ne devons pas perdre de vue que ce que nous faisons est en corrélation avec notre nature profonde, avec le monde. C'est la que réside la poésie » Basho. 


MD : https://moundarren.com/blog/qu-est-ce-qu-un-haiku/ 


III.23  Instruments


battements du cœur

la montagne résonne

aux sons du tambour


puissance brute

qui fait écho au profond

stupeur dans le corps


frappes cadencées

échos de l'indicible

le souffle coupé


clameur du tambour

par l'instrument du Dharma

cloué sur place


le temps suspendu

au centre de l'immédiat

stupéfiant transport


tonnerre du gong

délie l'esprit affranchi

retour au vide



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Nul besoin d'interroger l'expérience immédiate de ma propre perception pour acquérir l'intime conviction d'être le « témoin » de mon existence ! Il me suffit de regarder à l'intérieur ! La conscience d'être n'est-elle pas la preuve empirique du fait que «j'existe», que ce « je suis » est non seulement indépendant mais antérieur à sa propre perception car conditionnant de celle-ci ?

Il y a dans cette affirmation de l'ordre de la coémergence du sujet à l'objet, l'un n'existant pas sans l'autre. La conscience est toujours « conscience de quelque chose », y compris d'elle-même ! Lorsque l'attention se déporte du papillon, elle revient sur elle-même. Ce dont « j'ai conscience » en étant mon propre objet, ce n'est pas « d'exister», c'est d'un « acte de connaissance » qui prend pour forme la conscience d'être ! Il y a «conscience de », c'est indubitable, car sinon nous n'en serions tout simplement pas conscients ! Mais, lorsque cet « acte de connaissance » porte sur lui-même – ce qui montre son caractère momentané, et donc son impermanence, sinon nous ne serions toujours conscients de nous-mêmes ! –, ce qu'il reflète ne se distingue pas de cela qui le reflète

« le papillon disparu

mon âme

me revient » - Wafu

Voir les choses à la « première personne », c'est comme de rapprocher nos yeux l'un de l'autre, c'est une perspective qui fait voir double ! « Comme un fou qui louche, voit deux lampes là où il n'y en a qu'une, le mental divise le sans forme, alors que sujet et objet sont Un », Sahara. Ce dédoublement, c'est celui de la conscience qui se perçoit comme sujet à travers son propre objet.

Nous ne sommes pas immergés dans le sensoriel tel un pigment de couleur qui imprègne un vêtement, nous sommes littéralement tissés de fibres colorées ! Selon la philosophie Bouddhiste tibétaine, notre existence est constituée de cinq facteurs conditionnant : la forme (le corps), les perceptions, les discriminations, les formations mentales (relatives au karman), les consciences (cinq sensorielles et une mentale). Ensemble, ces « agrégats » forment un composé dont les éléments évoluent en interdépendance. La personne n'a pas d'existence réelle ! Le « je » est une simple désignation imputée sur la base de ces cinq agrégats.

Avez-vous déjà testé un « caisson de flottaison » ? Plus qu'une simple relaxation, c'est une expérience d'isolation sensorielle, ou devrait-on dire d'immersion de la conscience en elle-même ! Lorsque le corps se fait immobile, que tout repère sensoriel (externe et interne) disparaît, l'impression qui se dégage est celle de « la conscience irréductible d'exister » ! Or, lorsqu'il n'existe plus rien d'autre que la conscience, celle-ci devient son propre objet d'exploration, et ce qu'il est alors possible de saisir, c'est… l'impossibilité de l'abstraire de l'acte de sa propre connaissance ! Hors de tout repère spatial et temporel, le centre sans centre de cet acte de conscience sans sujet apparaît… incroyablement immobile ! Et dans cette saisie sans objet, « je » se révèle… un simple « effet de perspective » !

C'est en regard d'un contenant, relativement à des objets distincts localement distribués dans un référentiel, que nous saisissons l'espace « comme volume ». Ce que l'expérience immédiate donne à saisir de la conscience, ce n'est rien d'autre que la connaissance de l'acte de sa propre connaissance !

Nous sommes tellement enchâssés dans cette perspective autocentrée qui nous fait dire « je », « moi », « j'existe », qu'un pas de côté est absolument nécessaire pour voir la véritable nature des choses, laquelle est « conscience sans objet » ! Toutes les traditions spirituelles authentiques disent la même chose, le « je » (le moi, le mental-ego, « la saisie innée du soi ») est une illusion qu'il faut dépasser pour se libérer de la souffrance et s'éveiller à sa véritable nature.

Observer (sans contrainte) son esprit en méditation, c'est comme de nager au milieu d'un banc de poisson. Les pensées apparaissent, vont et viennent sans être nulle part, puis disparaissent naturellement… nulle part ! A ce stade, l'on peut avoir impression d'être le « témoin extérieur » de ce spectacle. Vu comme un tout, le « banc de poisson des pensées » (sons, images, cinématographie mentale, etc.), semble se comporter comme un organisme unique, une impression de continuité qui émane de la synchronisation de ses éléments ! Tel ce banc de poissons, le « je » est une construction mentale qui émerge sous l'effet d'un phénomène de paréidolie – processus qui fait voir des formes animales dans les nuages – à partir d'un flux de pensées, de sensations et de perceptions, qui évoluent en interdépendance sans agent aux commandes !

Méditer, c'est faire un « pas de côté » pour mettre en évidence et reconnaître cela. Tant que l'on pose qu'il y a un agent qui accomplit l'action, ce n'est pas de la méditation, ça reste un point de vue égocentré ! Tant que la méditation n'amène pas au retournement de la conscience sur la vacuité de l'existence autonome du contemplateur c'est toujours le « je » qui médite !

III.24 Tintements


le temps du repas

les bouches font silence

aux sons d'écuelles


tintent les plateaux

tout l'espace résonne

de bruits fracassant


choc des cymbales

au concert de percussions

l'ouïe saturée


au lâcher-prise

immersion sensorielle

corps baigné de sons


l'esprit s'aligne

à l'harmonie des pensées

s'établit l'accord


vagues tonnantes

la saveur de l'unité

de la Temple Food




Lobsang TAMCHEU 

III.25 S'écouler


sous la frondaison

l'écoulement infini

la clameur de l'eau


l'ego du ruisseau

rugit de sa fierté

saisie du soi


contredit le lit

éternel est mon berceau

coups d'épées dans l'eau


argue le rocher

immuable est mon corps

au son le tambour


rafale de vent

de vos chemins je guide

vers demain l'élan


regard silencieux

dans l'union sans débat

le cœur du yoga


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


La poésie des haïkus est impressionniste. C'est la retranscription brute de sensations, de perceptions, de pensées, au contact de la réalité du monde, vierges de tout caractère personnel, de toute connotation individualiste. Elles ne sont ni agréables, ni désagréables, ni neutres. Elles n'appartiennent à personne, elles sont universelles. Il n'y a rien d'autre que l'expérience… sans expérimentateur !

Il ne viendrait pas à l'esprit de dire de que ce qui apparaît dans l'objectif d'une caméra, les montagnes de Corée du Sud, les temples Zen, les nuages dans le ciel, qu'elles appartiennent à la caméra ! Pourquoi dire alors de ce qui apparaît dans le « champ de la conscience », stimulus extérieur ou contenu mental, que se sont « mes » perceptions, « mes » sensations, « mes » pensées ?

Lorsque l'attention se porte sur le corps en le parcourant des pieds à la tête, la «caméra de la conscience » met en évidence des sensations, mais viendrait-il à un radar qui envoie des ondes dans le ciel de considérer que les échos que lui renvoient les objets sont « ses » échos ? Pourquoi dire alors que la sensation de douleur qui se révèle au passage de l'attention sur cet amas de cellules au fonctionnement organique coordonné qu'est l'agrégat du corps, que celle-ci est « ma » douleur ?

L'on rétorquera que la conscience se distingue d'une simple caméra car elle est consciente d'elle-même. Si l'on ajoutait une caméra qui pointe dans sa direction, elle verrait… une autre caméra. D'un enfant de moins de trois ans qui ne se reconnaît pas dans un miroir, diriez-vous qu'il n'est pas doté de conscience ?

La différence n'est pas dans la faculté de « prendre conscience de soi », mais dans cela qui apparaît dans le champ de la caméra. Nous affirmons le caractère personnel du contenu de ce dont nous faisons l'expérience sur la base de nos agrégats, particulièrement du corps que la philosophie bouddhiste tibétaine définit comme la « vue de l'ensemble périssable » eut égard à son impermanence. Or, pour le bouddhisme, « il n'existe pas de personne qui serait une entité unique et permanente » IPP. Selon l'école du Mādhyamaka Prāsangika, cette vue est la « méconnaissance » ou « l'ignorance » de la nature véritable des phénomènes, qui prend l'aspect d'un « je », d'un « moi » et d'un « mien ».

Considérez votre regard comme une caméra. Y apparaissent des formes et des couleurs qui revêtent l'apparence du monde et des êtres qui le peuplent. Vous ne dites pas d'un arbre qu'il est « mon » arbre ou d'une fourmi qu'elle est « ma » fourmi ! Le qualificatif de « personnel » est réservé à cela qui regarde, au sens le plus strict, votre corps et votre esprit. Maintenant, retournez votre regard et regardez dans la direction de cela qui regarde (pointez votre doigt vers votre tête pour vous y aider). Que voyez-vous de ce côté-là ? Un espace vide ! Sans centre ni périphérique, totalement ouvert sur ce qui l'entoure ! Douglas Harding le désigne comme un « espace d'accueil », car il est exempt de toute frontière entre cela qui regarde et ce qui est vu. Sans frontière ni limite entre l'intérieur et l'extérieur, le monde est entièrement là, dans cet « espace de présence ». Dites-vous alors qu'il vous est… personnel, que c'est « votre » univers ?


« La caractéristique principale de l'esprit est d'être originellement vide comme l'espace. La réalisation de la nature de l'esprit inclut tous les phénomènes sans exception » IDC-66.


« Ma » perception, « ma » sensation, « ma » pensée ! Ce sont là des expressions réductrices de ce que nous sommes vraiment, de la vraie nature de la conscience qui est la vacuité d'existence inhérente. Penser « je », « moi », «mien» nous coupe de la totalité, nous fragmente et nous isole dans la dualité !

Il suffit de prendre du recul, de faire « un pas de côté », pour voir que le monde ne se réduit pas à ce dont nous avons conscience à travers le « hublot du moi », que le périmètre étroit de notre « champ de vision égocentré » longe le périmètre d'autres caméras d'une infinité d'êtres sensibles, dont l'ensemble mis bout à bout ne suffirait pas à embrasser l'immensité de la « présence » de la conscience qui est au-delà du personnel et de l'impersonnel…

La conscience est vaste comme le ciel. La nuit, le ciel peut être étoilé, parcouru d'étoiles filantes qui ne sont pas « mes » étoiles ni celles de cette présence sans début ni fin qui transcende toute individualisation ! S'il n'y a pas d'étoiles filantes, pourquoi vouloir qu'elles apparaissent ? S'il y en a, inutile de les retenir ! Dire «ceci est ma pensée », « ceci est ma » perception, « ceci est ma » sensation, c'est comme pour le désert se réduire à être un grain de sable ou pour l'océan à une goutte d'eau ! Pourquoi se réduire à ce « je » limité et égotiste, alors que ce que « je suis » véritablement est au-delà de toute segmentation dualiste ?

Compter les premiers éléments de l'infini n'est pas connaître l'indicible. L'infini ne peut être mis en boite, la totalité embrassée. Mais, nous n'en avons pas besoin ! Nous avons seulement à reconnaître que nous sommes cette totalité !


IPP : Interdépendance, psychologique et philosophie dans la voie bouddhiste, Lama Samten https://www.centreparamita.org/gallery/view_album.php?set_albumName=album04 

III.26 Vacuité


« je » vis la douleur

prisonnier du cycle

croire est ma croix


« je » suis le sillon

labouré par mes mères

de mille tourments


« je » me révolte

révulsé du supplice

mû de compassion


« je » suis le chemin

éclairé par mes maîtres

vers la liberté


que de paroles

la radio raconte

le chien aboie


le chemin vide

la lumière courre

sans se déplacer



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Le « sῡtra du cœur » est l'un des plus importants enseignements du Bouddha. Dans le Bouddhisme Zen, il est récité à la fin de chaque cérémonie de prières. Son importance réside dans ce qu'il énonce la nature véritable, ultime, de tous les phénomènes (y compris de l'esprit) comme étant « vide de substance ». « La nature de tous les phénomènes est la vacuité : ils n'ont pas de caractéristiques, ne sont pas créés, ne cessent pas, ne diminuent pas, n'augmentent pas ».

La vision occidentale de la nature du monde nous a été inspiré par le philosophe grec Aristote, lequel croyait que les choses possèdent une « substance » qui leur est propre et qui définit leur existence d'une manière « intrinsèque et autonome ». De ce point de vue, les caractéristiques sous lesquelles les choses apparaissent (formes, couleurs, poids, état, etc.) sont le reflet de leurs propriétés inhérentes. Et puisque ces propriétés sont mesurables, leur nature est donc connaissable.

La philosophie bouddhiste affirme a contrario que les phénomènes ne possèdent pas de propriété autonome, elles sont « vides de substance ». Une chose n'a d'existence qu'en interdépendance d'autres choses, dans un flux de causes et d'effet sans commencement ni fin. Ce que nous désignons comme la réalité est simplement une suite impermanente d'apparition et de disparition – c'est pourquoi aucune chose ne peut être « crée », ce qui induirait que cela qui les crée (leur origine première) soit lui-même sans cause, ce qui est contradictoire dans le cadre de la logique de ce système de pensées ! –.

Sur la base de l'atomisme grec, nous croyons d'une manière naïve (à l'appui de l'expérience empirique), c.à.d. sans la soumettre à une analyse introspective, que « nos » sensations corporelles existent de leur propre côté et qu'un exercice comme le « scan corporel » permet de les mettre en évidence. Une caméra peut enregistrer une scène même si personne ne la manipule ! Mais, s'agissant de la «caméra de la conscience », il ne fait pas sens de demander ce qu'il y a « hors champ ». Ce n'est pas qu'il n'y ait rien au sens littéral du terme – ce qui serait une affirmation nihiliste dont le caractère extrême est réfuté par la voie du «juste milieu » du Bouddha –. Il n'y a rien dont nous soyons conscients, c.à.d. rien qui ne constitue un « acte de connaissance » se rapportant à lui-même !

Quel est le bruit d'un arbre qui tombe en forêt lorsqu'il n'y a aucun témoin ? La sagesse bouddhiste répond à ce koan Zen qu'il ne fait tout simplement pas sens de poser une telle question ! Parce que rien ne saurait exister de par son propre pouvoir (c.à.d. sans être issu de causes), la connaissance d'une chose ne saurait être indépendante… de la conscience que l'on en a, autrement dit l'existence d'une chose est coémergente à « l'acte de connaissance » qui la fait apparaître comme objet de l'expérience de la conscience.

L'on rétorquera que la Lune existe même lorsque personne ne la regarde ! C'est ce que les scientifiques croyaient à propos des « objets quantiques ». Mais, ce que la mécanique quantique a mis en évidence, c'est que la nature d'une particule comme l'électron est statistique ! Lorsqu'il n'est pas mesuré, il est impossible de dire où se trouve l'électron, quelle est sa vitesse, sa direction. Il est seulement possible de l'énoncer en termes de probabilités. C'est au moment de la mesure (c.à.d. lors de d'interaction avec un instrument, et non avec la conscience de l'observateur), que ces probabilités convergent en un faisceau cohérent, de sorte qu'il est possible de dire alors « l'électron se trouve là » ou «sa vitesse est de » – ces deux valeurs ne pouvant, par ailleurs, pas être connues simultanément –.

Ainsi, lorsque nous parlons des sensations (des perceptions ou des pensées) à la « première personne », nous ne faisons pas seulement que fragmenter la conscience sous la dualité sujet-objet, nous réifions (rendons réelle à notre expérience) son objet sous les modalités sous lesquelles nous en faisons «l'expérience de la matérialité ». Nous faisons l'expérience de nos croyances !

La question n'est cependant pas de savoir s'il existe ou non quelque chose hors du champ de la caméra de l'attention, mais comment considérer cela ? En affirmant la propriété des sensations qui parcourent l'agrégat de ce corps que «je » déclare « mien » comme étant « mes » sensations (ma douleur), cette assertion réifie son objet en relation à la personnalisation de son sujet !

Pourquoi ce point est-il particulièrement important ? Parce qu'il met en évidence que nous « créons » la réalité dont nous faisons l'expérience, l'autre manière de le dire étant que la souffrance est consubstantielle de la dualité, ce qui implique conséquemment que pour se libérer de la souffrance, il n'y a pas d'autre voie que de dépasser la dualité, lequel dépassement procède de la réalisation de la vacuité des phénomènes (de la personne et de « sa » douleur). 

III.27 Labyrinthe


le premier pas

le bœuf est sous le joug

le dernier pas


le sol s'étire

chuchotement dans le vent

le sol se replie


le nœud se forme

évidence de l'instant

le nœud se défait


la flèche pointe

la direction s'inverse

le point est un trait


en bas le ciel

reflet de la présence

là-haut le miroir


le fond est vide

libre de ne pas choisir

le fond est forme



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Le labyrinthe est riche de symbolisme. Sous la perspective bouddhique, l'on peut y voir la représentation du « cheminement spirituel » du pratiquant qui adopte la voie du « grand véhicule » (Mahāyāna) en suivant les « trois entraînements de l'esprit » (discipline, concentration, sagesse) pour réaliser l'état de Bouddha. Pas à pas, le pratiquant développe et cultive les « vertus transcendantes » ou paramita – transcendantes, parce qu'elles dépassent la dualité de l'agent et de ses actes –, qui entraîne la transformation progressive des « trois portes » de l'action (l'esprit, la parole et le corps), pour atteindre la bouddhéité.

En tant que figure du relatif, le labyrinthe dessine le chemin de vie du «chercheur spirituel » en quête de réalisation, laquelle s'entend (dans tout courant spirituel) comme la libération de la souffrance (« l'au-delà des peines » ou le nirvāṇa dans le Bouddhisme) qui accompagne l'atteinte d'un état transcendant la condition existentielle de l'être ordinaire (dont l'esprit est voilé par l'ignorance de sa nature non duelle). L'étude comparée des différents courants philosophiques et spirituels permet de mettre en lumière une même destination, un état par essence indicible et donc intraduisible, mais que par compassion et par amour pour les êtres sensibles prisonniers du samsāra (le cycle sans commencement des existences conditionnées), les éveillés ont exprimé de multiples manières. Car, il n'y a pas qu'un seul chemin qui mène à l'Éveil, mais autant que d'êtres (même s'il existe des voies principales) ! Au point de créer des contradictions entre les différents « systèmes philosophiques » si l'on reste à la surface des choses…

Dans le Bouddhisme, la pratique spirituelle s'inscrit dans le principe d'une transformation de l'esprit, laquelle peut prendre deux voies : l'une progressive, celle des sutras ou de la connaissance, par la purification des négativités du karman (les actes et leurs conséquences) conjoint au développement des vertus ; l'autre « rapide », celle du Vajrayana ou de l'énergétique, qui procède par la transformation des émotions perturbatrices en sagesses. Dans le Shivaïsme du cachemire, il n'y a rien à transformer, rien à rejeter ou à adopter, seulement à reconnaître que nous sommes déjà éveillés car telle est la véritable nature de la conscience (« illuminée depuis toujours »). Nous devons en fait nous réveiller de notre sommeil ! Cette reconnaissance « de Dieu en l'homme et de l'homme en Dieu », est également la voie du mysticisme chrétien comme chez maître Eckart.

La philosophie bouddhiste distingue deux réalités/vérités : « conventionnelle » ou relative, la manière dont les phénomènes apparaissent ; « ultime », leur véritable nature, la vacuité d'existence inhérente et autonome. Ce sont deux aspects d'un tout, comme un anneau de Moebius présente deux faces sous un certain angle mais n'en possède qu'une ! Le pendant shivaïte est le couple Shiva-Shakti, la conscience et la manifestation, laquelle est l'expression en miroir de l'unité sous les avatars du multiple. Chez maître Eckart, l'éveil résulte du «dépouillement intérieur de la somme de tous les conditionnements auquel "je" m'identifie. Ce que j'expérimente alors, débarrassé de tout ce qui encombre l'intérieur, c'est le divin. Mon fond est le fond de Dieu et le fond de dieu est mon fond » MELJ.

Ce qu'il y a de magique avec le labyrinthe d'Haeinsa, c'est que quelle que soit la manière dont nous le parcourons (en récitant des mantras, en faisant des prières, en méditant ou en rêvant d'autre chose), quel que le soit le temps que cela prend, nous finissons toujours par revenir à notre point de départ ! A l'image de la vie considérée sous une perspective karmique, c.à.d. une suite d'existences sans commencement dans le samsāra, mais pas sans fin, laquelle est le nirvāṇa !

Pour le Bouddhisme tibétain, l'Éveil requiert des efforts conséquents, mais pour le Shivaïsme, il relève de la « grâce divine » qui « fournit la seule explication possible [pourquoi l'adepte suit-il cette voie plutôt qu'une autre ?] : une grâce intense correspond à la voie de Siva ; une grâce moyenne à la voie de l'énergie, et une grâce plus faible à la voie de l'individu » VTLS-25. Certains esprits s'éveillent spontanément, sans préparation, sans aucune pratique, « en une seule vie et un seul corps » selon la formule consacrée à Milarépa !

Un bouddhiste remarquera que cette formulation ne tient pas compte des vies antérieures, mais se serait ériger l'Éveil en un idéal dont le mental-ego aime à se nourrir et qui entraîne le «chercheur spirituel » à se perdre sur le chemin de la pratique en croyant qu'elle va nous permettre de nous réaliser, or « Ce n'est pas le yoga qui mène à la conscience, c'est la conscience qui mène au yoga » YTC, Abhinavagupta, Tantraloka.

C'est beaucoup plus simple que cela ! A l'instar du labyrinthe d'Haeinsa, dans la vie « tout pointe dans la bonne direction » ! Aussi étonnant que cela puisse paraître, « Il n'y a rien à faire, là maintenant, puisque l'on est déjà réalisé, mais il y a l'illusion de devoir faire quelque chose pour retrouver son état naturel ! ».

Dès le premier pas dans le labyrinthe, sans effort ni contrainte, et sans aucune pratique, il est possible de réaliser la vacuité des phénomènes dès lors que l'on saisit… qu'il n'y a personne qui fait ce premier pas, ni les suivants ! « Tu ne choisis rien ! Tu ne peux pas savoir quand cela va arriver, sous quelle forme, mais cela s'impose littéralement à toi. Là tu sais, intimement, que tu ne décides de rien. Personne ne peut dire "quelle est la prochaine pensée que je vais avoir ?", parce qu'elle émerge aussi spontanément » CQL.

Voyez vos agrégats ! Ils sont comme l'espace, « vides de substance » intrinsèque et indépendante, comme un hologramme, un simple « jeu de lumière » que vous prenez pour réel et auquel vous vous identifiez en affirmant « moi » ! Voyez le dessin du labyrinthe, voyez le sol sur lequel il est tracé ! Ils sont comme l'espace, transparents, lumineux, intangibles… Voyez votre esprit ! Comme les nuages dans le ciel, il est sans début ni fin, sans apparition ni cessation…

Lorsqu'il n'y a plus de différence entre intérieur et extérieur, entre le monde et soi (plus de point de vue égocentré), plus de frontière ni de limite, de centre ni de périphérie, alors ce qui est vu et cela qui voit se révèlent ultimement sans discontinuité de par leur essence et, relativement sans obstruction sous leurs apparences. « La forme est vacuité. La vacuité est forme », sῡtra du cœur. « A partir du moment où tout est vu par ce qui voit tout, il n'y a plus rien à voir, les voiles d'illusion ne sont plus là ! » MELJ.


MELJ : Maitre Eckhart traduit par Laurent Jouvet https://www.youtube.com/watch?v=qv_CDsT0Vn0  

CQL C'est quoi l'éveil ? https://www.youtube.com/watch?v=s006yPJOA-c 

YTC : Yoga Tantrique – Eric Baret https://www.youtube.com/watch?v=8tNyvAcVDo8  

III.28 Inversion


le poisson doré

nage à contre-courant

clapotis dans l'eau


contre le reflux

se débat pour avancer

tourbillons dans l'eau


l'effort est douleur

à l'impossible fuite

orage dans l'eau


un bond en avant

ramène en arrière

freez soudain de l'eau


le temps se fige

au centre du cyclone

disparaît l'étau


songe liquide

l'objet n'est que mouvement

reflet dans les flots



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Il existe de nombreuses voies spirituelles qui pointent vers l'Éveil et la libération de la souffrance. Mais, il y a un paradoxe, car toutes se superposent à la vie, alors même que la vie… est le chemin ! La raison d'être de ces « cartes » est que la majorité des êtres migrateurs (prisonniers du cycle des réincarnations) ne voit pas la vacuité du « territoire » et ne saisissent pas que la dualité est comme une illusion ! Ce n'est pas dû à une quelconque incapacité ou à un manque de discernement, pouvant être comblés par le développement, la purification ou la transcendance de l'esprit, c'est simplement une croyance ! « Ne pas être réalisé, c'est simplement la croyance de ne pas l'être » DVLJ.

A l'instar du labyrinthe d'Haeinsa qui représente le chemin des bodhisattvas vers la libération (ce qu'il faut abandonner et cultiver pour atteindre l'Éveil) énoncé par le maître Seon Isan Hyeyeon, le territoire sous-jacent de « la vie pointe toujours vers ce qui l'obstrue, quelque chose qui revient en boucle, qui fait que tu te sens limité ou contrarié, une contraction, de l'insatisfaction, une tension intérieure. Il faut aller voir, entrer dedans, car il y a une fausse croyance bien ancrée » DVLJ.

Les voies de la non-dualité y compris invitent à cette introspection, à se confronter à ses croyances limitatives. Mais attention, s'agissant de voies spirituelles, elles ne s'adressent pas à la « personne » ! Elles ne visent pas la libération du « petit je », mais la libération de l'emprise du moi, de la « saisie (innée) du soi », la racine de l'ignorance pour le Bouddhisme, originelle de (l'illusion de) la dualité !

Tant que nous croyons réel le « labyrinthe du samsāra », nous n'avons pas d'autre choix que de le parcourir, car même les chemins pour en sortir relèvent de nos croyances ! Revenir sur nos pas (fuir), rester figé sur place dans son dédale, ou se battre contre le sort, sont des comportements qui s'inscrivent dans la dualité. Le retournement à la non-dualité s'opère lorsque nous réalisons, par la vacuité des phénomènes composés, que le labyrinthe comme l'agrégat du corps ne sont que les expressions illusoires de nos croyances.

Ainsi, lorsqu'il est question de se confronter à « ce qui fait blocage », sous-entendu à ce qui nous empêche d'être dans la non-dualité, il ne faut pas le comprendre comme « l'acte de confrontation » d'un « agent ». Tant que la réaction est subjective, nous sommes subordonnés à la « saisie du soi ». Nous restons sous l'emprise du « je » illusoire, et agissons pour l'intérêt de la personne.

Pour produire le renversement dans la non-dualité, il n'y a pas à « développer » la personne comme si la souffrance provenait de son inadaptation ou de son incomplétude, ni à dépasser les obstacles qui se dressent sur « sa » route, pas plus que de panser ou de guérir « ses » blessures, mais à réaliser leur vacuité ! Il y a à réaliser l'illusion de la croyance d'être séparé de la totalité, d'être un individu isolé, soumis aux caprices du destin et aux injustices du sort. Dès lors que la vie, le corps et l'esprit apparaissent comme l'espace (« vides d'essence propre »), et que tout se fond sans distinction ni limite, alors les « voiles » des croyances dualistes se délitent et s'évaporent et l'esprit reprend conscience de la non-dualité/vacuité de sa véritable nature.

Il nous arrive de voir en rêve des personnes qui nous parlent et de croire réelles cette situation. Lorsque l'on saisit que la personne est une représentation mentale qui révèle de l'ordre de la conception, « la pensée d'une personne » se révèle un oxymore ! Comment une croyance qui n'a pas d'existence autonome pourrait-elle avoir une pensée qui lui est propre et l'affirmer « sienne » ?

Il est impossible de dire quelle sera la prochaine pensée. Il n'y a personne qui la produit encore moins la « personne » ! Même l'aboutissement d'un raisonnement logique n'est pas connu à l'avance. C'est une illusion de contrôle, qui renforce la croyance en l'existence du « je » dualiste, de croire « sienne » la pensée. De plus, dès lors que plusieurs personnes font l'expérience d'une même perception, comment est-il possible d'affirmer celle-ci comme étant « mienne » ?

Dans un référentiel relativiste, la relation d'exclusivité de l'observateur à la chose perçue semble un candidat recevable comme critère de définition valide de sa « propriété ». Si je suis le seul à avoir une pensée à cet instant, alors il semble logique d'affirmer que c'est « ma pensée ». Or, abstraction faite de sa forme, il n'est pas exclu que d'autres puissent avoir une pensée similaire. Nonobstant, cela reste un contexte dualiste ! Que la nature ultime de toutes choses soit la «vacuité d'existence propre » signifie que la dualité est une illusion dont nous faisons l'expérience sous des modalités de perception et de sensation qui sont le reflet de nos conceptions. Le monde, le corps et l'esprit sont comme l'espace vide, sans centre ni périphérie, sans distinction ni séparation. La «matérialité » n'est que l'expression de nos croyances !

Cela rappelle curieusement la mécanique quantique... L'état de l'électron non mesuré est comparable à celui de l'esprit. Tant que la conscience demeure établie dans la vacuité du soi, les pensées font partie indifférenciée du tout, et il n'est pas possible de les qualifier comme « miennes ». Mais, lorsque la conscience se pose comme sujet, dans l'illusion de sa véritable nature, elle entraîne la réification de la pensée en objet, comme l'électron mesuré devient «l'ombre de la mesure » !

Parler de soi, du « je », ou du Soi, ce n'est pas la même chose ! La vue à la «première personne » est toujours dualiste. Dans le mysticisme de la « vision sans tête », Douglas Harding affirme que nous sommes, seuls, en mesure de savoir ce qu'il y a au « centre de nous-mêmes ». C'est une affirmation dualiste, formulée dans un but précis, simuler le référentiel de la dualité afin de nous permettre de procéder au retournement de la conscience vers elle-même et ainsi de revenir à la non-dualité ! « La conscience est partout, il n'y a aucune différenciation. Réalise cela profondément et triomphe ainsi du temps » VT.

Pour le Bouddhisme (qui s'appuie sur la dualité du « pur et de l'impur », vertus vs négativités), nous voyons comme vrai ce qui est faux, et comme faux ce qui est vrai ! Le Shivaïsme est plus provocateur en affirmant que « tout est réel, tout est illusoire, tout est vrai ! » IDC. Nous croyons que la dualité est l'ordre naturel des choses, alors que nous sommes la conscience, illuminée et libre depuis toujours. Ultimement, il n'y a personne à libérer, pas plus qu'il n'y a de chemin à parcourir, ni de labyrinthe ! Tout fait partie de l'illusion, y compris l'illusion ! Le samsāra est le nirvāṇa ! « Cette réalité englobe le matériel et l'immatériel, le muable et l'immuable. La Conscience est le fleuve de l'unité, il n'y a plus de scission dans la vie de la yoginî et du yogin » IDC.

III.29 Retrouvaille


détour du chemin

rencontre sans attendu

pensée statufiée


saut immobile

comme un surgissement

l'esprit aspiré


reflet en miroir

expansion de l'intérieur

brusque détente


penché sur un puit

profondeur de présence

emplit d'espace


étrange union

sensation familière

un retour à soi


éclat fulgurant

dans l'étincelle est le feu

l'instant s'évase

 

Lobsang TAMCHEU 

III.30 Direction


là-bas l'horizon

la boussole vers le nord

désir de l'avant


ici la terre

le compas guide la vue

inversion du cap


d'un côté le but

quérir le grand océan

attaché aux vents


libre de l'autre

dans l'océan de l'être

pleine présence


toujours en marche

audacieux de richesses

accablé de tout


nulle distance

ici la complétude

fortunée de paix


Lobsang TAMCHEU 

                                                                  Du théâtre à la scène

III.31 Accessoire 


parc des tumulus

l'horizon qui ondule

vagues à l'âme


mausolée des rois

la terre enflée d'orgueil

humeur passager


personne ici

le silence intérieur

un noble sommeil


voix dissonante

résurgence d'empire

le souverain moi


la flèche leurrée

confusion sur la cible

l'ombre au zénith


sans appréhension

l'espace est sans douleur

qui souffre ici ?



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Lors de son premier enseignement à Sarnath en Inde après son Éveil, le Bouddha énonça les « quatre Nobles vérités de la souffrance » : tout est souffrance ; il y a une cause à cette souffrance ; il existe un moyen de se libérer de la souffrance ; et une voie pour y parvenir. Il importe de bien comprendre le lien entre ces vérités, particulièrement entre la cause et la libération de la souffrance.

La philosophie bouddhiste décrit trois types de souffrance : la souffrance du changement ; la souffrance de la souffrance ; la souffrance omniprésente. La première provient de l'ignorance de l'impermanence, la seconde des « émotions perturbatrices » (désir-attachement, aversion, orgueil, jalousie, etc.), la troisième de « l'existence conditionnée ». La familiarisation permet de dépasser les changements relatifs (le chaud et le froid, le confort et l'inconfort, l'agréable et le désagréable, etc.) ; les « trois entraînements de l'esprit » (éthique, concentration, sagesse) de taire la voix intérieure du mental-ego ; quand au troisième, seule la libération du « cycle des renaissances » permet de s'en abstraire.

Ne nous y leurrons pas ! Même s'il est possible de développer un état d'esprit qui demeure calme et sans jugement en toutes circonstances (insensible au changement), il est impossible d'échapper à la souffrance, car le fait même d'être en vie est un résultat karmique ! Pour sortir du samsāra, il faut couper la « racine de l'ignorance » qui nous enchaîne à nos actions passées depuis des vies sans commencement en nous libérant de l'attachement et de l'aversion.

La souffrance est l'affirmation orgueilleuse du « moi » ! Nous souffrons sous l'emprise de la « saisie (innée) du soi ». Lorsque « je » souffre, la pensée qui me vient, c'est « pourquoi (moi) ! », et la seule chose que j'ai en tête, ce n'est pas que cette souffrance s'arrête, mais que « je » puisse « être moi » ! Nul ne peut en vouloir à quiconque est en proie à la souffrance de rechercher la paix, seulement dans le deal, nul n'est prêt à renoncer à… sa personne ! D'ailleurs, pourquoi ? Quel lien y aurait-il entre « moi » et « ma » souffrance ?


Le Sūtra des Ornements de splendeur :

« L'esprit est pareil à l'artiste :

Il crée.

Tous les mondes de l'existence

Sont l'œuvre de l'esprit » RL-44


Pour la philosophie bouddhiste, le paradis et l'enfer ne sont pas des lieux, mais des états d'esprit ! Le samsāra est le nirvāṇa ! Les « démons », ce sont les «émotions perturbatrices » qui nous font commettre des actes « non vertueux » qui engendrent un fruit karmique de même nature. « La forme que renvoie le miroir est une image sans substance. De même, l'apparente dualité est une perception au sein de l'esprit. La perception d'une réalité phénoménale extérieure vient des pensées soumises aux imprégnations karmiques. Ce n'est que l'esprit transitoire qui crée la multiplicité des objets. En fait, l'apparente réalité extérieure n'existe pas, ces objets matériels ne sont qu'esprit » RL-44.

Il n'y a pas réellement fragmentation de la conscience (indivise par essence), mais croire à la réalité de la personne, se traduit comme si c'était le cas et entraîne l'expérience de la souffrance. Le bonheur est « au-delà des peines » ! Mais, aveuglés par l'identification au « moi », nous recherchons le bonheur sous l'égide de la personne, et lorsqu'elle blessée, traumatisée, meurtrie, nous croyons pouvoir la « guérir » à l'instar du corps. Or, puisqu'il n'y a pas de véritable fragmentation, la guérison de la personne aussi est une croyance !

Nous comprenons la « souffrance de la souffrance », mais en arguant de son caractère optionnel, nous ne cherchons pas à nous libérer de « l'identification à la personne » ! Le lien entre la souffrance et le (petit) « soi » nous échappe. Nous croyons possible de les dissocier, comme si la souffrance était un accident de parcours, une épine dans le pied qui cause cette atroce douleur laquelle cessera si « je » la retire. Tant que nous restons dans l'ignorance, nous en venons même à croire que pour « cesser de souffrir », il faut en passer par la souffrance comme voie de libération – en Inde, les sâdhus (les renonçant, qui vivent nus et couverts de poussière) meurtrissent leur corps dans ce dessein extrême – ! La souffrance serait comme une sangsue collée sur notre peau que l'on ne peut retirer… en se confrontant à la souffrance ! « Accroches-toi (… à toi !), ça va te faire mal ! ». Alors que la vraie question, c'est « qui » souffre ?

Poser que la souffrance est « optionnelle », c'est sous-entendre qu'il est possible d'être heureux dans la dualité, ce qui est une « contradiction dans les faits » puisque la cause de la souffrance (seconde Noble vérité) est la croyance dans l'existence du « moi individuel » (troisième Noble vérité) ! Autrement dit, ce n'est pas la souffrance qui est optionnelle, c'est la personne !

Il n'y a pas d'autre issue au labyrinthe que de sortir du labyrinthe, de réaliser la vacuité du « soi de la personne » (le « non-soi » dans le vocabulaire bouddhiste), dont la croyance (et le « chérissement excessif ») produit comme la fragmentation de la Conscience (Shiva-Shakti pour le Shivaïsme) sous la dualité sujet/objet – laquelle réalisation est en même temps la reconnaissance du véritable Soi, de la Présence, au-delà du personnel et de l'impersonnel –.


Le Sūtra de l'Entrée à Lankā :

« La forme que renvoie le miroir

Est une image sans substance.

De même, l'apparente dualité

Est une perception au sein de l'esprit.

La perception d'une réalité phénoménale extérieure

Vient des pensées soumises

Aux imprégnations karmiques.

Ce n'est que l'esprit transitoire

Qui crée la multiplicité des objets.

En fait, l'apparente réalité extérieure n'existe pas.

J'affirme que ces objets matériels

Ne sont qu'esprit » RL-44

III.32 Distorsion


l'eau se transvase

la feuille suit le courant

l'écho du filet


sans jamais d'arrêt

la cause produit l'effet

la vue crée la soif


aux actes d'hier

présent emplit du passé

l'ici déborde


le plein se vide

cycle sans commencement

le vide est plein


baisse la tête

creuse est la surface

la coupe plane


ouvre les yeux

aplat est le volume

l'étendue ronde



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Que la personne n'ait pas d'existence réelle, qu'elle ne soit qu'une « construction mentale », implique-t-il pour autant que l'ego n'ait aucune utilité ? « Qui » se libère du samsāra ? Ce n'est pas la Conscience, immaculée et illuminée depuis toujours de par la vacuité de sa nature. Ce ne peut être que la personne du fait de son « ras-le-bol de la souffrance », ce qui en le disant est paradoxal puisque se serait grâce à la personne que l'on peut se libérer… de la personne !

Elles ne sont pas deux ! Shakti n'est pas différent en essence de Shiva, elle en est l'expression phénoménale, laquelle est comme réelle. Les modalités de la manifestation sont l'expérience relative de sa croyance. C'est comme si la Conscience « sortait » d'elle-même pour faire son expérience. Sous cette perspective, la Conscience apparaît comme fragmentée par la dualité qui l'a fait se saisir sujet en regard de son objet, et l'a maintien comme prisonnière dans le samsāra par identification (confusion) avec la personne. Le Bouddhisme utilise le mental-ego comme outil pour réaliser sa vacuité, car le masque de l'ennemi dissimule celui de l'ami, lesquels ne sont des aspects de la Conscience.

La « personne » n'est qu'une pensée, et une pensée n'a pas de volonté propre ! ChatGPT n'est qu'un programme informatique qui analyse et agrège des millions de données en un résultat suffisamment crédible pour que, par ignorance et peur, nous le croyons mu par une volonté propre. Or, l'intelligence n'est que la capacité à résoudre (… et à créer !) des problèmes. Ce n'est qu'un outil.

L'acteur n'est pas le personnage, mais dans l'emportement de l'interprétation de son rôle, il peut lui arriver de l'oublier fugitivement, comme il nous est également possible de nous abstraire fugacement du personnage pour nous expandre à nouveau dans le « sentiment océanique » de la non-dualité !

Vu de l'extérieur ou de la surface, la personne semble posséder une existence propre, mais si nous regardons de plus près, nous pouvons voir les fils qui en constituent la pelote, et même s'ils sont entremêlés d'une manière si complexe qu'ils nous donnent l'impression d'une structure autonome, aussi loin que l'on remonte, il n'y a rien au bout… que du vide ! Lorsque nous regardons un banc de poisson, un vol d'étourneaux ou « notre » personne, il peut faire sens d'y voir une entité qui se meut et agit de manière autonome alors qu'ultimement… il n'y a rien à voir ! Mais, encore faut-il remonter jusqu'au terme de l'analyse pour prendre conscience que dans ce « rien à voir » se trouve le sens profond !

Or, même si le cœur souffre d'être pris par le chérissement de l'ego, celui-ci nous tient tant… à raison, que nous ne sommes pas prêt à lâcher-prise. Pris dans la « matrice » psychologique de la personne, et ne voyant donc pas l'illusion, nous croyons possible de la guérir ! Or, la Conscience n'est pas un objet. Semblable à l'espace, elle est inaltérable ! Elle ne peut donc pas être blessée, mais en s'identifiant par ignorance de sa véritable nature à la « personne », c'est comme si elle pouvait réellement souffrir ! Dès lors, il paraît légitime de vouloir guérir, mais il ne sert à rien de se martyriser pour y parvenir, puisque la guérison étant elle-même relative, elle fait également partie… de l'illusion !

La croyance dans la réalité du « personnage » nous aveugle à un idéal d'absolu du bonheur relatif. La personne serait comme une tasse que l'usure du temps et des accidents auraient marqué de leurs empreintes, mais qu'il serait possible de réparer voire de gommer, pour retrouver sa pureté initiale, si ce n'est de sublimer par résilience en « assumant le passé » comme l'art japonais du kintsugi [1].

A défaut d'accepter de lâcher-prise sur la croyance dans le « personnage », et de s'épuiser à se battre pour essayer d'atteindre un état de guérison hypothétique (qui n'a d'existence relative que comme « simple désignation »), il peut être moins confrontant d'intégrer ses défauts structurels en les considérant comme parties prenantes de notre identité, de ce qui fait la singularité de «notre » personne. Or, accepter les défauts qui apparaissent dans le miroir ne fait qu'entretenir la dualité, et nous empêche de voir que cela qui se reflète est semblable à une illusion !

Nous sommes d'espace, notre volume est sans centre ni limite, mais la rotondité de la Terre s'efface suffisamment à sa surface pour que d'aucuns la croient plate! Sous un certain angle, une courbe concave apparaît convexe. Dans le labyrinthe du samsāra, il est possible d'utiliser l'avatar de l'ego pour tester tous les chemins possibles jusqu'à trouver la sortie, comme de casser la tasse en morceaux de plus en plus petits jusqu'à ne trouver que le vide dont la tasse est ultimement composée ! Il est aussi possible de poser le regard sur le labyrinthe jusqu'à ce que la solidité de ses murs, la souffrance de sa captivité, et la finitude de son horizon, nous apparaissent « vides d'essence » et de réalité propre !


[1] https://esprit-kintsugi.com/2018/03/29/quest-ce-que-le-kintsugi-2/  

III.33 Accueillir 


le ruisseau chante

sur la pierre l'archet

mélodie de l'eau


entre les pieds

sensation d'écoulement

fugue liquide


les notes dansent

la partition de la vie

fraîcheur de l'écho


de ce côté-ci

au centre la constance

vue indicible


espace ouvert

mouvement immobile

chœur du silence


sans interruption

l'union de la conscience

prélude l'éveil



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Dans son dernier enseignement à Kushinagar en Inde, le Bouddha a prescrit de ne pas croire en ses paroles sur la seule base de sa renommée, de l'autorité des maîtres ou de la tradition, mais de développer une « foi éclairée » à l'appui d'un examen rationnel et de la mise à l'épreuve de l'expérience. Mais, comment savoir si nous sommes dans la bonne direction, si nous ne nous égarons pas ?

Le Bouddhisme est très discriminant sur ce qu'est une « voie spirituelle ». La voie du Bouddha est celle du « juste milieu » entre les extrêmes conceptuels du nihilisme (la vacuité n'est pas le néant) et de l'éternalisme (rien n'existe de son propre pouvoir), et les extrêmes physiques, entre la débauche des sens et les austérités (martyriser son corps pour se libérer de la souffrance). Moins duel, le Shivaïsme pose que « tout est Shiva (conscience) » et donc que « tout est voie»! Il n'y a donc rien à rejeter ni à privilégier, ni de bon ou de mauvais chemin, tout dépend, entre autres, du contexte, c.à.d. de « l'heuristique de disponibilité».


« Les Tantra n'excluent rien, ne rejettent rien. Ce n'est pas le retrait du monde qui prévaut mais plutôt l'expansion de la conscience » EVAR.


Quand vous étiez enfant, vous étiez certainement fascinés par les tours de magie, mais lorsque vous avez découvert qu'il y avait un truc, ils perdirent de leur pouvoir, et aujourd'hui même si vous ne voyez toujours pas le trucage, vous n'êtes plus subjugués par l'illusion. Tout l'art du prestidigitateur est de détourner l'attention en montrant ce qu'il veut que nous voyions pour nous amener dans son jeu, lequel vise à développer du désir-attachement pour le sentiment d'émerveillement et de plaisir qu'il nous procure. Le mental-ego est maître en la matière !

Emprunter une voie spirituelle ne prémunit pas de ce biais. « Qui » l'emprunte en effet ? Combien de pratiquants, y compris dans le Bouddhisme, se complaisent dans les rituels au détriment de la motivation et du sens ! Même la méditation ne conduit pas à l'Éveil ! Elle met seulement en évidence notre nature véritable de sorte à nous y familiariser jusqu'à la reconnaître complètement. Mais, pourquoi nous laissons-nous capter de la sorte par les « voies de sirènes » ?

Le Mahāyāna argue que pour atteindre la bouddhéité, il faut développer deux qualités, la sagesse et la compassion. Or, s'agissant de la première, la plupart du temps, nous ne réfléchissons pas, pire nous faisons avec les informations dont nous disposons sur le moment sans les vérifier ni chercher à en acquérir d'autres ! En psychologie, ce mécanisme est défini comme « l'heuristique de disponibilité ». De la finitude du champ de nos connaissances prennent corps des « biais cognitifs » qui se traduisent par des « distorsions du raisonnement ». La philosophie bouddhiste tibétaine décrit ce phénomène comme un « connaisseur erroné » établit sur la base d'inférences incorrectes ou non valides.

Du point de vue d'un observateur qui a développé une vue plus subtile, il n'y plus vraiment lieu de s'émerveiller d'un spectacle de magie, mais il n'y a pas non de quoi dénigrer ceux qui l'aiment, ni de dénoncer l'artifice de leur bonheur. Une plus grande « heuristique de disponibilité » ne confère pas une meilleure qualité de jugement, mais nous renvoie à la responsabilité de notre propre questionnement. La question à se poser est « qui » agit et pourquoi ? Est-ce par sagesse, par compassion, ou mû par le jugement et donc, encore, par l'ego ?

Nous pouvons passer à côté de la sortie alors qu'elle est juste devant nos yeux ! C'est facile lorsqu'on la voit, mais pour qui est pris dans les « filets d'acier du samsāra », c.à.d. dont « l'heuristique de disponibilité » se limite à la dualité (qui perçoit, pense et agit sous la perspective de la personne), cesser de souffrir et trouver le bonheur sont, à ses yeux, des préoccupations légitimes. De son point de vue, elle utilisera tous les moyens à sa disposition pour les atteindre. Sous un autre angle, il pourra apparaître qu'elle renforce de cette manière l'emprise du moi et s'enferre davantage dans la souffrance de « l'existence conditionnée ». Le Bouddha nous a montré l'attitude juste à adopter alors : ne pas juger, mais accueillir, et, sans contraindre, montrer un autre chemin, une autre voie.

Pour traverser un labyrinthe, il n'y a peut-être pas d'autres solutions (hormis une intuition extraordinaire), que de tester toutes les combinaisons, même si elles se révèlent sans issue. Si nous pouvions nous élever au-dessus du dédale, il serait facile de déterminer un chemin direct vers la sortie. L'efficacité d'un outil dépend de la maturation de l'esprit à se révéler à lui-même. Cela ne veut pas dire que son usage soit anodin lorsqu'il n'est pas approprié… L'évidence n'est jamais forcée. La croyance conditionne l'expérience, la sagesse la dévoile.

Chaque outil a une fonction précise à remplir à chaque étape d'un chemin qui, lorsqu'il s'inscrit dans la dualité, procède du retour progressif de la conscience sur elle-même par la concentration de l'attention, laquelle permet de développer, les qualités requises pour gravir la prochaine marche, jusqu'au sommet où notre champ de vision s'ouvrira complètement pour embrasser la totalité de la réalité.


« Voie de "l'arrêt de l'activité automatique du mental", le yoga tantrique utilise le spectre intégral des pensées, des émotions et des sensations du yogin placé au cœur du foisonnement de la réalité comme voie mystique.

C'est avant tout un yoga de l'action dans le monde des sens. Il n'y a plus pour le tāntrika de scission entre la vie mystique et la vie phénoménale. Toute perception, toute pensée, toute émotion permet de glisser spontanément dans la conscience, le divin en soi, matrice de laquelle tout émerge et à laquelle tout retourne dans un cycle immuable. L'ascèse comme une immersion intégrale dans ce que la vie a de plus frémissant » VT-40.


EVAR : Essai de vulgarisation, Agnes Rives https://archive.org/details/essai-de-vulgarisation-de-quelq-agnes-rive 

VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 

III.34 Prismes


à la nuit tombée

s'allument les lumières

à l'éclair des sens


le halo du jour

couronne les silhouettes

nimbées de joie


des yeux scintillants

poursuivent les lucioles

cœurs enflammés


danse d'étoiles

la Lune marche sur l'eau

songe de Léthé


de l'acte soudain

la surprise est magie

flambée de l'émoi


au flou s'établit

l'harmonie de l'unité

l'ici est complet


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Lorsqu'il est question d'étendre « l'heuristique de disponibilité », ce n'est pas dans l'optique d'atteindre à « l'entièreté » de la connaissance. Personne ne le peut, car la personne est une vision réductrice et fragmentée de la non-dualité ! « Lorsque tu focalise sur quelque chose, tu réduis ce que tu Es, comme si la Conscience se réduisait au soi [individuel] [1] ». Or, la Conscience est au-delà de la pluralité… et de l'entièreté ! Concevoir la non-dualité comme un « tout » est une vision duelle !

Il n'y a pas réellement de « fragmentation », puisque la manifestation (la forme, Shakti) reste l'expression de la Conscience/présence (la vacuité, Shiva). Mais, tant que nous percevons les choses sous l'angle de la « personne » – ce que nous percevons est ce que nous pouvons concevoir –, c'est comme si nous étions séparés de l'entièreté, et sous ce point de vue, les perspectives sont illimitées et impossibles à embrasser d'un seul regard.

Voir les choses à la « première personne » (le petit soi) implique que l'on est susceptible d'être l'objet de prestidigitateurs, puisqu'il y a toujours quelqu'un, dont le point de vue diffère, qui est animé par une intention égotiste. La connaissance n'a pas à voir là-dedans. Le manipulateur n'a même pas besoin de « déformer la vérité », il lui suffit de savoir orienter notre regard dans la direction qu'il souhaite pour amener les autres à penser de la manière dont lui-même pense relativement à ses propres croyances et schémas limitatifs, le tout qui plus est… en croyant nous aider à nous en abstraire !

C'est une croyance de penser la connaissance comme une grandeur. Les mathématiques de l'infini mettent en évidence que si l'on faisait correspondre tous les points d'une sphère d'une surface infinie avec son centre, chacun aurait une, et une seule, correspondance avec celui-ci ! Si donc l'on pouvait se tenir à zéro distance du « centre sans centre » (c.à.d. de dimension nulle), l'on serait alors à équidistance de toutes choses ! Autrement dit, « l'heuristique de disponibilité » fait, elle aussi, partie de l'illusion. Il n'y a pas de connaissance plus grande qu'une autre, il y a seulement des points de vue différents, lesquels ne sont chacun que des perspectives différentes d'une seule et même réalité !

La « vérité relative » ou « conventionnelle » (comme la définit la philosophie bouddhiste) est analogue à la surface d'une sphère infinie. Les points de vue individuels y sont innombrables. Puisque chacun présente comme un caractère de localité, c'est comme s'ils s'inscrivaient également dans la temporalité d'un référentiel qui posséderait lui-même une existence propre. Or, début, durée et fin, apparition et disparition, ne sont que des « effets de perspective » ! A la surface de cette projection, aucun point de vue n'est central, ce qui leur rend impossible d'englober la connaissance de l'entièreté de l'étendue relative de l'espace-temps.

Du point de vue relativiste, nous croyons que l'entièreté d'un ensemble consiste en la somme de tous les éléments qui la constituent, mais sous la perspective de la non-dualité le terme désigne le « centre vide d'essence » qui constitue la nature et le cœur de toutes choses.


« Une seule chose est l'essence de toutes choses 

et toutes choses sont l'essence d'une seule », Āryadeva RL-268.


Le « centre sans centre », non-local et atemporel, non duel et indivis, de cette sphère, sans périphérie ni limite, sans existence propre, l'école philosophique du Mādhyamaka Prāsangika le désigne comme la « vérité ou la réalité ultime ». «Présence omni pénétrante », à elle-même sa propre connaissance, elle est la vacuité, le non-soi, le Soi, la Conscience, la Présence, Shiva, Dieu !

Tout ce qui existe dans les mondes n'est que la projection de ce « centre sans centre » dont l'essence est la vacuité d'existence intrinsèque et autonome. Les choses telles qu'elles nous apparaissent ne sont qu'apparences vides, ce que le sῡtra du cœur énonce par la formule « la forme est vide et le vide est forme », et le Shivaïsme par « libre du vide et du non-vide ».

Ainsi, les deux philosophies se rejoignent : « libre du vide » signifie libre de l'extrême du nihilisme, car « vide d'essence » n'est pas synonyme de rien, il n'y a pas rien puisqu'il y a conscience de quelque chose ; « libre du non vide » veut dire libre de l'extrême de l'éternalisme, c.à.d. de la croyance en l'existence d'une substance intrinsèque et autonome comme cœur des choses. Ainsi, la forme de surface n'est-elle qu'apparence vide dont le centre est vide ! Autrement dit, en perspective, « la vacuité apparaît comme la production interdépendante infaillible » 3AV, Lama Tsongkhapa.

De fait, la liberté n'est pas contradictoire avec la croyance dans le soi personnel et l'illusion de la dualité ! Le « jeu du divin », c'est l'absolu (Shiva, la Conscience non duelle et insubstantielle) qui revêt l'aspect du relatif (Shakti), dont l'Éveil est la reconnaissance de la véritable nature. 


« Tout, pour le tāntrika [shivaïte] est saturé d'essence divine. Le yogin jouit dans une liberté absolue et d'une manière ininterrompue de tout le jeu de la manifestation qu'il voit comme son propre Soi libéré de toute limitation conceptuelle, de tout dogme, de toute croyance » VT-40.


[1] D'où vient la joie ? https://www.youtube.com/watch?v=RYPwZDsTkMM&t=924s 

RL : Rayons de Lune, Les étapes de la méditation du Mahāmudrā, DAKPO TASHI NAMGYAL https://www.padmakara.com/livres-numeriques/196-rayons-de-lune-ebook-format-pdf-9782370410139.html  

VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier   

III.35 Octuple


où va le regard

paraît l'objet du désir

la pensée se meut


où va la pensée

la suit la créature

et moi Narcisse !


l'ego se nourrit

de la gloire du trophée

soif intarissable


la vue est ici

le vide est sans forme

et cela qui voit


cela qui est vu

se reconnaît à l'instant

frisson du divin


tu es la base

ton sommet est d'espace

tout est déjà là !


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


Le terrain sous nos pieds n'est jamais le même. Parfois, le sol est plat, sablonneux voire chauffé ! Parfois le sol est nivelé, cabossé, instable, mais la carte est toujours plane. Le chemin où nous mène nos pas n'est pas toujours évident. Parfois, le parcours est tracé, balisé et direct, comme dans le «labyrinthe » d'Haeinsa. Parfois, le parcours est seulement esquissé, incertain et tortueux, tel une piste de trek, mais toujours la méthode pour le parcourir est analogue.

Sur un chemin escarpé de montagne, dans la chaleur de l'effort, le souffle de la marche, l'attention de la montée, la vigilance de la descente, l'équilibre à l'appui de chaque pas pour éviter de tomber et de se blesser, des mécanismes se mettent en place naturellement : la vue se fait plus aiguisée, le discernement plus subtil ; la pensée se focalise sur l'action à accomplir ; la parole se fait judicieuse, le discours du mental s'arrête pour faire place à la concentration ; l'action combine le mouvement, le souffle et l'esprit, que chaque pas concrétise dans une intention correcte envers le résultat ; le moyen de l'énergie est dosée à bon escient ; l'effort devient un guide de nos ressources et notre équilibre interne ; la conscience se replace dans l'ici et maintenant ; la concentration devient méditation.

Ces huit qualités œuvrent également dans l'étude et l'exercice d'un métier. Or, la plupart du temps, nous nous laissons déborder, et nous surenchérissons en surestimant nos capacités que nous dilapidons par défaut de concentration. Nous voulons trop faire trop vite ! En visant la cible, nous oublions la posture.

La « souffrance de la souffrance » vient de là. Il est donc possible de la diminuer en régulant nos efforts par le développement d'une attitude juste, que le Bouddha a énoncé comme le « Noble Sentier Octuple », lequel vise à nous libérer de nos attachements et de nos illusions, des croyances erronées du mental-ego qui structurent le « personnage » du moi auquel nous nous identifions.

Lorsque nous parvenons au sommet de la montagne, et nous retournant sur le chemin parcouru, il semble légitime de nous féliciter d'avoir réussi à en être arrivé là. L'activité physique est un bon moyen de se rendre compte que les difficultés, les obstacles et les limites qui nous empêchent d'avancer sont souvent d'ordre psychologique ! Or, lorsque nous en prenons conscience ou que quelqu'un nous le fait saisir, il est fort probable également que ce soit sous la perspective du « personnage », c.à.d. en cherchant à motiver l'affirmation égotique du « je ». De sorte que plutôt que de nous libérer du désir-attachement et de l'aversion, en nous décohérant de l'identification à la personne et du « chérissement égotiste » qu'elle induit, nous ne faisons… que nourrir l'emprise délétère de sa saisie !

Le Noble sentier est la voie du « juste milieu ». Aucune action extrême, mue par un état d'esprit personnel, ne mène à l'Éveil. Or, tant que « je » vois l'expérience comme un challenge et que « je » m'y confronte avec pour objectif de « me » dépasser, c'est comme si la Conscience s'emprisonnait dans l'illusion. L'on en vient à penser que si « je » n'y arrive pas, c'est par manque de confiance en « moi », alors que « je peux le faire ! », il suffit de « me » défaire de « mes » croyances limitatives. C'est ainsi que l'on reste (comme) prisonnier de la dualité !

Le secret pour dépasser le « personnage », c'est de poser simplement l'esprit sur l'esprit, non pas pour voir ce qui s'y passe, mais pour saisir la conscience qui, en son essence vide comme l'espace du ciel, de jour comme de nuit, quel que soit le phénomène qui s'y produit, demeure immuable, inaltérable et indescriptible, contrairement au « moi » qui ne cesse de se raconter à travers le discours valorisant ou démotivant, mais toujours partisan, du mental-ego.

Il n'y a aucun effort à faire pour lâcher-prise, aucune contrainte à s'imposer pour être ce nous sommes déjà, pas même à « faire confiance au processus » (relatif) puisque, ultimement, la nature de la conscience étant non-locale et atemporelle, l'extérieur et l'intérieur sont sans distinction, la conscience et les apparences sans différenciation. 

Au « centre sans centre » (d'une sphère de dimension nulle) de qui « JE » suis véritablement, « JE » (la Conscience) suis à équidistance de toutes choses (simples projections sans support), et puisque nulle distance ne m'en sépare, il n'y a donc rien qui soit en mouvement et qui se déplace, seulement la Présence. Tout ce qui est là-bas est ici, et tout ce qui est iciest nulle part !

Lorsque la parole se tait, que la voix du mental est silencieuse, et que l'action devient méditation, qu'il n'y a plus de marcheur sur la montagne ni de montagne, seulement l'espace ouvert sans obstruction entre sujet et objet, il n'y a pas lieu de travailler à dépasser les limites du personnage. Le « Noble chemin octuple » traduit dans la sphère du relatif, en écho au sutra du cœur, qu'il n'y a ultimement rien à réaliser, « ni obtention ni manque d'obtention » SC

Il y a seulement à reconnaître l'évidence, la Conscience est le chemin et la destination !

III.36 Renversement


qui soutien le Soi ?

aux piliers du firmament

sous le grand barnum


pour l'extérieur

l'inspire est un vide

de l'autre côté


pour la caverne

dehors est la montagne

de ce côté-ci


l'espace est soi

plonge entre les lignes

tu es l'océan


lève le voile

sans mobile pour être

avance ici


nul autre que soi

ne peut se voir soi-même

double unique



Lobsang TAMCHEU
 

Eléments de réflexion


Au sein du relatif, tous les points se recoupent tels des rayons provenant d'une même source : en Inde, d'après les « quatre lois de la spiritualité », « ce qui s'est passé est la seule chose qui aurait pu arriver » ; selon le christianisme, « Dieu a un plan pour vous [1] » ; et dans la Grèce antique, les stoïciens arguaient que «tout ce qui nous arrive est parfait [2] ». Toutefois, même si nous étendons notre point de vue, nous restons toujours à la surface des choses. Selon maître Eckart, « Le résumé de la vie spirituelle, c'est d'aller de l'extérieur à l'intérieur, descendre au fond, trouver la source et revivre à partir de la source [3] ».

Comment ce qui se passe dans l'ordre du relatif pourrait-il être l'expression d'un dessein transcendant ? Parce que la manifestation (Shakti) n'est que le reflet de la Conscience (Shiva) sous les modalités de l'expérience. Ils ne sont pas deux choses distinctes, mais deux aspects d'une seule et même réalité, l'apparence relative de l'ultime, perçus en perspective comme des « isolats conceptuels ».

Il y a un problème avec les courants spirituels, lequel est inhérent au mental. C'est le piège conceptuel qui consiste à traduire l'indicible en mots sous un discours philosophique ou théologique qui le réduit… à la dualité ! Énoncer le divin comme une réalité métaphysique « absolue », c'est ramener l'ineffable à la substance ! Nāgārjuna met en garde de ne pas substantifier la vacuité, laquelle n'est pas une essence, mais l'antidote à la croyance dans l'existence d'une essence !

Pour dépasser l'horizon de la sphère, il ne suffit pas de descendre vers le centre en conservant le même regard duel, il faut changer de paradigme, et commencer par se départager du caractère éternaliste de la perfection, et de «l'argument ontologique[4] » selon lequel Dieu étant parfait ne peut pas ne pas exister car la perfection serait autrement incomplète ! Le tāntrika sivaïte, qui sait l'existence du divin vraie sans argumentation, car il en fait la saisie éveillée, réalise aussi, simultanément, que « tout est vrai, tout est illusoire, tout est réel, le matériel et l'immatériel, le muable et l'immuable » IDC-40.

Comprenez bien, « libre d'assertion », la « réalité ultime » existe et n'existe pas tout à la fois, ce qui lui permet ainsi d'être comme vraie, comme illusoire et comme réelle ! Autrement dit, la Conscience (le Soi, le non-soi, la vacuité, Shiva, Dieu !) est non duelle, par-delà toutes oppositions (vrai versus non-vrai, réel vs irréel, existence vs néant). Tant que vous penserez les choses en termes d'opposés (l'intérieur versus l'extérieur, le corps vs l'esprit, le monde vs la conscience), vous ne pourrez saisir le sens profond du sῡtra du cœur.


« Par la vision de ton intelligence dénudée jusqu'à la moelle, réalise cette perfection innée de l'Esprit ! L'Esprit, par cette lumineuse prise de conscience absolue, existe et n'existe pas, tout à la fois ! » Padmasambhava, IDC-66.


Du point de vue relatif, le corps et l'esprit diffèrent, mais ultimement leur essence (vide de substance intrinsèque et autonome) est la même ! Elles sont sans discontinuité du point de vue ultime tout en étant sans obstruction du point de vue relatif, comme un reflet se reflétant dans un miroir. Ainsi, c'est toute la «chaîne de cognition » (connaissable, connaissant, connaissance) qui forme une continuité indivise, non duelle, du sujet et de l'objet dans l'unité du samādhi !

Nous concevons la perfection sur la base de la dualité comme caractère inhérent (c.à.d. qui n'a pas besoin de se perfectionner pour être parfait), lequel regroupe toutes les qualités dont celle de ne posséder aucun défaut (incluant celui de ne pas atteindre l'entièreté de toutes les qualités). Nous créons de la sorte comme une fragmentation dans la Conscience qui revêt la forme relative du positif et du négatif, du pur et de l'impur, du vertueux et du non vertueux. De plus, un défaut dont est exempt la perfection est la finitude, comme le bonheur qui ne dure pas. Comment dès lors, peut-on affirmer que « tout ce qui arrive est parfait » ?

C'est là que s'opère le changement de paradigme du Mādhyamaka Prāsangika. Au sens premier, l'interdépendance signifie que les phénomènes « composés impermanents » n'ont d'existence qu'en tant qu'expression de « conjonctions de causes conditionnées » (dont chacune dépend d'autres causes pour exister). Par exemple, la neige dépend de conditions très précises, mais son apparition n'est pas le résultat de cette combinaison (car la neige est « vide de substance »), elle en est « l'expression phénoménale » (le vide est forme, et la forme est vide) !

Rien ne se produit de par sa propre cause. Tout est, toujours, l'expression de conditions interdépendantes. Ce qui arrive est, seulement, ce qui peut se produire relativement à « l'infinie diversité des infinies combinaisons » de causes conditionnées. Tout ce qui arrive est donc parfait : l'impermanence est parfaite, car elle est l'expression de causes conditionnées ; l'interdépendance est parfaite, car elle est l'expression de la vacuité ; laquelle est parfaite, car son essence est « libre d'assertion » quant à l'existence et à la non existence.


« La réalité absolue est la vacuité de tous les phénomènes, y compris de la conscience, leur absence d'être en soi ou insubstantialité. Il ne s'agit pas d'un néant puisque les phénomènes se produisent selon la coproduction conditionnée au niveau apparent.

La réalité absolue est le mode réel des phénomènes. Elle est libre de tous les extrêmes : de l'être, du non-être, de l'être et du non-être à la fois, et du ni être ni non-être » DEB-171

Sous la vue de la sagesse qui réalise la vacuité, tout ce qui arrive est décohéré de la dualité, abstrait de toute opposition entre le positif et le négatif, le pur et l'impur, l'agréable et le désagréable, qui ne sont que de « simples désignations » sans autre existence que les modalités sous lesquelles nous faisons l'expérience de leur croyance par identification au « soi de la personne ».

Que « ce qui arrive » ne puisse pas se produire autrement (relativement aux combinaisons possibles de l'interdépendance des phénomènes) ne permet pas pour autant d'inférer l'absence de libre-arbitre, même si la vacuité de la personne illusoire rend ironique la question de savoir « qui décide ? ». Certes, de nombreux d'obstacles se dressent sur notre chemin : les « voiles » de l'ignorance de notre véritable nature, et des émotions perturbatrices qui recouvrent notre esprit ; « les lois de la cause et de l'effet », c.à.d. dire le karman qui conditionne notre existence, le cycle des renaissances et des morts. Nonobstant, c'est grâce à ces lois qu'il nous est possible de changer notre destinée en modifiant nos actions de sorte à produire un résultat karmique différent.

Sous ce paradigme, ne pas voir le caractère parfait de l'interdépendance, et de l'impermanence, et souffrir conséquemment des expériences induites par la croyance erronée dans « le soi de la personne » ne sont pas des signes d'imperfection, car la « réalité ultime » est par-delà la dualité ! La vacuité est parfaite, car elle « vide d'essence », elle n'a pas d'existence en elle-même ! Tout ce qui arrive est parfait parce que tout est « libre de la perfection et de l'imperfection » ! Ainsi, ce qui arrive n'est pas une fatalité, c'est parfait !


[1] https://leparcours.net/series/le-plan-de-dieu-et-vous/ 

[2] https://nospensees.fr/selon-les-stoiciens-tout-ce-qui-nous-arrive-est-parfait/ 

[3] Maître Eckhart traduit par Laurent Jouvet https://www.youtube.com/watch?v=qv_CDsT0Vn0 

[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Argument_ontologique 

DEB : Dictionnaire Encyclopédique du bouddhisme, Philippe Cornu https://www.decitre.fr/livres/dictionnaire-encyclopedique-du-bouddhisme-9782020822732.html  

III.37 Pluie


l'étang aux lotus

pluie du matin calme

fait écho sur l'eau


vapeurs éthérées

brume sur les montagnes

souffle des dieux


rideau de pluie

l'or transperce le ciel

éclat de Bouddha


cordes du printemps

un piano de pluie

mala de perles


vitrail de gouttes

goûte ce doux silence

petit déjeuner


langue chantante

la pluie donne le la

rires d'un enfant



Lobsang TAMCHEU
 

III.38 Perspective


le chemin est là

de l'alpha à l'oméga

d'un instant figé


allée de piliers

où les ères s'alignent

la vie défile


voie en double sens

fin et début contigus

là-bas est ici


le temps respire

en un souffle de brahmān

déploie l'univers


gonfle le ballon

la silhouette projetée

de la surface


regarde la Vue

elle est cela que tu vois

tout est ici !


Lobsang TAMCHEU 

III.39 Inattendu


marelle sur l'eau

le temps est reliance

sur le cours du pont


collecte des sens

au passage du relais

sourde la forme


bribes reliées

d'actes de connaissance

l'esprit s'anime


d'instants imprévus

émerge la conscience

brève traversée


d'un autre angle

le lit est immuable

dans la présence


d'un simple signe

la partition de l'union

naît la musique

 

Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


La philosophie Bouddhiste, en particulier de la lignée tibétaine Gelukpa, aime la logique. Pour réaliser la sagesse, il faut la comprendre intellectuellement et pour cela développer plusieurs qualités dont : la « sagesse de l'écoute », qui consiste à écouter sans a priori, sans juger ; la « sagesse de la réflexion », qui consiste à examiner les propos entendus avec discernement ; la « sagesse de la méditation », qui consiste à se familiariser avec le sens issu de ce qui a été réfléchi pour l'intégrer en nous jusqu'à ce qu'il devienne spontané et naturel.

L'enseignement du Bouddhisme tibétain est également très structuré. Le Lamrim, ou « les étapes de la voie vers l'Éveil », en est l'ouvrage par excellence, dans lequel sont méticuleusement décrites les différentes phases du développement de la sagesse et de la compassion qui mènent à la bouddhéité. Sa rédaction séculaire est le fait de grands maîtres indiens et tibétains ayant parfait la méthode de la transmission des enseignements du Bouddha Sakyamuni, sous forme d'un manuel technique préparant la pratique de la transformation de l'esprit.

La méthode est nécessaire, tout autant que la pratique. Nonobstant que nous manquons le plus souvent de concentration, de persévérance et de motivation, qu'il nous faut apprendre à cultiver, nul ne peut s'improviser savant, même s'il existe des « voies directes » (« non voies ») où la reconnaissance est spontanée. Toutefois, comme il est contradictoire de chercher à se libérer de la souffrance en se martyrisant, il est paradoxal… de vouloir programmer l'authenticité !

Dans des pays comme le Japon et la Corée du Sud, tout est très organisé (à des différences près dans l'exécution). Ce ne sont pas des contrées pour aventuriers contrairement à l'Inde où rien ne se passe jamais comme prévu, et où il est déraisonnable de prévoir, et insensé de ne pas être ouvert à l'imprévu. La vie millimétrée des temples bouddhistes Zen en Corée du Sud est propice à l'étude méditative. Mais, toute situation qui ne laisse pas place à l'inattendu finit par être détournée par le mental, dont les stratégies nous ligotent aux liens d'aciers du «personnage », y compris lorsque le processus vise sa décohérence !

Le mental-ego nous fait croire que si nous ne contrôlons pas les choses, que nous ne les infléchissons pas dans le sens que nous croyons souhaitable, rien de bon ne pourra nous arriver. Redresser une branche est une chose, mais orienter la croissance d'un arbre sur un modèle déterminé, c'est enlever son authenticité à la nature ! L'art japonais du bonzaï est un « juste milieu » entre la contrainte et la liberté, où la « pratique juste » vise l'authenticité dans l'artificialité. Une subtilité que le mental ne connaît pas, d'où le risque de se détourner facilement de l'intuition de notre vraie nature et de se perdre dans la croyance. C'est ainsi que l'on en vient à pratiquer les rituels bouddhistes en étant mu par cela même dont sa philosophie cherche à nous libérer, le désir-attachement !

Cela se produit lorsqu'il y a un agent (le personnage) aux commandes. Apprendre à méditer en « pleine conscience » permet de pacifier l'esprit, mais la tentation du contrôle finit par étouffer toute spontanéité si l'on ne sait pas lâcher-prise sur la béquille de la « guidance » et méditer totalement en silence !

La méditation n'est pas une activité. L'on ne ressort pas d'une méditation l'esprit apaisé parce que méditer « a produit quelque chose en nous » qu'il nous est possible de cultiver, mais parce que la méditation nous a révélé à la nature véritable de la Conscience, au-delà de la dichotomie illusoire du sujet et de l'objet.

« Après six ans d'austérité extrême, [le Bouddha] renonça à la pratique consistant à complètement rejeter le monde, et entreprit d'examiner son esprit (…) il vit clairement que la vraie vie ne se trouve pas dans le retrait du monde, mais dans un engagement plus profond et plus conscient au sein de tous ses processus ». Yongey Mingyur rinpoché. 

Chaque perception, chaque sensation, chaque pensée, a en commun d'être un contact relatif, imprévu et impermanent, entre les facultés sensorielles, l'esprit et les phénomènes (ultimement sans différenciation entre l'extérieur et l'intérieur), au sein de « l'instant présent ». Sous la perspective du mental-ego, nous croyons possible de prévoir, car « l'écoulement du temps » apparaît comme irréductible. Or, lorsque nous prenons conscience que le temps est comme une illusion, il est clair que les choses n'apparaissent et ne disparaissant pas dans le temps, mais que les formes sont comme des apparences relatives du vide !

Vu de la sorte, l'on pourrait penser que la « réalité ultime » est la base à partir de laquelle se déploie la « réalité conventionnelle ». C'est là une vue incomplète de l'ainsité, c.à.d. de la véritable nature des choses. La Shakti qui se déploie à partir de Shiva, la manifestation à partir de la conscience, le pluriel à partir de l'unité, le monde à partir de la toute-puissance d'un Dieu créateur, de ces différents points de vue métaphysiques, l'on induit à tort que l'Un est premier et impose de facto au second l'ordre de sa prédominance. Outre les querelles philosophiques entre le « Soi » des traditions spirituelles de l'Inde et le « non-soi» des bouddhistes, de cette vision biaisée découlent également… toutes les dérives des religions qui cristallisent sur un seul côté de la pièce !

C'est très important ! « La forme est le vide et le vide est forme ». Il n'y a pas d'objet qui se meut, seulement du mouvement qui apparaît comme objet, lequel mouvement n'est lui-même… rien d'autre qu'un simple « effet de perspective » ! Cela qui apparaît dans le miroir est le reflet de ce qui se reflète dans le miroir. L'homme est enfanté à partir d'Eve autant qu'elle ne fut à partir d'Adam. La pluralité est l'apparence de l'unité, l'un est l'aspect du pluriel ! Ils ne sont pas deux en essence, aucun n'a d'existence indépendamment de l'autre, les phénomènes et la conscience apparaissent en coémergence.

C'est parce qu'ils sont « vides d'essence » (de substance intrinsèque) que les «phénomènes composés impermanents » peuvent exister en interdépendance. C'est ainsi, « l'ainsité » (la nature véritable des choses) « libre du vide et du non-vide » n'est ni unique ni multiple, mais apparaît comme si c'était le cas ! Les problèmes surgissent lorsque la pensée se fige. Ériger l'un ou l'autre point de vue en absolu est absurde, honnir l'un au profit de l'autre est dangereux. La réalisation de la vacuité de la véritable nature des choses consiste en la neutralisation des opposés, dont la dualité et la non-dualité.

Dès lors que nous faisons le ménage (sans contrainte ni jugement) dans nos croyances (dans le « personnage », le Soi, le non-soi, etc.) et que, par-delà tout concept et toute conception (sans en faire une doctrine !), nous « laissons la place » à l'intuition, l'évidence surgit, spontanée et authentique. Alors oui, développons la sagesse dans la magie de l'authenticité ! Célébrons la vie, car l'imprévu est la « porte sans porte » de la reconnaissance.

III.40 Contrasté


envol lumineux

l'ombre s'embrase de feu

le regard perçant


vives silhouettes

s'animent en cortège

féerie des sens


sous les fils du soi

l'invisible présence

irradie la nuit


destin fracturé

l'or sublime la tasse

repères troublés


sans centre ni bords

dans l'équilibre focal

plus de contraires


au cœur du relatif

le contraste est relief

là retournes-toi !



Lobsang TAMCHEU
 

                                                           L'expression de l'être  

III.41 Contrastant


instantanément

depuis là-bas à ici

pas un seul instant


avant et après

tout est contenu ici

dans cet ailleurs


l'intelligence

écrit d'un jet continu

sans être l'auteur


la peau ressent

sans ouvrir la fenêtre

le souffle du vent


la disparition

du reflet dans le miroir

est la présence


l'immobilité

d'un éternel mouvement

se répète nue



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Nul besoin de savoir que le soleil est une étoile, ni de comprendre quoi que ce soit à la mécanique newtonienne, pour entrer en contemplation devant son lever. Nous n'avons pas besoin de l'intelligence pour réaliser la vacuité de notre essence. Nous sommes la Conscience ! Avant de dire qui « je » suis, JE suis ! Cependant, l'intelligence est un outil pour nous dégager complètement de l'illusion du « soi de la personne », et de la croyance dans l'existence intrinsèque et autonome des phénomènes.

D'aucuns diront que l'Éveil, le « maintenant » atemporel, « guérit tout » DVLJ (toute précaution prise quant à la relativité du mot « guérison »). Le bouddhisme tibétain compare la réalisation de la vacuité à « couper la racine du samsāra ». Nul besoin de purifier nos karmans un par un lorsque l'esprit se libère de la «saisie du soi ». La Conscience est « non-soi », au-delà de la pluralité et de l'unité. Elle n'a ni désir, ni but, ni volonté. Dieu a-t-il besoin de « désirer être » ? « Qui », hormis le mental-ego a besoin de concevoir Dieu comme « volonté suprême » ?

La Présence n'a pas besoin de devenir pour être ! La réalité conventionnelle est un simple « effet de perspective » de la réalité ultime. Ce n'est pas réel, c'est comme si cela l'était (de fait, « tout est vrai, tout est illusoire, tout est réel » IDC-40) ! Shiva se contemple lui-même à travers Shakti, qui est comme l'expérience de sa manifestation, un reflet dans un reflet ! Le Soi n'a pas besoin de « sortir de lui-même » pour cela, l'Intelligence de comprendre qui elle est, le mental oui !

Dans les voies directes ou « non voies », la réalisation est inconditionnelle. Elle ne requière pas de comprendre. Mais, si les esprits réalisés veulent transmettre leur non-expérience – ce qui est le cas, puisque l'Éveil est connaissance, félicité et amour, Satchidananda –, ils doivent le conceptualiser, comme la «philosophie de la reconnaissance » d'Utpaladeva. Dans les voies progressives comme le Bouddhisme, la compréhension précède l'Éveil des bouddhas et la conditionne ! Un paradoxe de plus de la pluralité de l'Un…

Il y a l'Éveil des Bouddhas, lequel est irréversible, sans être réel autrement que sous la perspective du relatif, et des éveils passagers, plus ou moins durables, voire fulgurants, où l'esprit revient irrépressiblement au relatif (à la fragmentation de la dualité). Pour le Bouddhisme, cela provient de l'empreinte de la « saisie du soi », dite innée car elle marque le « continuum de conscience » comme d'un mécanisme réflexe, comme une habitude profondément ancrée depuis des vies sans commencement, mais qui n'est cependant pas indélébile. Les pratiques spécifiques du Vajrayana permettent de nettoyer l'esprit de ses scories et de ses « empreintes ». Ce n'est qu'à cette condition que l'Éveil des Bouddhas est possible sous l'approche graduelle de la science de l'esprit du Mahayana.

Ces empreintes, qui induisent le « retour au relatif » tel un élastique qui remonte l'esprit auquel il reste attaché après un plongeon dans la « Présence vide », sont autant de croyances limitatives qui occultent la vue de la vacuité et nous empêchent de réaliser l'évidence que nous sommes ce que nous cherchons ! Il n'y a « ni obtention ni manque d'obtention » SC.

Autrement dit, même si un esprit s'éveille spontanément, sans aucune pratique ni mise en condition préalable, il est fort probable qu'il replongera dans la dualité tant que le doute subsistera quant à « ce qu'il est véritablement », entre autres la croyance qu'il y a quelque chose à faire pour être. Le doute entérine le repli sur le personnage, et l'ancrage dans la dualité par l'affirmation du sujet/objet, en donnant au mental-ego matière au jugement. Mais, si la Conscience ne cherche rien, alors pourquoi faire l'expérience du relatif sous le « jeu de la personne » ?

Pour comprendre la non-raison de cette expérimentation, la clé se trouve dans le retournement de la perspective. En considérant possible de glisser spontanément dans l'atemporalité de la Présence dans n'importe quelle situation – y compris les circonstances les plus adverses de l'existence conditionnée –, l'on pourrait en inférer que pour la Conscience, il s'agit de rechercher la Présence au sein de tous les possibles par « l'expérimentation de l'identité personnelle », alors qu'il s'agit plus simplement de la mettre en évidence !

Une fois éveillé, le miroir du relatif ne s'évanouit pas ! La forme cesse-t-elle d'être vide et le vide forme ? Le « miroir du relatif » n'est que l'aspect de l'ultime. En apparence séparés mais non séparables. L'éveillé voit toujours dans le « miroir du relatif », mais sans plus s'identifier à ce qu'il voit, ni à le croire réel ! Tous les phénomènes (dont l'esprit) lui apparaissent sans discontinuité en essence et sans différenciation en apparence. Il voit le tour de magie sans plus être captif du « magicien de l'ego », car il ne s'identifie plus à ce qu'il voit. Il ne fait qu'un avec son reflet, sans qu'il n'y ait plus personne qui le possède !


« Bien que l'espace vide

Puisse être nommé ou défini conventionnellement

Il est impossible de le désigner comme étant cela.

Il en est de même pour la clarté innée de l'esprit.

Bien que l'on puisse exprimer ses caractéristiques,

Elle ne peut être désignée comme étant cela » IDC-66


Le Mādhyamaka Prāsangika considère la compréhension de la vacuité comme une étape préalable à sa réalisation. Les mots ne peuvent décrire la vacuité, mais lorsque l'on saisit que les mots sont aussi vides d'essence que les choses qu'ils décrivent (de fait sans discontinuité ultime ni différenciation relative), il n'y a pas de confusion quant à exprimer la vacuité en mots ! S'il n'y a nul besoin de comprendre la vacuité pour la réaliser, il est cependant essentiel de bien comprendre ce qu'elle n'est pas (ni vide absolu, ni essence nouménale).

C'est une croyance de penser la réalisation comme la nécessité d'un effort, et s'agissant de la souffrance, de croire possible de la dépasser par un travail sur (le petit) soi par la « confrontation » aux événements douloureux. Les émotions perturbatrices sont induites par la « saisie (innée) du soi ». L'ego ne peut pas concevoir une confrontation qui soit neutre sur le plan émotionnel. La résilience comme moyen de « vivre la dualité sans l'abandonner » ne fait que donner plus de souplesse à l'ego, elle ne permet pas la désidentification au personnage !

La lumière met les lanternes en relief par un « effet de contraste » à l'obscurité. La soudure en or sublime la tasse par la « mise en relief » du caractère accidentel de l'existence, inhérent à l'impermanence des phénomènes composés. La pratique spirituelle n'est pas un acte de violence que l'on commet envers soi-même par opposition de l'ego, mais une « mise en perspective » de ce que nous ne sommes pas avec ce que nous sommes véritablement – parfois par la « mise en présence » directe de notre véritable nature –, laquelle coïncide avec sa révélation (réalisation, actualisation ou reconnaissance).

Pour produire cet « effet de contraste », nul effort n'est nécessaire. Aucun travail de vérité n'est à faire pour dénoncer l'artifice. Il y a simplement à poser le regard jusqu'à ce que les apparences relatives se dissolvent dans l'espace, qui constitue par là-même la mise en évidence de leur vacuité d'existence autonome.

L'acteur qui s'identifie totalement à son personnage peut en venir à croire, fût-ce temporairement, en son existence réelle et s'oublier lui-même ! Cependant, s'il venait à jouer son propre rôle, la superposition (par la mise en abyme) de l'illusion dans l'illusion mettrait en évidence le caractère fictionnel du «personnage » à la révélation conjointe de sa véritable identité. Une « mise en perspective » qui entraîne la désidentification au soi irréel. Il n'y a pas d'ombre ni de lumière sans espace, lequel est non-né, non-existant. De fait, la personne ne peut capter de perceptions, ressentir de sensations, produire de pensées, qui ne sont pas des croyances pouvant exister hors de l'esprit, lequel ne les précède pas lui-même comme existant de son propre pouvoir.


« Et si quand tu es triste, si tu jouais le rôle "d'être encore plus triste" ! Cela désamorce le blocage qui est un jeu de l'ego. Parce qu'il y a une désidentification qui se produit. "Tu joues le rôle du rôle ! » CQLJ 


Le moment clé est celui au cours duquel la conscience se retourne vers elle-même au sein du relatif pour se porter sur l'ultime, où cela qui voit et cela qui est vu se superposent, sans discontinuité d'essence et sans différenciation d'apparence. Plus ce moment est rapide, plus le glissement dans la spatialité est fugace. Il n'y a ni commencement ni fin au fait « d'être », mais en prendre conscience depuis la perspective du relatif est… graduel ! Une « gradualité » qui semble donc bien dépendre du développement de l'intelligence comme outil, laquelle n'est que le reflet de l'Intelligence dans l'ordre du relatif.


« Une seule chose compte : pas la moindre trace de conscience du moi ne doit entrer en jeu, sinon tout est gâché. Si l'on y pense, même un instant, tout devient artificiel (…)

Quand tu es dans cet état, dégagé de toute conscience-moi, quand tu agis sans agir, sans intention ni artifice, en accord avec la grande Nature, alors seulement tu es sur la voie juste. Abandonne donc toute intention, exerce-toi à l'absence d'intention et laisse les choses se faire par l'Être. Cette voie est sans fin, inépuisable » MC-80


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php

DVLJ : D'où vient la joie ? https://www.youtube.com/watch?v=RYPwZDsTkMM&t=924s   

MC : Merveilleux chat et autres récits Zen, Karlfried Graf Dürckheim 

III.42 Palindrome


les yeux grands ouverts

sur la palette de l'œil

soudain l'arc-en-ciel


écho du tympan

au marteau de l'oreille

la clameur d'un son


le dos de la main

frémissante surface

un soyeux toucher


la tête levée

au creuset d'alchimie

senteurs parfumées


la langue flûtée

sur le piano des saveurs

mélodie sucrée


l'intelligence

éclairée de compassion

brille de grâce



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


L'ego est-il véritablement « l'ennemi », comme le conçoit le Bouddhisme, qu'il nous faut absolument vaincre en lui opposant les paramitas de la sagesse et de la compassion pour nous libérer du samsāra et atteindre l'Éveil ? Développer la sagesse pour réaliser la véritable nature des choses n'est-ce pas une utilisation intelligente (rationnelle, logique) d'un mental obscurci par le « chérissement excessif » du moi ? Cultiver la compassion pour libérer des êtres de la souffrance n'est-ce pas faire une orientation vertueuse de l'ego tourné vers le moi ?

La raison pour laquelle le Bouddhisme définit la sagesse et la compassion comme les « deux ailes de l'esprit d'Éveil » – qu'il s'agit de développer de concert pour atteindre l'état de Bouddha – ne provient-elle pas du fait, qu'à l'instar de la forme et du vide, elles ne sont pas différentes en nature des passions ? « L'énergie des flammes n'est autre que le feu » IDC-66, comme l'espace illuminé n'est autre que les rayons du soleil, ou comme la vision déformée d'un miroir n'est pas différente du miroir lui-même. Les voiles de l'ignorance et des émotions perturbatrices ne sont pas tant extrinsèques que le résultat d'une déformation. Agitée par les vagues ou plane, la surface de l'eau fait partie de l'océan…

« L'intelligence égotisée » (au service du moi) n'est autre que la sagesse qui discerne la vacuité des phénomènes sous son aspect relatif obscurci, et les passions qui motivent la recherche de satisfaction personnelle ne sont autres que la compassion sous l'aspect égotiste de la « saisie (innée) du soi » !

« Dans le Vajrayāna, les cinq sagesses sont primordialement présentes chez les êtres animés en tant que qualités du tathāgatarbha. Cependant, sous l'emprise des obscurcissements, les sagesses (…) se manifestent obscurément en l'espèce des cinq passions, l'ignorance, la colère, l'orgueil, le désir-attachement et la jalousie » DEB-494

Comme la forme et le vide, le mental-ego et la sagesse compassionnelle ne sont pas des opposés antithétiques en nature. Le « mental » est l'aspect intelligence, « l'ego » l'aspect émotionnel, reflets assombris et contrefaits de la sagesse et de la compassion. Comme la dualité du pur et de l'impur (ultimement non duels et vides d'essence) n'est qu'un support relatif (d'argumentation et de pratique dans la voie des sῡtras), le mental-ego est donc bien un outil d'actualisation de la sagesse compassionnelle (de transmutation des passions dans le Vajrayana et de sublimation de la Conscience dans le Shivaïsme du Cachemire).

Mais, il importe de différencier la revendication d'une identité personnelle sur la base de l'existence des cinq agrégats, de la « personnification du but ». Alors que l'identification replie l'intention sur soi-même dans une attitude égotiste de préoccupation de sa personne, la « personnification » est comme une trame, un guide, pour un alignement altruiste et compassionnel. Le mental-ego non contrôlé se complet dans un mouvement centripète (du latin « chercher à gagner » CNRTL). A contrario, la maîtrise de cette tendance forgée par l'habitude et les empreintes karmiques, grâce à l'entraînement et la pratique des paramitas (dans la vacuité de l'agent, de ses actes et de leur objet), conduit à la libération par la réalisation du « non-soi » de la personne et des phénomènes.

Une pièce sur un jeu d'échec pourrait croire qu'elle se déplace à sa guise, libre de ses mouvements et des coups qu'elle peut jouer à ses adversaires. En réalité, ses déplacements sont le reflet des combinaisons des possibilités de la trame, laquelle n'est elle-même qu'une manifestation de la conscience du joueur.

L'emprise de l'illusion nous fait réagir avec le mental pour justifier l'ego. Tant que nous n'en comprenons pas le sens, une même situation se représentera, ou se répétera en boucle, jusqu'à ce que nous considérions les choses sous un autre angle. Les mêmes causes produisent les mêmes résultats !

L'on pourrait qualifier de « mauvais karman » une situation qui, subitement, ruine nos projets et nous fruste d'un bonheur attendu. Voir les circonstances comme des obstacles ne fait que renforcer notre déception, notre colère et notre incompréhension face aux aléas de la vie. A l'inverse, nous pouvons voir une situation comme une précieuse opportunité de sagesse par le rappel qu'elle nous fait de l'impermanence, de l'interdépendance et de la vacuité des phénomènes !

Lorsque tout ne se passe pas comme prévu, nous avons tendance à répondre de manière négative, par une vive émotion de surprise désabusée et de colère, par une profonde déception au sentiment de nous être fait berner, abusés, trahis ! Cependant, la frustration va de pair avec le désir de contrôle ! Il est décevant et douloureux de voir ses espoirs s'effondrer subitement et ses efforts soudains réduits à néant, mais l'injustice… n'est pas un phénomène de la nature ! Tant que nous ne relâcherons pas le contrôle du mental-ego, une telle situation a toutes les probabilités de se reproduire et d'entraîner les mêmes souffrances.

Ne voyez pas cela comme un obstacle qui bloquerait votre accès au bonheur, considérez-le plutôt comme une occasion de changer votre manière de voir les choses ! Si la flèche n'atteint pas la cible… revoyez la posture de l'archer ! N'ayez pas peur de lâcher-prise et de vous couler dans le flow de la vie.

Nous souhaiterions que certaines choses n'arrivent jamais, mais être heureux est-ce vivre dans l'illusion du contrôle ?

Laissez de côté le mental, laissez parler le cœur ! Ne faites pas de la vie une suite de problèmes (récurrents) à résoudre pour trouver la paix intérieure, faites-en les opportunités d'agir avec sagesse ! Le mental n'est pas la solution à ce qui (vous) apparaît comme un problème sous la perspective déformée de l'ego ! L'on ne peut pas marcher les yeux fermés en croyant ne jamais se heurter aux murs… L'intelligence est un outil pour développer « la sagesse d'agir avec compassion » aux fins de dissoudre la croyance que le problème est réel et que le mental-ego peut le solutionner pour être heureux !

Ne soyez pas le pion sur l'échiquier de l'ego. Ne faites pas d'une situation un motif de conflit, mais l'opportunité d'agir avec compassion avec autrui et avec vous-même ! Lorsque les circonstances vous semblent adverses, ne considérez pas les désagréments qui peuvent éventuellement être causés à votre confort personnel et les contrariétés en résultant, mettez-les en perspectives avec la situation d'autrui et, sous la vue de la vacuité du soi, considérez l'apaisement qu'apporte aux autres de prendre sur vous (la résolution de) leurs souffrances.

Pour autant le mental-ego n'est pas notre ennemi. Affirmer « je » est source de frustration a contrario de la personnification d'un guide altruiste. Le mental-ego n'est que la perturbation orageuse de la sagesse compassionnelle de notre nature, sans commencement ni fin. A vous de mettre fin à l'orage.

« L'intelligence est bien une fonction de l'esprit, mais si elle ne repose pas sur la voie, et ne vise que l'habileté, elle devient le commencement de l'erreur et ce à quoi elle parvient est un mal. Rentre donc en toi-même et exerce-toi dans le sens juste » MC-75


DEB : Dictionnaire Encyclopédique du bouddhisme, Philippe Cornu https://www.decitre.fr/livres/dictionnaire-encyclopedique-du-bouddhisme-9782020822732.html 

MC : Merveilleux chat et autres récits Zen, Karlfried Graf Dürckheim  

III.43  Opportunité


goutte à goutte

le ciel remplit la terre

clapotis dans l'eau


les feuilles tombent

la gouttière déborde

l'hiver est passé


la graine semée

l'âme féconde le sol

brise légère


le champ du vivant

fleurit de couleurs vives

l'air chante de joie


la feuille gratte

le peintre dresse portrait

un jet de plume


le ciel se mire

l'œil plonge en lui-même

un oiseau passe



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Tous les êtres désirent le bonheur et ne veulent pas souffrir, mais la possibilité même de réaliser ces souhaits est biaisée par la croyance en la réalité de la personne et l'emprise de l'ego qui se les accapare en revendiquant le bonheur pour soi. Sous cette optique, tout ce qui (nous) arrive en tant que « personne » est vu comme un obstacle à notre bonheur individuel et une cause de souffrance. Lorsque la vie nous place sans cesse devant la même situation, c'est donc qu'il doit y avoir quelque part en nous, enfouis dans notre inconscient, issu de notre passé individuel ou collectif, une blessure ou un schéma qui nous entraîne à reproduire le même comportement dont résulte la même frustration, cela tant que nous n'aurons pas effectué un « travail sur soi » nécessaire pour le dépasser !

Les stratégies diffèrent et les thérapies alternatives foisonnent, exotiques, si ce n'est extravagantes ! La science n'a plus le monopole de soigner la personne, et aujourd'hui tout le monde ou presque peut s'imposer « thérapeute » en proposant sa méthode révolutionnaire. Une avancée médicale et sociétale majeure a été de chercher à savoir ce qui rendait l'esprit « malade », en comprenant que ces « démons » ne sont pas des entités propres mais nos émotions perturbatrices. Or, penser que l'esprit peut être soigné, c'est inférer qu'il peut « guérir », et qu'il est conséquemment possible d'être heureux dans le samsāra ! Une croyance qui relève de l'ignorance de la nature de la conscience, inaltérable de par sa vacuité d'existence intrinsèque. L'on ne peut guérir une fiction ni être heureux de son fait, mais l'on peut s'en libérer en se désillusionnant de sa croyance !

Lorsque le sens de l'ainsité s'éveille en nous, il s'accompagne d'une grande joie à la dissolution de l'incertitude à l'abolition du désir de réponse, parce que l'on comprend que les choses ne sont pas réelles (et ne le peuvent, car existant par elles-mêmes seraient immuables et ne pourraient donc pas venir à exister) ! Ce «réel » n'est qu'un rêve dont, en nous réveillant, toutes les angoisses et les frustrations induites par la croyance en sa réalité fondent comme neige au soleil…

Lorsque l'on réalise la vacuité du soi de la personne et des phénomènes, l'idée que l'esprit puisse être « malade », que la personne puisse « guérir » et « être heureuse », se révèlent de simples illusions qui tirent leur force de nos croyances lesquelles se traduisent par l'expérience de la souffrance ! Nous sommes la Conscience, illuminée depuis toujours, sans commencement ni fin. Il n'y a rien besoin de faire ni d'obtenir pour « être » ! La Conscience ne désire rien, elle ne recherche rien, elle n'accepte ni ne rejette rien. « Libre du vide et du non vide » rien ne peut faire obstacle à la Conscience incluant la Conscience elle-même dans « l'expérimentation » de sa propre manifestation relative !

Le passé ne peut nous affecter, le futur nous angoisser, le présent nous faire du mal. L'écoulement séquentiel du temps est un « effet de perspective » de l'esprit voilé, ignorant sa non-dualité. « L'ici et maintenant » ultime de la nature de la Conscience est non-local et atemporel. Il ne peut être affecté par le temps, simple désignation, qui apparaît comme réel et effectif pour l'esprit qui ne saisit pas la « liberté d'assertion » de l'essence des choses (ni être ni non-être !), et nourrit la croyance illusionnée, et douloureuse, de l'existence de la personne.

Le mental-ego nous fait croire que pour être heureux, nous avons besoin de conditions particulières, d'un espace qu'il soit entièrement possible de dédier « à moi seul », où « je » puisse être libre de faire ce que je veux, sans obligation sociale ni contrainte temporelle. Même pour méditer, nous croyons nécessaire de devoir disposer d'un « lieu propice » et de « conditions favorables », à l'abri du monde et de ses perturbations. Tout cela, aussi, relève de la croyance !

Nous n'avons pas besoin d'un lieu particulier, d'un moment précis ni de conditions particulières pour être ! Nous sommes ici et partout à la fois ! « Ici et maintenant » englobe la totalité de l'espace et l'ensemble du temps vu comme un référentiel extérieur, et vécu relativement à la croyance de sa réalité. La Conscience ne dépend ni de l'espace ni du temps pour être, lesquels ne constituent pas les a priori de la pensée. Avant de dire « je suis », JE SUIS ! Partout et toujours, en tous lieux et en toutes circonstances relatives, nous sommes ! Libres de toute contrainte spatiale et temporelle, libre de toute dualité (extérieur versus intérieur, travail vs congés, j'aime vs je n'aime pas…).

Nous croyons que notre bonheur, en tant que personne, dépend de conditions extérieures, et ne supportons pas de ne pas les voir réunies, de les perdre, que quelqu'un vienne les perturber ou d'en être privé, autant de formes du désir-attachement. Nous méditons pour trouver un refuge, car nous croyons que la méditation permet de développer la capacité de supporter les difficultés de la vie. Or, la méditation ne produit rien, elle laisse seulement entrevoir la spatialité de notre vraie nature, par-delà l'illusion du temps et de toutes croyances.

Entre autres, nous croyons que la vie, l'univers (ou quoi que ce soit d'autre), nous envoie constamment des épreuves qu'il nous faut dépasser « pour nous réaliser en tant que personne », en nous libérant des dommages et des lésions d'un passé qui est en fait constitutif de sa réalité fictionnelle ! Nous voyons la vie tel un « temps d'expérimentation », « un espace de résolution de problèmes ». Revêtus du costume du personnage, armé d'artifices thérapeutiques (hérissés de piquants à l'intérieur !), nous nous confrontons de manière frontale à la vie en la voyant comme un « champ d'obstacles » à surmonter pour trouver le bonheur…

Il n'y a rien à accepter et rien à rejeter pour être ! Le croire est source de frustration. Le bruit comme le silence, le désordre comme l'harmonie, la violence comme la paix, la douleur comme le plaisir, la souffrance comme le bonheur relatif, font parties de la Conscience. Nous ne le voyons pas, car nous nous sommes coupés de la source, fragmentés par la dualité du sujet à l'identification de la personne que nous croyons être. Or, tout est la Conscience ! La dualité n'est qu'une apparence. Méditer dans une grotte isolée dans les contreforts de l'Himalaya ou aux carrefours de routes bruyantes, dans le silence intérieur et extérieur ou « guidé » par une voix qui commente ce même silence (!), ne sont pas différents en essence, et font tous, sans exception, partie de la Présence !

Aussi, lorsqu'un événement revient constamment dans notre vie que nous voyons comme un obstacle et considérons comme un blocage psychologique que l'ego renforce par l'aversion, qu'il nous faudrait dépasser en tant que personne pour nous libérer de la souffrance et trouver le bonheur, c'est là encore une illusion !

La méditation ne produit rien, elle révèle. L'adversité n'est pas un « obstacle », un accident, le fait de la fatalité ou un tourment du sort. Ce n'est pas non plus un « blocage », un refoulement ou un dilemme non résoluCe que la vie place sur notre chemin ou dont notre chemin est composé, ce sont les opportunités de développer la sagesse et d'agir avec compassion !

La « sagesse » consiste dans le dépassement de la dualité par la réalisation de la vacuité du « soi de la personne » et des phénomènes, la reconnaissance de notre véritable nature « libre du vide et du non vide », le glissement spontané dans la spatialité de l'être. « Une seule chose est l'essence de toutes choses et toutes choses sont l'essence d'une seule ! » RL-268.

Le relatif est l'aspect de l'ultime, la réalisation est une. L'opportunité de le réaliser se représentera encore et toujours, comme si la Conscience se regardait dans un miroir jusqu'à ce que le reflet du « soi de la personne » disparaisse et révèle son être véritable à l'instant intemporel de sa reconnaissance.

« Développer la compassion » consiste à se préoccuper du sort d'autrui, par un agir qui concrétise la motivation profonde et authentique de voir tous les êtres sensibles, sans exception, ne plus être en proie à la souffrance, et trouver le bonheur véritable hors du cycle des renaissances et des morts. Ne négligez pas le plus petit effet ! Même si nous ne pouvons, relativement, que soulager les êtres ne fût-ce qu'une once de souffrance et leur apporter une once de bonheur, une cruche peut malgré tout se remplir et se vider complètement goutte à goutte…


RL : Rayons de Lune, Les étapes de la méditation du Mahāmudrā, DAKPO TASHI NAMGYAL https://www.padmakara.com/livres-numeriques/196-rayons-de-lune-ebook-format-pdf-9782370410139.html 

III.44 Indicible


entre les formes

entre-deux sans limite

puits aux bords sans fond


portées de signes

portes du sens recélé

un trait de plume


précis de penseurs

précipités de rimes

courbure de l'œil


rives du vide

rivages du sublime

terre sans contour


relief de l'être

relié de la présence

modelé de l'un


page vierge

page saturée de blanc

ombre du vide



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Cela n'est pas de l'ordre du définissable, du perceptible, de l'expérience sensible. Cela n'a ni forme ni caractéristiques, mais par contraste peut être intuitionné relativement aux choses et aux phénomènes perçus et expérimentés sous les modalités de la manifestation, comme une vue modale d'un indicible amodal…

Lorsque l'on pointe le doigt vers les choses qui nous entoure, c'est un peu comme si on traçait une ligne imaginaire jusqu'aux objets qui, telles des ondes radar qui renvoient une image par contact. Mais, lorsque l'on pointe le doigt vers l'espace, ne rencontrant jamais de limite, cette ligne se prolonge à l'infini. Et lorsque l'on retourne le doigt vers cela qui regarde, la ligne vers l'attention se fond également dans l'espace indicible de la Présence intangible de la Conscience...

Ainsi, cela qui est perçu d'une manière amodale et cela qui le perçoit sont un même « vide de perception », ultimement sans discontinuité de par leur essence, et relativement sans obstruction en leur apparence, sont sans différenciation ! Pour autant, ils ne sont pas deux ! Ils ne sont pas non plus une « seule et même » chose, et ne sont pas « rien » ! « Libres du vide » car amodal, « libres du non vide » puisque saisit par la conscience comme acte de connaissance intuitionnée. Cela ne peut être décrit par les mots, car ils sont l'espace autour des traits qui forment les lettres, non les lettres, leurs symboliques et le sens qu'elles recouvrent. Mais, les mots mettent leur présence en relief et leur conscience en évidence... 

III.45 Exprimer


un bouchon sur l'eau

se déplace sans bouger

reflux des vagues


sans désir propre

l'océan est sa volonté

le plein s'évase


à marée basse

demeure immobile

posé sur le fond


à marée haute

oscille sous le courant

à la surface


rien à savoir

ni haut ni bas ni comment

seule théorie


rien à faire

ni agir ni non-agir

seule pratique



Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


Le mythe Hindou du « barattage de la mer de lait » symbolise l'action du yoga qui vise à nettoyer l'esprit en profondeur pour le débarrasser de ses impuretés, telle une pierre précieuse enfouie dans la terre que nettoie jusqu'à la faire briller de l'éclat de sa pureté naturelle. Pour extraire « l'élixir d'immortalité », les dieux et démons qui le convoitent s'allient pour remuer le fonds de l'océan à l'aide d'une corde, où est fixée un axe, qu'ils tirent alternativement de leur côté de la rive.

Dans un fleuve, il y a toujours une couche de vase et de limon. Si l'eau est calme, ces d'impuretés resteront au fond, mais l'apparente tranquillité et clarté de l'eau en surface dissimule des empreintes qui peuvent se libérer dès lors que l'agitation survient. Plus l'on remue le fond et plus les impuretés contenues en profondeur remontent et contaminent toute l'eau jusqu'à la rendre totalement impropre. Le « Calme mental » n'est pas synonyme de l'épuration des négativités, laquelle survient dans le cheminement progressif vers l'éveil de la voie du Mahāyāna seulement lors de l'atteinte de la 10ème terre, l'état de Bouddha.

Les dieux et les démons n'auraient-ils pas eu la tâche plus facile si, au lieu de remuer des mètres cubes d'eau d'une masse considérable, ils avaient construit un barrage, enlevés le dépôt et creusés jusqu'à atteindre l'élixir ? En Amérique, à l'époque de la « ruée vers l'or », les orpailleurs écumaient les rivières avec leurs écuelles pour nettoyer des poignées de gravier avec l'eau pure des ruisseaux qu'ils salissaient au passage, mais parfois surgissaient une pépite…

La véritable nature des choses ne peut surgir sans contraste, c'est d'ailleurs le cas avec tout ce que l'on recherche. Pour comprendre que nous sommes ce nous cherchons, il faut d'abord nous en enquérir ! L'on trouve la voie par le lâcher-prise de la volonté… de trouver la voie ! 

« Le paradoxe de la quête est qu'il faut commencer à chercher mais qu'on ne trouve qu'en abandonnant la quête » IDC-87.

L'élixir recherché par les dieux et les démons n'est ni dans l'océan, ni dans le limon qui repose au fond de l'océan, ni sous l'océan, il surgit de leur brassage ! La quiétude, la connaissance, la joie, ne se trouvent pas à l'extérieur de nous-mêmes, pas plus d'ailleurs qu'à l'intérieur (une division arbitraire qui est un aspect de la dualité). Elles ne sont pas non le produit d'un développement ou le résultat de l'entraînement de l'esprit (lequel est relatif aux voies graduelles). Le mythe du « barattage de la mer de lait » illustre la croyance de la conditionnalité de l'être à l'agir. Or, le yoga est précisément un non-agir ! L'état du yoga, c'est avant tout la compréhension qu'il n'y a rien à faire pour être ! Qui a-t-il à faire pour réaliser le samādhi où il n'y a ni sujet ni l'objet ? L'union du yoga n'est pas un état à accomplir, mais la reconnaissance de la nature de l'esprit.

Nous avons tendance à considérer les événements de la vie, si ce n'est la vie, comme une expérience visant à connaître, développer et réaliser : connaître par la pratique ou la confrontation avec ce qui nous oppose et nous fait obstacle ; développer des capacités dans une progression graduelle, autrement dit… « agir pour être » ! ; jusqu'à l'atteinte d'un objectif déterminé (se libérer de la souffrance, trouver le bonheur, atteindre le nirvāṇa, réaliser l'éveil !).

Il n'y a rien à faire pour être, nous sommes déjà ! « Ce qui (nous) arrive » ne s'inscrit pas dans une finalité particulière, c'est le mental-ego qui a besoin de croire à la fois (!) dans la « destinée » et dans le libre-arbitre, car cela renforce l'emprise de son illusion par la croyance en son importance. Nous voyons l'adversité comme si l'univers ou une « force supérieure » s'adressait directement à nous et nous mettait à l'épreuve de nous dépasser ! Même le fait de changer d'angle et de considérer les événements comme des « opportunités » de développer, la sagesse et la compassion, sont encore une vue de l'esprit !

La Conscience n'a rien à développer ou à cultiver pour être. La reconnaissance n'est pas le fruit d'un agir. Prendre conscience de notre véritable nature n'est pas une chose à réaliser par l'entremise d'une expérience. La vie ne nous donne pas l'opportunité d'agir avec sagesse et compassion, mais d'exprimer ce que nous sommes ! La manifestation (Shakti) n'est pas produite, elle n'est pas le résultat d'un processus, elle est l'expression de la Conscience (Shiva), sous l'aspect des phénomènes, la vacuité qui revêt la forme de la cause et de l'effet.

L'expérience est un simple effet de « mise en contraste » de l'ultime par le relatif. Il n'y a pas de créateur ni de création ! Ce n'est pas une affirmation nihiliste de la croyance en Dieu, pas plus que la vacuité n'est nihiliste de l'existence de la forme. C'est une simple apparence, comme une émergence qui surgit à l'évidence de son intuition directe, sans producteur ni production. Chaque événement est l'expression de la Conscience dont l'essence est « libre d'assertion » (ni absolue réalité ni absolue irréalité), et de fait chaque chose est parfaite !

« De même que les formes présentent des aspects variés dont la nature n'est ni une ni multiple, de même, puisque l'esprit n'existe pas séparément d'eux, sa nature n'est ni une ni multiple. Ainsi s'apparente-t-il naturellement à une illusion. Comme l'esprit, tous les phénomènes sont par nature comparables à des illusions » RL-107. 

« L'existence conditionnée » dans son entièreté est l'expression de la conscience. Il y a seulement à « exprimer cette reconnaissance », qui est l'expression de la sagesse et de la compassion dans « l'ici et maintenant » non-local et atemporel… de la Présence ! Le temps n'a pas d'existence propre, il n'est que la modalité (intriquée aux perceptions sensorielles) sous laquelle nous vivons l'expérience de la croyance dans l'existence de la personne à laquelle nous nous identifions par ignorance de la nature « libre du vide et du non vide » de la Conscience. La gradualité est un aspect de la « réalité conventionnelle » et donc de la dualité !

« Lorsque vous aurez examiné la nature de l'esprit au moyen du discernement, [vous en conclurez que,] ultimement, on ne voit pas d'esprit à l'intérieur, ni à l'extérieur, ni ailleurs. On ne perçoit pas la conscience passée, la conscience future n'existe pas encore, et on ne peut pas voir [l'esprit] du présent » RL-107.

Le vide est forme et la forme est vide. Il n'y a pas d'un côté des voies graduelles qui mènent à l'Éveil et de l'autre des voies directes. Du point de vue de la réalité ultime, les voies graduelles… sont des « non-voie » ! Mais, puisque les « êtres ordinaires » (dont l'esprit est voilé par l'ignorance et les émotions perturbatrices) sont captifs de l'illusion du mental-ego, conséquemment enchâssés dans l'illusion de la temporalité relative, de leur point de vue les « voies graduelles » sont des escaliers dont chaque marche est une expérience qui mène au nirvāṇa! C'est comme s'il n'y avait lors nul autre choix que de « baratter la mer de lait », en l'occurrence de purifier ses négativités, cultiver un karman vertueux et développer les paramitas, pour se libérer de la souffrance du samsāra et atteindre l'Éveil.

La différence est dans la forme du « retournement de l'attention », c.à.d. de la Conscience sur elle-même, le fond restant la non-différenciation entre ce qui est vu et cela qui regarde. Il n'y a de changement de paradigme que pour qui évolue dans le relatif, et de « sortie » de samsāra pour qui ne voit pas qu'il est le nirvāṇa ! 

« La vue authentique consiste à reconnaître que le sujet et l'objet ne sont que des manifestations de l'esprit qui, dans sa nature ultime, est toujours vide d'essence. Comme l'espace, il n'est entaché par aucune entité ni attribut conceptuel : il est dépourvu de naissance, de durée et de cessation » RL-108


RL : Rayons de Lune, Les étapes de la méditation du Mahāmudrā, DAKPO TASHI NAMGYAL https://www.padmakara.com/livres-numeriques/196-rayons-de-lune-ebook-format-pdf-9782370410139.html 

III.46 Immobile


dépôt d'argile

un énoncé au tableau

le bruit de la craie


elle ne fait rien

ni maintenant ni jamais

souffle d'énergie


mais elle dit tout

l'espace le temps la vie

immédiatement


simple formule

résultat et condition

son opération


universelle

de toutes choses le calcul

sans opérande


exposé abstrait

réalité concrète

sujet sans objet



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


La vie n'est pas une expérience, mais une expression. Elle n'est pas le résultat de la chance ou de la malchance – ou du résultat de la « combinatoire » karmique des vertus et des non vertus –. Même s'il est opportun de pratiquer la sagesse et la compassion à chaque occasion, étant donné que notre véritable nature n'est autre que « cela », l'instant présent n'est pas « lieu » de l'opportunité du développement des qualités de l'Éveil, mais celui où les exprimer.

A partir du moment où l'esprit se fixe sur une chose (ce peut être un grain de sable, une partie du corps, une étoile dans le ciel), il sort de la spatialité. Du moins, comme s'il « sortait », car la Conscience est tout (sans que ce Tout ne soit un absolu), indivise car non-née tel l'espace incomposé. Il n'y a rien qui ne soit pas la Conscience. Dualité et non-dualité ne sont que des apparences. Cette chose sur laquelle l'esprit se fixe n'est pas autre chose… qu'un aspect de l'esprit lui-même qui, par ignorance, lui apparaît distinct et existant de son propre côté !

Et dès lors que l'esprit s'arrête sur une chose comme si la « focale » du champ de conscience se réduisait exclusivement à celle-ci, c'est comme si la Conscience se fragmentait dans un rapport duel sujet-objet. Ce sur quoi l'esprit se fixe n'est plus alors l'esprit lui-même, mais comme un objet conceptuel de l'esprit, lequel est alors l'attention exclusive du mental-ego, auquel s'attache les émotions perturbatrices. « Dans la Loi (Vérité) du Bouddha on appelle cet esprit fixé : "égarement". Inscience = esprit fixé quelque part et passions » MSI-27.

« Tout ce qui est perçu comme une forme composée [pensée conceptuelle] 

de la sphère de Bhaïrava [Shiva, la vacuité] 

doit être considéré comme une fantasmagorie, une illusion magique, 

une cité fantôme suspendue dans le ciel] » VT

Afin d'éviter toute méprise, il est essentiel de bien comprendre la relativité de l'affirmation selon laquelle « il n'y a rien à faire pour être ». Ultimement en effet, la Conscience est tout, depuis toujours, sans commencement ni fin. De ce point de vue, la Présence n'a « rien à faire » pour être ! Mais, du point de vue de la « réalité conventionnelle », il y a comme quelque chose à faire, car c'est comme si en s'exprimant sous l'apparence de la manifestation, la Conscience s'était comme éloignée d'elle-même et, conséquemment, que pour revenir à cet état de présence naturelle, l'esprit qui s'est comme perdu dans l'inscience devait agir dans le relatif (à l'aide de la cause et de l'effet) pour retourner à l'ultime.

« Par théorie j'entends l'état suprême où l'on ne s'occupe de rien et l'abandon de chaque pensée. Sans l'exercice de fait, ni le corps ni les mains ne fonctionnent malgré l'accumulation de théories (…) Même si vous avez de bonnes postures et manœuvrez bien le sabre, vous ne devez pas ignorer de théories importantes. Le fait et la théorie doivent être comme une roue » MSI-33.

Toutes les voies spirituelles décrivent ce « quelque chose à faire » qui est comme de revenir à l'état d'union du yoga, d'atteindre le nirvāṇa ou de réaliser l'Éveil. La « vision sans tête » de Richard Harding le décrit comme un «retournement de l'attention » sur elle-même. L'approche est très empirique. Elle consiste à pointer le doigt vers les choses pour ensuite le tourner vers cela qui regarde, aux fins de prendre conscience de l'espace sans centre ni limite de la conscience. « Ce qu'il y a à faire » n'est toutefois pas de nature topologique, mais phénoménologique.

Le Bouddha n'a pas atteint l'Éveil par la méditation, mais au sortir de, lorsqu'il a vu l'étoile du Berger dans le ciel, non pas au moment où il a fixé son esprit sur l'objet « étoile », mais lorsque sa conscience est comme redevenue « spatiale » et n'a plus établit de distinction relative entre cela qui voit et ce qui est vu, autrement dit lorsque l'étoile, le ciel et son esprit redevinrent comme indifférenciés, sans discontinuité d'essence, sans obstruction d'apparence !

Dans le Bouddhisme Zen, il y a une expression qui parle de « la sagesse immobile des Bouddhas » qui consiste à ne pas se fixer, ni à demeurer fixé, sur quelque chose, même un instant, tout en agissant, par contraste avec l'inscience qui est le fait de « tenir l'esprit quelque part ». Rester immobile, c'est « rester sans se bouleverser » devant le spectacle du monde, c.à.d. à ne pas « ne pas s'arrêter à quelque chose » MSI-27. Lorsque l'esprit se fixe sur quelque chose, c'est comme s'il sortait de la spatialité, mais lorsqu'il y demeure, surgissent alors les passions destructrices.

Cette « immobilité » est un état de l'esprit qui ne consiste pas dans la fixité de la « conscience mentale » sur un objet visualisé mentalement de la méditation tibétaine Samātha, mais comme la « souplesse de l'esprit » obtenue à l'issue de l'entraînement au « Calme mental », qui consiste dans la faculté pour l'esprit de se poser sur l'objet de son choix sans y demeurer attaché. « Rester sans se bouleverser », c'est aussi dans le cadre de cette voie graduelle, le résultat du processus de familiarisation de l'esprit par le développement de l'attention et de la vigilance, antidotes à l'agitation, à la distraction et à la dispersion.

« Alors toute perception est spatiale et toute la beauté du monde nous ramène sans cesse à l'illimité, mais si l'ego collecte nos impressions sensorielles, il les utilise pour construire sa forteresse et s'isoler du monde. Jouir de la beauté est le plus profond yoga si personne ne capture la perception.

C'est mon dernier enseignement, il est l'accomplissement de toute l'approche de Mahāmudrā, transmets-le à ceux qui en sont dignes et qui pourront survoler la sensation comme le soleil et la lune survolent les nuées » IDC-124

Du point de vue de la relativité générale, la raison pour laquelle un anneau de Moebius nous apparaît présenter deux faces ou une seule dépend de la position de l'observateur. « La sagesse immobile » relève du regard que nous posons sur les choses, mais en termes empiriques, une vue fragmentante correspond en quelque sorte à la plus petite « longueur focale », et une vue non duelle à la plus « large ouverture », qui fait la différence entre la dualité et la spatialité.

En observant un arbre, « si on fixe une seule feuille, on ne voit aucune des autres feuilles, mais si l'on ne fixe pas une seule feuille et que l'on regarde tout l'arbre sans intention, alors toutes les feuilles entrent dans notre vue » MSI-29. Cette vue s'étend à l'arbre tout entier et emporte, y compris, l'abstraction de l'observateur!

Dans le bouddhisme tibétain, la pratique de la méditation analytique Vipāssyana s'appuie, en-dehors des périodes de « méditation formelle », sur l'instruction de voir les choses comme un reflet ou comme un rêve. Une version plus moderne peut également consister à voir le monde comme un hologramme. Imaginez que les objets qui vous entourent, en apparence solides, sont aussi impalpables et intangibles que l'espace incomposé… Les choses vous paraissent exister en propre, et occuper l'espace à distance de vous. Mais, ce n'est là qu'apparence ! Il n'y a aucune différenciation entre les choses et vous-même, votre corps étant tout aussi vide d'essence propre. Lorsque tout apparaît ainsi spatial, l'espace cesse d'apparaître en soi, doté d'étendue et de profondeur, et corrélativement le temps se révèle également comme une illusion !

« La nature fondamentale étant absence de dualité 

entre la vacuité et la production interdépendante, 

la « vacuité dotée de tous les aspects suprêmes » [est] 

un état méditatif où l'apparence 

et la vacuité ne sont pas dissociées » RL-347.

Il faut toutefois prendre garder de voir cette totalité comme un néant ou comme un absolu. La vue est « spatiale », non pas lorsqu'elle embrasse la pluralité sans distinction au point que la dualité et la non-dualité, y compris, disparaissent dans le vide, ni lorsque s'y substitue le concept d'un « tout » unitaire, entitaire et nouménal, mais au moment où la relativité du réel (c.à.d. la perspective de l'observateur, de son objet et de l'observation) apparaît dans la vacuité de son essence, comme espace non-local et atemporel de la Présence.


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php  

MSI : Mystères de la sagesse immobile, maître Takuan https://www.babelio.com/livres/Soho-Mysteres-de-la-sagesse-immobile/262176

RL : Rayons de Lune, Les étapes de la méditation du Mahāmudrā, DAKPO TASHI NAMGYAL https://www.padmakara.com/livres-numeriques/196-rayons-de-lune-ebook-format-pdf-9782370410139.html    

VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 

III.47 Commencement


le flot recule

la vague te submerge

et toujours tu cours


inverse ta vue

change de perspective

regard en miroir


horizon lointain

la distance aux choses

rapproche de soi


souffle ralenti

mouvement lent de l'esprit

retour à ici

silence mental

lève tout intervalle

sans commentaire


sans centre ni bord

la conscience se touche

le temps est bouclé



Lobsang TAMCHEU
 

Eléments de réflexion


Reconnaître que « tout est parfait », c'est accepter les choses telles qu'elles sont. La plupart du temps, nous considérons que les choses pourraient être autrement. Le mental-ego n'accepte pas que les choses puissent ne pas être conformes à nos attentes et à nos désirs. Mais, qu'elles le soient ou non, elles sont toujours le résultat de causes conditionnées ! Même si nous pouvons changer la manière dont les choses arrivent (en croyant qu'elles seront ainsi «meilleures »), elles seront toujours le résultat de « la loi de cause à effet » qui exprime le jeu de l'interdépendance des phénomènes et, en cela, elles sont parfaites !

Considérer ce qui arrive comme l'expérience d'éprouver ce que cela fait lorsque les choses ne se passent pas comme nous l'aurions souhaité est une épreuve supplémentaire que l'on s'inflige. Les choses ne seraient pas « meilleures » si elles étaient différentes ! Il n'y a nulle raison pour qu'une convergence de causes conditionnées donne un résultat « plus parfait ». Ce n'est pas même différent, cela est simplement ! Envisager une divergence (en phase avec nos désirs) est un jugement de valeur qui traduit l'emprise du mental-ego et des passions.

L'être authentique des choses est sans opposition ni dualité. Pur et impur, bien et mal, parfait est imparfait, sont des jugements du « commentateur mental » qui appose une étiquette (agréable, neutre, désagréable) sur ce qui arrive, vectrice d'émotions perturbatrices. La perfection est une illusion. Ce n'est pas le possible qui est l'objet d'expérience, c'est croyance !

Comme « expression » de l'interdépendance (de la vacuité qui apparaît comme la cause et l'effet), les choses sont parfaites, mais lorsque le mental-ego édicte «ce qui devrait être » ou « ce qui aurait dû être », cela fait apparaître comme une fragmentation égocentrée de la Conscience, qui entraîne au refus passionnel d'accepter les choses telles qu'elles sont sur la base du refus idéalise de reconnaître leur véritable nature, au-delà des mots et de l'expérience duelle.

Il est impossible d'atteindre la « perfection » car celle-ci est un objet du mental-ego, support du désir-attachement. La perfection existe et n'existe pas : elle existe en tant que « les choses sont ce qu'elles sont », c.à.d. la forme relative de la « réalité ultime » ; elle n'existe pas, car elle n'est qu'une simple désignation, la vacuité étant « vide d'essence » ne peut s'expérimenter ! La spatialité n'est pas un lieu d'expérience, ce n'est d'ailleurs pas un « lieu », c'est l'Être !

Le temps est comme une illusion. Il n'y a pas de différenciation entre les choses telles qu'elles sont et les causes conditionnées dont elles « résultent ». La neige n'est pas le produit d'une convergence de causes précisément calibrées, elle en est l »'expression phénoménale », comme la forme du vide ! Le Bouddhisme Zen dit que « même un cheveu ne peut passer entre deux choses superposées » MSI-33. Comme entre le claquement des mains et le son qu'elles produisent ou entre deux pierres frottées et l'étincelle. Ce n'est pas une question de rapidité. Ce ne sont pas non plus « deux choses » qui existent en superposition, mais deux aspects d'une seule et même réalité, « libre d'assertion », c.à.d. qui ne relève ni de l'ordre de l'être, ni de l'ordre du non-être !

Le temps n'est pas une « catégorie a priori » conditionnelle de la pensée comme le pensait Kant. C'est lorsque l'esprit se fixe sur une chose que la temporalité apparaît dans la coémergence (de l'apparence de fragmentation) du sujet à son objet. L'illusion d'un « intervalle d'espace », qui serait le lieu de l'écoulement séquentiel où s'opère le mouvement de l'esprit qui se fixe sur une chose puis sur une autre, ne peut être saisit comme tel… hors du mirage de la fragmentation de la totalité indivise, ni plurielle ni singulière !

« Agir comme une étincelle », 

c'est l'instantanéité de l'éclair qui brille soudain » MSI-36

Toutefois, pour le comprendre et encore plus pour le saisir directement (c.à.d. pour faire de la théorie une pratique), cela implique un travail de réflexion et donc une progression… dans la temporalité relative ! Sous cet angle, l'expérience fait place à l'expression. « Tant qu'on n'est que commentateur, on ne connaît pas la réalité (…) si on ne pratique pas selon l'explication, on ne peut connaître clairement l'esprit. La réponse viendra par une réflexion profonde » MSI-38.

Le commentaire n'est pas la réalité comme l'objet la chose. Aussi, il est paradoxal de devoir « réfléchir » pour être spontané, cette spontanéité qui est «l'esprit du Zen », la « sagesse immobile », qui ne produit pas comme des intervalles dans l'indicible ! Mais, elle peut le devenir. « L'essentiel est de ne pas fixer son esprit sur une chose » MSI-35Le commentaire spontané, non réfléchi, sans pensée ni intention, est sans discontinuité à la chose. Le non-commentaire est la réalité même, l'objet abstrait de toute fixation, sujet sans objet. « Si l'espace de temps entre le sabre adverse et le sien n'est pas plus grand que l'épaisseur d'un cheveu, alors le sabre adverse deviendra le sien » MSI-34.

Au terme du développement relatif de la sagesse qui réalise la véritable nature des choses – l'ainsité de la forme-vide et du vide-forme –, « l'état d'arrivée » (l'immobilité de l'esprit qui ne se fixe plus sur un objet par désir-attachement) est similaire à « l'état de départ » (l'esprit qui « se tient quelque part », l'égarement de la « sagesse immobile » qui entraîne les passions destructrices). « Lorsqu'on approfondit la Loi (Vérité) du Bouddha, on devient comme un ignorant qui ne connaît ni le Bouddha ni la Loi (Vérité). Ainsi, le niveau de l'inscience et des passions où l'on était au début, et où notre esprit était fixé quelque part, et celui de la Sagesse immobile atteint plus tard ne font qu'un » MSI-32.

Il peut être étonnant de penser que la fin est le début, l'alpha l'oméga. Dans la voie analytique de la méditation Vipāssyana du Bouddhisme tibétain, la vacuité de la « saisie (innée) du soi » de la personne et celle des phénomènes se réalise séparément, ce qui donne l'impression de leur existence distincte. Or, comme le son produit par les mains qui applaudissent ne sont pas deux moments distincts, l'esprit se saisit comme cela qui saisit la chose qu'il fixe ! Cela ne se produit pas « en même temps » (en regard du temps comme référentiel), mais comme s'ils s'autoproduisaient l'un l'autre en coémergence du temps !

De fait, l'inverse est vrai également. Sans objet, l'esprit (re)devient spatial – ce qu'il ne cesse jamais d'être par nature, la spatialité s'entendant comme la non-dualité sujet-objet –. Alors, l'illusion du temps (séquentiel), c.à.d. « l'effet de perspective » induit (comme) par le mouvement de l'esprit qui se fixe quelque part, se dissipe avec la non-localité dans la cessation de l'égarement.

« Avec le temps, je m'élève plus haut que les cimes des monts ; 

avec le temps, je descends plus profond que les fonds des mers (…) 

avec le temps, je me fais un avec l'étendue terrestre et la voûte du ciel. 

Ce que j'appelle le temps d'une présence veut dire 

que la présence participe du temps 

et que le temps participe de la présence » Shōbōgenzō 

Le temps est une illusion quelle que soit la forme de son apparence ! Son caractère séquentiel (passé, présent, futur) est un « effet de perspective » comme un anneau de Moebius paraît avoir deux faces sous un angle donné. Cela ne signifie pas que la véritable nature du temps, masquée à nos esprits voilés, soit circulaire ! C'est là aussi un « effet de perspective » dont l'argumentaire ne doit pas nous égarer quant à la vacuité de son essence. Une seule main qui applaudit ne produit aucun son, lequel est coémergent à l'action des deux mains. L'on ne peut pas penser séparément ce qui n'existe pas comme tel !

C'est seulement en apparence relative, tant que nous sommes encore (comme) sur une voie graduelle et que nous n'avons pas (comme) dépassé toute dualité, que « le plus haut et le plus bas deviennent semblables » MSI-32. Ultimement, ils n'ont jamais cessé de l'être ! À l'instant, il fait sens de demander qui de l'œuf ou de la poule est le premier ? Dans la vacuité, leur coémergence est l'évidence !

A mesure que nous parcourons un chemin spirituel et développons la « sagesse de l'immobile » (par le détachement du désir de fixation), notre cheminement se révèle comme cocréateur du temps. Il advient un moment insaisissable(seuil intemporel de la dissipation de l'illusion) où l'esprit semble comme basculer dans l'au-delà de la connaissance, où le mental se tait, où il y a seulement l'être! La fin et le début sont sans différenciation. Ne se fixant sur rien, l'esprit embrasse l'ainsité où la forme et le vide ne sont qu'apparences. « On perd le travail de la sagesse et on s'établit au niveau sans pensée ni réflexion. Lorsqu'on parvient au niveau ultime les pensées n'interviennent pas du tout » MSI-32.


MSI : Mystères de la sagesse immobile, maître Takuan https://www.babelio.com/livres/Soho-Mysteres-de-la-sagesse-immobile/262176  

                                                           Au-delà du savoir  

III.48 Mu


dans le silence

la fleur s'élève au ciel

au son du vide


sous la lumière

le chien s'exclame de joie

à l'œil du maître


dans l'invisible

l'arbre tombe au désert

au pied du témoin


la vue se pose

la question fait réponse

l'oiseau s'envole


l'esprit s'entrouvre

à l'éclosion de l'aube

le lotus fleurit


le rêve finit

l'énigme est mystère

la vie s'écoule



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Il y a expérience lorsque « cela qui est perçu » se distingue de « cela qui perçoit » en regard de leur distance et de la temporalité de leur manifestation, c.à.d. de par les caractéristiques sous lesquelles l'un apparaît comme objet de l'autre. Or, cette opposition duelle contient en elle-même leur non-dualité en tant que cela qui est perçu apparaît dans « l'espace de représentation » et, pourrait-il dire, en raison de l'existence même de cela qui le perçoit. Autrement dit, nous ne pourrions pas avoir l'impression que les choses existent de leur propre côté si de ce côté-ci, il n'y avait rien pour en saisir la cognition ! De ce point de vue, l'existence des choses comme « existant intrinsèque et autonome » semblerait donc dépendre… de l'existence de la conscience comme « condition a priori », ce qui en ferait « l'existant premier » causal de toutes choses !

Toutefois, cette vision substantialiste, qui fait de la dualité le caractère propre du réel, repose sur une aperception erronée. Ce biais de l'esprit voilé devient évident dans la méditation, lorsque cela qui est perçu s'efface progressivement jusqu'à se fondre totalement en cela qui perçoit ! Est-ce l'objet qui se fond alors dans le sujet, l'inverse ou les deux simultanément ? Impossible à dire tant le glissement est indissociable de l'atemporalité du non état résultant ! Cela qui est alors est si totalement indifférencié (sans vis-à-vis duel, sans pluralité, sans unité) qu'il constitue une véritable « singularité » en regard de la pensée conceptuelle, ce qui le rend tout simplement indicible ! Dans cet état d'union sans union, il n'y a plus d'expérience, il y a simplement l'expression de l'être !


« Jadis, le Vénéré du monde éleva une fleur devant l'assemblée des moines, réunie sur le pic des Vautours. Tous restèrent silencieux. Seul, le vénérable Kāshyapa sourit.

Le Vénéré du monde dit : "Je possède le Trésor de l'œil du vrai Dharma, le subtil esprit du nirvâna, la vraie forme sans forme et la porte merveilleuse du Dharma. Il ne dépend ni des mots ni des lettres et est transmis hors des sutras. Je le confie à Mahākāshyapa », Maître Dōgen Zenji


Lorsque le Bouddha présenta une fleur à la Sangha sur le pic des vautours, ce geste exprimait le caractère non expérientiel de l'Éveil. L'esprit voilé, qui s'identifie et s'expérimente comme « conscience-sujet », saisit cela qui est vu (qui n'est qu'un « objet conceptuel » projection de sa propre croyance), comme extérieur à lui, où la fleur apparaît comme une « expérience réelle ». En parallèle de la dualité, cet objet épistémique est saisi comme « ressenti phénoménologique » (impressionniste), consubstantiel de cela qui voit, où la fleur apparaît comme une « expérience subjective ». L'esprit qui saisit l'ainsité de la véritable nature des choses (« libre du vide et du non-vide ») n'établit plus de distinction ni de nature ni d'apparence, où la fleur est l'expression indicible de la vacuité d'existence propre de cela qui est perçu et de cela qui perçoit.

Un koan Zen demande « le chien a-t-il la nature de Bouddha ? ». « Mu ! » répond le maître, terme qui comprend plusieurs sens : utilisé comme adverbe pour réfuter une proposition, « mu » signifie non ; comme nom, il a le sens de « non-existence », « vide », et exprime la vacuité ; comme préfixe, il traduit la notion «d'absence », de « sans ». Du point de vue relatif, la nature du chien est celle des « illusions karmiques », mais ultimement, il la possède puisque la vacuité d'existence inhérente et autonome est l'essence de toutes choses. Le chien est donc… sans nature ! L'on comprend mieux dès lors qu'il ne puisse avoir la nature de Bouddha, laquelle est également… vide d'essence ! Comment « l'absence de nature » du chien pourrait-elle posséder « l'absence de nature » de Bouddha ?


« Si quelqu'un venait à dire que le Tathāgata 

a vraiment réalisé l'Éveil parfait et insurpassable, 

cette personne parlerait faussement. 

Le Tathāgata n'a rien réalisé de tel qu'une réalité 

qui serait un plein Éveil manifeste, parfait, 

authentique et insurpassable », 

sutra du diamant

 

« Mu » dans le contexte du koan est une réponse a un énoncé « indécidable », soit qu'il mélange le relatif et l'ultime (désignation et vacuité), soit qu'il exprime la vacuité (la forme du vide et le vide de la forme), laquelle est « libre d'assertion » (ni être ni non-être) et ne peut donc se dire que comme ce qu'elle n'est pas. Ainsi, l'on ne peut pas dire que le chien possède (terme positif) la nature de Bouddha qui est « vide d'essence propre » (expression appositive). L'on ne peut pas dire non plus que la nature ultime du chien n'est pas la vacuité d'essence intrinsèque ! Donc, on peut seulement dire, sans affirmer quoi que ce soit quant à cette nature, que chez le chien et le Bouddha, elle est sans discontinuité et sans obstruction !

L'importance du koan n'est pas de comprendre intellectuellement, mais de remette en question nos croyances et nos certitudes quant à la réalité des choses, aux fins de dépasser le conceptuel, la connaissance, l'expérience, pour nous ouvrir « à être » ! Si celui qui pose la question croit en la « réalité » de sa propre nature, il pensera alors que la réponse doit également recouvrir un existant autonome. Mais, réalisant la vacuité de son existence, il sait (un non-savoir, non- intellectuel) que la réponse est sans opposition.

La réponse englobe la totalité de ce qui est, (le vide de) la nature de celui qui pose la question, (le vide de) la nature de celui qui donne la réponse, (le vide de) la nature de cela qui est l'objet de la question, et (le vide de) l'univers entier. Sans plus de distinction mentale entre sujet et objet, question et réponse, cela qui est perçu et cela qui perçoit, tout apparaît alors sans différenciation.


« Face à celui qui l'interroge, 

Joshu [le maître] se jette lui-même, 

et l'univers entier avec lui, dans Mu. 

Ici, il n'y a plus, ni Joshu, 

ni le monde, seulement Mu » MU


Pour parvenir à ce non-état, qui s'obtient et ne s'obtient pas, qui résulte et ne résulte d'aucun processus, la raison et le doute ne sont pas projetés l'un contre l'autre dans un débat confrontant, qui nourrit l'illusion des opposés (corps versus esprit, début vs fin), mais comme dissout par l'évidence de l'absence de discontinuité et d'obstruction dans la nature et l'apparence des choses « libre du vide et du non-vide ». « Se jetant dans MU, Joshu prend avec lui le monde et celui qui pose la question et les ramène au point zéro » Ibid. au centre sans centre de son expérience, au cœur de sa conscience non duelle, sans intérieur ni extérieur, où il n'y a plus ni notion positive ni notion négative.

« L'existence conditionnée », puisqu'elle est le résultat de nos actes passés, a un caractère confrontant. De fait, ce qui (nous) arrive fait souvent « obstacle » à nos attentes, fait naître la frustration en s'opposant à nos désirs, et nous confronte à l'épreuve de la souffrance comme résultat karmique. Cependant, de nombreuses voies spirituelles opposent le relatif comme moyen d'atteindre l'ultime (sur la base de la dualité du pur et de l'impur comme le Bouddhisme tibétain par exemple) – là où le développement personnel s'égare en opposant le relatif au relatif –.

De prime abord, il y a une différence entre la méditation du « Calme mental » (qui consiste à maintenir la « conscience mentale » avec clarté et stabilité sur un objet visualisé mentalement), le Mahāmudrā du Shivaïsme du Cachemire (qui instruit de « poser l'esprit sans contrainte » sur l'esprit), lequel se rapproche de la méditation « zazen » (qui consiste à ne pas fixer l'esprit sur une chose), ces deux techniques amenant à la spatialité de la nature authentique de la conscience.

La visée de toutes les voies est la même, aller « au-delà du par-delà » de la dualité et de la non-dualité, de l'union/résorption du sujet et de l'objet. Mu ! Les méthodes diffèrent entre une mise en « contraste forte » entre les opposés et une mise en « contraste faible ».Ainsi, là où le Bouddhisme tibétain procède d'une« attention focalisée » sur la frontière entre la perception et la conscience (l'objet et le sujet), pour trancher l'ombre de l'ignorance par la lumière de la sagesse, le Zen et le Shivaïsme se distinguent par une « attention ouverte », sans intentionalité, sur l'absence de limite claires entre les choses.


« Les tâches de lumière et d'ombre prêtent une certaine confusion à la Vision (…) si le regard s'attache à un point fixe dans le flou des lumières environnantes, (…) l'œil ne localise plus et perd tout rapport avec le monde visible. Le yogin rentre alors en lui-même et le Soi resplendit à l'instant précis où s'effacent les limitations inhérentes à la conscience objective » VTLS-116.


D'autres voies comme l'advaïta vedanta ou la « vision sans tête » procèdent d'un degré de contraste encore plus faible par le retournement de l'attention sur elle-même. Entre le son et le silence, il y a une nette différence, au point de facilement susciter les émotions perturbatrices, et la confrontation avec autrui. Mais, quelle différence y a-t-il entre la « conscience du silence » et la «conscience du son » ?

Lorsque le doigt pointe dans la direction de cela qui perçoit et non plus de cela qui est perçu, l'espace vide sans centre ni bord au-dessus des épaules s'ouvre à la totalité de ce qui l'entoure sans aucune limite. Entre ce « vide de perception » et ce qui y apparaît, sans contraste entre l'espace de la conscience et ce qu'elle accueille, rien qui ne soit conscience sans obstruction ! Cela qui est vu (la forme, le relatif, les apparences) et cela qui voit (le vide d'essence, la vacuité, l'ultime) se présentent comme des opposés à l'esprit égaré (qui demeure quelque part), mais apparaît dans son ainsité à l'esprit éclairé, où la conscience de la forme-vide et la conscience du vide-forme sont sans différenciation !


« Sans penser, sans agir, sans mouvement, tout à fait tranquille. 

C'est la seule manière de manifester de l'intérieur, 

en toute inconscience, l'Être essentiel et la loi des choses, 

et de devenir enfin un avec le ciel et la terre » MC-86.


Les aboiements d'un chien, les cris d'enfants, le klaxon d'une voiture, etc. ne peuvent nous déranger qu'à la condition que nous soyons… conscients de les entendre ! Pendant la méditation, êtes-vous dérangé par le fait « d'être conscient de méditer » ? Autrement dit, lorsque je me plains qu'un bruit me dérange, c'est comme si j'affirmais que « c'est ma propre conscience qui me dérange » !!! Si je dirige mon attention sans la fixer « sur cela qui est conscience », alors cela qui est perçu et cela qui perçoit s'abstraient, et l'esprit (re)devient spatial. Et en son état naturel, l'esprit n'est dérangé par rien !


« Une seule chose compte : pas la moindre trace de conscience du moi ne doit entrer en jeu (…) Quand tu es dans cet état, dégagé de toute conscience-moi, quand tu agis sans agir, sans intention ni artifice, en accord avec la grande Nature, alors seulement tu es sur la voie juste » MC-84


Lorsque la conscience « quitte » son état d'immobilité naturelle, c'est comme si cela entraînait la réification de l'espace et du temps, la conscience se fragmente alors dans sa saisie comme sujet à la saisie de son objet. « Dans la mesure où les choses gardent une forme, elles définissent toujours une contre-forme. Tout ce qui se pose en quelque chose a sa propre forme. Si mon être profond n'est pas établi en une forme propre, il n'existe pas non plus de contre-forme » MC-87.

Il y a plusieurs chemins (fortement, faiblement ou totalement non contrasté), jusqu'à la résorption complète de toute forme et contre-forme qui correspond au « retour à soi-même », comme il y a autant de manifestations plurielles de l'être, mais un seul nous correspond comme il n'y a qu'une seule nature, une seule spatialité, une seule Conscience, au-delà de la pluralité et de l'unité « libre du vide et du non-vide ». Lorsque l'esprit ne se pose sur rien, il embrasse tout, la question comme la réponse, l'au-delà du sujet comme le par-delà de l'objet.


« Seul accédera à la grande clarté l'homme libre de tout ce qui détourne de la voie (loin du centre), et surtout de toute pensée définissante. Si l'on ne met aucune entrave à l'être et à sa rencontre, si l'être est affranchi du moi et de toute chose, il peut, quand cela importe, se manifester en toute liberté » MC-86.


MC : Merveilleux chat et autres récits Zen, Karlfried Graf Dürckheim 

MU : Mu, le koan du simple, Dojo Zen "La Montagne Sans Sommet" https://www.facebook.com/meditationZenparis  

VTLS : Vijñānabhaïrava tantra, Lilian Silburn https://archive.org/details/LilianSilburnLeVijnanaBhairavaTexteTraduitEtCommente1961Pdf/mode/2up?q=Vij%C3%B1%C4%81nabha%C3%AFrava+tantra+Lilian+Silburn 

III.49 Instantané 


pas frappés au sol

l'action arrête le temps

au bruit des épées


action réflexe

pas plus fin qu'un cheveu

claquement brusque


l'esprit se délie

la cible est la flèche

souffle sans contact


la pensée fige

le ciel en son étendue

regard de stupeur


savoir fulgurant

ton épée est la mienne

cri de victoire


attaque touche

le présent est du passé

lumière verte



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Selon la philosophie du Bouddhisme tibétain, chaque être sensible a en lui les «graines de la bouddhéité » à l'état de potentiel qu'il s'agit de faire germer, éclore et fleurir, ce qui implique un processus de développement (l'entraînement à l'éthique, à la concentration et à la sagesse). Or, le voile de l'ignorance et les voiles des émotions perturbatrices empêchent la manifestation de cet état latent. Purifier nos « voiles karmiques » fait donc partie de la voie.

Selon le Shivaïsme du Cachemire, tout est déjà là ! La conscience est tout, l'esprit illuminé depuis toujours. Il y a seulement à le reconnaître. Il n'y a pas besoin de chasser les nuages pour permettre à la lumière de briller, car les nuages font aussi parties de la Conscience. Tout l'univers en est le jeu ! Cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas de « processus », seulement le yoga des tāntrikas ne procède pas d'une « transformation » mais d'un changement de paradigme et de perspective. La « reconnaissance » n'est pas le résultat d'un processus de purification, lequel s'inscrit dans la dualité, mais d'une « mise en évidence ». Aussi épais que soient les nuages, la trajectoire du soleil l'amène à adopter un angle incliné qui, à un moment donné, lui permet… de briller sans avoir à les percer !

Les différences entre ces deux traditions spirituelles résident dans leur angle d'approche : le Bouddhisme tibétain opère par la mise en contraste de l'ombre à la lumière ; le Shivaïsme par leur analogie. Autrement dit, l'un va de l'ombre à la lumière, l'autre amène à saisir que l'ombre est le jeu de la lumière.

Dans tous les cas, la méditation est l'expression de notre être authentique. Elle ne produit rien, mais nous révèle à l'évidence de nous-même. Le Bouddhisme Zen voit également les choses comme un « effet de perspective ». L'égarement (l'ignorance) consiste dans l'esprit qui, en se fixant sur quelque chose, se coupe de la totalité en se différenciant de son objet comme sujet. Zazen est l'état de «l'esprit qui ne se fixe sur rien et embrasse tout », lequel mène au satori (l'Éveil).

Dans les voies mystiques, l'éveil à notre véritable nature est vu comme la «reconnaissance de Dieu en l'homme et de l'homme en Dieu », ou exprimé en d'autres termes comme le fait que ta conscience contient toutes choses en son cœur en même temps qu'elle est contenue au cœur de toutes choses. Toute chose est la manifestation (Shakti) de la Conscience (Shiva), qui exprime en elle tout l'univers, la forme du vide au sein du vide de la forme.

Eut égard au caractère « libre d'assertion » du réel ultime, cette définition selon laquelle « la partie contient le tout qui se contient lui-même dans chacune de ses parties » n'est elle-même… qu'une désignation ! La conscience ne se contient pas véritablement elle-même. La Conscience est. Relativement, c'est comme si elle était à la fois son propre contenant et son propre contenu (« tout est réel, tout est illusoire, tout est vrai »), sans discontinuité et sans différenciation. Ainsi, la vacuité de la réalité ultime (qui s'apparaît relative en son ainsité) a pour «effet relativiste » que l'univers est le lieu où l'être (comme incarnation) vient à sa rencontre manifeste à chaque instant (non-local et atemporel) de « l'êtreté », lieu qui constitue par le fait l'opportunité de sa propre reconnaissance !

Le koan Zen est à l'intersection des voies indirectes et directes, où le retour au véritable soi/non-soi est la conjonction du relatif et de l'ultime, où, sans obstruction, la pratique et le non-agir, la fixation et la non focalisation de l'esprit, l'inscience et les passions, l'intellect et l'intuition, la question et la réponse, celui qui interroge et celui qui y répond, se superposent sans discontinuité dans l'unité de toutes choses, au « point zéro » du cœur de l'ainsité.

Du fait de la coémergence de la conscience à son objet, dont l'interdépendance des phénomènes est le « versant manifesté », il ne fait pas sens de demander quel est le bruit d'un arbre qui tombe en forêt sans personne pour l'entendre ? Il n'y a pas d'ombre sans lumière, de sagesse sans passion. Si la conscience-sujet n'est pas établie en « contre-forme », point de forme objectivée ! La réponse est alors « mu », aucun bruit ! Or, le relatif ne disparaît pas à la vue de l'ultime ! 


« Si l'on se libère foncièrement de toute chose, 

on se trouve en harmonie avec le monde, 

un avec toutes choses dans la grande unité du Tout » MC-87.


En sa spatialité naturelle, la conscience est sans centre ni limite. Elle s'étend bien au-delà de ce que nous percevons immédiatement lorsque l'esprit se fixe sur quelque chose, se fragmente, se réduit en se repliant de telle sorte qu'il s'apparaît alors comme une partie distincte de lui-même... Dans sa totalité indivise et sans objet, où là-bas est ici, et où ici est nulle part ailleurs que « conscience sans objet », nulle distance ne sépare l'arbre de la Conscience, et il n'y a aucune différenciation entre la Conscience et la chute de l'arbre. La réponse est alors, « mu », ni bruit ni absence de bruit, l'ainsité de l'être !


« Ton corps, tout entier est la question. 

Ton corps tout entier est la réponse. 

Le monde et ses créatures sont la question. 

Le monde et ses créatures sont la réponse. 

L'amour et la haine, le bonheur et le malheur sont la question. 

L'amour et la haine, le bonheur et le malheur sont la réponse. 

Tu es la question. Tu es la réponse. 

Lorsqu'il n'y a plus de MU, tout est ainsi » MU.


MC : Merveilleux chat et autres récits Zen, Karlfried Graf Dürckheim  

MU : Mu, le koan du simple, Dojo Zen "La Montagne Sans Sommet" https://www.facebook.com/meditationZenparis  

III.50 Non-agir


vagues marines

un bateau sille les eaux

ressac dans l'esprit


la vie défile

avide de pitance

plumes irisées


au bord de berge

un vol d'ailes distraites

clac clac font les becs


jeu de lumière

le soleil jette un pont

au bout du tunnel


sans un mouvement

le courant immobile

emporte le temps


sous la surface

les herbes dansent

dans le silence



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Nonobstant que nous considérions les choses à l'inverse de ce qu'elles sont, les opportunités comme des obstacles, l'expression de l'être comme expérience, les mots ne permettent pas de décrire l'au-delà du par-delà de toute définition. Les mots n'ont pas pour but de comprendre cela, mais de ne pas se méprendre quant à ce que cela n'est pas, l'être comme entité, la vacuité comme néant.

Depuis notre position relativiste, il n'est pas exagéré de dire que nous ne pourrons jamais réellement comprendre la véritable nature des choses comme un objet de la pensée, ce que le mental-ego se refuse d'accepter en opposant toujours nombre d'arguments, comme de s'appuyer sur les progrès de la science pour affirmer la possibilité d'une connaissance rationnelle à défaut d'être empirique, de la nature fondamentale de ce qui est.

L'on n'insistera jamais assez sur le sens de ce que signifie véritablement « libre de toutes assertions », tant que toute équivoque ne sera pas levée, tant que le moindre doute persistera. Il est important de comprendre que la Conscience ne veut rien, non pas qu'elle soit dénuée de volonté, mais parce qu'elle est « libre de toute fixation », et il n'y a rien dont elle ne veuille pas, puisqu'elle est « libre de toute non-fixation » ! Le désir est l'expression d'un manque illusionné induit par le sentiment égocentré de soi. La Conscience ne désire rien et n'a besoin de rien, car elle est « libre du non-être » puisqu'elle est Tout ! Elle est aussi « libre de l'être » puisqu'il n'y a rien qu'elle ne soit pas !


« Il n'y a pas d'état différent, ni aucun lieu 

où nous serions séparés de l'essence. 

Rien à faire qu'à continuer à être totalement présents (…) 

Une fois cette découverte faite, les objets du désir 

ne sont plus différents de nous-mêmes. 

Tout est intérieur. 

"Tout désir est le reflet du seul désir du Soi", 

Abhinavagupta IDC-87


L'action de rechercher vient de l'intention motivée par la croyance que nous existons de manière différenciée dans l'espace et de manière séparée dans le temps. La Conscience ne recherche rien car tout est déjà là ! L'être est « libre de l'étendue et de la temporalité », et puisqu'il se manifeste comme relativité, l'être est également « libre du néant de l'espace et du temps ».

La Conscience ne connaît pas le doute, de l'esprit prisonnier des filets de l'identification au personnage, car elle est « libre de toute connaissance »Nous sommes ce que nous cherchons, donc fondamentalement « libres de toute non-connaissance ». Comment comprendre alors que « chaque personne qui cherche, consciemment ou non, quelque chose de plus élevé, susceptible de donner un sens à sa vie, est au fond déjà animée par l'ÊTRE qui, en elle et par elle, cherche de manière pressente à se manifester dans le monde » MC-19 ?

Sur une gourde vide à la surface de l'eau, exercez une pression, puis relâchez. La gourde sera soudain projetée dans une direction aléatoire. Et pourtant, elle n'a en elle-même aucune force ! Le Bouddha a enseigné que « nous sommes notre propre ennemi, mais aussi notre propre allié ». Comme un paradoxe à la loi du karman, selon laquelle un effet est de même nature que l'acte qui l'a produit, une action à notre encontre peut également constituer une action… en notre faveur !

Le mental-ego fabrique un projet de vie égocentré, comme un « plan de bataille» pour conquérir le bonheur et vaincre la souffrance. Or, aucun plan n'est parfait, car il dénie l'impermanence. Ce ne sont pas ses failles qui le perdent, mais la pression exercée par le mental-ego qui finit par entraîner son auto-effondrement !

Une gourde vide, même ouverte, flottera à la surface de l'eau. Mais, il suffira d'une légère pression pour qu'elle se remplisse et s'enfonce subrepticement, jusqu'au moment où elle finira par couler sans même nous en apercevoir ! Un esprit léger, qui se pose sans se fixer sur les choses, sans s'y attacher par désir ou les rejeter par aversion, peut se maintenir à flot dans les courants de la vie. Mais, si l'esprit s'emplit de pensées, de préoccupations et de passions égotistes, il s'alourdit et finira insensiblement pas couler sous le poids de la charge.

Lorsque quelque chose ne se passe pas comme nous l'avions prévu – et rien ne peut jamais se passer véritablement comme nous le désirons, car le désir est une croyance erronée qu'il nous manque quelque chose pour être ! –, nous évoquons l'œuvre d'une force occulte qui cherche à nous empêcher d'atteindre le bonheur (le sort, le destin, le karman, l'univers ou quelque nom qu'on lui donne), sans voir l'opportunité qu'elle présente de briser les chaînes de notre dépendance…


« Quand une personne a atteint une forme de savoir ou de réalisation, 

un seul malheur peut lui arriver : rester arrêtée à cette forme acquise 

et s'y figer ! Si le destin lui veut du bien, 

il lui fait tomber l'acquis des mains avant qu'il ne se cristallise (…) 

quel est le plus grand danger pour cet être intérieur ? 

C'est de se maintenir dans ce qu'il est devenu ! 

L'être humain doit se maintenir dans la croissance, 

et toujours croître, sans fin ! » MC-10.


Il n'y a pas là d'autre force en jeu que celle de la « saisie (innée) du soi » de la personne. La frontière entre notre pire ennemi et notre meilleur ami est très floue, car elle n'est qu'un mirage ! La forme n'est que l'aspect du vide. Ce mental-ego, fruit de la conscience qui par égarement se fragmente, au point de croire en l'existence réelle du personnage et de se dédier à sa propre suffisance, n'est pas autre chose que « l'expression modale » de l'être qui se renvoie en miroir l'esquisse amodale de sa propre silhouette ! Ainsi, cela qui cherche à nous « faire sortir » de la cage du mental-ego n'est pas la Conscience en tant que telle, mais le mental-ego reflet de la Conscience « libre du relatif et de l'ultime ».


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php  

MC : Merveilleux chat et autres récits Zen, Karlfried Graf Dürckheim

  


III.51 Interstices


sur le quai pavé

le ciel forme un plancher

clameurs du repas


les doigts dérapent

intervalle silencieux

un éclair jaillit


instant d'interdit

l'espace est tranché net

bruit métallique


là-haut l'abandon

le désir fuit son auteur

léthargie frustrée


en bas le réveil

une fenêtre s'entrouvre

la vue s'éclaire


chance propice

le sort est une fissure

le jour fend l'ombre



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


« Tout arrive pour une bonne raison », du moins aimons-nous à le croire, car cela donne du sens à la vie, une explication à la souffrance, une légitimité au bonheur. Nous expliquons les choses par le fait d'une volonté supérieure, d'une causalité physique, de « l'interdépendance des phénomènes », du karman. Et le monde semble ainsi tourné, structuré, mû, par un ensemble de règles qui lui confèrent une cause, une cohérence et une finalité, même si nous critiquons le fait que l'univers soit moins souvent de notre côté que nous le souhaiterions…

Même si le monde semble régi par une certaine logique, celle-ci nous échappe la plupart du temps, et nous étonne toujours. Parfois, les événements qui reflètent le plus cette « vision mécaniste » ce sont ces coïncidences troublantes qui, par leur caractère improbable, semblent dissonantes au regard du possible ! Or, qu'une chose ait une très faible probabilité de se produire ne signifie pas que sa survenue viole les probabilités ! Ce « biais de confirmation » suffit toutefois à nous apparaître comme un « bug dans la matrice », et à remettre en question la représentation même que nous avons du monde, voire à nous suggérer que l'univers cherche de la sorte à nous faire passer un message…


« Ce qui se révèle, dans [le satori] en bouleversant tout en profondeur, peut déjà en permanence se deviner à travers les fissures de la coquille de notre vie, ne cesse de nous toucher à travers l'épaisse peau de notre conscience ordinaire, résonne à nos oreilles à travers tous les bruits quotidiens comme un son venu d'un autre monde – sans arrêt, l'homme peut constater la fidélité avec laquelle l'Être le hante, l'appelle, et l'exhorte sur tous les plans » MC-19.


Lorsque l'extraordinaire surgit brusquement au cœur de l'anodin, il peut prendre les formes les plus inattendues, comme par exemple un couteau qui tombe des mains d'un convive en train de manger en terrasse, qui passe entre les lames du plancher, et tombe un pas devant un passant avec un bruit métallique sur le sol !

Dans un rêve, nous sommes persuadés que « tout est réel ». Au sortir, nous comprenons immédiatement que « tout est illusoire », sans que la capacité de rêver nous apparaisse dissonante ! Or, c'est pourtant en regard des événements qui s'y produisent par rapport aux probabilités que ces lois rendent possibles, que surgit l'évidence de son irréalité, et même en sachant le rêve fictionnel, nous considérons son existence comme naturellement « vraie » !

Que la sensation de glisser subrepticement dans la spatialité au cours de la méditation (ou en dehors), nous apparaisse tout aussi vraisemblable, alors même qu'entrer en « état d'union » avec l'être de toutes choses remet en question… le caractère intrinsèque de la dualité, ou que la possibilité pour l'esprit de s'abstraire de l'espace et du temps au sein même… d'une réalité structurée par un référentiel espace-temps ne présente pas un caractère dissonant, témoignent de l'emprise de l'illusion de la « saisie (innée) du soi » de la personne et des phénomènes !

Observez l'existence humaine dans le monde actuel, saturé d'activités, toujours en mouvement, emplit de bruits et d'agitation, de paroles et de palabres, de cris et de souffrance, jamais satisfait, toujours plus exigeant... Puis, posez votre regard sur la nature et regardez sous la surface des choses... Voyez par exemple les herbes aquatiques qui se meuvent lentement dans le silence du courant d'une rivière. Ces plantes ne sont pas douées de volonté propre, le courant qui les fait danser n'est pas animé de désir, comme le couteau qui passe entre les lames d'un plancher n'est pas mu par son propre pouvoir, pas plus que le bruit qu'il fait au contact de la pierre n'est commandé par sa volonté de frapper nos oreilles !

Rien n'a été calculé dans cet événement. Ce n'est ni un hypothétique « sens caché » ni les probabilités qui rendent sa coïncidence troublante, mais l'effet de contraste (voire de rupture soudaine) qui fait ressortir la liberté fondamentale de la vie, « libre de l'agir et du non-agir », libre de toute intentionnalité, spontanée et authentique, par rapport à la conception du mental-ego qui cherche à plier le monde à sa volonté et selon ses désirs, en s'affirmant… mu par libre-arbitre !

La vie ne correspond absolument pas à cette vision illusionnée. De par la vacuité de son essence, la vie est « libre de volonté », « libre de désir ». Et en même temps, puisqu'elle se manifeste en interdépendance de causes et de conditions, la vie se trouve également être « libre d'absence de volonté » et « libre d'absence de désir ». Les herbes aquatiques ne bougent pas selon leur volonté propre, mais elles bougent ! Le courant ne les fait pas se mouvoir au gré de son désir, mais en s'écoulant, il les fait onduler à son passage ! L'existence des choses, le caractère de fluidité de leur mouvement, tout cela est l'expression de la combinatoire de l'interdépendance des « phénomènes composés impermanents ».

Or, il n'y a rien là qui soit le fruit d'un « libre arbitre », d'une intention propre à des forces intérieures comme des esprits animiques, ou à des puissances extérieures comme des dieux joueurs, au « destin » qui commanderait à la nature, ou à la toute-puissance d'un « Dieu créateur ». Il n'y a rien là qui soit l'expression d'une quelconque intention à notre égard, d'une volonté cachée, d'un plan dans lequel nous occuperions une place privilégiée. Il n'y a que le mental-ego pour penser que l'univers ou Dieu puisse s'adresser personnellement à notre personne !

Comme dans cet autre koan Zen, le drapeau qui flotte au vent n'est pas mu par sa volonté, ni par le désir du vent, et si tant est que l'esprit le meuve… ce n'est pas non plus de par sa décision ! Les choses arrivent du fait de l'interdépendance, de l'impermanence et de leur vacuité d'existence propre, sans qu'il n'y ait de désir singulier à l'œuvre. Le fait que nous en soyons témoins ne confère pas un sens à ce qui serait autrement absurde si personne n'en était conscient !

Le but du Zen, ce n'est pas de nous libérer de l'étau du mental-ego, qui cherche à contrôler les choses selon un point de vue égocentré pour remplacer, au final, la croyance dans le personnage autonome du moi… par la volonté de notre être profond de s'y substituer ! « Agir à partir de l'être », ce n'est pas « se laisser agir » par une force à laquelle nous devrions « donner les rennes » parce qu'elle est animée de compassion, c'est être libre dans la liberté fondamentale d'être (l'êtreté) dont la nature est sagesse, joie et amour.


« Agir en l'Être » est un agir incompréhensible : un agir dans le non-agir, qui réalise sans peine ce qu'aucun effort conscient n'obtient. Pour le moi naturel, la lutte, la création, l'amour sont soumis à condition. L'agir qui a sa source dans l'essence profonde, s'accomplit en dehors de toute condition, dans une attitude que rien ne conditionne » LMC-24.

 

Il n'y a pas de raison cachée dans les obstacles, l'adversité et la souffrance, ni de message dissimulé dans les « bugs de la matrice ». Ce qui nous arrive est certes le résultat de nos actions passées, mais le karman n'est qu'une simple « loi de causalité » relative. Ultimement, l'agent, ses actes et l'objet sur lequel ils portent sont « vides d'existence intrinsèque et autonome ». Ce qui arrive (non pas ce qui « m'arrive à moi ») est l'opportunité de reconnaître la vacuité d'existence autonome derrière l'interdépendance, et conséquemment d'exprimer dans le non-agir la liberté fondamentale de la Présence par la reconnaissance de notre nature ultime de la Conscience, « libre du vide et du non vide ».

Ce ne sont pas seulement les coïncides improbables qui sont étonnantes, c'est qui se passe à chaque instant qui est miraculeux ! En effet, du point de vue ultime, la nature de l'être est vide d'essence et donc « libre de causalité ». C'est donc un « miracle » si quelque chose peut se produire en l'absence d'une causalité réelle au sens absolu du terme ! Du point de vue relatif également, les apparences sont « libres de l'absence de causalité ». C'est donc également un miracle si une chose se produit simplement sur la base d'une similarité avec «ce qui se produirait si » les choses étaient véritablement réelles !

Y a-t-il une finalité à tout cela ? Mu ! L'être est « libre de causalité et de non causalité ». Par contraste, tout événement qui vient confronter le mental-ego est comme un signe de l'illusion au sein de l'illusion. « L'expérience du relatif » est ainsi révélatrice du vide au sein de la forme, de l'ultime au cœur de l'être humain, où l'incarnation de l'être manifeste dans l'action le non-agir de la conscience « libre de toute action et libre de toute non-action ».


« Ce n'est qu'en enracinant sa vie dans le milieu terrestre de son existence que l'homme peut aussi trouver le chemin du juste milieu du ciel et, dans l'union entre ciel et terre dont il fait l'expérience, développer en soi ce milieu véritablement personnel que représente le « cœur humain » dans lequel les forces du ciel unies à celles de la terre témoignent tout naturellement en lui, en tant que personne, à travers tout ce qu'il fait ou ne fait pas, de la totalité de la vie divine : de sa plénitude de sa loi et de son unité » LMC-23.


Rêver ou « jouer son propre rôle » est un moyen de démystifier l'illusion à l'instant même où nous prenons conscience que « tout est réel, tout est illusoire et tout vrai » ! « Le rôle de toute raison est de laisser être le non-rationnel. Le sens de tout ordre est le service à la vie en devenir » LMC-28. L'agir intentionnel ne conduit pas à l'Éveil (libre d'obtention et de non-obtention), mais l'expérience en est l'expression comme forme et manifestation. « L'ici et maintenant » local et temporel est le reflet de la non-localité et de l'atemporalité de l'Éveil. Le temps n'est que le parcours séquentiel de l'atemporalité.


« On peut dire du satori que si l'expérience profonde de l'Éveil se produit à un moment donné de la vie du pratiquant, l'Éveil est lui-même hors du temps. Le satori est comme un instant d'éveil qui rejoint l'Éveil intemporel. Mais, sans cet instant précis qui fait irruption dans l'existence de l'individu, celui-ci demeure plongé dans l'ignorance de sa vraie nature » DEB-514.


DEB : Dictionnaire Encyclopédique du bouddhisme, Philippe Cornu https://www.decitre.fr/livres/dictionnaire-encyclopedique-du-bouddhisme-9782020822732.html 

MC : Merveilleux chat et autres récits Zen, Karlfried Graf Dürckheim   

III.52 Animé


sur l'écran mural

des illustrations de soie

s'impriment d'élan


simples esquisses

caricatures vides

leurs voix me parlent !


couleurs animées

de la vie se font le jeu

battements de cœur


tigres de papier

emportés par le destin

feuilles d'automne


en un bref instant

respirent puis s'éteignent

leur flamme soufflée


les pages tournent

dans un vouloir fugace

libres de désir



Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


« Libre de l'être et du non-être », il n'existe pas de choses « existant en soi » réellement au sens « absolu » du terme. Cependant, s'il existait une essence ultime qui soit un « absolu véritable », elle posséderait les caractéristiques, les propriétés, et les qualités de la conscience telle que nous la connaissons.

« Libre du vide et du non-vide », les êtres sensibles sont formés d'agrégats qui, pris individuellement ou dans leur ensemble composite, ne possèdent pas un caractère « mécanique » au sens absolu du terme. Cependant, la vie est ce qui s'en rapproche le plus. S'il existait réellement une telle « vie mécanique », elle aurait les caractéristiques de la vie telle que nous la connaissons.

« Libre de l'agir et du non-agir », il n'existe pas de libre-arbitre au sens plein du terme. Cependant, les décisions que nous prenons sont celles qui se rapprochent le plus d'une telle capacité de décision autonome. S'il existait véritablement des êtres dotés d'une telle faculté, des automates dotés d'une programmation qui leur permette d'éprouver du désir, mais aussi de la frustration et de la souffrance, ils seraient à l'image de ce que nous sommes.

« Libre d'assertion », la vie, les êtres sensibles, l'esprit, la conscience, tels que nous en faisons « l'expérience sensible » selon les modalités de « l'existence conditionnée », sont le « juste milieu » entre les extrêmes de l'éternalisme et du nihilisme, d'une nature fondamentale « réelle et véritable », de son opposé, le néant absolu. Autrement dit, « tout est réel, tout est illusoire, tout est vrai ! »

                                                          Par-delà ici et maintenant  

III.53 Atemporel


la terre s'ouvre

sous la coquille du temps

bris de la pensée


sous la fracture

le fleuve suspend son cours

au seuil de l'instant


en un mouvement

tout retourne au centre

doute éclipsé


tenons de pierre

la terre sertit le ciel

union mystique


le corps du monde

féminin et masculin

fait battre le coeur


un acte de foi

érige l'orientation

la vue au centre



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Chaque instant du temps est continu à l'atemporalité. C'est une intuition qui surgit pendant la méditation profonde, lors de moments fugaces où la conscience-sujet s'abstrait pour ne faire qu'un avec les choses, où l'abolition des frontières du moi s'accompagne du « sentiment océanique » de faire partie d'un tout indivis.

Tout change à chaque instant, de l'atome aux étoiles, de la sensation à la pensée. Rien ne demeure identique ni ne dure perpétuellement. A chaque instant où le temps s'écoule linéaire inexorablement, où la totalité du relatif se renouvelle en interdépendance de causes conditionnées, c'est comme si tout existait simultanément, et depuis toujours, non pas d'une manière intemporelle (invariable à l'écoulement du temps), mais atemporelle (hors du temps).

C'est comme si tous les atomes qui composaient une molécule, la molécule elle-même, et tous les agrégats dans la composition possible desquelles elle entre, des formes les plus simples de combinatoires aux plus complexes, étaient intriqués comme « ensemble » tout en présentant un aspect distinct et différencié, comme « éléments » lesquels sont… « vide d'essence » ! Pluralité dénombrable de l'instant en même temps qu'unité indivise, chaque élément de cet infini est simultanément vide, ce qui fait du vide un infini… non indéfini ! Quelle que soit la position relative de l'observateur à son objet au sein de cette forme-vide, constitutive de « l'espace du réel », et la durée qui l'en sépare, chaque non-élément de ce non-ensemble est un vide-forme atemporel.

Mais, qu'est-ce qui rend une forme particulière ou pourquoi les choses sont-elles reliées de la manière dont nous les voyons et pas autrement ? Nous ne pouvons affirmer que ce que nous voyons soit la seule manière dont les choses existent à ce non-instant même ! Il est dit dans les textes bouddhiques que les hommes voient l'eau comme de l'eau, les esprits infernaux comme du sang et les dieux comme du nectar. Une même chose perçue et expérimentée de façon distincte, comment cela peut-il être possible ? La nature de toutes choses ne relevant ni de l'être ni du non-être, les phénomènes peuvent ainsi présenter différentes combinaisons et propriétés simultanément ! La question n'est pas de savoir ce qui les rend « particuliers », mais ce qui détermine la vue que nous en avons, laquelle est une question de point de vue relatif au conditionnement karmique.


« Le Sūtra de l'Entrée à Laṅkā :

La forme que renvoie le miroir

Est une image sans substance.

De même, l'apparente dualité

Est une perception au sein de l'esprit.

La perception d'une réalité phénoménale extérieure

Vient des pensées soumises

Aux imprégnations karmiques.

Ce n'est que l'esprit transitoire

Qui crée la multiplicité des objets.

En fait, l'apparente réalité extérieure n'existe pas.

J'affirme que ces objets matériels

Ne sont qu'esprit » RL-44


Toute forme de manifestation est relative. C'est comme une onde dont les crêtes apparaîtraient comme des sommets distincts – ce qui ne veut pas dire que la nature fondamentale du réel est à la fois onde et corpuscule –. De plus, ce qui est impermanent ne saurait en même temps être permanent ! Ces distinctions ne sont que des désignations posées en dualité d'une vue d'une nature qui, hors du temps, ne relève ni de l'impermanence ni de la non-permanence.

Du point de vue d'un observateur relatif, c.à.d. soumis à l'illusion de la séparation, et conséquemment à l'expérience de la fluctuation du changement, seul existe « l'instant présent », le passé n'existe plus et le futur n'existe pas encore. Mais en deçà de cet « effet de perspective » parcellaire, dans la Conscience, il n'existe objectivement, de manière intrinsèque, aucune obstruction entre les choses !

C'est comme les nuages dans le ciel, selon la position, l'angle d'observation et le regard porté sur eux, ceux-ci présentent des formes distinctes. Les nuages nous donnent l'impression de se déplacer, d'occuper un endroit du ciel. Or, de par sa nature incomposée, l'espace transcende toute division temporelle et subsume toute individualité en son sein indicible ! Temporalité et atemporalité sont les feux faces d'une même pièce, laquelle est ultimement « vide d'essence ».

Puisque passé, présent et futur ont leur racine indicible « hors du temps », c'est comme si ce qui se produit à cet instant « dans le temps » s'était en quelque sorte comme déjà produit depuis toujours « hors du temps » ! Pour que cela soit possible, il faut que rien ne se produise réellement dans le temps ni n'ait d'existence véritable en dehors du temps, autrement dit que les événements, les phénomènes et toutes choses n'aient pas d'autre consistance qu'un rêve !

En deçà de la vitesse de la lumière, les choses semblent se déplacer « dans le temps », mais au-delà, c'est comme si le temps était immobile ! Un objet qui a dépassé « l'horizon des événements » d'un trou noir, apparaît immobile de ce côté-ci du fait que sa lumière ne peut s'en échapper, mais continue de se déplacer de l'autre côté ! A distance relative « d'ici et maintenant », les choses paraissent se mouvoir, résulter de causes et de conditions, et engendrer à leur tour d'autres effets, mais au « centre sans centre », non-local et atemporel, où l'espace et le temps sont sans discontinuité, tout est à équidistance de tout, le passé du futur, l'effet de la cause ! Ainsi, à zéro distance de notre être, il n'y a rien à faire pour l'atteindre, rien à faire pour être tout et toutes choses !


RL : Rayons de Lune, Les étapes de la méditation du Mahāmudrā, DAKPO TASHI NAMGYAL https://www.padmakara.com/livres-numeriques/196-rayons-de-lune-ebook-format-pdf-9782370410139.html 

III.54 Non-localité


lande animée

mobiles immobiles

rouge sur du vert


bête du bon Dieu

une tête flotte dans l'air

croisée de l'instant


témoin spontané

à sa vue invisible

clic dans la boite


toison de rouille

le pelage du vivant

vue hypnotique


un miroir tendu

une pièce du puzzle

focus au centre


porté sur le dos

me révèle à ma vue

devant l'objectif



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Chaque position de l'espace est continue à la non-localité. C'est une intuition qui surgit au retournement de l'attention sur elle-même, lorsque l'on regarde dans la direction de cela qui voit, et où dans ce « vide de perception » se révèle son unité indicible avec cela qui est vu. C'est comme si « ici et maintenant » était partout, et que partout (puisque vide d'existence inhérente) était « nulle part » ! Ce qui existe « ici », existe en tous lieux, lequel est un ailleurs qui n'est d'aucun endroit. Et cela, pour être « ici » doit également être « partout à la fois » !


« Tout ce qui est ici est ailleurs, ce qui n'est pas ici n'est nulle part » IDC-31


Nous voyons l'espace comme une étendue où chaque position est à l'intersection du temps, lesquelles sont constitutives des coordonnées d'un référentiel relatif. Parcourir une distance à l'intérieur de ce référentiel, qui sépare et différencie les choses entre elles, implique une durée. Ce que nous désignons par « localité » recouvre une projection (atemporelle) de l'esprit sous la forme d'un espace illusionné en trois dimensions d'un point de « dimension vide » !

  • Considérez votre position comme un axe autour duquel les choses sont distantes dans l'espace comme localité et dans le temps comme durée mise pour les atteindre. Maintenant, si vous rapprochez chaque point qui vous entoure, du plus loin au plus près, jusqu'au « centre sans centre » de la Conscience, ce non-lieu de « dimension nulle » et atemporel, chacune de ces positions « vides d'essence propre » se retrouve à équidistance de tous les autres points, laquelle distance est nulle, ne se situe nulle part… et pourtant contient tout !

Dans ce système relativiste, « faire quelque chose » c'est comme parcourir une certaine distance dans une durée donnée. Mais, puisque la localité est un « effet de perspective » de cette non-projection illusionnée, au « centre sans centre » (non-local et atemporel), il n'y a aucune distance à parcourir (autrement dit «rien à faire » !) pour atteindre le « cœur de l'être », lequel se définit comme l'êtreté (au-delà de la substance) ou dasein, c.à.d. « pure conscience », simple présence (au-delà du corps, et de l'incarnation), par-delà le « je », le « moi », la «saisie (locale et temporelle) du soi » de la personne.

Tous les êtres sensibles, toutes, tous et chacun, de « tout temps » (c.à.d. sans commencement ni fin), sommes la « Conscience illuminée », le « centre sans centre », l'êtreté, dasein, hors de l'espace et du temps, lesquels ne sont que des apparences relatives de la non-localité et de l'atemporalité de « la vacuité qui apparaît comme la cause et l'effet » (Lama Tsongkhapa), de la manifestation (Shakti) du non-manifesté (Shiva) – la « vacuité » d'existence intrinsèque de l'être comme « existant premier » est un argument ontologique qui sert d'antidote à l'ignorance, et ne doit pas être substantialisé comme un « être propre » –.

Ainsi, puisque la réalité ultime est dépourvue de centre, de périphérie et de limite (« libre d'assertion »), en perspective, chaque partie relative contient le tout et le tout chaque partie. Puisque la réalité ultime est « libre du vide et du non-vide », c'est comme si l'un indicible et indivis existait simultanément en une multitude de facettes différenciées ! Localité et temporalité sont ainsi continues à la non-localité et à l'atemporalité.

Autrement dit, chaque particule de matière manifeste à l'instant même de son existence fugitive l'univers dans sa totalité (en étendue spatiale et temporelle). C'est l'univers entier (son passé et son futur) qui participe de la possibilité même de l'existence de « l'instant présent ». C'est comme si (« libre d'assertion ») chaque chose, en la vacuité de son essence (« ni être, ni non-être »), était la déclinaison de toutes choses en leur essence vide, sous les formes ou les angles desquels s'exprime (« libre du vide et du non-vide ») la Conscience, et en lesquels réside la Présence illuminée et indicible de l'êtreté.

S'abstraire de la temporalité, c'est s'ouvrir à la Présence pleine et entière de l'indicible. Nous ne pouvons appréhender intuitivement le sens ultime des choses enchâssés dans l'illusion du temps. Pour nous en défaire, il nous faut dépasser les opposés en développant la familiarisation avec le sens du réel, qui n'est ni de la nature de l'être, ni de la nature du non-être. Une chose ne peut avoir à la fois une position locale et non-locale ou l'avoir et ne pas l'avoir, tant que nous pensons la localité comme un existant intrinsèque et la non-localité comme en termes d'opposés (dans l'illusion de l'éternalisme et du nihilisme) !

Le geste simple de pointer le doigt vers cela qui regarde et, dans une approche métaphorique, de replier l'entièreté de l'espace vers le « centre sans centre » de notre être, au-delà de toute sensation, perception et notion d'existant substantiel, nous ramène à la conscience d'être, à la simple présence, au-delà de tout support corporel et physique, où s'abstrait la localité et la temporalité, et toute autre fait de conscience, hors de la relativité à l'être conscient.


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php 

III.55 Dasein


miroir magique

une solide réflexion

la vue du vide


une suite de pas

pont entre les extrêmes

mène à ici


de l'autre côté

de cela qui regarde

sans différence


de blanches traînes

couvrent le corps du monde

voiles sur le ciel


des rêves semés

en pépinière là-haut

en bas éclosent


de ce côté-ci

au faîte du point de vue

à cela qui voit



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Chaque position et instant sont continus au « centre sans centre ». Ce que nous voyons comme extérieur (autour de l'axe de la « vision sans tête » de cela qui voit), comme déplié sous la forme de l'espace-temps relativiste, dont nous faisons l'expérience sous les modalités de la matérialité, n'est qu'une perspective de ce « centre sans centre », vide d'essence intrinsèque et autonome. L'univers tout entier (aussi loin que l'on s'éloigne dans l'espace et que l'on remonte dans le temps) est sans différenciation de nature avec ce point de dimension nulle, non-local et atemporel, car il n'est autre que ce « centre sans centre » qui apparaît comme un univers physique relativement à la vue de l'esprit !

L'univers n'est pas une projection. Il n'est pas « projeté » à partir d'un endroit et d'un moment particulier, comme né d'une explosion primordiale, d'un Big Bang. L'espace incomposé est hors du temps. Il « est » simultanément sous toutes ces formes à la fois, point de dimension nulle et espace-temps étendu sur des milliards d'années-lumière, sans être de la nature de l'un ou de l'autre, ni des deux à la fois, ni d'aucun des deux ! C'est comme si un corps en mouvement était immobile et que son immobilité était en même temps… mouvement !

Tout ce qui est, y compris cela qui voit, « est sans être », pure conscience sans corps, présence non-manifestée, Shiva. La Conscience ne relève pas de la nature substantielle d'un « être » de nature intrinsèque et autonome. Elle est connaissance sans support, « conscience d'être » hors de toute dualité.

Et en même temps, l'êtreté, le dasein, ne peut exister sans l'être de la manifestation, la Shakti, comme le vide ne peut se concevoir sans la forme à l'instar des faces relativistes d'un anneau de Moebius qui ne sont qu'une, laquelle est « vide d'essence » ! « L'univers est un point de dimension nulle » n'est en rien contradictoire. C'est précisément parce que l'essence de toutes choses est la vacuité d'existence intrinsèque que tout peut exister (apparaître, se manifester) de la manière et sous les modalités sous lesquelles nous en faisons l'expérience.

Dépassez tous opposés ! Traditions spirituelles et religions posent l'existence de l'esprit (de l'âme individuelle) sans le support d'une corporéité, mais pas sans essence métaphysique. Une conception enchâssée de dualité ! « La vacuité de l'être », c'est que ni l'esprit ni le corps n'ont de nature intrinsèque, leur essence ultime est sans discontinuité et relativement sans obstruction, ce qui rend possible que la forme soit vide et le vide forme simultanément, et qu'un point de dimension nulle soit en même temps un univers relativiste !

C'est parce que la Conscience est « libre du vide et du non-vide » que l'être et l'êtreté sont les perspectives interdépendantes (coémergentes), hors du rapport de la substance au principe (tous deux vides d'existence propre).Le dasein implique l'être, le non-manifesté induit la manifestation. L'existence est l'expression de la réflexivité. Le personnel est le miroir de l'impersonnel, l'êtreté au-delà des attributs de l'être, de « l'être sans être » (ni non-être), qui est « sans avoir rien à faire pour être », manifestation hors du manifesté, pluralité hors de la pluralité, unité hors de l'unité, point de vue sans position, durée sans durée …

« J'ai perdu du temps à vouloir sonder l'inconnu,

J'encombrais ma conscience.

Alors je me suis défait du connu (…)

Enfin j'ai ouvert mes sens à l'indicible.

J'ai réalisé que l'absolu

N'a pas besoin de ma théorie du monde.

Alors, je n'obscurcis plus le réel.

J'ai cessé d'opposer phénoménal et absolu,

Corps et esprit » IDC-85


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php   

III.56 Causalité


d'un sommeil de mort

le vieux hêtre évidé

pousse en dormant


sans cri ni douleur

l'effet poursuit sa cause

sans regret ni pleur


au long des ères

édifiées de chutes

croissent les ruines


d'anciens récits

la vieille tombe vide

résonne d'échos


sans début ni fin

le passé vit dans l'instant

sans but ni retour


toujours actuelle

la cause est hors du temps

l'effet éternel



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Chaque cause conditionnée est continue de l'ensemble interdépendant de toutes les causes conditionnées. Du point de vue relativiste, seul « l'instant présent » existe (le passé n'est plus et le futur n'est pas encore), et ce qui apparaît à cet instant local et temporel est le produit résultant de causes conditionnées, lequel est rendu possible… par la disparition du moment précédent ! Quant aux effets futurs qui découleront de cette chaîne de causalité ininterrompue formée de causes distinctes, à « l'instant présent » ils n'existent pas encore.

Mais, si l'on ramène la totalité de l'espace et du temps qui semble comme déployé autour de nous jusqu'au « centre sans centre », alors tout est là (début et fin, potentiel et manifestation, causes et effets), tout a toujours été là (hors du temps, sans être réellement) ! Sous cette perspective, c'est comme si ce qui a existé, ce qui existe, et existera, était « contenu » dans ce point de « dimension nulle » puisque non-local et atemporel qui… ne contient rien et n'existe nulle part !

Comme principe, l'interdépendance des phénomènes transcende tout support. Les causes et leurs effets n'ont pas besoin d'être « physiquement reliés » pour constituer une chaîne de causalité. Mais comme manifestation, elles composent un réseau « global, vaste et profond » totalement intriqué, l'interdépendance ne pouvant être scindée en entités séparées. Si ce qui existe à l'instant présent était en essence disjoint des causes et conditions qui l'ont produit, cela reviendrait à affirmer que « ce qui arrive », relativement, existe de par son propre pouvoir !

Shakti, l'univers, la réalité conventionnelle, est l'expression manifestée du non-manifesté, Shiva, la Conscience, la réalité ultime. « L'être » est ainsi l'ensemble interdépendant de l'ensemble de toutes les causes et conditions (passées, présentes et futures) de la manifestation relative de l'êtreté, ce « centre sans centre » vide d'essence intrinsèque et autonome.

Voyons les choses sous l'angle relativiste en partant du centre. C'est comme si, tel un ballon qui se gonfle, à mesure de l'expansion du « centre sans centre » comme espace-temps, l'interdépendance s'étoffait en un réseau « vaste, global et profond » où chaque cause et effet apparaissait comme distants et différenciés, telles les crêtes d'une onde vues comme des particules discrètes et intriquées.

L'interdépendance est partout et toujours. C'est comme si la plus petite cause pour produire le plus petit effet devait inclure la totalité des causes conditionnées, et que cet effet pour se produire impliquait que la totalité des causes… se soit comme déjà produites ! C'est comme si depuis des temps sans commencement tout ce qui a été, sans jamais avoir été réellement, et tout ce qui sera, participait à la fois d'un instant simultanément local et temporel, non-local et atemporel !

Cette vision dépasse les opposés de l'être et du non-être, du réel et de l'irréel, du vrai et du faux. Elle est l'intuition que l'univers relativiste est comme un « point de dimension nulle », que tout ce qui apparaît comme manifestation est simultanément le « centre sans centre », non-local et atemporel, non-manifesté, de l'êtreté, c.à.d. la perspective de la vacuité comme cause et l'effet !

III.57 Expérience


sur le fil tranchant

se cisaille en poussant

un cri silencieux


funeste destin

coupé de son unité

vue édifiante


aux fruits des actes

liés à la souffrance

par mon passage


sur l'humus fécond

s'épanouit en coopérant

inspire serein


chance propice

recette de la bonté

expression de foi


les fils découpent

l'épreuve est nôtre

le choix t'appartient



Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


Chaque expérience individuelle est continue à l'expérience de tous les êtres, et l'expérience de tous les êtres est continue à celle d'un seul. Il n'y a pas ultimement de discontinuité dans l'essence des êtres sensibles, tous ne sont que des apparences de fragmentation de la Conscience, indicible et indivise, dont l'êtreté, le dasein, est au-delà de la pluralité et par-delà l'unité.

C'est comme si, lorsqu'un individu faisait une expérience non seulement tout l'univers y prenait part, mais que partout (en tous lieux et tous temps), tous les êtres sensibles y participaient en tant que cause et effet ! Puisque la conscience est en essence une et indivise, c'est comme si, ultimement, l'expérience d'un seul était l'expérience de tous. L'Éveil d'un seul est donc ultimement l'Éveil de tous ! Qu'un seul être sensible développe la sagesse qui réalise la vacuité et le discernement de la vacuité inclut tous les êtres ! 


« La réalisation de la nature de l'esprit 

inclut tous les phénomènes sans exception » IDC-66.


Toutefois, certains s'éveillent spontanément, d'autres progressivement. C'est comme si, relativement, chaque individu devait franchir tous les paliers (passer par toutes les étapes du développement de l'esprit), alors que l'êtreté est par-delà la pluralité et l'unité ! Ultimement, que chaque individu fasse une seule expérience et tous la réalisent simultanément. Cependant, « le jeu de l'incarnation » de Shiva-Shakti, c'est comme si l'ensemble infini de tous les êtres sensibles devait faire l'ensemble infini de toutes les expériences possibles «pour se réaliser » !

Si l'Éveil d'un seul n'entraîne pas l'Éveil de tous, ce n'est pas seulement une question d'essence, ni parce que sur le « plan relatif » nos actions ne sont pas perçues de la même manière selon les voiles qui recouvrent notre esprit, c'est parce que dans « le jeu de sa manifestation », la Conscience s'apparaît à elle-même sous la perspective relativiste comme si elle était séparée et divisée par nature plutôt que par l'ignorance et la dualité, et conséquemment comme si son propre sort « comme totalité » ne la concernait pas… « comme individu » !

Du point de vue karmique (donc relatif), chaque individu est responsable de la récolte (rétribution) des « fruits » de ses actes. La loi du karman a un avantage incontestable du point de vue individuel et sociétal sur le principe du « bouc émissaire » (attribuer à autrui la cause de ses malheurs), elle invalide la « loi du talion » par le rétablissement de la paix de chacun avec son propre esprit, et l'inscription de son bonheur en regard du déterminisme de ses actes.

Cependant, si le karman procède de la voie du Hīnayāna (la quête du nirvāṇa), il reste un point de vue individuel, voire individualiste. Le Mahāyāna étend sa vision en montrant que les autres ne sont pas seulement les vecteurs par l'entremise desquels nous récoltons le fruit des actes commis à leur encontre, mais que les actions d'un seul individu impactent tous les êtres sensibles. Mes actions n'ont pas seulement des conséquences personnelles directes sur ma souffrance et mon bonheur, elles influencent l'existence de tous ! Il est donc insensé de ne considérer que son propre sort, car la souffrance et le bonheur d'autrui ont une incidence sur notre propre condition existentielle.


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php  

III.58 Indivision


un pas puis l'autre

enjambe les obstacles

flotte dans les airs


la pensée se meut

la sagesse s'incarne

à leur diapason


l'esprit chemine

la réalité converge

la voix s'exclame


un menhir vivant

en spirale montante

charme végétal


leurs chairs emboîtées

sans origine ni fin

dans la communion


gomme tout écart

autour du centre vide

la vue s'éclaire



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Le son est continu au silence et le silence au son. Le cerveau perçoit le silence comme un son, à l'instar de la vacuité qui ne peut être perçue sans la forme, car la vacuité n'est pas le néant, mais l'absence d'essence intrinsèque et autonome de la forme. L'univers et la conscience sont coémergents. A équidistance de toutes choses, au « centre sans centre », chaque sensation est continue à la conscience et la conscience continue à toutes les sensations.

Le but du chemin spirituel est de dépasser l'expérience de l'être corporel par la reconnaissance de l'êtreté, or toute expérience procède de la mise en contraste des opposés. L'expérience du chaud ne signifie rien sans l'expérience du froid, l'expérience du silence sans celle du son. Relativement, l'intention précède l'action, la compréhension la réalisation, le relatif est continu de l'ultime. Du point de vue bouddhiste, l'intention est une action de la « porte » de l'esprit qui a autant d'impact causal que la porte de la parole et du corps.

Dans la vacuité, il n'y a ni son ni silence, ni sensation ni absence de sensation, ni intention ni absence d'intention, ni pensée ni absence de pensée, ni opposé ni absence d'opposé. A équidistance de toutes choses vides, comme entre le fil des coutures et le fils du vêtement, entre le sable et l'eau, entre le dernier son de la harpe et le silence, il n'y a aucun silence qui ne soit un son, aucune intention qui ne soit une action, aucun chose qui ne soit son opposé. Le samsāra est nirvāṇa, l'erreur discernement, l'ignorance Éveil !

Sans être éveillé, il est difficile de se représenter comment il peut être possible de « faire partie de toutes choses » et que toutes choses puissent faire partie ou n'être que la Conscience. D'abord parce que c'est une représentation et donc une conception de l'esprit voilé, mais aussi parce que la « saisie (innée) du soi » (à travers la « vue de l'ensemble périssable », autrement dit le corps) nous localise dans « l'ici et maintenant » local et temporel. « Avoir un corps » nous confère une position égocentrée, c.à.d. une vue à « la première personne ». Ayant conscience des choses à partir de ce qui m'apparaît comme « ma » position dans l'espace et le temps, comment ressentir le monde extérieur comme une partie de « moi » ?

Il semble logique de penser que le moment le plus susceptible pour pressentir que « nous sommes la totalité » est celui où le corps fait le moins obstacle à la spatialité, le bardo du « moment de la mort » lorsque les agrégats se désagrègent en entraînant avec eux l'abstraction de la localité et la temporalité pour l'esprit (très subtil) de « Claire lumière ». Une idée trop empreinte de la croyance en la substantialité des agrégats et, y compris, d'une nature propre de l'esprit. La vue de « l'ainsité » (ni être, ni non-être, etc.), autrement dit la vacuité d'essence inhérente des apparences conjointe à la forme (la coémergence de l'objet au sujet), implique de dépasser la dualité corps-esprit, intérieur versus extérieur.

Dans l'immobilité et le silence de la méditation, lorsque la conscience s'abstrait de la localité et glisse subrepticement dans l'atemporalité, cela qui voit et ce qui est vu se dévoilent dans une même « transparence » où toute différence disparaît et où la conscience se révèle à la simplicité du dasein


III.59 Corporel


des ailes vives

de la fleur prennent envol

pause continue


le vent fredonne

son air enchante la vie

un parfum diffus


colore le ciel

en éclosion de formes

le monde danse


des notes claires

s'élèvent du silence

instant suspendu


la pierre frémit

au transport immobile

un son de cristal


tinte le corps

dans la floraison des sens

l'univers vibre



Lobsang TAMCHEU
 

Eléments de réflexion


L'une des méthodes du Bouddhisme tibétain pour développer la compassion est la pratique des « sept causes et effets » d'Atisha, laquelle commence en premier lieu par le fait de « voir tous les êtres sensibles comme notre mère » relativement à la perspective karmique de vies sans commencement, en prenant conscience de leur bonté envers nous. Toutefois, cette méthode présente un inconvénient lié au relationnel. Il est plus facile de pardonner le comportement des personnes lorsque nous ne sommes pas directement l'objet de leurs émotions perturbatrices.

Seules les mères pardonnent sans retenue à leurs enfants, comme elles leur donnent leur amour sans aucune condition. Probablement, ne leur vient-il jamais à l'esprit de le prendre personnellement, et cela participe pour une grande part de leur bonté inconditionnelle et, malgré leur lien du sang, désintéressée. Qu'est-ce qui fait la nature des relations entre les individus ? Qu'est-ce qui fait que cela fonctionne ou ne fonctionne pas entre les personnes ?

L'interdépendance relie les êtres entre eux et l'impermanence les sépare. Mais surtout, la dualité les régit ! Quel que soit le type de relation entre les personnes, celles-ci sont toujours placées sous le signe de la dualité, moi versus l'autre moi ! Et conséquemment sous l'emprise des émotions perturbatrices de chacun, l'amitié peut se transformer en inimitié, l'amour en désamour. D'ailleurs, parmi les liens les plus forts et durables entre les personnes, il y a paradoxalement les relations qui attisent la colère, la haine et la vengeance !

Les relations humaines sont comme les cordes d'une harpe, pour produire le son juste et des accords harmonieux, dans les tons et demi-tons corrects, elles ne doivent être ni trop ni pas assez tendues, et précisément réglées. Mais, comment le désir, par nature individuel (propre à la « saisie du soi ») peut-il s'harmoniser au désir d'autrui ? S'il nous arrive de « devinez les pensées » de l'autre, voire de compléter ces phrases, c'est parce qu'elles coïncident non parce qu'elles sont les nôtres ! Lorsque les relations humaines sont placées sous le signe du mental-ego, cet équilibre harmonique devient instable et finit par sonner faux !

Qu'est-ce qui distingue le lien de la mère à son enfant ? C'est qu'il n'est pas de l'ordre du lien, d'un relationnel déterminé par le cadre des relations humaines ! La mère est unie à son enfant par le corps. C'est comme si la mère et son enfant formaient un organisme unique (du moins du point de vue de la mère), telle une « intrication quantique », comme si l'enfant participait de son propre corps. Le corps ne fait pas de différenciation catégorielle, conceptuelle et mentale. Le corps vit et évolue au niveau physique, sensoriel et vibratoire. Lorsque le corps est perturbé, il cherche simplement à restaurer son équilibre homéostasique.

Autrement dit, le corps perçoit et réagit sans le filtre du mental-ego, sur un registre qui n'est pas celui de l'émotionnel et des croyances du personnageLorsque nous reportons la focale de l'attention du soi de la personne au corps, dans l'abstraction du sujet à son objet, pour laisser s'exprimer le sensoriel et « vivre le sensible » pleinement, le mental-ego ne fait plus obstruction à l'empathie et à la compassion envers la condition et le sort d'autrui.


« Si on est dans le silence mental, ce qui est capital, on perçoit quelque chose

 chez l'autre et notre corps immédiatement va agir. Pour lui la vie est simple, il ne

 pense pas, il ne raconte pas d'histoire. Notre corps est incapable de raconter

 une histoire, donc il est en phase de quelque chose, il agit immédiatement, 

ce qu'on appelle la spontanéité » VT 


Lorsque nous laissons le corps « vivre la relation » au corps de l'autre, comme en résonance à ses propres vibrations, ce n'est pas qu'il devient plus facile de pardonner les actes d'une personne à notre encontre, de reconnaître la bonté de nos mères et d'aimer sans condition, c'est que l'acception, le pardon, l'amour sont décohérés de tout caractère mental, catégoriel, conceptuel, personnel.

Le mental fait obstacle à la compassion non que celle-ci soit d'ordre cérébrale, mais parce que le mental-ego conditionne son sentiment comme sentence du jugement qu'il porte sur les autres, et sur lui-même. Le sens subtil de « voir tous les êtres comme nos mères » est de réaliser que ce qui nous unit aux autres est d'une nature profonde, qui dépasse le cadre du relationnel, et relève du corps au-delà du sensible, du corps comme « dimension cosmique » qui englobe la totalité de l'être au-delà de ses manifestations. « C'est la grande idée tantrique [du Shivaïsme du Cachemire] d'avoir un corps qui soit aux dimensions de l'espace, infini. Abhinavagupta dit « je sais tout ce qui se passe dans le cosmos, parce que le cosmos est à l'intérieur de mon propre corps » VT.

S'immerger en forêt, se reconnecter à la nature, faire un avec les éléments, l'eau et la terre, le ciel et la lumière, procède d'une reconnaissance au-delà l'intellect, par-delà le corps grossier, à l'unité de la Conscience par la fusion au tout. Il n'y a alors plus ni pensée, ni recherche, ni désir égotiste, simplement l'être.


« Tout dans le cosmos est conscience et vibrations. 

Il n'y a pas d'exclusivité de conscience. 

Si nous sommes conscients de ces vibrations (…) 

on arrive à un point où il n'y a plus de différence entre soi et l'extérieur. 

Il y a une expérience extatique » VT


VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier 

III.60 Synchronicité


axe improbable

étranges embranchement

sans repère


voies entrelacées

dans toutes les directions

arrêt stupéfait


la concordance

au milieu de nulle part

folie éclairée


flamme s'illumine

soudain la Grâce

blancheur dans l'œil


des éclats ardents

étincelles alentour

des tâches rouges


sans te rechercher

à la croisée des chemins

je t'ai trouvé 


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


Lorsque les mystiques disent que « il n'y a rien à faire pour être », il ne faut pas y voir là une forme de défaitisme et, à l'instar de la conception du karman dans l'hindouisme, s'abandonner à son destin comme à une volonté supérieure, mais s'en remettre avec détermination et foi à « l'être au-delà de l'être ».

En apparence, les voies diffèrent. Le Bouddha a enseigné que nous sommes le propre artisan de notre bonheur, mais aussi de notre souffrance. Autrement dit, il nous appartient de prendre notre devenir en main et d'œuvrer à notre libération en éliminant les négativités qui recouvrent notre esprit, et en cultivant les vertus. Comme voie spirituelle mystique, le Shivaïsme tantrique du Cachemire repose sur l'idée que l'Éveil est « l'expression de la grâce », laquelle ne peut être forcée.


« Le disciple qui est touché par cette voie ressent un élan spontané d'amour

 pour le divin. Ce n'est d'ailleurs pas une voie, c'est un sentier qui se trace au fur 

et à mesure. Seuls sont appelés sur cette voie ceux qui se sentent concernés… 

si on est aimanté par cette voie » EVAR


Autrement dit, l'Éveil est un « acte de foi », et nous ne pouvons pas agir de manière à « l'amener à se produire », pas en tant qu'agent ! Nous ne pouvons que « nous laisser agir » par la Grâce, en glissant hors de la dualité, ce qui implique une totale confiance, exempte du moindre doute. L'esprit sous la «saisie (innée) du soi », cet illusoire fragment individualisé de la Conscience indivise, qui s'identifie au personnage et développe un mental-ego, ne peut se substituer à « plus grand que soi » pour se reconnaître en sa véritable nature !

C'est en s'appuyant sur le discernement éclairé que le Bouddhisme vise, par la familiarisation du sens du karman (sur la base de la dualité du pur et de l'impur) à développer une détermination telle qu'elle constitue… un tel acte de foi !

Autrement dit, la différence entre les deux traditions spirituelles réside dans la manière d'induire « l'expression de la grâce ». Il est en effet beaucoup plus simple de faire naître la « foi éclairée » dans le Bouddha, le Dharma et la Sangha, et de la cultiver, pas à pas, jusqu'à la réalisation libératoire, que d'être capable de s'ouvrir spontanément à la Grâce, c.à.d. de faire tomber tout blocage et toute obstruction d'un seul coup ! Le chemin spirituel n'est en fin de compte que «l'expression de la foi », c.à.d. l'histoire circonstanciée du « jeu » de son surgissement sous l'expérience relative du personnel reflet de l'impersonnel.

Ainsi, les pratiques et les rituels, les visualisations et les récitations de mantras, dans la voie des sῡtras comme des tāntras (et de tout yoga énergétique), n'ont-elles pas pour finalité de nous permettre d'obtenir l'Éveil, mais constituent le support d'une « motivation authentique » – qui dans le Mahāyāna est l'intention d'atteindre la libération pour le bien de tous les êtres sensibles –, dont la force du déterminisme finit par se transmuer en acte de foi lequel, en amenant à la réalisation de la vacuité et à l'émergence de la compassion universelle, est l'expression de la Grâce, l'Éveil à l'état de Bouddha.

Dans la longue histoire des traditions spirituelles, il se peut que l'interprétation du sens de la Grâce par le Shivaïsme (antérieur à tous les autres courants spirituels), ait progressivement déviée vers ce qui par la suite, à travers le courant des Védas puis du Vedanta, allait conduire dans leur traduction religieuse, l'hindouisme, à la perception fataliste du karman. Le Bouddha est alors apparu pour nous montrer que « la loi de cause à effet » était une voie d'accès à l'êtreté.

Certes, le risque de dérive demeure, car le mental-ego peut également s'emparer de cette « voie de l'action » et la détourner à ses fins en nous faisant perdre son sens profond. Plutôt que d'amener à l'abstraction de l'agent, à l'union du sujet et de son objet, le « geste ritualisé » peut alors renforcer son empire en faisant de l'Éveil l'objet du désir-attachement, par le détournement de la confiance éclairée dans les « trois joyaux », inféodé au soi de la personne.

La Grâce, ce n'est pas seulement le moment où se produit le basculement dans l'êtreté, le retournement dans la spatialité de la Conscience, le glissement dans la non-dualité, la réalisation de la vacuité, la « saisie directe » de l'ainsité, somme tout l'Éveil ! La Grâce est l'expression de notre véritable nature, laquelle est au-delà du temps et de l'espace relativiste. Atemporelle, la grâce s'exprime de multiples manières, en une infinité d'occasions, à travers la synchronicité, les coïncidences qui sont autant d'indices du chemin spirituel (dans le bouddhisme, l'on parle du « crochet du Dharma »), et puis pas à pas toujours plus loin sur la voie qui nous correspond jusqu'à réaliser… que nous sommes la destination !

Analysez la cause de vos souffrances et vous trouverez leur origine dans le mental-ego qui en voulant plier la réalité à ses désirs ne fait que créer toujours plus de frustration par déni de l'impermanence. Les obstacles, l'adversité, le karman, ne sont autres… que l'expression de la Grâce qui nous offre l'opportunité de prendre conscience de notre égarement, et d'agir pour nous en libérer. Il ne s'agit donc pas de trouver ce qui est déjà là par nature, mais de reconnaître sa Présence et de vivre chaque instant comme un instant de grâce !


« La seule voie importante, c'est la vie quotidienne. Il est important de le vivre

dans la vie, sinon cela n'a pas de valeur. Le maha (grand) yogin est un être 

comme tous dans la vie mais qui agit librement sans quitter le coeur » EVAR


EVAR : Essai de vulgarisation, Agnes Rives https://archive.org/details/essai-de-vulgarisation-de-quelq-agnes-rive 

III.61 Grâce 


couleur sans forme

sur le mur de lumière

accord bleu Klein


éclat de pigment

subtil dosage de liant

beauté miscible


vide au centre

évidence évidée

reflet contrasté


rayon éthéré

la présence fantôme

sort du silence


pigment du réel

réfraction de l'ultime

liant de la vue


au seuil du vrai

la mythique Avalon

réside ainsi


 Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


En résumé de tout cela, nous dirons donc que sur le plan relatif, les phénomènes apparaissent selon leur niveau grossier ou subtil, qui corresponde aux états de conscience les plus bas et les plus élevés du samsāra, lesquels traduisent les modalités de « l'expérience » déclinées selon l'échelle relativiste ou quantique, et présente selon un caractère ou non « déterministe » – ces états les plus subtils sont encore le samsāra, l'Éveil se situe (façon de parler) au-delà –. Sur le plan ultime, c.à.d. « libre du vide et du non vide », la réalité n'est ni déterminée, ni indéterminée, ni les deux, ni aucun des deux.

Sur la perspective « relative subtile », l'observation (au sens quantique du terme) modifie cela qui est observé en regard de cela qui observe (c.à.d. l'instrument de mesure « relatif grossier »), comme l'effet d'un déterminant sur un indéterminé, ce qui place « l'existence conditionnée » sous l'égide de la « loi de causalité » du karman. Sous la vue de l'ainsité, l'aspect « individualisé » (l'être relatif) est sans obstruction et sans discontinuité d'essence à l'ultime (l'êtreté).

Si l'on combine les deux, qui sont l'aspect l'une de l'autre, l'existence apparaît comme une simple apparence (un hologramme, un reflet dans un miroir ou un rêve), que l'on qualifiera de « a-déterministe » eut égard à la nature non-locale et atemporelle de la Conscience, qu'exprime la formule « il n'y a rien à faire pour être », et simultanément déterministes dans le sens relatif où les phénomènes semblent devoir advenir pour être comme déjà écrits !

L'on comprend ainsi que la Grâce ne puisse se rechercher ni s'obtenir d'une manière intentionnelle. Cette intentionnalité est le désir d'un agent déterminé par son karman et la « saisie (innée) du soi » de la personne, conséquemment animé par une croyance illusionnée de la réalité de « l'être au-delà de l'être » (l'essence au-delà de la forme), antagoniste à sa nature authentique et spontanée. A l'instar du yoga (comme « non-agir ») qui implique qu'il n'y ait personne qui en revendique l'action, les voies progressives nous rapprochent de la Grâce à la condition que ce ne soit pas « l'ego spirituel » qui essaie de l'atteindre !

Vivre « l'instant présent », local et temporel, comme seuil du retournement dans la non-dualité et la spatialité du dasein, non-local et atemporel, est l'expression de la Grâce, laquelle n'est autre que la nature du véritable Soi, du non-soi, de la vacuité d'existence intrinsèque de l'être relatif et impermanent.

Telles deux ondes d'amplitude égale dont les crêtes et les creux se superposent pour former une « figure d'interférence » sous laquelle elles semblent disparaître, les coïncidences mettent en évidence la vacuité de la réalité relative, c.à.d. l'évidence que, hors des modalités de l'expérience individuelle et personnelle, le ressenti de ce que cela fait de souffrir ou d'être heureux est sans obstruction et sans discontinuité, et qu'il n'y a aucune différence entre soi et les autres ! Les synchronicités sont ainsi l'expression de la Grâce par le dévoilement de l'ultime. Lorsque toute différenciation s'abstrait, c'est comme si l'on glissait alors dans l'unité au-delà de toute indivision, dans l'union indifférenciée du sujet et de l'objet, où il n'y a plus ni opposés ni absence d'opposés, ni soi ni autre…

                                                          Singulier pluriel  

III.62 Identité


reflet sur le lac

le ciel descend sur terre

je monte là-haut


la robe de nuit

est irisée du limon

je descends de go


vision inversée

de regards entrecroisés

en miroir d'eaux


sur la surface

se réfléchit le profond

à fleur de la peau


le corps résonne

le cœur de l'être frémit

au touché ému


au clair de Lune

terre et ciel s'embrasent

comme un fétu



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


La difficulté à réaliser la véritable nature des choses, en particulier de l'êtreté, vient de ce que… « l'être » est devant nous, tout autour de nous, et nous-mêmes ! Tout est ! L'un est pluriel et singulier à la fois ! L'infinie diversité des infinies combinaisons du monde et des êtres sensibles sont simultanément l'un indivis ! Il n'y a pas de différence à quelques niveaux que ce soit de la « réalité ». L'êtreté ne recouvre pas seulement un niveau infinitésimal ou un degré infiniment subtil, toute chose est. La Conscience est partout et tout est conscience !

Il n'y a de différence entre moi et les autres que relative, superficielle et illusoire. En l'essence, « je suis » (sans discontinuité à) l'autre, et l'autre « est » (sans discontinuité à) « moi », en-deçà du « je », du « moi ». Or, je me saisis comme singulier sur la base des différences apparentes qui définissent mon « identité » relativement aux différences qui définissent l'identité de l'autre. Comment « vivre nos différences » sans qu'elles soient un obstacle ou une source de conflit ?


« C'est la chose la plus nécessaire et indispensable pour un monde qui peut être rendu meilleur à chaque instant par l'effort de nous aimer jusque dans nos différences. Vivre ensemble ne signifie pas seulement "se tolérer", tolérer la différence de l'autre. Vivre ensemble veut dire "aimer la différence de l'autre" ». 


Cet « effort » nécessaire pour vivre ensemble n'est pas un effort pour aimer, mais pour lâcher-prise sur le mental-ego, sur le « moi », qui nous empêche d'aimer de manière spontanée et authentique. C'est un effort de « lâcher-prise » sur notre personne, dont l'identification nous fait nous penser différent et cultiver cette singularité (nous chérir excessivement) par le désir-attachement à « soi » comme une affirmation de notre existence, laquelle induit la peur de disparaître envers tout ce qui la menace, dont les différences de l'autre…

Ce qui nous éloigne, ce ne sont pas nos différences, c'est la croyance que nous sommes différents ! Or, l'identité ne possède pas de base substantielle, elle n'a aucune réalité physique, ce n'est qu'un concept à l'illusion de l'existence duquel l'esprit voilé donne vie soumis à l'emprise de la « saisie (innée) du soi ». Pourtant, nous affirmons exister sur la base de notre identité psychologique, de ce qui fait la singularité du « moi », notre histoire personnelle, nos expériences, c.à.d. de tout ce qui nous différencie des autres en espèce, mais pas en nature !

C'est là que réside le ressort de l'antagonisme, de la haine envers l'autre, qui est de croire que « je » n'existe qu'à la condition d'affirmer ma propre différence, les différences des autres étant seulement là comme facteur de contraste. Accepter, voire aimer, les différences de l'autre présenterait alors un risque d'atteinte à ma propre existence, laquelle réside toute entière dans la continuité de mon identité, dans son développement personnel, égotique, voire hégémonique.

L'esprit de compassion sait qu'aller vers l'autre (aimer ses différences) n'est pas un danger pour son existence, mais constitue au contraire le chemin par lequel entrer en communion avec le véritable « soi » (qui n'est ni « moi » ni un « autre moi »), mais la nature indivise de l'êtreté, du dasein, au-delà de la pluralité, du concept d'identité, et de toute singularité et absence de singularité !

Je ne peux faire un pas authentique vers l'autre, qu'en faisant un pas authentique vers le cœur véritable de « moi-même », c.à.d. en cessant d'avoir peur d'aller au-delà de mes différences, et de ne croire exister que par elles.


« Ce qu'est l'autre dépend du degré de perfection 

de son propre esprit » LMC-41 


Aveuglé par l'ignorance, les choix qui se présentent à l'esprit voilé se réduisent à la dualité : affirmer son existence par le conflit identitaire avec l'autre ; affirmer son existence par l'amour des différences de l'autre et s'y épanouir en sa propre identité ; affirmer son existence par l'isolement, la neutralité ou le statut quo. A l'esprit éclairé, un choix supplémentaire se présente spontanément, dépasser le concept d'identité en dépassant opposés et complémentaires

Le Mahāyāna pose deux conditions au développement de « l'esprit d'Éveil », la sagesse et la méthode (la compassion), autrement dit… la théorie et la pratique ! S'agissant de la voie progressive des sῡtras, la philosophie bouddhiste tibétaine considère prépondérant le temps de l'étude (écoute, réflexion, familiarisation) et d'analyse aux fins d'une mise en œuvre optimale de la pratique. Le Bouddhisme Zen présente une approche plus empirique en s'inscrivant au cœur de l'action.


« C'est par une vie remplie de l'esprit et concentrée en lui 

que l'homme se dépouille de son petit moi, 

qu'il se fond dans le Tout 

et vit et meurt pour la Grande Justice » LMC-45


Il s'agirait non seulement de développer la « sagesse » qui, par la compréhension intellectuelle, amène à la réalisation de la vacuité par la « méditation analytique » (déconstruction empirique du « non-soi »), mais aussi de cultiver la compassion comme « méthode » pour donner corps à la « vacuité des trois sphères » (l'agent, ses actes et son objet), et atteindre à l'état de Bouddha. La complémentarité n'est toutefois pas le sens signifié dans la formule les « deux ailes de l'esprit d'Éveil ». A l'instar de la mécanique quantique avec la dualité « onde et particule », dont le sens véritable est que le réel n'est pas de la nature de la substance, « ni être, ni non-être » (ni les deux à la fois, ni l'un ni l'autre), la réalité ultime est au-delà de la dualité, de la complémentarité et de leur absence !


« Dans la conscience du corps unique de toutes choses dans l'ÊTRE, 

"l'autre" est simplement aussi soi-même 

et soi-même simplement l'autre. 

Atteindre le degré intérieur de cette "conscience du corps unique", 

tel est le but du Kendo » LMC-46


Sous la « saisie (innée) du soi », l'existence réside dans l'affirmation de notre identité comme individu. Nous cherchons à vivre heureux dans ce qui fait notre singularité, notre « moi », et avons peur de disparaître, écrasé par le « moi » des autres. L'esprit zen, c'est dépasser l'apparente singularité de notre identité individuelle par la réalisation de sa vacuité d'existence identitaire, cet état « lorsque ce qui est individuel, tout en conservant sa propre singularité, anéantit en même temps le petit moi et se fond dans le Moi sans moi » LMC-45.

Les mots expriment des idées, et les formes qu'ils peuvent adopter sont relatives au langage, lequel est construit à partir de symboles qui varient avec les peuples, les cultures, et les époques. Les mots que vous lisez peuvent être écrits avec différentes polices d'écriture, dans différentes tailles, en différentes couleurs, mais le sens qu'ils recouvrent est le même. Le « soi de la personne » est comparable à un enveloppement, aussi nombreuses et différentes que puissent être ses apparences, elles recouvrent une seule et même réalité.

Le processus de désidentification à la personne par la réalisation du non-soi n'est pas révélateur d'une identité sous-jacente dans la singularité de laquelle résiderait la véritable nature de l'être, laquelle est au-delà de tout caractère unitaire et nouménal. Lorsque par la « méditation analytique » (où par une voie plus directe), le soi de la personne se révèle faux (conventionnellement et ultimement), et que l'esprit se libère de sa saisie, il lui faut toutefois encore de ne pas se tromper quant à cela qui apparaît alors… en voyant la vacuité du dasein comme une identité individuelle transcendante !


« Kendo [la voie de l'épée] et Zendo [la voie du Zen] sont une seule et même chose.

L'identité du Ken et du Zen représente le plan où il n'existe plus ni Ken ni Zen 

[ni forme ni vide, ni apparence ni vacuité] et où, cependant, 

nous ne pouvons plus rien trouver dans l'univers 

qui ne soit pas Zen et qui ne soit pas Ken » LMC-41


En-deçà de « l'identité individuelle » (relativiste) de chaque couleur du spectre visible de la lumière, celle-ci est « une », mais cette unité (quantique) n'est pas une substance, ni onde, ni particule (ni les deux à la fois, ni aucun des deux !). La singularité de la personne (du « petit soi »), présente une infinie diversité d'infinies identités, mais le ressenti intérieur, l'expérience phénoménologique, de ce que cela fait d'être conscient d'exister est non seulement commun à tous les êtres sensibles, mais en-deçà de ses modalités d'expression spécifiques (teintées des couleurs de la personnalité, du caractère, du tempérament, de l'histoire psychologique, etc.), ce sentiment n'est « ni identique ni différent », sans discontinuité d'un être sensible à un autre !

Cet impersonnel révélé par l'anéantissement du personnel, cet « individuel impersonnalisé » n'est pas un néant, mais ce qui en fait la « singularité » n'est pas non plus constitutif de l'identité d'un être immanent ! Ce que nous appelons « l'existence » ne recouvre pas le concept d'un être en tant que tel (une substance intrinsèque existant de son propre pouvoir), c'est le croisement du tout et de l'un, la pluralité incluse dans l'unité et l'unité dans la pluralité.

Quelles que soient l'apparence de l'individu, c.à.d. l'infinie diversité des infinies variations identitaires sous lesquelles le non-manifesté apparaît manifestation, « l'impersonnel indifférencié » apparaît comme « personnel singulier », le non entitaire et non unitaire comme « entité individualisée », Shiva-Shakti, l'êtreté est et demeure une et indivise, non-soi, vacuité d'essence propre et autonome, y compris en ses expressions plurielles en leurs modalités singulières.


« Toute chose est au fond Ken-Zen. Si cela est vrai, on peut aussi bien dire qu'il n'y a

 pas de Ken ni de Zen. Ou, justement, que toutes les choses ne sont rien d'autre que

 Ken, rien d'autre que Zen, et que le Ken juste et le Zen juste y sont contenus. 

On ne parvient à saisir le Ken juste et le Zen juste que si l'on a dépassé 

"ce qu'on appelle" le Ken et "ce qu'on appelle" le Zen » LMC-41


La réalisation de la vacuité du soi inclus le dépassement des opposés et des complémentaires. La vacuité « libre d'assertion » signifie que toutes les inférences qu'il est possible de faire quant à ce qu'elle est, ainsi que toutes les infirmations quant à ce qu'elle n'est pas, sont équivalentes du point de vue de l'essence : « libre du vide et du non-vide ». L'agrégat de la forme se comprend à la fois au sens idéel tout en s'expérimentant simultanément du point de vue corporel, au-delà de toute incompatibilité et de toute complémentarité.

Il n'y a pas ultimement de discontinuité entre la forme comme idée (au sens platonicien du terme) et la forme comme expérience, ni d'obstruction relative entre le corps comme « vécu empirique » et le corps comme une forme synthétique de représentation. Entre la forme et le vide, le corps et l'esprit, l'énergie et la pensée, l'impersonnel et le personnel, l'individualité et la singularité, il n'y a ni dualité, ni complémentarité, ni les deux, ni aucun des deux. L'êtreté est un croisement vide dont la singularité est au-delà de l'affirmation de toute définition identitaire, de toute existence individuelle, et de leur négation.

A toutes les échelles de la réalité, chaque chose est simultanément continue à toutes choses et toutes choses à une seule, l'individuel est simultanément continu au singulier et le pluriel à l'un, chaque instant à l'atemporalité, chaque position à la non localité, chaque caractère individuel à la singularité de tous. A équidistance du « centre sans centre », par-delà singulier et pluriel, « l'autre [en son identité ultime] est simplement aussi soi-même [en notre singularité relative] et soi-même [ultimement] simplement l'autre [sous son aspect relatif] ».


LMC : Merveilleux chat et autres récits Zen, Karlfried Graf Dürkcheim   

III.63 Singularité


le cours du fleuve

s'écoule dans le vallon

au zénith du jour


un flux liquide

en un courant cristallin

trace les contours


le flot suit son rais

à leur point de conjonction

brille l'alliance


l'hôte du val

habille la montagne

en résonance


le ciel et l'eau

sont sculptés de dentelles

entrelacs de vie


de vivants rayons

(s')élancent sur les sommets

l'aurore frémit



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Une voie spirituelle authentique permet de nous abstraire de l'ego, non pas de le dépasser, de le transcender ou de le détruire, mais de nous désidentifier de la personne en réalisant, par sa vacuité, que l'existence ne se réduit pas à l'identité. Le mysticisme de maître Eckart, c'est « sortir de l'imaginaire de soi-même, se dépouiller de l'ego, de la somme des conditionnements auquel je m'identifie » MEL.

S'il est question de s'épurer de toute illusion de substance, il ne s'agit pas de se vider de son contenu – des « actes de connaissance momentanés » qui dans le Bouddhisme forme le « continuum de conscience » – pour atteindre le cœur d'un vide qui serait notre véritable nature. « La présence des autres nous habite, tout comme notre présence habitent les autres » RZ. Il ne fait pas sens d'expulser de nous ce qui n'est pas nous pour retrouver un hypothétique « noyau pur », car nous sommes la « somme de tous les autres », de nos interactions et expériences avec les autres, et avec nous-mêmes ! Plutôt que de se déshabiter de l'autre, il s'agit de faire place à la présence ouverte de l'être « sans se tenir nulle part » MSI-46, selon la formule Zen « laisser tomber le corps et l'esprit » ZL.


« Dans cette présence, profondément comprendre que nous sommes aussi

 portés dans la présence des autres, signifie que nous pouvons vivre notre vie 

différemment, qu'il est possible de vivre notre vie sereinement, qu'il est tout à 

fait possible de vivre notre vie apaisée, qu'il est tout à fait possible de vivre 

notre vie dans une joie intérieure profonde durable » RZ


Cet abandon, c'est discerner la pratique de la théorie. C'est user de la sagesse pour savoir quand il convient d'utiliser le « radeau de l'intelligence » (réfléchir pour extraire le sens des faits) pour traverser l'océan de l'ignorance, et quand le laisser de côté (abandonner la doctrine mais pas le sens de la doctrine), pour cheminer non pas vers l'horizon inatteignable de l'absolu de l'être, mais être simplement.


« Il s'agit d'incarner, au sens le plus strict, latin, du terme, de "faire descendre

 dans sa chair" un enseignement, un vécu et surtout une réalité qui est partout

 et toujours. Il faut partir de la notion de "qui" à la notion de "quoi". Partir de la 

sphère de l'identité à la sphère de la réalité » ZL


Certaines écoles de la philosophie bouddhiste, en particulier les écoles tibétaines s'inscrivent dans une tradition forte, laquelle constitue le cadre nécessaire pour préserver le sens de l'enseignement du Bouddha Sakyamuni, et parfaitement légitime pour faire naître en nous la motivation. Mais, la tradition peut aussi avoir un caractère délétère… « Il y a beaucoup d'investissement, énormément d'espoir placé dans l'accession à cette libération, il y a une idéalisation qui enflamme, exalte, nourrit le chercheur dans les premières étapes de son chemin » ZL.

Le « crochet du dharma » nous mets sur la voie, à l'endroit où nous devons être à ce moment de notre chemin, pour tout d'abord que nous écoutions, étudions et réfléchissions à la théorie. Puis, une fois le sens extrait, plutôt que de nous laisser nous enferrer dans une ritualisation professionnalisée de la pratique dans l'espoir trompeur d'en développer la familiarisation, le « crochet du dharma » nous enlève et nous propulse ailleurs, dans « l'école de la simplicité », dans le retour à la vie !


« Nous faisons l'expérience qu'il est possible de vivre cette vie juste parce que

 cette vie bat, juste parce que cette vie nous porte, nous tiens, et non pas parce 

que cette vie doit être comme ceci ou comme cela (…) notre devoir véritable, 

notre plus profonde réalisation est de vivre, parce que la vraie réponse à la vie 

n'est rien d'autre que notre vie » RZ.


L'idéalisme, c'est de croire que le chemin, parce qu'il mène à la perfection (au corps, à la parole et à l'esprit pur des Bouddhas), est extérieur à la vie laquelle serait naturellement impure, car elle est le samsāra. C'est oublier que le samsāra est le nirvāṇa ! « L'existence elle-même, ordinaire, est le chemin » ZS. Le mot « pratique » suggère que se familiariser avec le sens des enseignements et développer « l'esprit d'Éveil » consiste en l'acquisition de capacités dont l'état de Bouddha serait le résultat. Or, il n'y a rien à faire pour être hormis de lâcher-prise sur « cette constriction et construction identitaire » ZL de la personne en quête de l'atteinte d'un état idéal. « Le réel se réalise de lui-même ! » ZL.

Des voies spirituelles authentiques telle que le Bouddhisme Zen Sōtō et le Shivaïsme du Cachemire l'affirment en toute simplicité, nous sommes éveillés depuis toujours. La question n'est pas de savoir comment atteindre la réalisation, mais comment la reconnaître ! Et ce n'est pas par une « pratique », car toute pratique visant un but de transformation et un idéal de perfection n'est qu'une croyance qui nous éloigne de l'êtreté. « Le plus important, ce n'est pas de rechercher l'Éveil, c'est de simplement vivre une vie éveillée, une vie qui s'efforce de prêter attention à la réalité et de ne pas oublier cette réalité » ZL.


« Tant que vous essayez de saisir, de prendre, 

vous construisez l'appétit, l'appétence, la recherche, 

vous développez des affects, une intention. 

Lorsque vous ouvrez absolument, 

vous vous rendez compte que tout est là ! » ZL 


L'Éveil n'est pas un au-delà transcendant, son expression n'est autre que la vie, avec ses hauts et ses bas, avec ses aspects parfois agréables et parfois désagréables qui ne sont pas inhérents à sa fluctuation constante, mais aux émotions perturbatrices nourries par l'ignorance, laquelle nous fait expérimenter le changement comme souffrance, la pensée comme affliction, l'omniprésence comme existence conditionnée, le nirvāṇa comme samsāra ! La destination est le chemin, et ce « chemin » qui n'est autre que l'Éveil, c'est la vie. L'Éveil, c'est être « partout et en toutes choses » et être « quelque part en une seule chose», c'est la voie. « Étudier la voie, c'est s'étudier soi-même » ZL.

Parcourir la voie, c'est questionner la singularité ineffable de l'êtreté qui s'apparaît comme identité individuelle… à travers l'expérience de l'existence limitée ! L'être mène à être qui déjà « est » ! Ultimement continu en essence à l'êtreté, être n'a nul besoin d'être, et en même temps (puisque l'êtreté est « libre du vide et du non-vide »), c'est comme si c'était nécessaire d'être pour être !


« L'essentiel reste de s'asseoir simplement, 

de "se laisser asseoir par la réalité" 

que nous sommes véritablement, 

mais que nous n'avons pas forcément conscience d'être, 

et qu'au fond nous n'avons pas nécessité 

de devoir avoir conscience d'être ! » ZL 


Au petit matin, lorsque la ville n'est pas encore réveillée et que nous marchons dans les rues encore silencieuses, à l'instant où se porte l'attention sur les choses sans y demeurer, il est étonnant de constater comme le bruit du vent, le chant des oiseaux, les pas d'un coureur sur un sentier de terre, les sons et les images, les odeurs et les sensations, ont sur nous un effet de « résonance méditative » qui, tel l'état de profondeur qu'il est parfois possible d'atteindre pendant la méditation formelle est empli de paix et de sérénité… A cet instant, nous faisons l'expérience d'être « habité par l'autre » (au sens large qui inclus toutes choses, objets et événements), non pas « à demeure » c.à.d. par des pensées figées (obsessionnelle du passé et angoissées de l'avenir), mais d'être comme « habité par le transport » du monde, dans le flux incessant de la vie !

A l'écoute de notre ressenti, nous pouvons aussi faire l'expérience de sentiments d'éventuels rejets ou refus d'acception d'une partie singulière de ce monde, de stimuli sensoriels encore identifiés comme identitaires, qui s'accompagnent de la conscience d'a priori subjectifs à « un autre en particulier». Une réaction que nous n'avons pas encore dépassée pour atteindre à la neutralité apaisée du mental. Lorsque ces impressions adviennent et que nous prenons conscience que leur « objet » n'est pas différent des choses dont nous sommes déjà comme libérés de l'artifice des perturbations émotionnelles, et que tout nous apparaît simultanément comme faisant partie de la Conscience, du « fait d'être », l'instant s'éclaire de l'évidence que nous sommes la totalité, et que ce « tout » indivis est à la fois la nature « d'être », l'expression de l'êtreté, et la voie qui nous montre l'absence de voie, le chemin qui est en lui-même la destination !

S'ouvrir complètement, « passer du qui au quoi », c'est dépasser la croyance l'identité inhérente de la personne, du « moi », de « l'autre », pour s'ouvrir à la singularité de l'impersonnel à fois non-identitaire et individuel ! C'est réaliser la vacuité du « petit soi » et conséquemment, avec sagesse, la vacuité d'essence du non-soi. C'est se détacher et se libérer du personnel (du désir d'obtention y compris de l'Éveil) pour revenir à « l'impersonnel singulier » non-identitaire. C'est pour reprendre la formule du sῡtra du cœur « aller au-delà » de la dichotomie et de la dualité, « aller au-delà » de la synchronie de la complémentarité, « aller complètement de l'autre côté » des extrêmes opposés et intriqués.

« Passer du qui à quoi », c'est aussi réaliser que dans une voie spirituelle, la transmission (qu'il s'agisse d'un enseignement ou d'un pouvoir comme dans le Vajrāyana) ne constitue pas un « passage de relais », relativement au fait qu'au sens ésotérique la lignée des maîtres remontant au Bouddha Sakyamuni sont des « aspects de notre psychisme » ZL, mais un renversement de perspective entre la vision de « l'être comme identité » et l'expérience d'être comme singularité indivise au-delà de l'impersonnel.

« Passer du qui au quoi », c'est aussi comprendre s'agissant de la réincarnation, qu'il n'y a pas transmigration d'un soi entitaire, mais continuité du flux de la vie, lequel est l'expression de l'êtreté sous les modalités relatives aux différents bardo ou état de conscience de l'être, dont le transport est l'expression même du dasein, se laisser « habiter sans demeure » par l'instant présent, se laisser transporter par la vie, vivre le monde et « être vécu » par le monde.


MEL : Maître Eckhart traduit par Laurent Jouvet https://www.youtube.com/watch?v=qv_CDsT0Vn0  

RZ : partir en retraite Zen https://www.youtube.com/watch?v=_PqmSrinz5I&t=1s  

ZL : S'éveiller à sa véritable nature et vivre un Zen libéré | Zen Sōtō https://www.youtube.com/watch?v=UXg9sPyWPOI  


III.64 Personne


traversée sans fin

sur des flots immobiles

d'un décor nu


morne paysage

une teinte incolore

à perte de vue


rien ni personne

au milieu de nulle part

sans nulle ombre


disparue pour tous

y compris à elle-même

dans la pénombre


par un grand détour

me ramène au centre

de la présence


au cœur de l'être

pour unique horizon

la rémanence



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Dans la simple « présence d'être », il n'y a pas d'identité (sociale, individuelle, biologique), pas de personne humaine (morale), pas de « moi historique » (forgé par les expériences, marqué par les épreuves), pas d'individu différencié en regard de ses différences par rapport aux autres, pas de réalisation personnelle! « Toute réalisation doit être abandonnée sur le champ ! Il faut absolument se libérer de toute identification. Ne devient rien, applique-toi à n'être personne. C'est encore plus important que d'être un Bouddha ! Soit libre ! » IPT.

Dans la simple êtreté, il n'y a pas de sentiment identitaire (pas de genre, pas de « moi psychologique »), pas de sentiment personnel « d'être moi », pas de vision subjective à la « première personne » (sur la base de l'agrégat de la forme comme corps), pas de sujet ni d'action propre à un agent, pas d'ici ni de là-bas. Il y a simplement la « conscience panoramique « espace d'ouverture, sans objet, miroir dépourvu de centre et de périphérie, vaste liberté, espace sans bord » IPT.

Dans « l'êtreté sans présence », il n'y a pas même de présence à l'être, pas de « présence à soi », pas d'observation de soi-même, pas même de conscience d'exister, pas d'observateur (qui en est la perspective égocentrée), et jusque pas de conscience… de sa propre conscience ! « Tant qu'on est dans une pratique réflexive, consciente de ces ajustements, on reste dans quelque chose qui est de l'ordre de "l'auto contemplation" avec un observateur, et cet observateur doit totalement lâcher-prise, se confondre dans l'espace et s'y abandonner » IPT.


« La réalisation est toujours là, elle est directe, mais tu vas consciemment dans

 ton psychisme humain la vivre d'une manière graduelle [comme] des étapes 

d'un chemin biologique, biographique et autres, il semblera que pour toi, il y ait

 progression, mais en fait pas du tout ! Ça se fait dans un grand cercle qui est 

absolument sans bord et sans limites, et tout a toujours été ! » IPT


Il y a des personnes qui ne parviennent pas à entrer dans une pratique régulière, certaines n'arrivent même pas à méditer cinq minutes par jour… D'autres vont méditer avec acharnement pendant deux ans, cinq heures pas jour, puis laisser tomber ! D'autres vont faire de la méditation comme une « cure », dix jours de Vipâssana en rendez-vous annuel. Et puis, il y a ceux qui vont méditer durant vingt, trente ou quarante ans avec une détermination incroyable, malgré le fait… qu'ils ne progressent pas ! Au-delà des bienfaits de la méditation, combien ont «touché l'essence de l'être » et savent comment s'y prendre ? Combien croient l'avoir touché, et combien l'ont réellement touché sans en avoir conscience ?


« Le véritable zazen n'a pas de forme, 

mais dans le tangible, 

il peut avoir la forme de la posture, 

naturelle et calme » IPT


Dans toute pratique, il y a l'étape d'apprentissage d'une technique jusqu'à sa maîtrise, lorsqu'il y n'a plus besoin de se concentrer avec attention et vigilance, car le geste, la posture physique, l'état d'esprit, sont spontanés, sans intention, et y compris sans en avoir véritablement conscience ! Sa durée dépend de la pratique (elle est indispensable dans les asanas du yoga pour apprendre à ne pas se blesser). Mais, il y a un problème avec les voies spirituelles, c'est qu'elles n'exposent pas toujours suffisamment leur finalité, non seulement l'abandon de la doctrine, mais l'abandon « de la conscience » d'abandonner la doctrine !

La « pleine conscience » par exemple est bénéfique pour réguler les pensées, recadrer le mental sur l'instant présent, et ainsi apaiser l'esprit. Mais, si l'on reste observateur de ce qui se passe « ici et maintenant », l'on ne peut s'abstraire de la localité et de la temporalité qui sont coémergents à l'observation, et s'ouvrir pleinement à la simple présence inconditionnelle « d'être » !


« La notion de durée à ce moment-là n'est même plus mesurable. Et de toute

 façon, ça ne dure pas puisque, c'est "toujours là ! Ce n'est pas le fruit d'un 

travail qui va nous donner une possibilité d'acquérir une technique, c'est 

simplement le cœur de l'être, quelque chose que tout le monde a, 

que tout le monde est ! » IPT


Examiner les différentes parties de son corps pendant un « scan corporel », observer ses pensées pendant Vipâssana, être vigilant à maintenir la visualisation de son objet mental pendant la méditation du « Calme mental », être attentif au placement de son corps en zazen, fixer l'attention sur les appuis et l'alignement dans les asanas du yoga, poser l'esprit sur ce qui se passe à l'instant dans la « pleine conscience », toutes ces actions volontaires impliquent l'intention d'un agent et l'auto observation (feedback) de leur bonne mise en pratique !

La stagnation guette tout pratiquant attaché à la conscience de pratiquer. Méditer à petites doses comme un rappel constant à être – sous forme de micro-pratiques comme le préconise le Shivaïsme du Cachemire – dans le renoncement à l'objectif « d'être », écarte toute frustration. Lorsqu'il nous semble que nous atteignons au profond lors d'une méditation, nous essayons de reproduire les conditions de cette induction. Le résultat peut s'en approcher, mais déclinera, car outre le fait qu'il ne s'agit pas d'un état, ce que nous essayons consciemment de reproduire c'est… notre propre observation ! C'est comme de photocopier une photocopie, plus l'on répète l'opération et plus il y a de pertes d'informations.

Ne pas lâcher l'observateur a un autre effet délétère, « l'ego spirituel » ! Comme l'autocritique et l'orgueil, l'ego se nourrit du sentiment de l'observation de soi-même. « Il n'y a rien à faire pour être », car essayer, c'est se poser en agent, dont la subjectivité entretient la croyance dans le soi de la personne. En somme, s'observer c'est, dans le repli égocentré d'une perspective qui se saisit comme identitaire, être autre que ce que nous sommes réellement !


« Il ne se s'agit pas "d'aller vers l'éveil", mais de pratiquer "à partir de l'éveil".

 C'est donc en déployant la "conscience panoramique" que la pratique se fait. 

Suzuki disait qu'il n'y a pas d'Éveil sans satori. Le "satori" n'est pas une 

conséquence de la pratique, la pratique est l'expression de l'Éveil » IPT


Dépasser l'identification à la personne, au « moi psychologique », cela peut se concevoir et se mettre en pratique aisément. Dans la méditation, il y a un moment où le sujet s'abstrait et où ce n'est plus untel qui médite, où il n'y a plus ni individu, ni individualité, ni identité, ni d'action personnelle de méditer. Mais, l'observer, le fait d'en être le témoin, n'est-ce pas encore avoir la perspective d'un « agent » ? S'abstraire de « l'observation de soi-même », cela revient ainsi à dépasser la conscience en tant que « conscience de quelque chose » !

Il y a un paradoxe à « être ce que l'on est », la disparition de l'observation entraîne la disparition de l'observateur ! Lorsque l'on est simplement, il n'y a absolument personne qui le sait ! C'est une connaissance sans connaisseur, sans objet ni sujet ! « L'ego voudrait toujours assister à son propre enterrement ! Il y a là une forme d'impossibilité. Lorsque l'Éveil est absolument déployé, l'ego est absolument oublié » ZL !

Lorsque je suis conscient d'être, il y a observation, connaissance, observateur-témoin (local et temporel). Ce n'est pas cela être. L'êtreté est au-delà de sa propre connaissance et n'est pas différente de cela ! L'inconnaissable n'est pas un vide ni un néant absolu. Comme la pratique est l'expression de l'Éveil, la conscience d'être conscient est « l'expression de l'inconnaissance », la forme-vide du vide-forme. La conscience d'être (l'objet de sa propre observation) est simultanément « vacuité d'être » (au-delà de tout observable, connaissant et connaissance) qui apparaît comme « connaissance d'être » (vécu, sentiment phénoménologique, impression de ce que cela fait d'être conscient).


« Tous les oiseaux se sont envolés,

un nuage flotte à son aise.

Nous sommes assis la montagne et moi-même

jusqu'à ce que seule la montagne demeure » IPT


IPT : interview Pierre Turlur par José Le Roy https://www.youtube.com/watch?v=66FfG9--jaY  

ZL : S'éveiller à sa véritable nature et vivre un Zen libéré | Zen Sōtō https://www.youtube.com/watch?v=UXg9sPyWPOI 

III.65 Horizon


éclosion du réel

dans toutes les directions

l'épicentre


instant suspendu

immensité ouverte

sans aucun centre


tous bords confondus

là-bas au plus près d'ici

sur la rétine


de la surface

la conscience-horizon

est la racine


l'arc se déplie

la flèche s'élance

d'un seul geste


dans la lumière

la corolle s'épanouit

en fleur céleste



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


C'est grâce à la lumière que nous pouvoir voir le monde et le connaître. Mais, il y a dans l'univers des objets si massifs que leur champ gravitationnel empêche tout rayonnement de s'échapper de l'espace qui les entourent, lequel constitue la limite de toute observation où son « horizon des événements ». Ce qu'il y a au-delà est indicible, au point que cet « horizon » ne saurait être considéré comme l'aspect extérieur de la singularité, sa limite n'est pas physique mais descriptive

Réaliser la vacuité du soi de la personne, c'est prendre conscience que l'identité est une simple désignation qui ne recouvre aucune réalité tangible (entitaire et nouménale), une simple description, un mot pris pour une chose qui n'existe pas mais dont, par l'ignorance de ce que nous croyons être notre véritable nature, nous faisons l'expérience comme si elle existait réellement, à l'instar de « l'horizon » d'un trou noir dont l'existence se définit dans les termes de ce que la relative générale décrit dans son langage… comme un « événement » !

Ce qu'il y a au-delà de « l'horizon des événements » est inobservable, non pas parce que toute observation est physiquement impossible (un observateur ne pouvant communiquer ce qu'il voit), mais parce que le « connaissable » est relatif aux modalités de cognition du connaissant, définies par l'environnement dans lequel ses capacités se sont développées et dont elles sont l'expression. Ce qui ne veut pas dire qu'une autre forme d'intelligence, relative à un autre type de réalité ou de dimension, serait mieux à même d'observer et donc de connaître.

« L'horizon des événements » ne définit pas la limite du réel, mais celle de la pensée ! C'est un objet qui n'a pas d'existence hors de celle-ci. Du fait de la vacuité de son essence, cette « réalité » dont nous essayons d'obtenir la connaissance est en vérité « libre de toute assertion ». Et comme le démontre le tétralemme de Nagarjuna, ce qui ne peut être décrit ni comme être, ni comme non-être, ni comme les deux à la fois, ni comme aucun des deux, n'est tout simplement pas de l'ordre du connaissable !

Le Bouddha l'a exposé dans le sῡtra du cœur « dans la vacuité, il n'y a ni objets tangibles, ni objets des sens, ni objets de l'esprit, ni objets de la conscience » EPS, autrement dit ni observable, ni observation, ni observateur. L'Éveil ce n'est pas passer de l'autre côté de « l'horizon de l'identité » (au-delà du personnel), passer de l'autre côté de « l'horizon du connaissable » (au-delà du subjectif), passer complètement de l'autre côté de « l'horizon de toute connaissance » (par-delà tout connaisseur). L'Éveil, c'est réaliser que la conscience est l'horizon, la distance qui nous en sépare, la position depuis laquelle nous l'observons, et le « centre sans centre » de tout observation.

Lorsque l'on regarde « l'horizon des événements », ce que l'on voit n'est autre que la « conscience comme horizon », laquelle contient toutes choses, tous les phénomènes composés impermanents, l'objet et le sujet coémergents sous les modalités de l'expérience du connaissable. La « conscience horizon » apparaît comme un univers étendu dans l'espace et le temps, à la fois pluriel et singulier, sans être nulle part, de dimension nulle, non-local et atemporel.

Lorsque l'on regarde le monde qui nous entoure, notre corps, les autres, tout est la « conscience horizon » comme expression de la vacuité du connaissable, du connaisseur et de la connaissance, qui apparaît comme la cause et effet. Il n'y a pas « d'autre côté » ! La réalité relative est la réalité ultime, le vide-forme est forme-vide, ni diachronique ni synchronique, ni opposé ni complémentaire. Le « Soi », la Conscience, la Présence, Shakti, la manifestation, le manifesté, sont de simples dénominations de la « perspective » du non-soi, de la vacuité, du Dharmakaya, Shiva, Dieu, eux-mêmes de simples désignations de l'êtreté, du « simple fait d'être », qui peut se résumer à un mot, l'ainsité, « c'est cela » !

En termes de ressenti, voir la conscience comme horizon, c'est comme de se voir soi-même dans notre propre « conscience miroir », c.à.d. de voir toutes choses (sans discontinuité d'essence et sans obstruction d'apparence) comme étant à la fois le miroir, la conscience qui s'y reflète, et la conscience de cette réflexion. La « conscience horizon » est indivise, mais sa vue peut être fragmentée. Sous cette perspective, ce qui apparaît et cela qui se reflète en coémergence présentent un caractère entitaire et identitaire, objectif et subjectif.

Le ressenti de ce que cela fait de se voir comme étant toutes choses qui se reflètent dans la conscience de leur propre perception, c'est le sentiment profondément vaste, impersonnellement intime, intensément libre, de se reconnaître véritablement comme « soi-même » ! C'est embrasser sa propre existence comme seule réalité, dans la globalité du connaissable, du connaisseur et de la connaissance, dans la vacuité de sa propre identité et singularité…


Tous les miroirs se sont dissipés,

La lumière voyage à son aise.

Nous sommes assis, l'horizon et moi-même,

jusqu'à ce que seul l'horizon soit ma demeure.


EPS : L'essence de la perfection de la sagesse (« le sῡtra du cœur ») – Sadhana n°18 https://www.centreparamita.org/?navig=/Boutique/Sadhanas  

III.66 Effacer


dès le vent calmé

le sable sous la vague

refait surface


dès le feu éteint

la pousse sous la braise

fleurit vivace


dès l'hiver fini

l'éclosion de la vie

revêt le printemps


dès le coup porté

et la douleur diminue

avec le temps


tout se transforme

demeure la présence

que rien n'efface


la mue infinie

habille le silence

sans interface




Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


A l'instant même, vous êtes ! Tout ce qui apparaît, sous la forme sous laquelle cela apparaît, sous les modalités dont vous en faites l'expérience, tout est la «conscience horizon », la forme du vide, la manifestée Shakti du non-manifesté Shiva, l'expression de la Grâce, l'incarnation du divin en l'humain, qui n'est autre que ce vous êtes réellement, votre nature véritable, la vacuité d'être. Mais de cela, vous n'en avez pas conscience, car vous pensez, vous agissez, vous vivez sous une fausse identité dont vous croyez qu'elle définit votre existence.


« Le moi, au sens de moi véritable, se trouve là où le Ciel et la Terre ne sont pas

 encore divisés. Ce moi-là se trouve en toutes choses : en moi-même, dans les

 oiseaux, les quadrupèdes, les plantes et les arbres, en tout. C'est la nature de

 Bouddha. C'est un moi sans ombre ni forme, sans vie et sans mort » LMC-48.


Nombre de personnes, qui n'appartiennent à aucun courant spirituel, témoignent d'un « éveil spirituel », mais reconnaissent aussi que ce n'est que le début, qu'il reste encore des choses à nettoyer et beaucoup de travail à faire pour épurer complètement leur esprit de toutes les empreintes du mental-ego. Bien que les descriptions de leur « éveil » présentent des similitudes avec celles données par les traditions spirituelles authentiques, en regard de la philosophie bouddhiste, elles évoquent plutôt le nirvāṇa que « l'Éveil des Bouddhas » lequel est, au-delà de la révélation de notre véritable nature, l'expression de son êtreté même.

La Bouddhéité requiert la « sagesse qui réalise la vacuité » (du soi de la personne et des phénomènes) complétée par la compassion qui la met en œuvre. Se libérer de l'illusion du « petit moi », ou selon les traditions non duelles reconnaître notre « véritable soi » – deux manières non antagonistes de décrire une même réalité – est le plus… accessible (à défaut d'être le plus évident).


« La sagesse et la compassion ne peuvent fonctionner d'une manière séparée. 

Si on est entièrement du côté de Kannon, il n'y a pas de verticalité, de précision,

 de solidité. Et si on est uniquement du côté de Manjusri, il n'y a pas cette

 ouverture nécessaire. Notre pratique, c'est de laisser vivre dans notre 

existence les aspects bodhisattvique de nos identités. 

Laissez Kannon, laissez Manjusri se manifester en nous, à travers nous. 

C'est une réponse à la danse des choses et des êtres » MNVE


En somme, si équation il y a, celle-ci se résumerait à : s'effacer pour s'ouvrir ; s'ouvrir pour accueillir ; accueillir pour aimer ; aimer pour être. Toutefois, «s'effacer » et « s'aimer tel que l'on est » n'est-ce pas contradictoire ?

« S'effacer »,c'est déconstruire le moi, le mental-ego, réaliser la vacuité de la «saisie (innée) du soi » et de son cortège d'émotions perturbatrices induites par un agir intentionnel égotiste, effacer l'ignorance par la connaissance de ce que nous sommes vraiment, effacer le superficiel pour atteindre au profond, effacer le petit pour s'ouvrir au vaste, à l'espace sans centre ni bord de la spatialité d'être.

« S'ouvrir » à soi-même, c'est prendre conscience que nous ne sommes pas la personne, que l'identité du « petit soi » n'est pas le substrat de notre existence. Il devient dès lors possible « d'accueillir », de s'accueillir d'abord soi-même, sans croyance et sans jugement, au-delà de nos différences relatives qui ne sont que « la forme du vide », de s'accueillir pour accueillir les autres. La Conscience ne juge pas, c'est le mental-ego qui juge, qui nous afflige à nous en rendre malade, et nous entraîne à souffrir encore et encore par ignorance et aveuglement.

Lorsque le moi est totalement effacé et que nous sommes complètement ouverts à notre véritable nature, nous aimons pleinement qui nous sommes véritablement. Il n'y a plus d'obstacle pour accueillir et aimer l'autre (l'altérité des êtres, la diversité des phénomènes, tout ce qui arrive), sans discrimination, sans différenciation, dans la reconnaissance de notre identité au-delà de toute identité, d'être au-delà de l'être, du non-manifesté par-delà toute forme de manifestation.


« Dans la pratique du bouddhisme Zen, l'amour est la forme la plus élevée de

 l'harmonie, de cette justesse que nous pouvons déployer avec les autres, et 

avec les situations (..) L'amour est cette harmonie que je trouve quand je me 

rencontre dans ma vérité de ce que je suis » MPB 


Ce qui est effacé, ce n'est pas ce que l'on est, mais ce que l'on n'est pas. Ce n'est pas non plus s'ouvrir sur le vide, sur le néant (saut à entendre celui-ci comme la négation de tout ce que nous ne sommes pas), c'est mettre en évidence la vacuité d'existence inhérente et autonome du « moi », du « je », de la personne. Dans l'immobilité et le silence mental de la posture de méditation, il est possible d'expérimenter un certain degré « d'inhibition » temporaire (bien que parfois très profond) du mental-ego, qui laisse place à la présence, impersonnelle, en-deçà de toute identité et individualité, espace d'être complètement ouvert.


« Il ne s'agit pas de se convaincre qu'il faut aimer tout le monde, 

toutes les situations, toutes les choses, toutes les expériences, 

tous les phénomènes. Par contre ce que l'on peut profondément aimer, 

sans condition, sans discrimination, sans dualité, 

c'est ce que nous sommes » MPB


Nous ne pouvons aimer les autres, de manière inconditionnelle et sans exception, « jusque dans nos différences », et vivre en harmonie avec les êtres, si nous sommes dans l'incapacité de nous aimer nous-mêmes, ce qui ne veut pas dire « aimer notre personne », mais aimer au-delà de celle-ci (ce qui ne veut pas dire non plus, détester notre personne car elle nous dissimule ce que nous sommes véritablement !). La sévérité avec laquelle nous jugeons un aspect de notre corps, de notre personnalité, de nos réactions émotionnelles, de notre comportement, de nos pensées, est proportionnelle au fait de croire… que nous sommes cela !

Cette personne que je crois être reflète l'ignorance de ma vraie nature, laquelle est inaltérable de par son essence qui ne relève ni de l'être, ni du non-être. Cette personne est non seulement une projection mentale, c'est un idéal façonné par la « saisie (innée) du soi ». Et sous l'emprise du mental-ego, je voudrais le faire correspondre à la réalité, d'où les désaccords dont j'ai à souffrir en permanence!

Pour s'aimer soi-même dans ce qu'il y a de véritable dans ce « soi-même », il nous faut donc commencer par comprendre que pour cesser de souffrir, nous devons nous désillusionner de cet idéal de la personne, le déconstruire en réalisant la vacuité de l'identité relative du « moi ». C'est le premier pas pour «s'aimer soi-même » c.à.d. aimer cela que nous sommes véritablement.


« La vraie image de la Vie ne s'épanouit en l'homme 

que lorsqu'il a vaincu le moi personnel 

et qu'enfin le vrai moi apparaît » LMC-48.


Ce que nous sommes n'est pas conditionné ! Pourquoi s'acharner à vouloir être comme ceci ou cela, à s'affirmer différent, à se revendiquer d'un genre, d'une appartenance ou d'aucune ? Abandonner l'idéal du « moi parfait », de celui ou de celle qu'il nous faudrait être pour être heureux, c'est renoncer à courir après des chimères, c'est sortir de l'utopie de vouloir « guérir la personne » et de travailler au développement de la version la meilleure, la plus aboutie de « ma personne » comme synonyme de libération de la souffrance ! Lâcher-prise sur ce « moi idéal », effacer l'illusion de la personne, c'est se libérer de toute contrainte, de toute intentionnalité, de toute détermination qui nous retiennent d'aimer sans condition, d'aimer totalement, d'aimer absolument.


« Nous nous illusionnons du fait que si nous ne sommes pas heureux aujourd'hui,

 c'est parce que notre passé n'était pas assez comme ceci ou assez comme

cela. Mais tout ça ce sont des illusions, tout ça n'existe pas ! La seule chose qui

 existe vraiment est la seule réalité que je peux vraiment aimer ici, 

c'est ce que je suis là [au cœur] » MPB


« S'aimer soi-même », c'est s'aimer comme une présence ouverte et totale, au-delà des artifices de l'identité personnelle et individuelle, à la fois indicible en son essence et susceptible de revêtir toutes les déclinaisons possibles. Lorsque la personne s'efface, plus rien ne nous retient de nous ouvrir à toutes les différences inconditionnellement, qui formes-vides ouvrent sur notre essence, d'accueillir et d'aimer les autres, les choses, les phénomènes, comme soi-même, dans la reconnaissance de notre êtreté indivise.


« Ce je suis là [au cœur] est à la fois 

tout ce que j'ai vécu jusque-là maintenant, 

et la manière dont je vais l'accepter, l'aimer, l'accueillir, 

porte déjà en soi tout ce que je serai demain. 

Cette pratique du zen qui nous ramène 

à la présence du présent, 

c'est pour nous offrir le vrai présent 

qui est ce que nous sommes » MPB.


LMC : Merveilleux chat et autres récits Zen, Karlfried Graf Dürckheim 

MNVE : Moi nuage venu de l'eau https://www.youtube.com/watch?v=7xD0fi-fN4A 

MPB : Ma plus belle histoire d'amour https://www.youtube.com/watch?v=XERP9umnQLY  


III.67 Libérer


ligne pour ligne

sur le miroir de l'eau

le reflet du ciel


une suite de pas

sur l'horizon songeur

nuage vermeil


entre les dunes

de la base à la cime

lueur diffuse


ici vu là-haut

(l')empreinte digitale

ombre vitreuse


l'aile tournoie

au-dessus de sa cible

dans le viseur


(l')espace vide

de silence contemplé

s'ouvre ailleurs


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


La vacuité du soi peut se réaliser de manière instantanée, immédiate, comme une révélation soudaine, l'évidence fulgurante de la vérité, « l'euréka » libérateur ! Dans le mysticisme de maître Eckart, l'amour divin embrase l'esprit dès qu'il le touche comme une flèche tirée droit au cœur. Dans le Shivaïsme du Cachemire, la Grâce se manifeste spontanément aux esprits dont le niveau d'expérience leur permet de s'ouvrir à la reconnaissance immédiate du véritable Soi/non-soi.

Toutes ces voies ont en commun « l'effacement de la personne », qui apparaît comme la cristallisation des croyances érigées par le mental-ego en structures de pensées constitutives du voile de l'ignorance sur notre véritable nature. Les méthodes pour en briser la gangue diffèrent aussi selon le degré de discernement du pratiquant – « les unes aiguisent la vigilance, d'autres brisent l'automatisme des fonctions naturelles, à moins qu'elles ne les vident systématiquement de leur substance ou de leur forme spécifique » VTLS-22.


« Si l'on se concentre sur l'une de ses découpures 

[dans l'écran des structures mentales que la rigidité de l'ego a plaqué 

sur la Réalité absolue], par ce seul interstice on percevra 

le ciel de la Conscience tandis que le réseau 

dans son ensemble (tout le dessin compliqué du temporel) s'effacera » VTLS-22.


Relative à l'expérience de chacun, l'ouverture à l'êtreté peut aussi suivre un chemin plus long. S'agissant du Vijñānabhaïrava, « mieux vaut une goutte de Vijñāna qu'un océan de jñāna » EVAR. « Jñāna » désigne la connaissance, le savoir grossier (qui résulte du processus de compréhension et de raisonnement intellectuel), tandis que « Vijñāna » désigne la sagesse discriminante subtile, qui est issue d'une « perception libérée de la pensée, une percée à l'intérieur de la connaissance », laquelle consiste en « l'intuition directe du cœur » EVAR.

Cette différence rapportée à la sagesse et à la compassion ne signifie pas que la première est en proportion plus importante dans le développement de « l'esprit d'Éveil » (les deux ailes doivent être équilibrées pour que l'oiseau puisse voler), mais que si la vacuité du soi peut surgir de l'instantané, telle la « sublimation » (passage d'un corps directement de l'état solide à l'état gazeux sans passer par l'état liquide), à l'instar de la « distillation », la compassion c.à.d. la sagesse du cœur requiert beaucoup plus de temps pour distiller sa quintessence

Autrement dit, le développement de la compassion peut être comparée à un «processus alchimique » qui procède de la purification de la substance même de nos croyances en la réalité de la personne et du monde (dans le Bouddhisme Mahāyāna par la « méditation analytique » par exemple), par la distillation des formes spécifiques qu'elles revêtent dans notre comportement à l'instant présent de la vie, aux fins d'en extraire (libérer) l'essence du parfum de la Grâce…


« Ici, la vie spirituelle n'est pas pensée ou débat, mais Communion, contact

 existentiel avec la Conscience (…) Chaque situation a pour but de nous ramener 

à notre propre Centre. Quelle que soit l'émotion que nous expérimentons sur le 

moment, elle peut être le moyen d'entrer en contact avec notre Centre » EVAR


La personne est comme un arbre, dont les racines sont nos croyances, les feuilles nos doutes, ses bourgeons les intentions qui président à nos actes dont les fleurs sont les fruits. « L'arbre du moi-je » se dresse de toute sa gloire au centre du paysage. Pour l'esprit ordinaire, son feuillage capte toute la lumière du soleil pour lui seul et son ombre masque la vue du paysage alentour et des êtres qui y vivent. Pour qui réalise la vacuité, sa forme n'est pas un réel problème. Après tout, l'arbre fait partie de la « conscience horizon » comme expression du non-manifesté ! Mais pour vide de substance qu'il soit, il nous empêche de nous relier aux autres. Il ne suffit pas de le contourner, il nous faut le traverser, car il est aussi le chemin !


« L'éclosion du vrai moi se manifeste par la destruction de l'ego individuel. 

Il faut toujours avoir devant les yeux le UN dans lequel le Ciel et la Terre ne sont

 pas encore séparés. Il faut apprendre à voir sans intermédiaire, 

sans se laisser prendre par les concepts superficiels qui différencient » LMC-50.


Mais quelle est la juste méthode pour y parvenir ? Faut-il secouer les branches de l'arbre avec une force telle que tous ses fruits en tombent, arracher ses feuilles une par une, tronçonner ou dynamiter sa souche, et brûler ses racines ?

Dans toutes les traditions spirituelles et religieuses, certaines divinités présentent parfois un caractère menaçant, déchaîné, comme les déités «courroucées » du Bouddhisme tibétain. Takuan, un moine Zen du 17ème siècle, parle « d'atteindre "l'extrême limite de tout (ce qui est encore saisissable) par un exercice constant, jusqu'à l'épuisement". C'est seulement ainsi que se déchire l'illusion du moi individuel » LMC-50

Dans le Shivaïsme, une pratique de méditation relative à Kali consiste à se visualiser sous l'aspect grégaire de la déesse et… à découper ses ennemis en morceaux, « dans cette pratique, on vraiment le droit d'être violent, d'exercer sa violence, de tuer avec entrain » KMPS. L'on est loin ici de la voie du « juste milieu » du Bouddha et de l'ouverture inconditionnelle à l'amour de soi-même comme préalable pour s'ouvrir et accueillir tous les êtres et toutes choses !

Et pourtant, qu'elles soient courroucées ou bienveillantes – Kali dont la finalité est de nous permettre de « trancher nos fixations spirituelles, croyances, dogmes, certitudes » KMPS possède également un visage d'amour absolu –, ce ne sont que des moyens de nous relier à notre véritable nature ! « C'est l'esprit de sagesse du maître qui nous est transmis à travers la déité – laquelle est la manifestation de notre énergie éveillée, vide et lumineuse – qui fait écho à notre véritable nature, et c'est ainsi que notre véritable nature va pouvoir se révéler[1] ».

« Effacer » n'est pas à prendre au sens propre. Il n'y a pas à tuer le « moi », «l'ennemi » (ou l'infidèle !) – une lecture littérale qui est à la source de tous les intégrismes religieux –. De même, le processus de « distillation » de la personne ne vise pas à extraire l'essence subtile de notre être par une épure progressive. L'essence est « déjà là », réalisée, illuminée, ici et maintenant, depuis toujours, puisque toutes choses ne sont que la forme (l'expression)… d'une seule chose !


« L'alchimie n'est pas une opération qui consiste à transformer quelque chose

 mais à se transformer pour comprendre que tout est "or" et libre » JZ. 


Développer la compassion ne consiste donc pas, à proprement parlé, à éradiquer chaque ramification (psychologique, historique, organique, etc.) du «moi », à les traiter un par un dans l'expérience du quotidien, jusqu'à atteindre l'exhaustivité de la « déconstruction » de toutes les croyances qui fondent la personne, pour nous ouvrir inconditionnellement à l'amour du « véritable soi-même » (du Soi même, véritablement soi) et d'accueillir sans discrimination tous les êtres et toutes les choses sans différenciation ni exception. Ce n'est pas la force brute qui détruit le mental-ego et balaie l'illusion de l'identité substantielle, c'est la foi qui surgit de « l'intuition directe » et spontanée du cœur comme amour !


« [La foi] est le fait d'avancer dans la direction où, saisi par un sentiment

 religieux, le croyant est entraîné par la force de l'absolu » LMC-53.


Ce n'est pas un effacement, c'est une révélation ! C'est comme d'enlever la saleté qui recouvre une pièce en or, nul besoin de la plonger dans l'acide jusqu'à sa totale dissolution ! Il suffit de la polir jusqu'à lui faire retrouver son éclat originel. Réaliser la vacuité du soi de la personne consiste en l'effacement de la croyance en sa réalité identitaire, entitaire, nouménale. Toutefois si la réalisation de la vacuité du soi (de la personne et des phénomènes) efface la substance elle n'efface pas la forme ! Les apparences demeurent, simples formes du vide !


« Au moment où ces objets émergent de nos tendances, ils apparaissent sous

 forme de maison, de montagne, d'arbre, etc. Le problème c'est que nous 

croyons qu'ils existent réellement, séparés de nous » EVM-189.


Les formes de la manifestation que la conscience-horizon est susceptible de revêtir, et les modalités sous lesquelles nous en faisons l'expérience, dépendent de l'esprit. La manière dont les choses nous apparaissent sous le voile du moi n'est pas une question de « désignation », mais de conformation !


« Les différents types d'êtres perçoivent un objet différent à partir d'une base

 commune, certains voient l'eau comme du pus, d'autres comme du métal fondu

 (…) ceci est le fait de leurs schémas de pensée habituels » EVM-331.


Le temps n'est pas une dimension qui, avec l'espace, constitue un référentiel qui structure la réalité des phénomènes et donne sa forme à l'univers tel que nous le connaissons et en faisons l'expérience de la matérialité. Le temps est coémergent à la dualité sujet-objet. Du point de vue eidétique (sous l'angle de la pensée), c'est comme si la « substance » était la réification comme « localité » de la croyance en la réalité de l'identité de la personne, et c'est comme si la «forme » était la manifestation de cette même croyance comme « temporalité ».

Sous la perspective temporelle (l'aspect relatif de l'ultime), c'est comme si l'effacement de la « substance même » procédait du retournement spontané de l'attention à la non localité du « centre sans centre » du véritable soi même, qui ouvre sur la spatialité sans limite de la « conscience-horizon ».

– Du point de vue du ressentir, la réalisation de la vacuité de la « substance » se présente ainsi comme la prise de conscience, soudaine, profonde et radicale, de la transparence, de la clarté, et de l'intangibilité du réel, à l'évanouissement immédiat de toutes directions intérieures et de tout référentiel extérieur. Plus qu'un effondrement du volume de l'univers en une « surface de dimension nulle», qui elle-même se ramène à « un point de dimension nulle », c'est la prise de conscience fulgurante que tout ce qui nous entoure… n'est situé nulle part ! –.

La « forme » n'est autre que le résultat de la répétition, à chaque instant local, un nombre incommensurable de fois depuis des vies sans commencement, de la croyance en la réalité de la « substance ». C'est comme si l'effacement de la « forme même » consistait à réaliser la vacuité de l'instant local comme rémanence (empreinte cristallisée) de cette succession d'instants passés à croire en l'existence du « soi identitaire » ! Autrement dit, réaliser la vacuité de la « forme même » ne consiste en rien de moins qu'en l'effacement de la temporalité par la révélation de la véritable nature du Soi, non-local et atemporel.

A l'instar de l'effacement de la « substance » qui prend appui sur la localité, l'effacement de la « temporalité » procède du temporel (c.à.d. du réseau mental de nos illusions) en son sein même, lequel devient le support de son abstraction sous l'expérience éclairée par la sagesse, à « l'instant présent » du flux de la vie, lequel est l'expression manifestée de l'êtreté (la vacuité, le non-soi, Shiva, Dieu, la conscience-horizon) en son essence vide !

Puisque ce n'est pas l'esprit qui s'inscrit dans la relativité du temps mais le temps qui est relatif à la vue adoptée par l'esprit, c'est donc la « vue temporelle » de la personne qui constitue « l'existence conditionnée » elle-même ! C'est la « forme même » qui nous retient attachés au passé, nous projette dans l'avenir, et nous sépare de l'instant présent véritable. L'atemporalité est ici la qualité de la relation au véritable soi même. Dissiper l'illusion de ce « voile temporel » ne constitue donc pas l'acte d'un agent, coémergent du temps, mais l'effacement du temps par l'abstraction de toute intentionnalité, dans un non-agir spontané…


« Quand le moi personnel s'évanouit, 

le temps, qui y est attaché, disparaît avec lui. 

Lorsque s'éveille le vrai moi, l'homme est au-dessus du temps ; 

il est présent à chaque instant, 

entièrement, indépendant du temps » LMC-54. 


[1] Sagesses bouddhistes du 15/09/2019 - Les tantras dans le bouddhisme tibétain https://www.youtube.com/watch?v=XqNjYGWf-xk 

EVAR : Essai de vulgarisation, Agnes Rives https://archive.org/details/essai-de-vulgarisation-de-quelq-agnes-rive 

KMPS : Kali – Mythologie, pratiques secrètes et rituels https://www.youtube.com/watch?v=MQVBUpw7IJM 

LMC : Merveilleux chat et autres récits Zen, Karlfried Graf Dürckheim   

VTLS : Vijñānabhaïrava tantra, Lilian Silburn https://archive.org/details/LilianSilburnLeVijnanaBhairavaTexteTraduitEtCommente1961Pdf/mode/2up?q=Vij%C3%B1%C4%81nabha%C3%AFrava+tantra+Lilian+Silburn  



                                                          De l'autre côté d'ici  

III.68 Seuil


des ombres aux murs

unique est leur source

je reviens à moi


là ce qui est vu

un ruban à une face

là cela qui voit


ni début ni fin

sans nulle séparation

dans la présence


le regard se clos

et disparaît le monde

dans le silence


la porte (s')ouvre

sur le seuil indicible

où je réside


pas (d')ici ailleurs

hors de la forme nul fond

autre que vide



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Imaginez un espace blanc, vide, et là, une porte ! Juste une porte. Ouvrez-la. Là où vous vous trouvez définit « ce côté-ci », le seuil de la porte délimite ce qui vous sépare de «l'autre côté ». De votre point de vue « ici » est différent de « là-bas ». Ce n'est que relatif ! En dehors de toute référence, sans aucun point de repère dans cet espace vide, d'une blancheur homogène, emplit d'une lumière uniforme, il vous est impossible de dire « où », impossible de définir un « quelque part », ni de différencier les deux côtés de la porte indépendamment de votre position !

Faites un pas en avant. Diriez-vous que la porte à deux côtés ? Il semble bien que oui, puisqu'il vous apparaît que vous êtes passé de « l'autre côté », mais retournez-vous… Ici et maintenant, la porte se retrouve à nouveau… devant vous ! Pouvez-vous affirmer avoir réellement franchi le seuil ? Ici et maintenant, la porte a-t-elle véritablement deux côtés ?


« Cette porte, vous aurez bien du mal à trouver et à la franchir même, car cette porte

 n'est finalement que vous-même ! Ce n'est pas un espace médian qui permet le 

passage d'un espace à un autre. La porte ? Quelle porte ? Vers où ? La porte, c'est ceci 

qui s'ouvre en ceci, qui s'ouvre de lui-même sur lui-même » MNVE.


Imaginez une maison de poupée. Regardez à l'intérieur, c'est la réplique exacte de votre habitation en miniature. Voyez, tout y est ! Vos meubles, vos objets préférés, tous vos souvenirs, jusqu'à une effigie de vous... Demeurer l'attention fixée sur cette vue comme si vous vous abandonniez au visionnage d'un film à la « première personne », jusqu'à vous oublier totalement dans cette contemplation. Ici et maintenant, êtes-vous l'observateur ou le personnage observé ? Sans référence pour déterminer de quel côté du « seuil » vous vous trouvez, quelle différence faites-vous entre cela qui voit et ce qui est vu ?

Le Bouddhisme Mahāyāna et le Shivaïsme du Cachemire conçoivent le réel comme « un » en essence mais distinct en aspects : la réalité conventionnelle versus la réalité ultime, la forme-vide vs le vide-forme ; Shiva-Shakti, le non-manifesté versus la manifestation, la Conscience vs la réalité physique, comme les deux côtés d'une porte ou les deux faces d'une même pièce. Sous cette perspective, la dualité n'est qu'un effet d'apparence, à l'instar d'un anneau de Moebius qui ne comporte qu'une seule face. Mais, ce à coté de quoi l'on passe également, c'est que l'unité est elle aussi… une apparence !

Sous l'angle duel, différencier le personnage de notre être profond (ce que nous sommes véritablement en-deçà du soi de la personne, la Conscience, le Soi ou le non-soi) ne constitue pas une désidentification à la personne, mais un « point de vue » qui procède de l'opposition des contraires. Prendre conscience que nous ne sommes pas le reflet dans le miroir mais « cela qui s'y reflète », ce n'est pas dépasser la dualité puisqu'il y a toujours distinction entre observateur et observé ! Tant que ce vers quoi l'attention se tourne (ou qu'elle a l'impression de « se retourner ») demeure un objet de l'attention, cela reste une vue sur soi-même et non le véritablement basculement sur « soi même ».

Dans la méthode proposée par le mystique Douglas Harding, qui consiste à pointer le doigt vers les objets puis à le retourner à 180° pour porter l'attention vers cela qui regarde, la Conscience apparaît comme un « espace vide » (non-manifesté), sans forme, sans bords ni limite, mais qui est encore conçu comme une sorte de contenant, un « espace d'accueil » de toutes choses.

Cependant, si l'on ne conçoit pas cet « espace » comme une réalité tierce ouverte sur les phénomènes tel un réceptacle, mais bien plutôt comme un « vide de perception » (point de dimension nulle, incomposé et non-né, « centre sans centre », hors de l'espace et du temps, c.à.d. décohéré de la pensée à laquelle ils sont coémergents), telle « une porte sans côté » où le vide se manifeste forme (« où la vacuité apparaît comme la cause et effet » selon la formule de lama Tsongkhapa), alors la dualité et l'unité disparaissent avec la disparition du soi de la personne et des phénomènes !


« C'est la spatialité qui ne pose rien,

L'étincelante vacuité au-delà des formes,

Délivrée de la permanence, fluide,

Sans limite, vibrante et claire !

Sans unité, sans pluralité » IDC-81


Au centre sans centre de « moi même », « Je » suis à équidistance de toutes choses. Ce qui est là-bas, partout, est ici, et nulle part, il n'existe un tel « ici » II.99 revient donc à dire que « ce côté-ci » est « l'autre côté », c'est-à-dire qu'à l'instar d'un anneau de Moebius… la porte n'a qu'un seul côté ! Lequel par ailleurs est, de par son essence, vide de substance intrinsèque et autonome. Autrement dit, le 2 se ramène à 1, lequel 1 se ramène à zéro, lequel se ramène à… la vacuité qui n'est pas une essence, mais « ni être, ni non-être » !

Les témoignages « d'éveillés » contemporains se recoupent avec les descriptions des traditions spirituelles authentiques – pour le Bouddhisme Mahāyāna et l'école Mādhyamaka Prāsangika, le nirvāṇa (la réalisation de la vacuité ou l'étape 10 de la méditation du Calme mental, Samatha) est toutefois à distinguer de l'Éveil des Bouddha par-delà –. Sagesse et méthode, « voies de l'expérience » et « voies de la connaissance», se rejoignent au-delà des mots en s'éclairant mutuellement en se révélant effet de perspective l'une de l'autre comme forme et sans-forme


« L'autre méditation, c'est aller vers le rien. On retire notre attention du monde des

formes, par le plus direct, le « rien », le « vide », le « zéro », l'obscurité complète,

l'absence d'image mentale (…) à ce moment-là, on arrive au « néant » complet, l'opposé

du tout, au « vide vide » ! Il n'y a personne pour être conscient de quoi que ce soit.

C'est l'inconscience, c'est le néant !

Il n'y a personne, il y a disparition de toute sensation

corporelle, il y a plus de cœur, il n'y a plus rien » RSI.


Il est essentiel de toujours garder en vue « le juste milieu » est pour cela de bien mesurer le sens des mots pour éviter toute méprise qui nous ferait glisser vers l'extrême du nihilisme. Qu'il n'y ait « plus personne » dans les profondeurs de l'état méditatif du « sans-forme » ne veut pas dire qu'il n'y ait plus de conscience du tout, seulement qu'il n'y a plus de conscience qui passe par l'aperception de soi « comme sujet » ! Padmasambhava l'énonce clairement « Sans t'en tenir au concept d'une vacuité nihiliste, sois assuré que la sagesse a toujours été claire, lumineuse, spontanée, résidant en elle-même, solaire par elle-même » IDC-81.

En son état naturel, la Conscience (le Soi, le non-soi) est clairement « conscience de sa présence à elle-même ». Lorsque la personne s'efface, que l'illusion de l'expérience phénoménologique sous laquelle « je me pense moi » se dissout à la réalisation de la vacuité de la croyance en « mon existence identitaire » comme sujet intrinsèque et autonome, le soi-même fait alors place au « soi même ». Ce n'est ni de l'amnésie ni de la schizophrénie ! Il ne se produit pas la substitution d'une identité par une autre ! Cela n'aurait aucun sens que celui qui réalise qui il est vraiment soit… autre que « lui même » !

Une telle « inconscience » est antithétique. Nonobstant le fait que la Conscience ne saurait connaître sans se connaître elle-même, ni se libérer sans savoir qu'elle est prisonnière, cela ferait de la conscience… une étrangère à elle-même ! Que la conscience se voile à son aperception en se pensant exister comme identitaire est une chose, mais comment la Conscience pourrait-elle être « consciente de sa propre présence » si elle n'était fondamentalement pas « conscience d'être » ?


« Il y a en vous un profond sentiment de présence 

avec ce sentiment profond d'être « vous même ». 

Il n'y a pas de « je » en dehors de la conscience. 

Il faudrait nuancer et dire 

« je suis conscient de la conscience en tant que moi-même ».


Dans la plupart des traditions spirituelles et des religions (c.à.d. les spiritualités cristallisées en dogme), il y a un événement premier, un schisme au sein de l'esprit (symboliquement représenté par « la chute du paradis » dans la tradition judéo-chrétienne) qui origine la dualité entre : un « avant » où la Conscience « résidait en elle même » ; un « après » où, comme si elle avait été soudainement « mise en face d'elle-même » devant un miroir, la Conscience s'était subitement identifiée à son reflet comme « conscience de soi-même ».

Pour le bouddhisme, pour lequel l'interdépendance n'a ni commencement ni fin, les «deux côtés de l'anneau » ont toujours été là, et n'en ont toujours constitué qu'un seul ! De par son caractère « solaire par elle même », la conscience a toujours été comme «face à elle-même » (« comme » du fait de son essence libre du vide et du non-vide) ! Voyez cela comme « un anneau de Moebius » où la perspective de l'une des faces apparaîtrait comme une « figure d'interférence » qui serait le produit de l'addition de l'amplitude de deux fronts d'ondes, tandis que la perspective de l'autre face apparaîtrait (simultanément !) comme une « figure d'interférence » qui serait le produit de… la soustraction de leur amplitude !

C'est comme si, selon la perspective, mise en face de sa propre présence, la conscience se voilait (se saisissait et s'identifiait) comme « soi-même », alors même que « résidant dans sa propre présence », la conscience se réalise comme vacuité en se percevant comme « soi même ». La temporalité est l'autre face de l'atemporalité ! « Libre du vide et du non-vide », l'illusion d'une identité séparée et unitaire coexiste simultanément à la clarté de sa vacuité.


« Bien que les écritures soient aussi vastes que le ciel, 

elles n'enseignent rien d'autre que cet esprit d'identité, 

vie et libération sont ton propre esprit » IDC-81


Dans une méditation sur la forme, l'attention est posée sur quelque chose, perçu, ressenti ou visualisé. Dans la méditation du « sans-forme », l'attention ne se fixe sur rien d'autre… qu'elle-même (« rien » car la conscience n'a pas de forme, ni de position ni de durée) ! Par le dépouiller progressif de tous stimuli sensoriels, corporels et phénoménologiques (pensées, images, sons, « cinéma mental »), l'esprit parvient au « niveau zéro » de l'activité mentale consciente (« l'arrêt des fluctuations mentales » c.à.d. l'état du yoga), ce qui entraîne l'abstraction du point de vue subjectif, l'inhibition de l'aperception de « soi-même », et laisse place au sentiment de présence de la conscience à « soi même ».


« Dans la vacuité, il n'y a ni forme, ni sensation, ni discrimination, ni formation, ni

 conscience, ni yeux, ni oreilles, ni nez, ni langue, ni corps, ni esprit, ni forme, ni son, ni 

odeur, ni goût, ni objets tangibles, ni objets de la vue, ni objets de conscience, ni objets 

de l'esprit, et ainsi de suite jusqu'à ni objets de la conscience » EPS.


Lorsqu'il n'y a rien sous les palmes d'un plongeur posé sur le plancher océanique, l'océan est toujours là, au-dessus et tout autour de lui ! Le « degré zéro » de la conscience n'est pas un vide nihiliste. Lorsqu'il n'y a plus de conscience par objet et donc plus de sujet relatif, il y a toujours une « présence de la conscience ». D'ailleurs, à cet instant même, j'éprouve le sentiment de ce que cela fait d'être conscient de « moi-même » sans pouvoir affirmer la réalité de mon expérience sur la base de preuves locales, temporelles et tangibles !

À la différence du plancher océanique qui marque la limite de la descente du plongeur ou d'une porte fermée qui nous obligerait à faire demi-tour, la singularité de la conscience, « libre d'assertion » en son essence, est… sa réversibilité ! A une époque, sur certains ordinateurs, et applications, il arrivait qu'en déplaçant le curseur de la souris vers le bas de l'écran plutôt que d'y rester bloqué, le mouvement continue et le curseur réapparaisse… en haut de l'écran !

Si l'on suit bien l'expérience de Douglas Harding, lorsque l'on déplace le « curseur de l'attention » vers cela qui (est conscient d'être cela qui) voit, alors, sans obstacle à la vue, le curseur pointe… partout, tout autour de nous, sur tout ce qui est vu (comme étant conscient d'être vu) ! C'est comme si en franchissant la porte, l'on se retrouvait instantanément du côté même d'où on est parti !


« Et là, il y a quelque chose qui se passe à nouveau ! 

C'est un huit, un infini ! Il y a un rebasculement dans le tout ! 

La "pure lumière" à partir de rien ! Derrière "l'absence de manifestation", 

il y a la pure manifestation, la potentialité de toutes les manifestations, 

et à ce moment-là, ça m'a renvoyé à mes sens » RSI


A chaque type d'activité cérébrale correspond un type d'ondes. En 2016, il a été mis en évidence l'existence d'ondes cérébrales de très bases fréquences (moins de 0,5 Hz) dites Epsilon. « Ces états semblent être associés à des états de méditation très élevés, de conscience extatiques, d'inspiration de haut niveau, de perspicacité spirituelle » OCS. Elles s'accompagnent d'une synchronisation des hémisphères cérébraux, mais le plus étonnant, c'est leur caractère commun avec des ondes de hautes fréquences. « Les états de conscience qui semblent être associés à l'activité des ondes cérébrales HyperGamma (à 100 Hz) et Lambda (à 200 Hz) semblent être décrits exactement dans les mêmes termes que ceux utilisés pour Epsilon. Il semble y avoir un lien circulaire entre ces extrêmes de l'activité des ondes cérébrales et les états de conscience qu'ils représentent » OCS.

La possibilité d'une modulation entre ces deux types d'ondes, c.à.d. leur capacité à entrer en « superposition de phase », semblerait ainsi établir l'existence d'une « porte sans côté » dans notre tête. Du point de vue matérialiste, la conscience serait le produit de l'activité de ses ondes et de leur combinaison, mais de l'autre côté de l'anneau… c'est la conscience qui en est la clé !

Shiva-Shakti, non-manifesté et manifesté, « réalité conventionnelle » et « réalité ultime », seraient donc bien deux aspects d'un même état d'être, lequel est au-delà de la pluralité, mais aussi… par-delà l'unité ! Ainsi, plutôt que de parler « d'inconscience » pour décrire le « degré zéro » de la méditation du « sans-forme », il faudrait plutôt employer l'expression de « l'un conscience », pour désigner l'unité indivise de «(l'aspect de) la conscience (qui s'apparaît) comme conscience de soi-même » par opposition non duelle et relative à « la présence (qui réside) comme conscience en et par soi même ».

La pièce n'a qu'un seul côté, la forme-vide est vide-forme ! Chaque instant du temps est continu à l'atemporalité, chaque position de l'espace à la non localité. Entre l'Alpha est l'Oméga nulle transition. Ce qui est, sans commencement ni fin, doit advenir pour être… À l'instar de « l'horizon des événements » d'un trou noir, l'univers n'est pas la limite de la manifestation, mais la surface de la projection sans périphérie du « centre sans centre » de la « présence comme conscience ». Tout ce qui apparaît d'ici à là-bas, la totalité des phénomènes composés impermanents, est le déploiement de la « conscience horizon » qui inclut la totalité de ce qui existe « libre du vide et du non vide ».

Comme la surface de l'océan est continue au plancher océanique, le silence est continu au son, les sagesses aux passions, la compassion aux obstacles, le « soi essentiel » au «moi existentiel » PE, l'être comme « ipséité » (notre véritable nature, l'êtreté, le dasein) à l'être incarné, la cessation de la souffrance à la souffrance, le nirvāṇa au samsāra, le par-delà à l'ici et maintenant…


« Par la vision de ton intelligence dénudée 

jusqu'à la moelle réalise cette perfection innée de l'Esprit !

L'Esprit, par cette lumineuse prise de conscience absolue, 

existe et n'existe pas, tout à la fois ! » IDC-81


https://www.youtube.com/watch?v=hd7vu89Rv9w  

EPS : L'essence de la perfection de la sagesse (« le sῡtra du cœur ») – Sadhana n°18 https://www.centreparamita.org/?navig=/Boutique/Sadhanas  

IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php  

LMC : Merveilleux chat et autres récits Zen, Karlfried Graf Dürkcheim 

MNVE : Moi nuage venu de l'eau https://www.youtube.com/watch?v=7xD0fi-fN4A  

OCS : Ondes cérébrales et spiritualité https://www.emmanuelleerrera.com/post/ondes-c%C3%A9r%C3%A9brales-et-spiritualit%C3%A9-l-onde-epsilon-le-rien-avant-le-tout 

RSI : Réaliser le soi et l'incarner, https://www.youtube.com/watch?v=vF2lV1uwr3k&t=172s  

VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier   

 

III.69 Identification


tourne la ronde

du mouvement incessant

la forme prend vie


tel Shiva danseur

la roue apparaît monde

pareil simili


la lumière fut

est simple perspective

de l'illimité


voit l'espace

sans empiler de brique

rien n'est divisé


à chaque lancé

la cible s'émousse

au geste parfait


va en « toi même »

tout au-delà du centre

là est ton reflet



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Comme le sentiment d'une présence, intangible et irréductible, indifférenciée et illimitée, sans-forme et non-manifestée, identique à elle-même à quelque moment et aussi longtemps que je pose l'attention sur elle, c'est ainsi qu'apparaît la « conscience de soi » lorsque je (qui n'est ni sujet, ni agent, ni personne) retourne l'attention sur elle-même, ou plus exactement la manière dont « en tant que conscience, je m'apparais à moi même » !


« Vous devez apprendre le demi-tour 

qui dirige votre lumière vers l'intérieur 

pour illuminer votre vraie nature. 

Le corps et l'âme de même s'effaceront, 

et votre visage originel apparaîtra » RUP


D'aussi longtemps que je me souvienne, j'ai toujours été « conscient d'être conscient », sujet et objet, témoin et observateur de ma propre observation. Et il m'est inconcevable de penser qu'il n'en est pas de même pour tout le monde ! Toutefois, je sais aussi par expérience cette « présence à moi même » être très évanescente. Un rien suffit à l'éclipser au détournement passager des choses, à la distraction éphémère des phénomènes, et à l'absorber ailleurs...

Pourtant, quelle que soit la durée de mes « absences » relatives, captif des formes, je re(de)viens toujours présence, comme un yoyo à son point de départ. Cependant, il n'y a pas de relation inversement proportionnelle entre la diminution de la prégnance des formes et le retournement de l'attention sur elle-même. Ce n'est pas parce que l'attention n'a plus rien dans quoi s'absorber que je vais spontanément m'apparaître « en tant que conscience à moi même » ! L'absence totale de sensation, de perception, d'images mentales, n'amène pas ipso facto à la présence, mais elle peut être une opportunité de la révéler !


« L'attention, c'est là que vous vous trouvez ce qui perçoit. 

L'attention est toujours ici et maintenant, peu importe les images, 

les pensées, les émotions, les sensations, qui la remplissent, 

elle est toujours là, et c'est ce que vous êtes en essence ».


L'attention a tendance à se fixer sur tout et n'importe quoi, comme un prédateur toujours en quête d'une proie (le véritable sujet de cette prédation étant l'attention elle-même). De fait, dès lors que les stimuli perceptuels se tarissent, l'attention cherche dans toutes les directions la moindre chose sur laquelle se fixer, et elle peut ainsi finir par… se retourner sur elle-même et s'apercevoir comme présence. Ce basculement peut se faire à tâtons, d'une manière empirique, mais il est plus courant que l'attention sombre bien avant cela dans la torpeur, sinon le sommeil sans rêve nous ferait rester éveillé (conscient) dans la présence toute la nuit !

Lorsque je me réveille d'un sommeil sans rêve, le contraste induit par le soudain « retour des formes » s'accompagne de la conscience d'une « interruption ». Or, un tel « sentiment d'interruption » de la conscience de soi ne saurait refléter une véritable discontinuité dans la présence, par essence non-locale et atemporelle ! Elle est un reflet du relatif dont la mesure nous est donnée relativement au temps considéré comme un référentiel extérieur à l'esprit. Ce qui apparaît comme une « interruption » du point vue du temps linéaire est purement subjectif et sans aucun caractère de « réalité » du point de vue de la présence.

Entre le moment où je m'endors et celui où je me réveille, l'attention portée sur l'attention révèle l'identité irréductible de la « présence » – en posant l'attention concentrée sur l'attention avant de m'endormir, je peux même faire l'expérience de… l'absence de discontinuité de la présence dans le rêve –. Quelle que soit la durée du détournement de l'attention et la profondeur de l'oubli de la présence dans l'absorption d'un objet, je reviens identique en présence.

La Conscience n'a ni début ni fin et ne change jamais, car son essence est « libre d'assertion » (hors du domaine de l'être et du non-être). La question n'est donc pas de savoir ce qui serait à l'origine d'une « discontinuité », mais ce qui nous instille le sentiment d'avoir « sombré dans l'inconscience » ?

Pour cela, tournons-nous d'abord vers les phénomènes. La raison pour laquelle l'attention se fixe sur les choses, et y demeure engluée (tournant en boucle dans les pensées et les projections), vient d'un esprit non maîtrisé. Lorsque l'attention se pose sur une forme, elle s'y superpose et, en s'oubliant à sa présence, s'y identifie et s'y confond comme étant son être propre. Cet effet de perspective apparaît comme la scission de « l'attention comme sujet » en coémergence de « la forme-objet de son attention », à partir de laquelle s'édifie la phénoménologie du « moi de la personne ».


« C'est vraiment à cela que se résume "le sentiment superficiel de soi", 

c'est une identification à la forme, sensations, pensées, émotions. 

Et l'identification à la forme signifie que vous tirez votre sens de vous-même, 

(le sens) du moi, à partir d'une certaine accumulation de formes » ADJ


En tant qu'objet de ma quête spirituelle, la présence a toujours été là, bien visible, en évidence du côté même de cela qui voit, comme « cela (qui est conscient de ce) qui voit ». Simplement, nous ne savons pas de quoi il s'agit ! Pour y revenir, il existe de nombreuses méthodes, comme de méditer le « sans-forme ». Les enseignements du Bouddha quant à la « maîtrise » de l'esprit », consistent à s'entraîner à ce que le Zen définit comme ne pas « demeurer l'esprit quelque part », fixé sur une forme, mais dans la « présence de la conscience », qui est l'état d'équanimité (du yoga) vers lequel toutes les traditions spirituelles se proposent de nous guider. Quelle que soit la méthode, Mahāmudrā, Zazen, union de Shiva-Shakti, toutes procèdent de la méditation sur le « sans-forme » !


« Pensez à ne pas penser ! Comment pense-t-on à ne pas penser ? 

Au-delà de la pensée ! Cela en soi est l'art essentiel du zazen. 

Le zazen dont je parle n'est pas l'apprentissage de la méditation, 

il n'est rien d'autre que le Dharma de paix et de bonheur, 

la pratique-réalisation d'un éveil parfait. 

Zazen est la manifestation de l'ultime réalité » RUP


Toutefois, il y a une différence entre « méditer sur la présence » les yeux fermés, dans l'obscurité et le silence total d'un lieu isolé, et « méditer sur la présence » les yeux ouverts, en pleine lumière et au milieu du monde des formes. Lorsque l'attention se retourne vers elle-même, l'apparente dualité sujet-objet se résorbe (comme « absorbée » dans un mouvement inverse) dans la non-dualité de la présence, où la conscience se reconnaît en tant que « soi même », mais en plus le caractère substantiel (intrinsèque et autonome) du domaine de la forme (et des modalités sous lesquelles l'esprit en fait l'expérience de la matérialité sous la perspective du « sens du moi ») se révèle vide ! C'est la réalisation de la vacuité des phénomènes qui sont dès lors vu pour ce qu'ils sont, comme un reflet dans un miroir, comme un mirage, comme un hologramme.


« Arrêtez tous les mouvements de l'esprit conscient. 

Ne jugez pas des pensées et des perspectives. 

N'ayez aucun désir de devenir un Bouddha » RUP


Cet « présence de soi même » est si simple que l'on passe à côté, parce que l'on recherche quelque chose de compliqué, de transcendant, d'extraordinaire ! Le piège n'est pas tant que l'on ne sait pas, c'est l'absence de clarté et de simplicité dans la manière de définir la clarté et la simplicité ! En définitive, c'est par un détour parfois d'une grande complexité intellectuelle que l'on parvient à comprendre ce qui, au-delà de tout concept et de toute conception est, par-delà les mots, uniquement accessible par « la phénoménologie expérimentale » sans pour autant qu'il soit impossible de la transcrire en termes simples ! Car au final, ce que l'on cherche, c'est à prendre conscience de ce qui est là, depuis toujours, derrière nos yeux, cette présence, insondable et évidente, subtile et inamovible, différente de tout et identique à « elle même », qui est le sentiment par lequel « je m'apparais à moi même en tant que conscience » !


« Cela ne peut être saisi entièrement par la pensée dualiste, 

au-delà de ce que l'homme entend et voit. 

N'est-ce pas un principe antérieur 

aux connaissances et aux perceptions ? 

Importe peu qu'on soit intelligent ou non, 

il n'y a pas de différence entre le saut et la visée » RUP



https://www.youtube.com/watch?v=MTYY9OH_QMY 

ADJ : approfondissement du « je » https://www.youtube.com/watch?v=5nycEaSdxhg  

RUP : Recommandations universelles pour la pratique de Zazen, Fukanzazengi DŌGEN

https://www.youtube.com/watch?v=sP6fSbU8608  


III.70 Sans-forme


reflet sur le lac

le miroir d'eau vide

emplit du décor


la barque flotte

au pic de la montagne

sans aucun support


un rêve réel

n'est pas un vrai départ

îlot de brume


mouvement figé

sur la surface calme

telle une plume


dans la lumière

le phare se projette

tel un mirage


sur l'azimut

la boussole aimantée

guide le sage



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Qu'elles que soient les voies spirituelles et leurs déclinaisons philosophiques ou pratiques, toutes cherchent à transcrire l'indicible. L'Éveil du Bouddha Sakyamuni est le récit d'une expérience parmi les plus édifiantes dans l'histoire de la spiritualité, dont les enseignements se présentent comme une phénoménologie, que des lignées de grands maîtres et d'éveillés après lui, tel Nāgārjuna, ont parfait de la sagesse (la deuxième aile de l'esprit d'éveil) – avec l'exposé de la philosophie du Mādhyamaka Prāsangika, et l'édification de la voie du Mahāyāna –, pour éclairer la compréhension intellectuelle de sa réalisation, rectifier les erreurs et éviter les pièges d'une mauvaise interprétation de la vacuité.


« Jadis, le Vénéré du monde éleva une fleur devant l'assemblée des moines,

 réunie sur le pic des Vautours. Tous restèrent silencieux. Seul, le vénérable

 Kāshyapa sourit. Le Vénéré du monde dit : "Je possède le Trésor de l'œil du 

vrai Dharma, le subtil esprit du nirvâna, la vraie forme sans forme et la porte 

merveilleuse du Dharma. Il ne dépend ni des mots ni des lettres et est transmis 

hors des sûtras. Je le confie à Mahākāshyapa" » PLLN-26.


De nos jours, de plus en plus de voix laïques témoignent un « éveil spirituel » en-dehors de tout cadre traditionnel, bien que non exempte de pratique, mais qui émerge spontanément d'un chemin de quête qui s'est fait pour ainsi dire « à tâtons » (purement expérientiel pour le coup), mais dont les pérégrinations ont en commun de mettre en évidence la « simplicité » de la découverte de notre véritable nature, mais aussi l'importance de la « Grâce » dans sa réalisation !

L'idée se popularise d'un éveil d'autant plus « abordable » qu'il échappe à la sécularisation des voies traditionnelles comme le Bouddhisme tibétain qui, de par son caractère extrêmement structuré, méthodique, exigeant, semble par effet de contraste se « refermer sur lui-même » au point même de présenter un caractère doctrinaire, cela bien que ses enseignements se démocratisent !

En arguant de la « simplicité » de qui nous sommes vraiment, le discours de ces voix iconoclastes tend à nous amener (à amener le mental-ego) à croire, sur la base du caractère spontané de leur expérience, qu'il est somme tout beaucoup plus facile que nous pourrions le croire de comprendre « l'éveil spirituel », et ainsi nous-mêmes de pouvoir parfaire (plus rapidement) notre propre chemin, sans nous imposer un cadre de pensée et de pratique contraints. C'est oublier que la simplicité ne dépend pas de la chose en soi, mais du regard que l'on porte sur elle, lequel reflète la profondeur du discernement de celui qui le porte

Il ne s'agit pas ici de débattre de la question de savoir si le discours de ces voix spirituelles décrit « l'éveil » tel que le Bouddhisme le conçoit. De nombreux indices ne vont pas en ce sens... Sur la seule base de la phénoménologie, que l'unité du sujet et de l'objet absorbé dans le samādhi de la présence apparaisse modale suggère la non-réalisation de la vacuité ! Cette sérénité ne serait pas alors le signe du nirvāṇa, mais de l'atteinte des plus hauts états de conscience (du sans-forme) du samsāra ! Quant à l'affirmation que cet état n'est que « le début » du chemin de l'abandon de ses « ancrages mentaux », où l'esprit encore imprégné des résidus de la croyance identitaire doit travailler à leur épure par « l'incarnation du (véritable) soi », situe cet état en-deçà de la bouddhéité…

La philosophie bouddhiste distingue l'étape de l'atteinte du « calme mental », état d'équanimité détaché de la dualité du sujet-objet, de l'étape de la réalisation de la vacuité qui « coupe la racine du samsāra » (le karman), de l'étape finale de l'Éveil des Bouddhas par la perfection des paramitas ou la voie du Vajrāyana.

Sous cette approche donc, il est inapproprié de parler d'Éveil, tout au plus devrait-on suggérer « réveil spirituel ». Les mots ont leur importance, non pour préserver une tradition, dont le respect « à la lettre » n'a pas de sens pour atteindre ce qui est… au-delà de toute tradition ! Il faut aimer les mots pour s'autoriser à « jouer sur la polysémie » de sorte à ne pas s'enfermer dans une interprétation étroite, développer sa perspicacité et ouvrir son esprit. Car, il est essentiel de bien comprendre ce dont il est question pour pouvoir exprimer pleinement notre ressenti phénoménologique sans être entaché par les croyances dans le filet desquelles le mental-ego cherche à nous retenir !


« Le sens de tout exercice spirituel, c'est [de faire de la place à] la transparence

 pour [que] la « transcendance intérieure » [puisse se manifester], en tant que 

quelque chose que l'on peut goûter après beaucoup d'exercices ou, non par 

hasard, mais par cadeau, ce qui nous arrive dans un « instant privilégié » KGD


Les voix et les voies parlent du « retournement de l'attention sur elle-même » comme condition pour contacter, connecter, reconnaître, notre véritable nature« soi essentiel » versus « moi existentiel » selon Graf Dürckheim (la personne identitaire auquel nous nous identifions et croyons à sa réalité inhérente et autonome) –. Il est possible de prendre conscience de cela à n'importe quel instant du quotidien et dans n'importe quelle circonstance, mais la méditation formelle (pratiquée dans un environnement calme, propice à l'intériorisation) est un allié précieux pour le débutant, qui lui permet de revenir à « ici et maintenant ».

Se concentrer sur sa respiration, sentir ce que cela fait de respirer, sans qu'il n'y ait personne qui respire, jusqu'à ce qu'il ne reste que la conscience d'être ! C'est cela que l'on cherche, et c'est cela que nous sommes ! C'est là, entre les pensées, « témoin non témoin », observateur non intentionnel, inconditionné, non pas cela qui voit, mais la vue elle-même, clarté lucide, illuminée depuis toujours !


« La dimension inconditionnée de la conscience, de qui vous êtes, est cachée, dissimulée, derrière vos pensées, au sein de vos perceptions sensorielles, et pour la découvrir vous devez trouver cet espace dans la conscience où vous ne pensez pas (…) Il s'agit de découvrir que cet espace de non-pensée est déjà là entre le moment où une pensée disparaît et où une autre apparaît » DNI


Lorsque sans effort et sans contrainte, sans volonté d'atteindre quoi que ce soit, de vouloir être qui que ce soit, l'esprit ne se pose plus sur aucune sensation, ni perception, que l'espace mental se vide de tout « contenu phénoménologique » (pensée, image, son), et que la conscience s'immerge totalement à sa propre contemplation, dans un état d'équanimité qui laisse la place libre au ressenti de sa liberté d'être, elle se vit alors comme pure présence à « soi même ».

Mais, pour autant que « sans-forme », la conscience puisse échapper à la temporalité coémergente de la pensée, et aussi longtemps qu'elle puisse rester ainsi profondément en immersion en elle-même, dans un état de sérénité (de joie et de bonheur ineffable), le mental-ego n'en est pas pour autant effacé, il est simplement et temporairement inhibé ! L'identité de la personne, ce système de croyance que j'identifie constitutif de l'essence de ce que je crois être « moi-même » n'est pas dissout tant que je n'en ai pas encore réalisé la vacuité !

Majeure dans la voie bouddhiste des sῡtras, cette première étape du « calme mental » (Samatha) – laquelle vient après d'autres étapes du Lamrim –, qui vise à la déconstruction de la croyance en l'identité du « soi de la personne », c'est un peu comme de travailler sur un bateau en cale sèche, où de couper l'électricité avant des travaux électriques. Dans la concentration méditative du sans-forme (qui n'est pas le néant, mais la négation de ce que cela n'est pas d'être « sans-conscience »), l'arrêt du mental nous libère par sa neutralité des émotions que nous instillent la « saisie (innée) du moi », et met en évidence son caractère illusoire à la disparition du sens de l'identité personnelle.

Aux fins de réaliser la vacuité du soi de la personne, la philosophie Bouddhiste tibétaine enseigne une méthode de méditation dite « analytique », qui consiste à questionner ce que nous pensons être la nature de la « personne » jusqu'à épuiser toute possibilité d'en affirmer la réalité. Mais « qui » questionne ? Lorsque la pensée est active, le système de croyance du « petit soi » aussi. Le mental-ego peut-il objectivement être juge et prévenu ? « Quand on ne réfléchit pas, il n'y a pas d'ego » DNI. Du moins pas de réaction de déni à l'évidence empirique de l'absence de preuve de l'existence du « soi de la personne » dans nos agrégats.

C'est tout le paradoxe du chemin spirituel que l'on parcoure en tant que « je » afin de se libérer… du « je » ! Or, c'est bien parce que nous sommes «constamment à la recherche d'un sentiment d'identité accru au niveau superficiel » FSF que cette quête de libération du petit « soi-même » est possible ! La frontière est donc très fine entre la neutralité et la partialité, entre utiliser le mental comme outil et devenir soi-même l'outil du mental, entre la motivation vertueuse et « l'ego spirituel », entre pratiquer des rituels comme perfectionnement ou comme célébration de l'être, car l'on ne peut atteindre ce qui est « hors de tout désir d'obtention » qu'en marchant sur le fil du rasoir de l'identification à la forme.


« Si le développement personnel nous amène à la présence et qu'on sait ce

 qu'on fait, c'est en conscience que la conscience habite de plus en plus les 

sensations, le corps, les ressentis, tout ce dont on peut être conscient. C'est une 

voie subtile qui nous amène petit à préparer le terrain pour incarner cette unité. 

Le développement personnel sans la présence n'a pas de sens » RSI


Il peut nous arriver d'éprouver un sentiment « d'étrangeté radicale » au contact du monde, comme si tout paraissait soudain totalement surréaliste, sous l'effet d'une « dissonance cognitive », lorsque les catégories du « vrai » et du « faux » se mélangent et se confondent, avant que cette impression disparaisse et que le mirage de l'identification à la personne ne se reforme sur cet instant de lucidité !

Méditer est une opportunité de maintenir plus longtemps levé le voile de cette phénoménologie distordue du « soi de la personne » et des phénomènes, pour l'observer en toute neutralité, depuis l'espace sans forme de la conscience, dans la présence indifférenciée et inconditionnelle à « soi même », c.à.d. sans émotion ni réaction psychologique impulsées par le système de croyance du « moi ».


« Plus l'homme gagne le contact 

avec son être profond, 

mieux il vit son existence, 

parce que le petit moi égotiste 

qui veut toujours avoir réponse 

joue un rôle moins grand » KGD


Dans l'immobilité et le silence de l'assise méditative, dans la non localité et l'atemporalité de la présence cohérente à « soi même », non décohérée par les sensations, les perceptions, les pensées, les émotions, que nous prenons pour réelles, l'identité de la personne se révèle une affabulation vide de sens, et nos désirs, espoirs, peurs, souffrances, des illusions sans substance ! Si l'on parvient à conserver cet état d'équanimité, de « calme alerte » DNI, à garder l'attention tournée sur « soi même » tout en posant l'esprit sur la forme mais sans s'y absorber et se croire « moi » (c.à.d. si l'on ne « sort » pas de la méditation !), alors toute forme demeure simple forme dans la vacuité de son essence.


« Dès que vous engagez votre conscience conceptuelle tout s'en va, 

mais dans la mesure que vous restez ouvert, sans vouloir avoir quelque chose, 

il y a la chance de quelque chose tout à coup vous touche, d'inouï. 

Le véritable Zazen commence quand l'exercice est terminé ! » KGD 


Pour autant que cette « réalisation » soit complète, ce n'est que la seconde étape sur le chemin de l'Éveil des Bouddhas, car il reste encore à effacer définitivement les empreintes du mental-ego accumulées depuis des vies sans commencement. Là où voix et voies spirituelles se rejoignent, c'est sur l'incontournable de la réification de la réalité ultime dans et par le contact (l'incarnation dans) la réalité conventionnelle du monde – le développement des paramita, vertus transcendantes dans le Mahāyāna –, laquelle procède du non-agir de la vacuité des « trois sphères », sans intention, sans désir, sans objet.


« C'est un chemin sans but véritable, sans fin, qui doit toujours continuer, 

et c'est ça au fond le "chemin de la métamorphose", 

c'est la transformation perpétuelle 

de l'homme qui, une fois qu'il a goûté le "tout autre", 

à maintenant comme devoir de devenir 

celui qui est capable d'en témoigner dans l'existence » KGD.


Il ne s'agit pas de développer ses qualités comme des propriétés spécifiques de la Conscience qui, sans-forme, hors de l'espace et du temps, est vide d'existence intrinsèque, mais de laisser la présence s'expandre naturellement, rayonner sans condition, sans objectif et sans support, lequel rayonnement revêt l'expression de la générosité, de l'éthique, de la patience, de l'effort joyeux, de la concentration, et de la sagesse, dans le quotidien de l'être libéré de l'identification identitaire au mental-ego et de l'illusion de la forme-substance.


« Il n'y a pas d'exercice spirituel dont le sens n'est pas de créer les conditions

 grâce auxquelles le "tout autre" peut nous toucher, peut nous trouver, que l'on 

ressent que l'on fait partie d'une réalité immense et complètement différente de 

celle que l'on peut voir et concevoir avec sa conscience » KGD 


Une différence demeure toutefois entre la définition de l'éveil donnée par les « voix » spirituelles et le Bouddhisme. Oui, l'état de Bouddha n'est pas une pure abstraction immatérielle, « ni les statues, ni les temples, ni les paradis les plus sereins et resplendissants n'abritent les éveillés » AE. L'équanimité se mesure en contact avec le quotidien, non dans l'exil d'une grotte, hors de portée de toute perturbation. L'éveil consiste effectivement à « incarner » le (véritable) soi, le rendre vivant, rendre sa présence manifeste, c'est là son sens ! « L'activité éveillée et compatissante est le vrai corps et l'esprit authentique des Bouddhas et Bodhisattvas (…) C'est à même la boue, la difficulté, la pauvreté et dans la souffrance, dans le cœur de l'espace névrotique qu'ils séjournent » AE.

Toutefois, il convient de distinguer le non-agir sur soi de « l'éveillé en chemin », du bodhisattva, qui n'a pas encore purifié son esprit des facteurs mentaux comme le doute, du non-agir pour autrui de « l'Éveillé sur le chemin » (Bouddha) qui a totalement levé toute obstruction intérieure et œuvre par son « activité éveillée » sur le terrain des souffrances de tous les êtres sensibles.

« Cette pratique ne sert pas à faire de nous des Bouddhas, 

et pourquoi devrait-on narcissiquement s'enorgueillir 

de notre propre réalisation ? Mais à nous rendre conscients de la merveilleuse

 dimension d'éveil du monde, de tous les êtres qui y vont et viennent. 

Si nous nous contentons d'être pris par le Samādhi, 

d'être saisis par l'état de tranquillité, 

nous sommes prisonniers de ce dernier. 

L'éveil lui même doit être dépassé. 

À moins de cela, nous ne sommes pas libres » AE


AE : La dernière image du buffle dans Apprivoiser l'éveil  https://www.decitre.fr/livres/apprivoiser-l-eveil-9782226400512.html 

DNI : Découvrir notre nature inconditionnée https://www.youtube.com/watch?v=lg4zjh6bhCQ  

FSF : Forme et sans-forme, Eckhart Tolle https://www.youtube.com/watch?v=1hYHTI59L9w  

KGD : Karlfried Graf Dürckheim, « moi existentiel » et « soi essentiel » https://www.youtube.com/watch?v=-eBp_jrSET0

PLLN : Polir la Lune et labourer les montagnes, DŌGEN https://www.decitre.fr/ebooks/polir-la-lune-et-labourer-les-nuages-9782226200815_9782226200815_10029.html  

RSI : Réaliser le soi et l'incarner, https://www.youtube.com/watch?v=vF2lV1uwr3k&t=172s  

III.71 Sans-vue


sur l'arc du ciel

la flèche des étoiles

vole à rebours


avec patience

tissent dans d'espace

la toile du jour


l'œil s'ouvre en grand

embrasse l'étendue

de lointains soleils


au loin des dunes

le cône de lumière

se rêve pluriel


au centre focal

je plonge dans le vide

sans qui ni pourquoi


le seuil dépassé

depuis l'autre côté

soudain je me vois !



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Prenez conscience des sons lorsque vous écoutez, des mots lorsque vous parlez, des pensées lorsqu'elles apparaissent dans votre esprit. « Le moment où je parle, les phrases et les mots font partie du présent » DNI. Prenez conscience du silence entre les sons, de l'espace entre les mots, du vide entre les pensées... Eux aussi font partie de ce « présent relatif », car leurs manifestations présentent également des caractéristiques modales telles que la localité et la temporalité.

Tournez l'attention vers la conscience, prenez « conscience d'être conscient ». Soyez à la fois conscient des sons comme des silences, des mots comme de l'espace entre les mots, de l'apparition et de la disparition des pensées et de toute forme d'expression de votre phénoménologie mentale, et remarquez que cet « ici et maintenant » de la conscience d'être conscient ne présente pas de caractère de localité ! Vous pouvez localiser les sons dans l'espace, les mots sur une feuille de papier, mais la « conscience d'avoir conscience » des sons, où est-elle ?

Pour revenir à la présence de « soi même », il me faut (ré)orienter la conscience vers « elle-même » par l'attention dirigée, mais je n'ai nul besoin de faire d'effort pour être conscient (ni aucun lorsque la présence est constante) ! Bien avant le moment d'y prêter attention, la conscience était déjà là, antérieure au référentiel de son objet. La conscience ne présente ni ne dépend d'aucune modalité, support ou forme pour exister, elle est pure essentialité ! « Il existe un espace de "pure conscience" dans mon activité mentale » DNI.

A l'instar du caractère conventionnel et ultime de la réalité dans la philosophie du Mādhyamaka Prāsangika, s'agissant du « présent », il s'agit de distinguer la conscience comme forme-vide (sons, mots, pensées) qui apparaît comme un « ici et maintenant » local et temporel, de la conscience d'en avoir conscience, vide-forme, qui constitue un « ici et maintenant » non-local et atemporel – à la fois partout et tout le temps, tout en étant « non-ici et non-maintenant » ! –.

Pour autant, et c'est très important, forme-vide et vide-forme ne sont pas des opposés, il ne faut pas en faire une dualité ! Car bien que « le moment où vous prenez conscience de l'écart » DNI entre deux pensées ne soit de nulle part et d'aucune durée, il présente toutefois… un caractère modal !

C'est comme si la forme-vide était enchâssée dans ce non-moment, non-local, de la conscience, et simultanément le vide-forme était ceint par la temporalité et la localité. Autrement dit, le son entouré de silence et le silence cerclé de sons, les mots ceinturés par l'espace et l'espace encerclé de mots, la pensée et l'écart entre les pensées, ne sont que des perspectives les unes des autres !

Ce que j'entends, ce que je vois, ce que je pense, m'apparaît différencié par leurs attributs formels (les modalités de leur expérience), comme existant de manière intrinsèque et autonome. Mais que cesse toute activité phénoménologique et toute manifestation phénoménale se dissout dans l'atemporalité et la non localité, comme si en se fondant en eux-mêmes, forme et vide, objet de conscience et conscience de l'objet, révélaient leur nature indivise

Ainsi, lorsque la conscience s'absorbe dans son objet et, en s'oubliant à sa propre présence, s'identifie à lui au point de croire en son identité comme en sa nature propre, c'est comme si par transitivité la conscience s'apercevait sous une autre perspective ! C'est comme si vous adoptiez le point de vue de votre reflet dans le miroir et que votre corps devienne le reflet ! Cela ne change rien à la nature de la conscience. Les modalités sous lesquelles la conscience s'apparaît à elle-même plutôt qu'en tant « qu'elle même » sont, de fait, sans obstruction ! La localité et la temporalité sont donc tout aussi « vides d'essence » l'une que l'autre, et donc sans discontinuité à la non localité et à l'atemporalité !

La conscience est toujours « conscience de quelque chose », que ce soit (d'elle-même comme) d'une forme modale, ou « d'elle même » en tant que conscience de sa propre phénoménologie comme sentiment amodal de sa « présence » sans forme. La forme-vide est simplement la vue qui ne se voit pas elle-même comme vue, et le vide-forme la vue qui se voit « elle même ». Dans tous les cas son essence est la vacuité d'une essence intrinsèque et autonome !

Du point de vue de l'expérience phénoménale, il semble y voir une différence entre les caractères d'expression de la forme (quantifiable et tangible) et ceux du vide (non-manifesté et indicible), qui établit une dualité. Cette différence se retrouve sur le plan de la phénoménologie où « l'écart » qui laisse transparaître la présence ne peut être décrit autrement que d'une manière amodale, comme un sentiment, qui pourtant se caractérise par son aspect persistant, inamovible, irréductible ! Sous ces angles, la porte semble bien avoir deux côtés…

Or, du point de vue de l'essence ultime des choses, toutes modalités (y compris les apparences modales d'une réalité amodale) sont, au sens du Mādhyamaka Prāsangika, « vides » de substance intrinsèque et autonome. C'est parce que la vacuité est « libre d'assertion » (ni être, ni non-être, ni les deux à la fois, ni aucun des deux) à la fois forme dépourvue d'objectivité ontologique et réalité vide de la conscience – que le Shivaïsme traduit par « tout est illusoire, tout est réel, tout est vrai » –, que le vide peut apparaître forme !

Forme et vide, les « deux côtés de la porte » ne sont que des apparences, non une réalité nouménale sous-jacente et transcendante. Une seule chose (la vacuité) est l'essence ultime de toutes choses qui, « libre d'assertion », peut tout aussi bien se manifester d'une manière modale comme amodale. Bien que localité et non localité, temporel et atemporel, ne soient pas identiques dans les termes et dans l'expérience, ils ont la même ontologie. Ultimement, donc, la porte n'a qu'un seul côté, son existentialité est vide d'essentialité, tout en étant… non-vide de l'apparence d'exister, « libre du vide et du non-vide » !

Ultimement, forme et vide sont mutuellement inclusifs. De par sa vacuité, la forme est sans forme « réelle », mais pas sans absence d'apparence de réalité ! C'est comme si forme et le « vide de forme » étaient des aspects de la conscience à la fois duels sur le plan relatif et non duels sur le plan ultime. La non-dualité de la porte signifie que ce qui est « vide d'essence » n'existe pas en tant qu'essence. La conscience n'est pas l'autre côté, l'horizon est ici ! C'est le même côté qui ne possède pas de réalité propre sans pour autant en être dépourvu de l'apparence !

Tant que la vue se confond avec son objet, elle se manifeste sous les modalités de la forme, coémergente à la temporalité, mais lorsqu'elle repose en son état naturel, vide-forme, la vue s'apparaît à « elle même » comme un sentiment de présence hors de toute localité et de toute temporalité. En vérité, il n'y a rien là de réellement temporel ou atemporel, ce ne sont que des apparences ! Ainsi, lorsque les pensées se taisent et laissent place au silence mental, l'atemporalité n'est pas révélatrice du caractère propre de la conscience de « soi même », mais plutôt l'expression de ce qu'elle n'est pas, une essence intrinsèque !

La vue qui voit sa propre essence n'est autre que « la conscience clairement consciente d'elle même ». La réalisation de la vacuité, c'est la vue qui se voit comme vue, « libre du vide et du non-vide » ! Ce dont parle le mantra du sῡtra du cœur, « aller de l'autre côté, complètement de l'autre côté », ce n'est pas d'un au-delà transcendant, c'est de « l'ici même », à la fois « ici et maintenant » (local et temporel) est… nulle part (non-local et atemporel) ! Aller de l'autre côté, c'estrevenir à son point de départ qui n'est autre que « soi même » !

Plonge le regard au cœur de cela qui regarde jusqu'à ton « centre sans centre », et au seuil de l'instant indicible du basculement, au point bindu où toute différenciation se résorbe sans discontinuité dans… l'absence d'indifférenciation, ressort de l'autre côté... de « l'un sans porte » ! « Libre du vide et du non-vide », forme-vide et vide-forme, tu n'es d'aucun et de tous côtés ! Fait le tour de toi-même et tu reconnaîtras le divin qui se reconnaît « soi même ». Dieu n'est pas extérieur, ni intérieur ! Tu es la grâce qui réalise sa propre réalisation !

III.72 Equilibre


la voie est (le) livre

l'encre, c'est la vie

(et) toi l'histoire


ce que tu cherches

est dans la bibliothèque

sonde pour croire


entre les lignes

au recto la pratique

instruis la science


relit les pages

au verso la théorie

est providence


ferme le livre

le connaître est vide

l'agir éveillé


délie l'encre

le vide est sagesse

l'art libéré



Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


La voie du Bouddha nous invite à adopter le « juste milieu », c.à.d. à nous tenir non pas d'un côté ou de l'autre de « l'un sans porte », mais bien sur son seuil, en équilibre à l'intersection/superposition des opposés, où la réalité n'est ultimement ni forme (matière énergie corps) ni sans-forme (non-manifesté spatial indicible), là nulle part où les contraires se rejoignent et s'annulent, où l'indifférenciation est libre de non manifestation, où le concret est abstrait de l'être et l'êtreté du vide ! Mais, comment se tenir sur le seuil d'une porte… qui n'a pas de côté ?

Le « juste milieu » est un équilibre, et l'équilibre n'est pas un point immobile, il n'est jamais fixe. C'est une oscillation entre deux positions dont la constance du mouvement, de la force, et du rythme, garantissent la stabilité. Même si du point de vue ultime, le mouvement est comme une illusion, du point de vue relatif, il n'est pas comme s'il n'était qu'une pure illusion ! Visualiser un objet mental jusqu'à sa parfaite stabilité serait un non-sens si le réel était totalement vide, et aussi s'il était complètement plein ! Sans obstruction le sans-forme manifeste la forme car l'essence de toutes choses est « libre du vide et du non-vide ».

Pour établir l'esprit à l'équilibre de l'ainsité, là nulle part où la forme-vide est vide-forme, il ne suffit pas de passer la porte, il ne faut jamais s'arrêter d'en franchir le non-seuil ! Lorsque le basculement entraîne la conscience dans le sans-forme, là, retourne-toi et revient à la forme, puis recommence encore et encore, sans jamais garder l'esprit fixé quelque part y compris en équilibre !

C'est également le sens des micro-pratiques dans le Shivaïsme du Cachemire, qui plutôt que de longues méditations consistent à revenir le plus souvent possible à la spatialité à travers chaque opportunité offerte par la vie. Comme résultat karmique, « l'existence conditionnée » est l'expression de cet enchaînement à l'illusion induite par la croyance dans la réalité du « soi de la personne » et des phénomènes, du fait de l'ignorance de la nature incomposée et non-née de la conscience semblable à l'espace. La dualité est la décohérence de l'ainsité !

Le retour à l'état de cohérence de la conscience est un long travail de fond sur «l'illusion de l'illusion ». Lorsqu'il survient spontanément sans la sagesse, c.à.d. sans aucun repère de compréhension de ce que cela n'est pas, lorsque les frontières du moi se dissolvent d'un seul coup au franchissement du seuil du «sans-forme », l'esprit qui était jusqu'à lors reclus dans la cosse du mental-ego, replié sur son point de vue égocentré, redécouvre sa spatialité, sans centre ni bord, sans périphérie ni limite, l'indicible est alors seulement vécu comme néant ! De plus, étant donné son caractère, si ce n'est éphémère du moins incomplet – puisqu'il n'est pas l'Éveil des Bouddhas – le retour dans l'existentialité, devient un challenge de toute une vie pour… réapprendre à vivre dans l'incarnation…

Dans le bouddhisme, la compréhension de la vacuité est le préalable nécessaire à sa réalisation, laquelle n'est pas une transmutation de l'intelligence conceptuelle en intelligence expérientielle, de la raison en intuition (ni un « saut quantique » sans autre causalité que lui-même), mais la confiance éclairée de la prise de conscience que la réponse est dans la question

La réalisation n'est pas d'ordre intellectuelle, et s'il est possible de s'ouvrir à la présence totale en faisant le tour complet sur « soi même » et, en devenant toutes choses, ainsi de les connaître avec la conscience qui se connaît « elle même » et non plus comme objets extérieurs, pour autant cette connaissance n'est pas de l'ordre de la compréhension, mais de la présence d'être à « soi même ». Et il n'y a rien à savoir pour être, y compris… se « savoir être » !

La connaissance de ce que Je suis n'est pas inhérente à la conscience que « Je suis ». Il n'y a que le mental-ego qui, parce qu'il est exilé de la présence, courre après un « sentiment d'identité accru » FSF, en croyant que se connaître lui-même lui permettra de se parfaire, de se réaliser, de se guérir ! Le « je pense donc je suis » de Descartes ne dit rien sur la nature de l'être, car la réalité de ce que Je suis ultimement est totalement « libre d'assertion » ! Il n'y a que l'évidence d'être de la conscience clairement consciente « d'elle même ».

Les témoins affirmatifs de leur « (r)éveil spirituel » expriment tous l'essentialité à être plutôt que le désir de se connaître (qui disparaît avec l'effacement du mental-ego), tout en confiant leurs difficultés subséquentes à « incarner » la présence, lesquelles ne viennent pas tant de la complexité à concilier forme et sans-forme au-delà de leur radicalité, que de l'ancrage intellectuel du connaître du fait de la persistance de l'empreinte du « connaissant » et du connaissable. La présence est la seule connaissance véritable de « soi à soi ». Elle n'est pas conceptuelle, et il n'y a donc pas besoin de la comprendre par la raison pour être, mais il y en a besoin… pour se libérer de l'illusion de le croire !

La vacuité n'existe pas ! Ce n'est pas une essence, c'est une absence d'essence. L'enseignement sur la vacuité est donné par le Bouddhisme, plus particulièrement Mahāyāna, aux fins pédagogiques de nous aider à nous libérer de la croyance en l'existence d'une réalité intrinsèque (substantielle) et autonome. C'est comme si à force d'entendre et d'employer un vocabulaire nominatif, cela avait eu pour effet, non seulement de nous persuader de sa réalité, mais de la réifier en un monde que nous expérimentons comme matériel, tangible et le plus souvent douloureux !

Pour se désenvoûter de l'éternalisme, il ne suffit pas seulement de déconstruire pièce par pièce le « je de construction » du mental-ego, de désapprendre à parler le « connaître » pour apprendre la présence, c.à.d. à provoquer un changement de paradigme radical dans notre manière de voir les choses, il faut aussi prendre garde à ne pas tomber dans la vue extrême opposée du nihilisme!

Le Bouddhisme affirme que « tout est illusion » et, pour se familiariser avec la vacuité des phénomènes (en postméditation analytique), préconise de voir toutes choses comme un reflet ou comme un rêve (l'on peut ajouter comme un hologramme), mais contrebalance en affirmant que si elles sont relativement séparées, elles sont ultimement inséparables ! Les deux côtés de la porte sont là, l'interdépendance des phénomènes est l'autre aspect de la vacuité. « Il n'y a pas d'objet qui se meut, il n'y a que du mouvement qui apparaît comme objet ». La sagesse est l'expression de la présence, la compréhension intellectuelle juste la manifestation de l'essence. Tout est relatif à la vue de cela qui est, sans se « savoir être », tout en sachant ce qu'il n'est pas !


FSF : Forme et sans-forme, Eckhart Tolle https://www.youtube.com/watch?v=1hYHTI59L9w  

III.73 C'est ainsi !


ombre sur l'eau

tableau grandeur nature

de traits au pinceau


un anonyme

de la vue est le peintre

auteur vertigo


de contemplation

perdu dans le paysage

lui-même se perd


aspiré en haut

l'esprit s'envole

héron lunaire


là où l'œil va

captif de la fortune

résonne le cœur


lorsque l'œil se voit

demeure sa présence

nulle part ailleurs



Lobsang TAMCHEU
 

Eléments de réflexion


Selon Arnaud Desjardins, l'origine de toutes nos souffrances réside dans notre état d'esprit de « refus systématique ». « Ce que vous êtes aujourd'hui et le monde dans lequel vous vivez, c'est le produit du refus. Le refus n'est pas toujours flagrant, c'est un refus du subtil, un désaccord ou un non accord » EUA. Et que refusons-nous ? D'être « un avec » la réalité telle qu'elle est !


« Si vous êtes totalement et parfaitement 

"un avec" une réalité éphémère, relative, 

quelle qu'elle soit, celle-ci disparaît 

en tant que forme limitée, 

et vous révèle une réalité 

dépassant le temps et l'espace » EUA.


Voyez cela comme un arbre qui se ramifie indéfiniment « originé » par le refus si vous préférez croire à une « cause créatrice » (comme la violation de l'interdit de la consommation de « l'arbre de la connaissance » par Adam et Eve), ou sans commencement si vous adhérez à l'interdépendance des phénomènes, comme la mitose cellulaire (si vous avez l'esprit plus scientifique), ou comme un « arbre décisionnel », ou de nouveaux embranchements dans la « ligne temporelle ». Le « refus systémique » produit une nouvelle réalité qui (de vies en vies, si vous acceptez cette perspective) engendre de nouveaux refus en cascade, et c'est ainsi que nous tournons sans fin dans le samsāra ! « Ce qui a créé le monde et ce qui le maintien pour chacun, qui le fait exister, c'est le refus ! » EUA.

Chaque choix est une bifurcation entre deux possibles : refuser ou… refuser ! En effet, dès que nous sommes « un avec », le choix disparaît dans l'acceptation d'être ce qui est. « Il y a 100 % de non, parce que ce à quoi vous avez dit "oui" n'a pas duré ! Tous les refus sont demeurés des refus, et tôt ou tard, tous les "oui" se sont un jour terminé en "non". L'existence humaine n'est que le "non" » EUA.

Ce monde qui nous apparaît comme phénoménal, extérieur à nous, dont nous faisons l'expérience sous les modalités de la « matérialité du refus », est différent de la « réalité telle qu'elle est, tattva chez les hindous » EUA (qui n'être autre que notre véritable nature), voilée par le déni, et qui se dévoile spontanément dès lors que nous acceptons complètement que « cela qui est, soit ».


« Qu'est-ce qui fait la dualité ? 

C'est ne pas être un avec

"Être un avec" supprime la dualité, entre vous et l'objet, 

l'événement, la situation, quoi que vous puissiez 

percevoir ou concevoir. 

« Il ne s'agit pas de dire le mot "oui", 

il s'agit "d'être oui". Soyez "un avec" 

et cela, à soi tout seul, 

suffira à vous conduire à la libération ! » EUA.


Cette formule se recoupe avec l'enseignement bouddhique de tathatā, l'ainsité. Toutefois, Arnaud Desjardins met l'accent sur le caractère irréductible de l'être en soutenant que « cela qui est » ne peut pas être… autre que ce qu'il est ! L'ainsité se comprendrait alors comme « le fait d'être ainsi et pas autrement ». Réduit au relatif, cette définition recouvre l'énoncé du « principe d'identité » selon lequel une « chose est ce qu'elle est et pas autre chose ». Mais, elle porte sur l'ultime lequel, pour le Mādhyamaka Prāsangika, est au-delà de la logique aristotélicienne !

Suivant Nāgārjuna, la réalité ultime n'est ni existence absolue ni inexistence absolue. L'objectivité du réel est vide, mais pas néant, forme-vide et vide-forme ! Une réfutation de l'éternalisme et du nihilisme que le Shivaïsme du Cachemire traduit par « libre du vide et du non-vide » ou « tout est illusoire, tout est réel, tout est vrai ! » IDC-40. « C'est ainsi » signifie que les choses apparaissent comme si elles n'étaient pas irréelles sans être absolues, et comme si elles n'étaient pas réelles sans être un absolu rien ! Le tétralemme nagarjunien va encore plus loin en posant que les chose ne sont ultimement « ni ainsi », « ni non-ainsi », ni entre-deux, ni trait d'union, ni exclusion des opposés. Alors pourquoi pour Arnaud Desjardins, l'ainsité est-elle « le fait d'être ainsi et pas autrement » ?


« Je voudrais que vous ne puissiez plus échapper, 

que vous soyez comme acculés dans un angle de mur, 

que vous n'avez plus d'issue, 

que vous ne puissiez plus échapper à la logique 

purement intellectuelle avant de 

passer dans le cœur et le sentiment de cette vérité » EUA.


De cette manière, il ne nous laisse aucune alternative que la confrontation directe à l'expérience de nos souffrances, de nos blessures – rejet, abandon, humiliation, trahison, injustice –, de notre inconscient traumatique, lequel « est fait de tout ce qui a été refusé » EUA. Ce qui lui fait dire suivant cette logique que « Pour être libre de la souffrance, on doit être "un avec" la souffrance » ! » EUA.

Cependant, il ne cherche pas spécifiquement à nous amener à épurer nos refus par « abréation », c.à.d. par une réaction émotionnelle qui, selon la psychanalyse, serait libératrice de nos refoulements par la verbalisation du trauma, et n'écarte pas les voies spirituelles traditionnelles du vedanta et du yoga. Son exclusion du « non » de notre vocabulaire, de nos pensées, de nos réactions, ne se veut pas une réfutation du « non », mais une affirmation du «oui » ! C'est comme s'il gommait la possibilité du choix, laquelle se ramène toujours au « non ».

Accepter que ce qui nous arrive ne soit pas tel que nous le voulons, l'espérons, le désirons, accepter la souffrance sous toutes ses formes, pour nous et pour nos proches, accepter que « l'existence conditionnée » soit souffrance omniprésente, et n'émettre aucun refus, même le plus petit désaccord avec ce qui nous arrive et avec ce qui nous est arrivé, qu'elle qu'en soit la teneur, ne signifie pas une soumission totale à l'absurdité d'un monde aveugle comme seul moyen de son déclenchement libérateur. Si le monde était véritablement absurde, il serait alors complètement absurde de « retourner au passé », mais aussi de croire possible de s'en libérer, c.à.d. que le fait d'être authentiquement capable d'être « un avec » enlève toute nécessité de transformer le refus (des trois temps) en adhésion !


« Même si vous n'êtes pas névrosé, 

même si votre vie relativement facile, 

même s'il y a beaucoup de moments heureux 

et pas beaucoup de moments malheureux, 

au-delà du niveau psychologique, 

la grande réalisation de la non-dualité, 

la découverte de l'infini et de l'éternel, 

ne viendra que par l'absolu de ce "oui au relatif", 

c'est à dire exactement le contraire de l'attitude habituelle » EUA.


Le sens profond de regarder dans son passé n'est pas de transformer ses refus en acception, c'est de voir au-delà du relatif. Vous ne pouvez prendre conscience du miroir si vous restez fixés sur le reflet à vous demander pourquoi il a cette forme, pourquoi votre vie est comme cela au lieu d'être comme vous le souhaitez ! Cela ne change rien au caractère de l'illusion de s'affliger de sa réalité !

Toutes nos souffrances viennent que nous nous identifions au reflet, confondons la surface et le fond, le superficiel et l'essentiel. Lorsque quelque chose se produit dans notre vie que nous n'aimons pas, instinctivement, nous le refusons, et au combien sont innombrables les occasions de « l'existence conditionnée » de ne pas aimer, voire de détester et conséquemment de fuir « ce qui arrive » !


« Vous êtes toujours en train de défendre une image 

[que vous avez de vous-même]. 

Votre nature véritable n'a pas besoin d'être défendue ! 

Votre nature véritable est si forte qu'elle ne peut subir d'attaque ! 

Elle dépasse tout ce qui pourrait être jugé ou attaqué » ADLP


« Être un avec » ne désigne pas le contenu, mais le contenant, autrement dit la conscience de la présence à « soi même » au-delà, du par-delà, du relatif ! La « pleine conscience », ce n'est pas être pleinement à ce qui arrive, c'est être pleinement conscient de la présence à « soi même » au cœur de ce qui arrive, cette présence à « soi même » qui est cela qui est… véritablement !


« Chaque fois que vous êtes sur la défensive, 

sachez que vous vous êtes identifié à une illusion ! 

Mais cette conscience est extérieure à l'illusion. 

Dès que vous prenez conscience de votre identification à une illusion, 

cette conscience n'est pas l'illusion ! 

Vous avez reconnu l'illusion et dans cette conscience vous en êtes libéré » ADLP. 


Rejeter la présence à « soi même » ! Non-sens ! Et pourtant, c'est ce que nous faisons, dans une course effrénée vers le futur hypothétique de « ce qui pourrait être », le refuge dans le passé de « ce qui a été » ou « de ce qui aurait pu être », à la recherche d'un bonheur impossible hors de la présence à la conscience de « soi même » ! Comment pouvons-nous nier cela qui voit ? Parce que nous l'occultons sous la surface de ce qui est vu dans l'illusion de leur dualité !


« Si vous êtes absolument "un avec", 

le relatif en tant que relatif disparaîtrait. 

Le fait même de la séparation disparaîtrait, 

le fait même de la limitation disparaîtrait, 

et le monde qui est si réel pour nous, 

pour lequel nous souffrons, nous nous battons, 

nous haïssons, nous aimons, nous nous tapons la tête 

contre les murs de désespoir ! Ce monde-là disparaîtrait ! » EUA. 


ADLP : Au-delà de la pensée https://www.youtube.com/watch?v=1eDRxb5RM3w 

EUA : Être un avec ce qui est, https://www.youtube.com/watch?v=PDTeHWukdnU  

IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php  

                                                          Sagesse physicienne  

III.74 Empirisme


L'objet façonne la vue du physicien,

La forme naît à l'esprit du praticien.


La science est un accord de sympathie,

Émergence effective de deux parties.


L'être est un phénomène interactif,

Un fil suspendu sans nul support objectif.


Jaillissement instantané d'êtreté,

Éphémère acte de théâtralité.


Comme un arc-en-ciel vu par un mirage,

Seul existe l'actuel en son sillage.


Un pont de couleurs

au ciel surgit à l'instant

où la vue paraît



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


La philosophie bouddhiste est relativiste. Elle définit toutes choses comme ayant deux aspects qui, s'ils peuvent se décrire indépendamment comme des « isolats conceptuels», sont les deux faces d'une seule et même réalité laquelle est vide d'existence objective mais pas d'existence subjective. Le sῡtra du cœur, énoncé par le Bouddha, en résume le théorème : « la forme est vide et le vide est forme ».

La philosophie bouddhiste est également réductionniste, la description qu'elle donne des choses, en prenant soin de décomposer chacun de leurs aspects (vérité conventionnelle et vérité ultime), va du plus grossier au plus subtil. Elle est également épistémologique. L'objet n'a d'existence qu'en regard du sujet, dans la relation où s'élabore le connu en relation au connaissable.

La philosophie bouddhiste est également scientifique. Elle détermine la véracité de ses affirmations sur la base de la démonstration de ses présupposés (lesquels sont l'aboutissement de l'omniscience des Bouddhas), et par la détermination scientifique empirique qui mène le pratiquant spirituel de la compréhension intellectuelle de la réalité à la réalisation directe de sa nature véritable (la vacuité d'existence objective de ce qui est vu et la vacuité d'existence subjective de cela qui voit), soit de la transformation de la sagesse en phénoménologie.

Le sῡtra du cœur constitue à ce titre à la fois une « synthèse de la doctrine » (non dogmatique) de la philosophie bouddhiste – dont la démonstration logique est exposée en détail par Nagarjuna –, et le parfum de la fleur de l'Éveil.

La première sentence « la forme est vide » signifie que toutes les choses sont dépourvues de réalité objective. L'on ne peut ni « prouver ni trouver », du côté de l'objet (la précision est importante), de fondement intrinsèque à leur existence.

Pour un œil naïf, le monde dans un miroir présente les mêmes caractéristiques que les choses qui s'y reflètent, mais nous savons par le simple toucher que ce reflet ne possède ni profondeur, ni étendue, ni substance, ni aucune des caractéristiques que nous attribuons aux choses relativement aux éléments dont nous pensons qu'elles sont composées. Le reflet est « vide de réalité objective » ! La « forme » est employée comme un terme générique pour désigner la totalité des phénomènes composés impermanent – soit quasiment toutes choses, sauf l'espace, la vacuité et le Dharmakaya (le corps d'essentialité des Bouddhas) –.

Ultimement, donc, toute forme est « comme un reflet » vide d'existence objective « de son propre côté », ce que le Shivaïsme du Cachemire traduit par le second axiome de son propre théorème « tout est illusoire ! ».

Cependant, la pensée du Mādhyamaka Prāsangika que résume le sῡtra du cœur ne se veut pas nihiliste. Qu'il n'y ait « rien » du côté de l'objet ne signifie pas « rien du tout » ! Ce qui est vu existe en dépendance relative de cela qui voit ! Le rêve est illusoire, mais il est vécu par le rêveur comme réel. Ce que le Shivaïsme traduit par son propre axiome « tout est réel » ! Ainsi, l'assertion « la forme est vide » est-elle contrebalancée par l'assertion « le vide est forme ». « Ce qui est vide d'existence objective existe de manière subjective » PQIV.

« La forme n'est pas autre que le vide » signifie que les phénomènes composés impermanents existent seulement en interdépendance, laquelle se comprend selon trois niveaux de « dépendance causale » ; l'un par rapport à l'autre ; le tout en regard des parties ; comme « simple désignation mentale ». C'est parce que toute chose est vide – une seule chose (la vacuité d'existence objective) est l'essence de toutes choses – qu'elle peut exister en relation à.

Cependant, et c'est aussi un point essentiel à comprendre, puisque la forme est vide, ce qui existe en dépendance relationnelle se trouve donc par le fait être également vide d'existence objective. Ce que traduit l'assertion « le vide n'est pas autre que la forme ». Ainsi, les deux aspects combinés donnent « la vacuité de l'objectivité de l'objet est l'objectivité de l'objet » PQIV, ou l'ontologie de la réalité objective est la vacuité d'existence ontologique de l'objet.

Le monde que nous percevons comme extérieur et dont nous faisons l'expérience de la « matérialité », c.à.d. comme quelque chose qui nous apparaît tangible et réel, à travers la perception subjective sensible de notre propre existence, est comme un arc-en-ciel vu par un mirage ! Conventionnel et ultime sont définis par la philosophie bouddhiste comme les « deux faces d'une même pièce » vide ! La « forme est vide » et la vue qui voit la forme également, mais elle n'est pas inexistante, le mirage de l'arc-en-ciel est vrai, c.à.d. réel et illusoire à la fois !

Quid alors de la phénoménologie du ressenti subjectif de la vacuité ? Qu'est-ce que cela fait de percevoir directement la « vacuité d'existence objective » de ce qui est vu à travers la « vacuité d'existence subjective » de cela qui voit ?

Lorsque nous tournons le regard vers l'intérieur, ce qui apparaît spontanément à l'occasion du silence mental, c'est le sentiment de « conscience de la présence à soi même », infrangible qui avec le développement de la concentration demeure sans effort en arrière-plan des formes surgissant à l'esprit, irréductible aux événements et aux situations, global (sans centre ni bord ni limite, qui embrasse tout l'espace), invariable dans le temps, que nous reconnaissons immédiatement comme « le seul élément de notre expérience qui soit toujours présent » IP.

Fermez les yeux… La localité et la temporalité disparaissent, et seul demeure l'invariant du « sentiment de présence ». Ouvrez les yeux, et tout ce qui apparaît dans l'espace devant vous se fond sans obstruction dans l'espace de la présence à « soi même » sans soi-même ! Or, bien que sans-forme, la présence comme ressentir se présente de facto sous un aspect… modal et donc représentationnel dans l'ordre de la phénoménologie subjective !

D'aucuns se disent « s'être éveillés » très simplement et décrivent la présence du point de vue de la phénoménologie, c.à.d. l'impression intérieure, subjective (par ailleurs privée et incommunicable) de ce que cela fait d'avoir conscience de la présence à soi même sans soi-même. Certains proposent même des méditations guidées pour reconnaître directement la « présence », sous-tendant de la sorte qu'il est possible de s'éveiller par l'induction de la description de ce que cela fait de « voir directement la vacuité ». Aussi généreuse et bienveillance que soit une telle intention, c'est un non-sens qui témoigne de l'ignorance de ce qu'est véritablement la « vacuité d'existence objective » de toutes choses…

Que nous montre l'observation de la phénoménologie de la conscience ? Des phénomènes extérieurs (perceptions sensorielles) et intérieurs (pensées, images mentales) qui apparaissent et disparaissent dans mon « champ de conscience ». Que pouvons-nous en déduire ? « Si vous en êtes conscient », c'est donc que « vous ne pouvez pas être ces phénomènes. Vous êtes ce qui a conscience de ces phénomènes » IP ! Cela semble logique, mais si l'on regarde bien, cela sonne comme un postulat et non comme une inférence. « La conscience est toujours présente et accompagne toujours et nécessairement chaque moment de votre expérience, car sans conscience vous n'auriez pas d'expérience » IP.

L'argument selon lequel je ne suis pas mes pensées ni ce dont j'ai conscience, mais « le sujet qui observe » IP, distinct et différencié de l'expérience consciente, c.à.d. que la conscience d'être conscient ne saurait être de même nature que le contenu de ce dont j'ai conscience (comme le projecteur et l'écran de cinéma), est contredit par cela même qui est argué« l'expérience d'être conscient » IP !

La conscience est toujours conscience de quelque chose. L'analyse de ma propre phénoménologie me dit que je suis conscient de ma propre conscience comme « sujet de l'expérience d'être conscient ». Cette réflexivité revient donc à dire que la subjectivité est… un « objet de représentation » mental ! « Avoir conscience d'être conscient » ne traduit pas l'aperception directe du connaisseur, mais la connaissance indirecte qu'il a de lui-même comme objet épistémique, « l'acte de connaissance » de sa propre connaissance. Nous distinguons notre image de celle de la pièce dans le miroir, mais elle reste un reflet !

Cette contre-argumentation démontre qu'il y a effectivement bien quelque chose qui est conscient, mais son expression est seulement possible comme objet épistémique. Nous avons seulement accès au reflet, pas à ce qui se reflète. Pourquoi le connaisseur ne peut-il pas avoir directement connaissance de lui-même en tant que tel ? Simplement, parce que l'essence de l'esprit est la vacuité d'existence objective, laquelle est « libre d'assertion » ! Comment ce qui est absence d'existence propre pourrait-il s'apparaître comme présence ?

Si un objet ne se trouve pas dans la pièce où je me trouve, j'infère qu'il doit être ailleurs, c'est une « négation affirmative ». Je raisonne de la même manière en affirmant que la « conscience d'être conscient » ne peut pas être la conscience des phénomènes, elle doit être autre chose. Or, l'essence de la conscience est la vacuité d'existence objective. C'est une « négation non-affirmative » ! L'on ne peut pas affirmer l'existence de la conscience en tant que réalité objective sur la base de la conscience d'être conscient ! La (conscience de la) présence n'est pas affirmative de la nature de la conscience !

Comment la vacuité d'existence objective pourrait-elle avoir des caractéristiques modales, comme l'invariance dans l'espace de son aperception, la continuité dans le temps de son caractère sous-jacent à l'expérience, ou la « conscience de la présence à soi même » ici et maintenant ? Ces aspects sont spécifiques à un « acte de connaissance » (un objet épistémique) comme le reflet dans un miroir – qui par ailleurs inverse cela qui est reflété en interdépendance de cela qui se reflète (qui des particules et des antiparticules est la référence ?) –.

Dans la « vision sans tête », Douglas Harding donne l'exemple du visage dans le miroir. Je reconnais « mon visage » alors même qu'il m'apparaît à distance de mon corps et non pas là au-dessus de mes épaules ! Ce visage que je vois dans le miroir, n'est qu'une projection, une représentation de mon véritable visage qui, lui, demeure invisible à ma connaissance directe.

L'enseignement du Bouddha nous dit que nous ne pouvons pas faire confiance à nos «consciences sensorielles » car elles sont voilées par l'esprit ignorant de la vacuité de l'essence objective du côté de la forme. Comment pouvons-nous alors faire confiance à la « conscience mentale » quant à la véracité de l'expérience phénoménologique du côté du sujet ? Lorsque l'attention pointe vers les objets extérieurs, ce qui est perçu n'est pas la réalité telle quelle, mais Ô ! miracle, dès que cette même attention pointe vers cela qui regarde, le sentiment de présence qui s'apparaît alors à lui-même comme évidence serait la vérité irréfutable !!!

La « conscience d'être conscient » de se regarder dans le miroir et la conscience de ce qui y apparaît se distinguent en leur forme (épistémique et épistémologique) relative à leur « acte de leur connaissance » (phénoménologique et phénoménal), mais sont des expériences de conscience ! « Vous êtes l'espace accueillant au sein duquel [les phénomènes] prennent forme et se dissolvent naturellement » IP. Or, l'espace est sans obstruction ! Distinguer le phénomène de la présence (ou de l'êtreté) est un point de vue dualiste. La présence est l'expression modale de la vacuité de la conscience comme expérience phénoménologique de l'acte de connaissance du connaisseur à sa propre connaissance ineffable.

Ainsi, malgré ce que d'aucun affirme « pour vous éveiller, il suffit de se rendre compte, réaliser, reconnaître, que vous êtes conscient, et que cette conscience est toujours présente quel que soit son contenu » IP, l'on est encore loin ici de la réalisation de la vacuité, sans parler de la bouddhéité ! Tout juste se situe-t-on ici dans le « calme mental» (shiné) comme reconnaissance de la nature de l'esprit.


« Nous accédons au calme mental par la reconnaissance de la nature connaissante de

 l'esprit. Découvrir notre propre conscience nous permet d'accéder à la stabilité et à la 

clarté naturelles de l'esprit, qui existent indépendamment des conditions et des 

circonstances, des émotions et de nos humeurs. Nous n'accédons pas à la conscience, 

nous apprenons plutôt à la reconnaître, et cette reconnaissance éveille la nature 

éclairée de notre esprit ».


De la confusion à la sagesse, Yongey Mingyour Rinpoche.


Pour réaliser la vacuité d'existence objective du connaisseur et de son objet, il faut commencer par être capable de discriminer, non pas les phénomènes dont nous avons conscience de (l'êtreté de) la « conscience qui en a conscience » – étape nécessaire pour se désidentifier de la forme et pouvoir développer la sagesse par la « méditation analytique » –, mais discriminer le caractère recouvrant de « l'acte de connaissance », à travers les modalités de ses formes spécifiques (la présence à « soi même » versus la présence de l'objet à soi-même), de la nature objectivement vide du connaisseur et de son objet, sans discontinuité de leur essence et sans obstruction de leur apparence.

Le mental est décrié à juste titre, car il nous éloigne de l'instant présent. Rester l'esprit fixé quelque part dans l'abstrait, c'est nous exiler du flux de la vie, de l'incarnation, dont l'importance ne consiste pas dans l'expérimentation (dans la nécessité d'expérimenter pour apprendre, progresser ou simplement être), mais dans l'opportunité d'exprimer l'êtreté de notre nature dans le juste équilibre entre la forme et le vide, au seuil de « la porte sans côté ». Pour autant, l'expérience phénoménologique n'est pas le phare qui peut nous mener à la libération, c'est la sagesse qui émane de la compréhension juste et claire de la réalité !


IP : Introspection de la présence https://www.youtube.com/watch?v=BQvXoGrzVDk

PQIV : Physique quantique, interdépendance et vacuité https://www.youtube.com/watch?v=Q95O328OAv8 

III.75 Ouverture


L'un en regard de l'autre se connaît,

Le sans autre par l'absence se reconnaît.


Calme mental et pensée en volte-face,

Ce qui est sans obstruction est d'espace.


L'essentiel est revêtu d'invisible,

La forme dévêtue de l'indicible.


Rien qui ne se connaisse de par soi-même,

Inclus y compris la présence elle-même.


La transparence de l'inexprimable,

Surgit à la vue vide de son semblable.


Le petit prince

d'essence de la fleur

est terre pure



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


« Tu es ce que tu recherche » dit l'adage mystique, et pour le réaliser, tu dois arrêter de chercher ! Une formule qu'il ne s'agit pas de prendre au pied de la lettre ! Renoncer à comprendre ce que nous sommes, ce n'est aucunement abandonner la discipline, la concentration et la sagesse, c'est au contraire les développer avec la foi confiante et l'ouverture totale que seul permet l'abandon à la compréhension de ce que nous ne sommes pas !

C'est par choix méthodologique que le bouddhisme comme voie d'Éveil véritable repose sur les pratiques ritualisées des trantrā ou sur l'assise simple du zazen, mais ce n'est pas par choix pédagogique qu'il érige la sagesse comme préalable. Qu'elle que soit la tradition spirituelle authentique, qu'elle que soit la forme de méditation (shiné, zazen, Mahāmudrā bouddhiste ou shivaïte), toutes reposent sur l'abandon du désir d'atteindre la connaissance objective de la réalité.

« L'essentiel est invisible pour les yeux », Saint Expuréry. Il ne s'agit toutefois pas de rendre visible l'invisible, mais de rendre transparent ce qui le recouvre. Pour cela, nous devons comprendre que « la vérité ultime » est indescriptible du côté de l'objet, car celui-ci est « vide de réalité objective » (vacuité), et inexprimable du côté du sujet pour la même raison que la subjectivité est également « vide » de réalité ontologique (objective) ! Reconnaître la nature de l'esprit, c'est comprendre que la « présence de la conscience à soi même » est phénoménologiquement indescriptible et ne pas chercher à l'exprimer !

Le sens le plus subtil de la « coproduction conditionnée » est que toute chose (ultimement « vide de réalité objective ») existe seulement en tant que « simple désignation mentale » (d'un esprit dont l'essence est également ultimement vide), ce que la physique quantique met en évidence par l'influence de l'observateur sur le résultat de l'expérience. Cela signifie que toute tentative de représenter la réalité, comme une chose dont l'existence en elle-même serait indépendante du connaisseur et de l'acte de sa connaissance, entraîne de facto la réification de l'existence de cette réalité comme expérience de nos croyances !

Que l'acte de nommer les choses ait pour effet de leur conférer l'existence signifie que si j'écoute untel me dire « voilà comment être conscient de la présence », ou « voilà comment reconnaître que tu es déjà éveillé », ou « voilà ce que cela fait de percevoir la vacuité », tout ce que je peux éprouver en mon for intérieur ne sera jamais rien d'autre que la traduction phénoménologique de ces assertions, alors même que ce que je cherche… est « libre d'assertion » (ni être, ni non-être, etc.), y compris libre de l'assertion « tu es ce que tu cherches » !

Le mental aime à poser des questions pour… s'enorgueillir d'y répondre ! La sagesse réside dans la « non-réponse » et son corollaire le « non-agir », qui est l'essence du yoga. Ne pas chercher du côté de l'objet comme du côté du sujet à définir l'indescriptible et à décrire l'inexprimable, mais reconnaître avec humilité et gratitude, qu'il est seulement possible d'énoncer la « vacuité d'existence objective » dans les termes d'une « négation non-affirmative », c.à.d. de ce que cela n'est pas (cf. le tétralemme de Nāgārjuna).

Cette logique de « l'affirmation du non-dicible » ne se veut toutefois pas le contre-pied d'une réalité insaisissable, mais une pédagogie du fonctionnement d'un réel qui, si tant est qu'elle s'inscrive dans un dessein sotériologique (dès lors que la conscience est déjà libre…), fait du renoncement l'instrument de la libération de l'esprit de la captivité d'une imagination autocentrée à l'origine du samsāra ! Le silence mental, ce n'est pas seulement « l'arrêt des pensées » qui tournent en boucle autour de l'histoire du personnage et ne fait qu'entretenir nos souffrances, c'est l'arrêt de toute conceptualisation de la réalité comme objet et de toute représentation phénoménologique de cet état lui-même !

Il ne s'agit pas seulement d'arrêter de penser, mais « arrêter tous les mouvements de l'esprit conscient » RUP, de désencombrer la perception de toute notion et de toute expression de notions telle que direction, dimension, couleur etc., c.à.d. d'une manière générique de la « forme », du côté du sujet autant que de l'objet, sortir complètement de tout expressivité ! « Pensez à ne pas penser ! Comment pense-t-on à ne pas penser? Au-delà de la pensée ! » RUP.

L'on ne peut réaliser la vacuité en remplissant l'esprit, seulement en le vidant de tout contenu phénoménologique, seule non-condition pour l'ouvrir totalement et véritablement à la réalité de ce qu'il est tel qu'il est vraiment. Car, c'est seulement dans le silence mental du « ressentir sans ressenti », qui est l'abandon de toute volonté de décrire l'indescriptible, l'abandon de tout désir d'exprimer l'inexprimable, que peut surgir ce qui par essence est libre de toute description et de toute expression, « libre de toute assertion ».

La description phénoménologique de la vacuité n'amène pas à sa réalisation, qui ne procède pas de la « saisie directe » du vide d'objectivité de la réalité ultime, mais d'un processus épistémologique de dévoilement de la vérité. Ce n'est pas la « vue de la vacuité » qui rectifie la perception biaisée de la croyance et de l'existence objective du réel (et met fin à son expérience sous les modalités de la matérialité), c'est la désoccultation de son ignorance par la sagesse qui permet à l'esprit de reconnaître la vérité. La démarche spirituelle authentique, c'est ne pas chercher à voir, mais se débarrasser de tout ce qui empêche de voir, pour se reconnaître tel qu'en soi même véritablement !

Lorsque la philosophie bouddhiste compare (à dessein pédagogique), la vacuité à l'espace comme ce qui est « sans obstruction » – en tant que phénomène permanent, incomposé, non-né et donc indescriptible et inexprimable –, c'est pour mettre l'accent sur l'absence d'obstruction (de fragmentation et de dualité) entre l'acte de pensée comme description et l'acte de pensée comme descripteur.

Le sῡtra du cœur décrit la vacuité et sa réalisation en termes de « négation non-affirmative ». Il énonce que la reconnaissance du « vide d'objectivité » de la forme est conjointe à la reconnaissance de son existence subjective. Il n'y a pas « rien » au sens nihiliste, mais ce qu'il y a, pour autant, n'est pas une chose, c'est « l'acte de conscience » de cette chose ! La réalité est un « acte de conscience », sans acteur ultime de la connaissance et sans objet ultime de cette connaissance existant de manière objective, mais pas sans absence de connaisseur ni sans absence de connaissable du point de vue relatif à son événement.

Le mot « présence » est un terme impropre pour désigner la nature de l'esprit, car le ressenti phénoménologique sans l'éclairage de la sagesse est perçu sous les modalités qui tendent à nous faire croire en son « existence en soi ». Il est utile pour établir la distinction entre cela qui est conscient et ce qui est perçu, et comprendre que le miroir n'est pas le reflet. L'esprit n'est pas les pensées qui apparaissent et disparaissent. Et donc pour comprendre que la condition pour arrêter de souffrir est de cesser de s'identifier aux formes.

Mais, cette désidentification faite, le mot « présence » entérine cette dualité dans la phénoménologique, la réifie comme ressenti subjectif qui renforce l'idée d'une différence entre la conscience et les phénomènes (entre « avoir conscience des choses » et « avoir conscience d'être conscient »), que l'on peut ressentir comme « présence » et concevoir comme un « contexte, un « espace de connaissance, de conscience » IP, et croire de ce fait que nous sommes « ce qui contient tout » à l'exception de ce qu'il contient. Or, de telles distinctions n'ont pas lieu d'être, ce ne sont que de « simples désignations mentales » éprouvées en notre for intérieur comme vraies car réelles sur le plan phénoménologique !

Si vous cherchez avec attention où commence la conscience d'une sensation ou d'une pensée et où fini la « conscience d'en être conscient », vous ne trouverez ni lieu ni séparation. Il se peut que l'induction (inception) de l'idée de « contexte », de «contenant » vous instille l'impression que la présence se situe en superficie et la chose perçue à l'intérieur, mais si vous investiguez (avec sagesse) vous ne trouverez ni centre, ni bord, ni périphérie, ni limite, dans ce… non-espace !

Vous ne pouvez pas non plus décomposer votre expérience subjective en strates phénoménologiques que vous pouvez identifier comme « arrière-plan sous-jacent de la conscience » (constant à toute expérience conscience) et « premier plan de la scène » (où se produisent les phénomènes impermanent) – une métaphore qui rappelle le «théâtre cartésien de la conscience » de Descartes –.


« L'on ne peut pas faire confiance à nos perceptions, car elles sont perverties par

 l'ignorance. On voit tout comme étant purement objectif, en contraste avec le fait que 

tout est subjectif. Dans l'expérience des deux fentes de Young, il n'est pas possible de 

dire que les choses sont objectivement comme ceci ou comme cela. Elles peuvent 

exister sous différentes formes (onde ou corpuscule), dont les modalités sont 

dépendantes de l'observation, c.à.d. de la manière 

dont l'esprit subjectif va influencer l'objet » PQIV.

 

Il a fallu du temps aux philosophes et aux scientifiques pour admettre que le réel n'est pas de nature objective, pour « dissiper le rêve (ou l'illusion) platonicien de révéler la nature intrinsèque des choses » PQIV, et pour reconnaître qu'il était seulement possible d'en donner une description « opératoire » relativement à la fonctionnalité qu'on en attend. « La mécanique quantique est un symbolisme destiné à prédire de manière probabiliste le résultat d'expériences » PQIV.

Voir la conscience et la « conscience d'être conscient » comme deux choses différentes n'est-il pas similaire à voir les ondes et les particules du point de vue entitaire plutôt que comme des modalités d'expression relatives à l'observation ?

Alors, qu'est-ce que l'esprit ? Un acte ou un événement qui, par sa « lumineuse prise de conscience absolue, existe et n'existe pas tout à la fois » IDC-81 : existe du fait même d'en avoir conscience ; et n'existe pas, car « vide de réalité objective » ; un acte/événement dont l'aspect relatif et l'aspect ultime sont continus, où la « conscience de » et la « conscience d'être conscient », sont sans discontinuité d'essence et sans obstruction en apparence, et où toute distinction est un effet de perspective du voile de l'ignorance, des émotions perturbatrices et du karman.

Certains textes bouddhistes comparent la réalisation de la vacuité au sortir d'un rêve. D'autres disent qu'elle manifeste des effets physiques, comme des frissons que la connaissance de l'existence subjective fait disparaître (cf. PQIV) ! Réaliser que le monde de la forme est dépourvu de réalité objective, se serait comme de sentir brusquement le sol s'effondrer sous nos pieds… Si je crois en l'existence réelle des choses (et surtout de moi-même !), il se peut qu'en surplombant un précipice la peur surgisse. Mais, si je me réveille soudain et que je m'aperçois que ce n'était qu'un rêve, alors la peur s'évanouit ! Toutefois, ce n'est pas de savoir que le rêve est vrai qui fait disparaître (définitivement) la peur de disparaître, c'est de savoir que le monde et nous-mêmes sommes le rêve !

Une autre comparaison est « de l'eau versée dans l'eau », du moins de l'eau qui ayant été versée dans l'eau ne fait plus de remous et ne peut donc plus être distinguée de l'eau dans laquelle elle a été versée ! Qu'est-ce qui se rapproche le plus, en termes de modalités de l'expérience, de l'espace sans obstruction ? L'invisibilité ! Toutefois, pour l'esprit voilé, l'espace et l'invisible existent tous deux de leur propre côté, et se confondent comme contenu et contenant en similitude de leurs propriétés. Pour la sagesse, l'espace et l'invisible n'ont d'existence qu'en tant que simple « acte ou événement de conscience » dont la teneur détermine la manière dont ils apparaissent, comme duelles ou comme non duelles. Lorsque l'esprit est recouvert du voile de l'ignorance, celui-ci revêt la pluralité « d'événements de conscience », mais lorsque la sagesse le découvre totalement, sans discontinuité et sans obstruction, la vue s'élève sans vue.


IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php

IP : Introspection de la présence https://www.youtube.com/watch?v=BQvXoGrzVDk    

PQIV : Physique quantique, interdépendance et vacuité https://www.youtube.com/watch?v=Q95O328OAv8   

III.76 Evénement


La question interroge l'être du penseur,

Pourquoi de ce rapport est-ce lui le questeur ?


Toutes les choses sont tissées d'entrelacs,

Est-il plus sensé que le reflet sur le lac ?


La conscience est acte d'observation,

Dans le miroir se reflète sa cognition.


Le regard plonge au fond du microscope,

Et tout le cosmos s'ouvre isotrope.


L'espace courre sur un fil de lumière,

A l'épochê l'étincelle singulière.


(le) papillon posé

dans un battement d'ailes

envol du rêve



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Que tout ce qui existe du côté de la forme soit « vide de réalité objective » et n'ait d'existence qu'en tant que « simple désignation mentale », autrement dit que les phénomènes perçus par nos sens soient le produit de la conscience, elle-même vide d'existence objective, amène une compréhension progressive de la vacuité et donc du développement de la sagesse, corrélée à l'abandon du désir de décrire l'indescriptible et d'exprimer l'inexprimable.

L'étape suivante est d'élargir la perceptive en perçant l'épiphénoménologie de son «événement de conscience », et pour cela, il nous faut dépasser de nouveaux obstacles, comme concevoir la non discontinuité de la conscience des choses à la «conscience d'être conscient ». Du point de vue des faits, une telle « déclaration d'identité » apparaît contradictoire si nous considérons impossible d'être cela même dont nous sommes conscients ! Or, à l'instar de la physique quantique, où « les soi-disant paradoxes se dissolvent d'emblée dès qu'on accepte que les micro entités sont vides d'être et vides de déterminations intrinsèques » PQIV, cela devient clair lorsque nous examinons le « fait de conscience » sous l'angle de l'événement et non plus de l'objet.

La « dualité onde-particule » cesse dès lors que nous comprenons que la réalité physique (conventionnelle) à son niveau le plus fondamental n'est d'aucun de ces ordres, et peut seulement se décrire en termes de simple « potentiel statistique » de manifestation sous l'un ou l'autre suivant les circonstances de l'observation.


« Propriété veut dire les déterminations qui appartiennent 

en propre aux objets, absolues. En mécanique quantique, 

les propriétés ne sont pas propres ! 

On les appelle des "observables" (…) 

Pour comprendre la mécanique quantique, 

il ne faut plus chercher des explications du type 

"les choses sont ceci ou cela", 

mais "en relation avec nous, elles manifestent ceci ou cela » PQMB


La forme comme observable est une interprétation d'interactions dans le formalisme d'un système de représentation relatif à l'observateur, et non une réalité objective existant de son propre côté, avec ses propres lois qu'il nous serait possible de décrire. Ce qui résout un autre pseudo paradoxe, énoncé par Einstein et par d'autres philosophes, quant au fait que « le monde ait presque certainement un sens » et qu'il est étonnant que nous puissions le connaître...

Il y a-t-il, là-dehors, réellement des objets qui se meuvent de leur propre pouvoir ou du mouvement animé par sa propre force qui apparaît comme objet – à l'instar du koan zen du drapeau qui flotte au vent ou du vent qui fait flotter le drapeau –, ou objet et mouvement ne sont-ils que des points de vue de l'esprit ?

Dans l'expérience des « fentes de Young », des électrons lancés vers une plaque de métal à une certaine fréquence d'émission et qui rencontrent des fentes sur leur chemin, passent alternativement par l'une ou par l'autre. A une fréquence plus élevée, la « figure d'interférence » formée par leurs impacts met en évidence qu'ils sont passés par plusieurs fentes en même temps, comme s'ils s'étaient comportés… comme des ondes ! Or, ondes et particules, ce n'est pas la même chose en physique, les premières ne sont pas matérielles (composées) et ne devraient donc pas se comporter comme tel et inversement. « Dans un système dualiste, soit c'est matériel, soit ce n'est pas matériel. C'était une contradiction fondamentale parce que la lumière se comportant généralement comme une onde peut se comporter, selon comment on l'observe, comme des petites particules de lumière, donc presque des particules de matière » ZPQ.


« La première chose à comprendre, 

c'est ne plus plaquer des surimpositions conceptuelles. 

Il n'y a pas besoin d'imaginer des particules, 

ni des ondes, ni l'un ni l'autre d'ailleurs, 

ces phénomènes d'impact sur l'écran

sont relatifs à mon acte d'observation. 

On ne peut pas parler des choses telles qu'elles sont, en propres, 

mais quel type de relation on entretient avec elles ? » PQMB 


La mécanique quantique a mis fin à ce pseudo paradoxe en établissant que les « objets quantiques » ne sont ni des ondes ni des particules, et en construisant sur cette base tout un formalisme mathématique qui permet de rendre compte de manière efficace du comportement des phénomènes à l'échelle subatomique. Il demeure cependant qu'ilsne peuvent pas être observés directement. Ce que nous en voyons et donc pouvons en connaître, ce n'est pas leur réalité telle qu'en elle-même, inobservable, mais la perception que nous en avons ! « Du moment que vous les observez, vous allez agir sur ce système probabiliste, indéterminé. Si vous cherchez des grains de lumière, vous allez trouver des grains de lumière. Si vous cherchez des ondes, vous allez trouver des ondes. Ces "objets quantiques" vont se manifester dans notre monde observable, de différentes façons selon la façon dont vous les observez » ZPQ.

L'acte de conscience est tout aussi étonnant de par sa variabilité, entre la « conscience sensorielle » des choses et du monde qui nous entoure dont l'expérience nous apparaît sous la forme d'objets définis, déterminés, et la « conscience d'être conscient » que traduit le sentiment phénoménologique au ressenti inqualifiable autre qu'en termes d'objet épistémique (c.à.d. dont la connaissance est mentale). Or, il est aussi impropre de parler de dualité ici que pour les ondes et les particules ! Ce dont nous avons conscience dépend du « facteur mental » de l'attention, qui peut faire varier la conscience entre les extrêmes de l'absorption dans la « forme » (l'identification à nos pensées), et de l'immersion en elle-même (au sentiment phénoménologique de sa présence), et l'équilibre de la fusion du sujet et de l'objet dans la « conscience océanique ».

Cependant, l'essentiel n'est pas là et demeure invisible à nos yeux. La physique quantique nous oblige à repenser la définition de la « réalité ». En effet, ondes et particules ne sont pas « réels » au sens ou ils ne possèdent pas une existence objective intrinsèque. Il est seulement possible de dire qu'ils sont « vrais » du point de vue du contexte et des conditions probabilistes de leur observation, sous les formes et propriétés en interdépendance desquelles ils apparaissent.

Que l'attention se porte, se pose, se fixe sur les choses comme faits ou sur « le fait de conscience », quel que soit « l'objet » de conscience (phénoménal ou phénoménologique), nous conviendrons dans tous les cas de sa connaissance… en tant que tel ! Or, ce que nous révèle la physique quantique, c'est le caractère inobservable car indescriptible et inexprimable de la réalité ultime. Autrement dit, ce dont nous avons conscience n'est pas la chose en elle-même, c'est de la perception ! Ce n'est pas la cognition d'un existant objectif, mais d'une interaction – laquelle est constitutive, dans sa coémergence de l'objet au sujet – sous la forme observable d'un « événement de conscience ».

Sous cette perspective, aucune forme de conscience (états modifiés, bardo, etc.) qui ne soit un « événement » ! Cela inclus ces moments au cours desquels les « frontières du moi » se dissolvent et où la conscience semble fusionner avec l'univers dans un «sentiment océanique » (que d'aucuns décrivent comme des « éveils intermittents », plus ou moins durables, qui préfigureraient « l'éveil » lui-même). La « forme est vide ». Tout ce qui apparaît comme observable à la conscience (y compris elle-même) est un «événement de conscience ».

L'on rejoint ici le sens le plus subtil de l'interdépendance des phénomènes, qui est que toute chose n'a d'existence qu'en tant que « simple désignation » par l'esprit, imputé par la pensée (y compris l'esprit lui-même), comme interprétation sous la forme d'un «événement observable » (déterminé et catégorisé) de la nature inobservable (indéterminée) du réel ultime. L'on ne le réalise qu'en abandonnant toute conception y compris le critère de véracité.

Tant que notre perception est un « événement » de ce type, ce n'est ni l'Éveil ni la réalisation de la vacuité, mais comme une illusion qu'il est seulement possible de qualifier en termes de « vérité conventionnelle » (relativement au caractère déterminé de sa désignation). Le rêve est « vrai » en regard des conditions de son événement pour le rêveur qui ignore rêver, mais il se mue en illusion lorsqu'à son réveil, il prend conscience d'avoir rêvé. En interdépendance de cette nouvelle donne, le rêve lui apparaît alors comme une « illusion vraie » !

Décrire la nature des « objets quantiques » en termes de « potentiel statistique », susceptible d'apparaître comme « observables », c.à.d. comme des événements en interdépendance du type de résultat recherché (corpusculaire ou ondulatoire) – par la décohérence de la « fonction d'onde » qui décrit mathématiquement ce potentiel –, se rapproche du sens le plus subtil de l'interdépendance de « simple désignation mentale », mais demeure une désignation ! Ce n'est pas la vacuité « libre de toutes assertions » (y compris libre de « négation non-affirmative »), qui ne peut donc se définir ni en termes d'être et de non-être, ni en termes d'événement ni de… non-événement !


« La "réduction de l'état" n'est pas une modification des états des choses, 

c'est juste une transformation de la fonction 

qu'on utilise pour définir les probabilités de futures expériences. 

Ce n'est pas un phénomène physique, ce n'est pas un processus 

qui se passe dans le monde où qu'il faut qu'il faudrait expliquer 

par l'irruption de la conscience qui viendrait "réduire le paquet d'ondes", 

c'est juste une modification de notre "fonction de prédiction" 

en fonction des informations qu'on a ! » PQMB


Quel que soit le nom ou le terme utilisé pour décrire l'existence (y compris « moment d'émergence »), c'est encore une assertion qui exprime une interaction entre l'objet et la conscience en tant que vue (en réification de l'existence objective « comme monde » en distinction du sujet et de l'objet) qu'il s'agit de déconstruire comme croyance et observable phénoménologique. « Séparer ce qui est arrivé dans le monde et ce qui est arrivé en moi quand je le constate, c'est une construction, une dualité. C'est encore une séparation, mais il y a eu il y a eu un moment où tout ça a été encore indistinct, où c'était encore le moment où il n'y avait pas encore de mot, de concept » PQMB.


« Lorsqu'il n'y a pas d'objet face à vous,

Dans ce rien la totalité des monde !

Ne l'examinez pas à l'aide de la sagesse

Car sa substance même est obscure et vide » LGSE-125


S'il n'y a aucun absolu, que des relations elles-mêmes vides de réalité objective, qu'est-ce qui explique la conscience ? J'ai « conscience d'avoir conscience », j'ai conscience d'un caillou, je peux même avoir conscience de « faire un » avec ce caillou ! Le caillou apparaît en interdépendance de causes et de conditions qui, si elles ne sont pas causales d'un point de vue finaliste, relèvent d'une causalité non prédictive. « Les événements ont une cause relative à l'acte de les observer, et donc, tant que l'observation n'est pas faite on ne peut pas prévoir, mais quand l'observation est faite on peut dire a posteriori que cet événement qui a eu lieu est la cause relative à cet acte d'observation » PQMB.

Qu'est-ce qui fait que je sois conscient alors que le caillou ne l'est pas ? Pourquoi le brassage de causes interdépendantes vides de propriétés spécifiques qui s'entrecroisent encore et encore sans but prédéfinis, finit-il par produire un inter-être (ou intermède) de conscience plutôt qu'un simple caillou ?


« Comment j'en viens, à partir de cette expérience vécue, 

à croire que les choses ont une existence propre ? 

Ça s'appelle la "constitution de l'objectivité". 

Grâce à la composition de toutes mes perceptions, 

et projections conceptuelles, je peux construire la croyance 

qu'il y a là des choses extérieures existantes en elles-mêmes. 

Mais, la chose qu'il y a là, c'est juste un « apparaître » PQMB.


Tant que nous pensons les choses en termes d'absolu, c.à.d. de séparation entre sujet et objet (entre ce qui est vu et ce qui perçoit) il est impossible de comprendre, aussi bien la physique quantique (laquelle apparaît alors pleine de contradictions et de paradoxes), que le monde ou notre propre existence ! Si nous voulons le comprendre – une volonté qu'il nous faut abandonner pour y parvenir –, nous devons commencer par comprendre que toutes nos conceptions, aussi belles, élégantes et simples soient-elles dans leur emballage « d'observables », de théories et de modèles de pensée, ne sont que des vues conceptuelles, érigées comme monde, d'un indescriptible inexprimable.


« Zhuangzi ne savait pas s'il était Zhuangzi 

qui avait rêvé qu'il était un papillon, 

ou un papillon qui rêvait qu'il était Zhuangzi. 

Il doit bien exister une différence ! 

C'est ce qu'on appelle la Transformation des choses » Tchouang-tseu  


Dire que « nous rêvons » sous-entend qu'il y a quelque chose en nous, de l'ordre d'un absolu, qui tantôt est dans un état de vigilance éveillée, tantôt s'endort et rêve. Mais, voyez le rêve comme un événement qui inclus et la rêverie et le rêveur lui-même comme constitutif du tissu du songe ! Et imaginez que dans ce rêve, le « songe du rêveur » voit un caillou rêvé. De son point de vue, la différence en regard du « fait de conscience » ne fait aucun doute. Or, si l'observateur fait partie intégrante du dispositif, il ne peut juger de son existence propre en différenciation du système qui le définit !

Toute connaissance s'appuie sur le postulat de l'indépendance du connaisseur au connaissable, ce que réfute le bouddhisme et traduit la mécanique quantique. Le Mādhyamaka Prāsangika démontre, qui plus est, la coémergence du connaisseur et du connu, en émergence de leur connaissance, sur la base de leur vacuité d'existence objective. Il n'y a pas d'autre côté du miroir, Alice !


« Il n'y a pas de point de vue extra relationnel ! On est dedans ! 

On est tellement englué dans le système des relations 

qu'on ne peut pas regarder l'univers à distance et dire 

"l'univers est un réseau de relations" ! 

Si ça invalide la vue à distance de ce réseau, 

alors cette vue se détruit elle-même en tant que vue » PQMB.


Au terme de son questionnement systémique, Descartes affirma pouvoir douter de tout « sauf du fait de douter » et en conclut « je pense donc je suis ». Or, il oublia de mettre en doute le postulat de sa propre existence comme absolu. Il ne s'intégra pas lui-même au processus de déconstruction par le doute, comme si sa conscience était « extra-relationnelle » ! Autrement dit, « l'intime certitude » d'exister ne prouve pas la réalité objective de la conscience !


« Il faut tout déconstruire ! Évidemment, il est pratique de dire 

en mécanique quantique que l'on étudie des observables

et là vous avez encore posé des mots, des concepts. 

Même cela doit être déconstruit parce que 

l'observateur n'est pas une entité stable, 

c'est un moment d'émergence » PQMB 


La conscience que vous avez de vous et des choses font partie d'un événement dont vous distinguez et opposez les parties, sans discontinuité d'essence, comme duelles, par leur désignation comme observables a posteriori ! Par l'ignorance de sa propre vue, la conscience s'auto-justifie à son aperception comme extérieure à ce qu'elle voit, et donc comme existant absolu !

La conscience fait partie de l'événement et il n'y a rien en dehors de la vue de l'événement. Il n'y a rien de l'autre côté de l'horizon des événements de la conscience. Ce qui est vu (le conventionnel) n'a d'existence qu'en tant que surimposition, en interdépendance à la surimposition de ce qui voit (relatif à ce qui est vu), sous une conformation telle que le phénomène résultant de cette relationalité (la coémergence du sujet et de l'objet), est un événement sous lequel la conscience s'apparaît distincte des phénomènes (choses et pensées) dont elle a conscience, comme le rêveur se croit absolu par rapport au songe qu'il croit réel. L'interdépendance est l'autre aspect de la vacuité. La question n'est pas « comment peut-on la voir ? », mais comment voir l'illusion de la vue illusionnée ? Au-delà de toutes vues et de toutes surimpositions !


« Une autre façon de voir les choses, 

c'est de pratiquer l'épochè phénoménologique, 

c.à.d. suspendre le jugement sur toutes les existences prétendues extérieures, 

mais aussi sur la substantialité de ce que je suis, 

de ce que l'on appelle familièrement notre ego. 

Si on suspend à la fois la réalité des choses extérieures 

et la réalité de ce que je suis en tant qu'ego, 

on aboutit à ce mode de vivre la connaissance 

comme un processus dynamique dénué de fondement » PQE 


LGSE : Le grand sommeil des éveillés, Daniel ODIER https://www.leslibraires.fr/personne/daniel-odier/79231/  

PQE : Physique quantique Enactive : https://www.youtube.com/watch?v=XVPPRLNrNjQ&t=15s 

PQMB : Physique quantique avec Michel Bitbol partie 1 https://www.youtube.com/watch?v=jbbSglE33ZU 

 

III.77 Intra-relationnel


La forme est nouée d'interrelations,

De fils entrecroisés qui font l'addition !


L'identité est tissée de nuages,

De couches superposées d'habillages !


Sous la surface de toutes ses épaisseurs,

Nul noyau solide ne constitue le cœur !


Délie couche par couche jusqu'au tréfond,

Défaits de toutes tes empreintes les sillons !


Lorsque les vagues retirées du rivage,

Paraît l'horizon au-delà du mirage !


Le soi déconstruit

comme cire au soleil

l'espace seul


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


L'interdépendance et la vacuité sont les deux faces d'une même pièce, vide d'existence absolue. L'interdépendance est la forme-vide (qui apparaît comme monde sous la vue de l'esprit ignorant) qui est l'autre aspect du vide-forme. La forme ne fait pas obstacle à (la perception de) la vacuité, car sans discontinuité d'essence. Les « observables » sont des surimpositions vides d'existence objective, de propriétés intrinsèques, par la conscience qui émerge (elle-même vide) à l'acte de leur désignation comme événement en relation.

Le terme « surimposition » est paradoxal puisque ce sur quoi la conscience pose une conception est dépourvue d'existence objective ! De plus, l'étant elle-même comment peut-elle surimposer quoi que ce soit ? Du point de vue de la temporalité séquentielle, c'est comme si l'on postulait que l'effet était sa propre cause ! Le paradoxe disparaît toutefois dès l'abandon d'une « causalité prédictive » pensée comme un absolu. 


« Les événements ont une cause relative à l'acte de les observer

donc tant que l'observation n'est pas faite on ne peut pas prévoir » PQMB.


A ce titre, la non-localité et l'atemporalité ne sont pas extra-relationnelles. Ce sont des antidotes à la croyance en la réalité objective de l'espace et du temps. Lorsqu'ils ne sont plus vus (expérimentés) comme existant intrinsèques, mais directement perçus comme vides – par une « perception yogique directe » qui est à discriminer de la « perception directe ordinaire » –, il n'y a plus de raison de leur opposer la conception pédagogique de la non-localité et de l'atemporalité.

Il ne fait pas sens de demander si le drapeau flotte au vent quand personne ne le voit ou si le vent existait avant de voir le drapeau bouger et d'en inférer l'existence. L'inférence s'appuie sur des règles, en l'occurrence s'agissant de la détermination d'un phénomène au niveau macroscopique, sur les lois de la physique classique. « Pour donner sens à l'idée qu'un astéroïde existait avant qu'on le découvre, il faut appliquer des règles de mécanique classique. L'ensemble des observations couplé à cette connaissance vous dit que cet astéroïde existait avant l'avoir observé. Cette imputation d'existence antérieure est parfaitement cohérente avec ce système. L'inférence est bonne » PQMB.

Or, il n'en va pas de même en mécanique quantique. Les « objets quantiques » sont indéterminés. Ils ne sont « observables » qu'en interdépendance de l'observation. Toutefois, le vocabulaire a son importance dans la dissolution des paradoxes : observable ne veut pas dire réel (tangible, concret), mais « avoir un effet causal » ; observation ne veut pas dire qu'il a quelque chose qui est observé par quelque chose ici, qui n'est pas cela qui l'observe, les deux existants indépendamment l'un de l'autre ; interaction n'est donc pas synonyme de « mise en relation » de réalités objectives préexistantes à leur relationalité.

Que les observables apparaissent comme onde ou comme particule est un effet de perspective induit par la mesure (le calcul de probabilité), laquelle n'est pas une action sur un « objet quantique » qui met en évidence ses caractéristiques intrinsèques. L'observation résultante n'est pas un effet, mais l'ombre de la mesure qui apparaît sous forme d'un comportement (ondulatoire ou corpusculaire) ! La surimposition est comme une ombre sans projection de lumière de laquelle dont nous inférons l'existence de la lumière.

Les règles d'inférence de la physique classique nous disent que le soleil existe et c'est pourquoi les objets projettent une ombre, et toutes les observations vont dans ce sens. A contrario, les règles d'inférence de la mécanique quantique ne permettent pas une telle inférence. Comment peut-on déterminer les propriétés et le comportement de ce qui est indéterminé ? « Si j'essaie de reconstruire la trajectoire de l'électron avant de l'avoir observée, j'aboutis à des contradictions que l'on peut prouver avec les prévisions quantiques [probabilistes], c'est-à-dire que le concept même que "l'électron a une trajectoire sans que je le sache" abouti à des contradictions » PQMB.

Il n'est pas facile de s'abstraire de la pensée de l'existence objective, mais c'est seulement à son abandon que tous les paradoxes tombent (et pas seulement en physique quantique), dont la vue extrême opposée du nihilisme. En arguant que rien n'existe, le nihilisme est une vue, et ce fait son propre paradoxe parce que s'il n'y avait effectivement rien, il ne serait pas possible d'en faire l'assertion ! Les Mādhyamaka Prāsangika tel que Nagarjuna, réfutent les thèses des autres mais n'en infèrent aucune, car ce serait retomber dans l'absolutisme conceptuel.

Lama Tsongkhapa montre, sans contradiction, les limites de la logique. « Quand on réfute l'existence inhérente, naturellement, ça veut dire qu'on accepte son absence » PQMB. Pour que sa réfutation ne soit pas une vue, il faudrait logiquement réfuter «l'absence de l'absence », ce qui par cette double négation reviendrait… à l'admettre ! Donc, puisqu'il est impossible de réfuter la logique du raisonnement sans réfuter sa conclusion (c.à.d. sans faire de la vacuité d'existence inhérente une vue), alors la seule alternative est… d'abandonner ici la logique !

Ceci étant dit, selon la logique de l'école philosophique bouddhiste Prāsangika, toute « perception directe » (sensorielle) est erronée avant même la moindre surimposition conceptuelle ou désignation mentale, « parce que tout apparaît comme ayant une existence absolue indépendante » PQMB. Elle n'en est pas moins valide fonctionnellement ! Bien qu'il s'appuie sur des règles d'inférence non plus déterministes, comme en physique classique, mais probabilistes, le formalisme quantique permet de rendre compte efficacement du comportement des observables. «(…) quand l'observation est faite on peut dire a posteriori que cet événement qui a eu lieu est la cause relative à cet acte d'observation » PQMBLe vide-forme est indéterminé, mais la forme-vide est causale ! Donc, la réalité conventionnelle est une « vérité fonctionnelle ». C'est parce que la vacuité est « libre d'assertion » que les assertions fonctionnelles peuvent être valides en production interdépendante ! 


« La relation est relative. Il faut que quelqu'un la voit, 

mais le "quelqu'un qui voit" vous ne le voyez pas ! 

"L'œil ne se voit pas lui-même". 

Celui qui voit vous ne le voyez pas, 

mais les deux choses qui sont vues vous les voyez… » PQMB.


Nous inférons la possibilité même de connaître à partir d'un point de vue qui ne se voit pas lui-même comme connaisseur, ce qui a pour effet d'ériger la connaissance comme indépendante du connu à partir de cet « angle mort » qui nous masque la coémergence du connaisseur au connaissable. « (…) vous pouvez dire que l'un n'existe qu'en dépendance de l'autre. Mais, le "à partir d'où" les deux sont comparés, vous ne pouvez pas lui attribuer la moindre position. Vous ne pouvez que déduire qu'il est là par la comparaison des deux » PQMB.

La relationalité de l'un en dépendance de l'autre n'existe… qu'en dépendance de cela qui voit, lequel ne peut être vu, et ne fait donc pas partie de la comparaison... tout en étant le « comparateur » sans lequel la comparaison ne peut avoir lieu ! Donc, la comparaison est dépendante de la vacuité du comparateur ! S'il n'était lui-même vide, il ne pourrait comparer. La « vérité relative » est fonctionnelle en dépendance de la vérité ultime ! Les deux vérités sont complémentaires.

Outre de résoudre les paradoxes en physique quantique, abandonner la croyance dans l'existence des absolus permet d'effacer les contradictions qui surgissent à la compréhension de la pensée du Mādhyamaka Prāsangika, du fait de l'inférence en l'extra relationalité de la connaissance à « l'angle mort du connaisseur ».

Du point de vue de la « vérité fonctionnelle », le corps n'est pas l'esprit est une «cognition valide », car l'assertion peut être démontrée empiriquement. Être assis est une action, la pensée du corps assis sur la chaise ne l'est pas. Si l'esprit était le corps et la chaise, la pensée seule suffirait pour être assis ! Cela n'en est pas moins une description fonctionnelle, valide comme instrument de pensée et de communication verbale. Mais, c'est aussi la cause de tous nos problèmes…

La personne est une « inférence fonctionnelle » imputée sur la base des agrégats (corps et esprit). « Je suis assis sur la chaise » est une assertion utile pour me distinguer des autres dans le monde. Affirmer « je ne suis ne pas les pensées dont j'ai conscience» est utile pour me désidentifier et cesser de souffrir, mais il reste que l'existence objective du « je » est erronée.

Il n'y a plus de paradoxe à cesser de discriminer l'esprit, le corps et la chaise, en termes d'essence dès lors que l'on comprend que leur ontologie est vide de réalité intrinsèque et donc sans discontinuité au niveau de la « vérité ultime ». De fait, les apparences sont sans obstruction du point de vue relatif, lequel n'est pas un « ordre » du réel, mais une vue ! Puisque les deux vérités sont complémentaires, qu'est-ce qui distingue l'esprit ordinaire de l'esprit éveillé ?

En philosophie classique, la phénoménologie est l'étude de la perception qui s'appuie sur un procédé de décomposition analytique et empirique, visant à ramener « devant la conscience » (du grec phenomenon, « ce qui apparaît ou ce qui se manifeste »), le donné brut de la sensation. « Méthode philosophique qui vise à saisir, par un retour aux données immédiates de la conscience, les structures transcendantes de celle-ci et les essences des êtres » CNRTL.

La « réduction phénoménologique » de la perception procède de la suspension de tous jugements (quant au caractère, aux qualités, à l'existence, à la réalité objective, etc.), qui entraîne le dépouillement progressif de la sensation de toute surimposition (émotionnelle, conceptuelle, etc.). C'est par exemple de découpler le lien entre signifiant et signifié de sorte à voir les mots tels de simples traits. Dans une « réduction phénoménologique » plus profonde, c'est l'encre, la feuille, le papier, le livre, l'écran, l'ordinateur, etc. qui sont dépouillés jusqu'à la moelle de toutes les couches et strates de significations agglomérées, et invisibles, qu'on leur appose d'ordinaire sans même en avoir conscience, et qui se traduisent par des cognitions invalides ou erronées.


« Une fois qu'il a pratiqué sa réduction la plus forte possible, 

le phénoménologue dira simplement 

qu'il voit à la fois son "champ perceptif", 

et en même temps, sa propre tension ou propension, 

"intentionnalité", à interpréter cela 

comme quelque chose d'extérieur à lui » PQMB. 


Au terme de ce processus, la phénoménologie « transcendante » prétend ainsi révéler la pureté de la connaissance en regard de la « connaissance pure » du connaisseur, en relation à la pureté du connaissable. « Au terme de réductions successives (eidétique, phénoménologique), l'esprit se trouve en face de la conscience pure, du moi transcendantal, qui détermine et constitue les conditions ultimes d'intelligibilité de tout ce qui peut être connu » CNRTL.

Cela rappelle fortement la notion donnée à la « présence » comme sentiment de la «conscience d'être conscient » à l'issue d'une introspection similaire de l'esprit comme «le seul élément de notre expérience qui soit toujours présent (…) un contexte toujours paisible, silencieux, et conscient, qui est ce que vous êtes fondamentalement, et au sein duquel le monde prend place (…) ce qui a conscience de ce qui ait trouvé ou de ce qui n'est pas trouvé » IP. Et cela, nous évoque également Descartes qui, dans sa propre méthode de « réduction analytique » par le doute, aboutit à la conclusion de son existence comme absolu.

Pour l'école philosophique Prāsangika, « il y a toujours quelque chose dans la perception directe qui n'est pas vrai, c'est l'apparence d'existence absolue indépendante des phénomènes » PQMB. En effet, même si à ce stade le contenu du «champ perceptif » du phénoménologue semble lui apparaître comme totalement vidé de toute surimposition, pour autant, le fait même qu'il en soit l'observateur, simultanément à l'observation de sa propre intentionnalité, implique une fragmentation ou « fission du non extra-relationnel » parce que faire face au donné brut de la perception n'implique pas d'en réaliser la vacuité !

De ce point de vue donc, qu'il s'agisse de la perception consciente d'une chose, de la «conscience d'être conscient » (par le retour de l'attention sur elle-même, par un acte de connaissance intentionnel, comme dans la « vision sans tête »), de la présence ou de la « conscience de la présence » (par le retour introspectif de la conscience sur son propre événement), de l'état de méditation du « sans-forme », du « sentiment océanique », de « l'union » du sujet et de l'objet dans le samādhi du yoga, etc., tous ces « événements de conscience » n'en révèlent pas moins jusque dans leur degré le plus subtil… du samsāra !

Qu'est-ce que la forme ? Forme et surimposition sont des termes mutuellement inclusifs, comme ondes et électrons (sous la typologie de leur comportement respectif) sont les ombres observables du résultat de calculs probabilistes. La forme est un agrégat de couches surimposées sur les unes sur les autres – constitutives de catégories : sensorielle, perceptive, conceptuelle, émotionnelle, expérientielle, existentielle… –, à la différence essentielle qu'elles ne s'agrègent sur aucun substrat objectif, mais en quelque sorte sur elles-mêmes !

Imaginez un vêtement tricoté de couches de fils tissés les uns sur les autres, comme un patchwork vertical plutôt qu'horizontal. Chaque couche est un réseau d'interactions, en interactions avec les couches de plus en plus grossières depuis le niveau infinitésimal, inobservable... Il n'y a rien en-dehors de cet enchâssement de réseaux relationnels totalement intriqués, incluant y compris le connaisseur, qui n'a donc rien de particulier en soi (rien d'extra-relationnel ou transcendantal), hormis que cette « trame connaissante » est… invisible à elle-même.

Tant que le connaisseur réside aveuglément dans « l'angle mort » de sa propre connaissance, la perception qu'il a des phénomènes comme phénomènes ou comme «observables » (quelles que soient leurs modalités), demeure une surimposition par désignation mentale catégorielle, et donc une fragmentation comme « événements de conscience » distincts du tout relationnel indivis.

A ce stade, il nous entreprendre une réduction phénoménologique de ce réseau, ou, en nous appuyant sur le principe de la méditation dite de « vision supérieure » – qui vise la réalisation du non-soi de la personne et des phénomènes – a une « réduction phénoménologico-analytique des surimpositions ». Il ne s'agit pas seulement ici d'atteindre à l'épochè radicale, la cessation de tout jugement – ce n'est non plus la même chose que la méditation du « sans-forme » qui produit l'inhibition du jugement par le Pratyāhāra, le « retrait des sens » –, mais de réaliser le caractère vide de réalité objective, intrinsèque et autonome, du tissu du « songe de la réalité » dont nous sommes tissés !

A mesure de cette réduction radicale, en enlevant surimposition après surimposition toutes les couches (de la plus grossière à la plus subtile), de ce « maillage de surimpositions entrecroisées », la forme du vide devient de plus en plus évidente au vide de la forme, jusqu'à ce qu'il ne soit plus possible de discriminer observateur et observé de l'observation, connaisseur et connaissable de la connaissance. Lorsqu'il ne fait tout simplement plus sens de poser l'assertion de « l'existence » ou de la « non-existence » (du soi de la personne et du soi des phénomènes), la réalisation de la vacuité est atteinte.


IP : Introspection de la présence https://www.youtube.com/watch?v=BQvXoGrzVDk 

PQMB : Physique quantique avec Michel Bitbol partie 1 https://www.youtube.com/watch?v=jbbSglE33ZU  

III.78 Réduction


L'espace est à lui-même invisible,

N'accueille ni retient le perceptible !


L'absence d'obstruction est sensible,

En ce non lieu, le mouvement infaillible !


Dans l'angle mort du vide de son isolat,

Sur l'indicible contact met le tréma !


Enveloppe la diaphane imprésence,

Du manteau incarnat de la vraisemblance !


Depuis l'ailleurs qui d'aucun n'est pas,

Jusqu'à ce qui nulle part n'est là !


Poussière dans l'œil

ne se voit pas lui-même

et pourtant se sait


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


Vous êtes dans une pièce entièrement blanche du sol au plafond, sans ouverture mais très lumineuse, qui contient pour mobilier une chaise en bois marron foncé, recouverte d'un coussin rouge, sur laquelle vous êtes assis, vêtu d'un pantalon et d'une chemise blanches, pieds nus en contact du sol, un caillou dans la main droite, dans un silence profond. Un miroir de plein pied renvoie votre image. De plus, vous visualisez la scène dans votre esprit comme un second reflet.

Vous avez conscience de chacune de ses choses, et vous avez conscience d'en être conscient. Vous connaissez naturellement les limites de votre corps à la frontière de celles qui choses en contact sensoriel avec votre perception. Vous sentez le sol sous vos pieds, le caillou dans votre main, l'air qui entre et qui sort de vos poumons, votre image dans le miroir qui fait face à votre corps, face à la conscience que vous avez de votre corps, face à la conscience d'être conscient.

Vous avez conscience de tout cela. Vous discriminez chaque détail, de chaque chose. Vous identifiez chaque élément et distinguez l'image dans le reflet, de votre corps assis devant, et de l'image mentale de la scène dans votre esprit. Dans ce schéma, chaque chose a une position, des caractères, des propriétés, déterminées, qui les différencient à votre perception et à votre conscience. Vous-mêmes vous connaissez, par votre identité, votre nom, votre histoire, vos désirs et vos espoirs, vos peurs et vos peines. Vous regardez le caillou. Lui n'en sait rien ! Qu'est-ce qui fait vous distingue, qui fait de vous ce que vous êtes ?

Fermez les yeux et respirez très lentement. Soyez immobile, le dos droit. Laissez les sensations s'évanouirent d'elles-mêmes, ne les suivez pas, n'observez pas. Tournez simplement le regard intérieur vers vous-mêmes et résidez là, dans la conscience d'être conscient. Vous ne sentez plus le sol sous vos pieds, vous ne sentez plus le caillou dans votre main droite, vous ne sentez plus la sensation de la respiration. Ne visualisez plus la scène, laissez toute image mentale disparaître d'elle-même. Il n'y a rien que le noir derrière vos paupières fermées, rien que le silence autour de vous et en vous, rien que la conscience d'être conscient…

Dans cet état de méditation « du sans-forme », très profond, dans le vide et le silence mental où, seule, réside la conscience d'être, rien d'autre n'existe. Vous êtes arrivé par l'approche introspective empirique à ce qu'il y a plus fondamental de vous-mêmes, l'essence de l'être que ne possède pas le caillou. Certaines traditions philosophiques diraient que vous touchez là le « véritable Soi » !

Cependant, ce n'est même pas le début, ni même un avant-goût ! Mais, c'est loin d'être inutile ! Vous constatez, par vous-mêmes, empiriquement, que vous n'êtes pas ce qui apparaît dans le « champ de vos pensées », dans le « champ de vos perceptions », dans le « champ de votre conscience » ! Vous n'êtes pas ce à quoi vous vous identifiez habituellement sans même en avoir conscience, vous n'êtes pas vos pensées, vos désirs, vos craintes, vos angoisses, votre bonheur ou vos souffrances. Rien de tout cela n'est « vous » et ni ne vous appartient ! Là, dans cet état dénudé, vous êtes sereins, en paix, libres car détachés de tout ce qui vous détourne de la conscience comme simple présence à elle-même…

Toutefois, ce n'est pas un dépouillement, c'est une simple inhibition sensorielle, perceptuelle, cognitive, dont la profondeur n'est pas garante de la véracité de cet état de « décorporation », qui emporte toute saisie identitaire du monde et de votre personne, dans cet état de cohérence indescriptible de la « présence » dans-en-sous, laquelle vous vous trouvez, si les notions d'espace, de temps, de « vous » ont encore un sens, et même s'il fait seulement sens de le décrire !

Maintenant, lentement, ouvrez les yeux. Maintenez l'attention sur ce qui voit et constatez ce qui vous sépare de ce qui est vu. Remarquez également que dès la réémergence à ce qui est perçu, cette profondeur se comble à son tour comme le reflux de l'océan recouvre à nouveau la plage… Toutefois, conservez l'attention sur cela qui est « conscient d'être conscient », sur la présence à l'intérieur…

Observez ce qui vous entoure et rappelez dans votre mental la visualisation de la scène, vous dans la pièce, assis sur une chaise sur un coussin rouge avec un caillou dans la main droite qui se reflète dans un miroir, tout en restant toujours concentré sur le sentiment de présence intérieure. Et maintenant, nous allons utiliser une méthode différence, la « réduction phénoménologique », mais aussi analytique des surimpositions, de tout ce que vous surimposez sur les choses.

Tout en maintenant la présence en arrière-plan, regardez qui regarde en ce moment le caillou, pas dans le miroir, pas dans votre visualisation mentale, mais « sur l'écran », cette personne, cette identité qui vous saisis personnellement et à travers laquelle vous vous reconnaissez lorsque vous dites « moi » !

Distinguez là nettement, distinguez-la clairement, sur le fond de la présence claire et stable à elle-même. Discriminez en quoi elle n'est pas la présence qui se saisit elle-même, mais une surcouche, comme le reflet de votre corps dans le miroir, comme la pensée du « reflet mental » de la scène dans votre esprit… Voyez son caractère, voyez ses qualités, des tendances, ces défauts, ses pensées, voyez sa personne comme vous voyez l'identité personnelle chez les autres…

Qui regarde le caillou ? Est-ce la « présence », est-ce la « personne » ? Voyez le regard de la seconde à travers les yeux de la première. Voyez ! Le « soi de la personne » est une surimposition, existentielle, expérientielle, émotionnelle. Vous regardez la personne, celle-là même à laquelle vous vous identifiez, et vous voyez qu'elle n'est qu'un rôle qui n'a de réalisme qu'en regard du jeu de l'acteur, vous, qui lui donnez vie et qui croyez en son existence !

Vous n'avez pas besoin de croire en la présence pour qu'elle existe. La présence est toujours là même lorsque le personnage la recouvre et l'occulte à sa propre vue comme un nuage obscurcit le soleil. Moins vous croyez au personnage, au « soi de la personne», et moins ce rôle à d'emprise sur vous. Comme les choses qui vous entourent, le caillou dans votre main, la chaise sur laquelle vous êtes assis, la scène toute entière visualisée mentalement, la « personne » est comme un tableau accroché au mur sensoriel du paysage virtuel là devant vous, devant la présence. Vous voyez tout cela, mais vous ne pouvez vous voir vous, comme l'œil ne se voit pas lui-même, alors qu'est-ce qui vous faire dire qu'il « existe » ?

Vous discriminez les choses et vous différenciez chacune tant de manière cognitive (sensorielle, perceptuelle) que psychologique, phénoménologique et transcendantale, par opposition modale et par contraste amodal. Voyez le caillou dans votre main. Vous avez « conscience » des deux, de leurs différences et de leurs particularités, vous savez les nommer. Mais considérez les mots, que sont-ils sans le sens que vous leur apposez ?

Si vous entendez les mots « caillou » et « main » dans une langue que vous ne connaissez pas et qui n'a absolument aucune similitude avec votre langue natale, quel est le sens des mots ? Imaginez que ces mots apparaissent sur le miroir comme des traces de buées. Sans la surimposition des idées, des concepts, des conceptions que vous leur apposez, ce ne sont que des traits. Maintenant, faite un pas plus profondément encore en arrière. Qu'est-ce que sont ces traits au niveau atomique et qu'est-ce qui les distinguent du miroir ?

Nous avons une expérience sensorielle caractéristique de notre main droite. Nous savons la distinguer du reste de notre corps même les yeux fermés. Toutefois, ce n'est pas son ressenti sensoriel direct qui nous confère sa cognition. Ceux qui ont été amputé d'un membre témoignent en ressentir toujours la… présence ! Ils ne peuvent plus le voir, ni le toucher, et pourtant ce « membre fantôme » semble pour eux aussi réel que le reste de leur corps ! Réduisons encore. Quelque part dans notre cerveau se trouve une sorte de « carte neuronale », un « schéma corporel », agrégat de surimpositions sensorielles et expérientielles, qui constitue le signifiant que nous avons de notre main droite (et de la totalité de notre corps).

C'est si habituel, si ordinaire, que nous n'avons absolument pas conscience que la sensation de notre corps est une construction, une « carte mentale » qui couvre le territoire apparent de ses limites physiques… lesquelles ne sont elles-mêmes qu'un agrégat de surimpositions ! Il y a quelque chose en nous en regard de quoi il fait sens de dire, « c'est mon corps », comme il fait sens de dire « cela est un caillou ». S'agissant d'une représentation, bien que constante, elle n'en est pas moins un « phénomène impermanent », qui de fait peut s'altérer. Que se passe-t-il si la « carte » ne superpose plus au « territoire » ?

Réduisez, enlevez la carte, retirez les sensations externes et proprioceptives, jusqu'à vous abstraire totalement ce qui fait que vous ressentez, expérimentez, pensez « j'ai un corps », comme dans la méditation du « sans-forme » où vous arrivez à cet état où il n'y a plus que la présence. Mais ici, vous n'inhibez pas vos sensations, vous vous soustrayez de la phénoménologie de la surimposition de la catégorie sensorielle. Sans cette carte, où se trouvent maintenant les frontières entre votre main et le caillou ? Où commence le caillou et où finit votre main ?

Qu'est-ce qu'une main ? Qu'est-ce qu'un caillou ? Qu'est-ce dire « ma » main ? Quel est le sens, vécu, expérientiel, existentiel, de dire « mon » corps ? Englobez la chaise, le coussin, le miroir, le reflet de la scène dans le miroir. Où commence la chaise et où finit votre corps ? Où s'arrête la pièce et où commence le reflet ? De quel côté êtes-vous ? Englobez la visualisation mentale de la scène. Quelle différence faites-vous entre l'extérieur et l'intérieur, entre réel et imaginaire, entre vrai et non-vrai ? Ces mots ont-ils seulement encore un sens, une expérience ?

Là, « ici et maintenant » (sans que ces notions même aient un sens) de quoi avez-vous conscience ? Avez-vous conscience du monde, du reflet, de votre pensée, de votre personne, comme des surimpositions, en regard desquelles vous avez « conscience d'en avoir conscience » ? Pouvez-vous, en ce non-instant, dans cet espace d'indétermination totale, affirmez « être conscient d'être conscient » alors même qu'au-delà du sens et des mots, rien dans cette non-expérience ne permet de discriminer quoi que ce soit de manière, distincte, claire et stable ?

L'œil ne se voit pas lui-même et il ne peut donc pas non plus voir que, c'est en interdépendance à ce qui est vu que, l'angle mort qui l'occulte à son aperception lui apparaît comme un ressenti modal de son imperceptibilité ! Le connaisseur émerge comme « évènement de conscience », en coémergence de « l'acte de connaissance » de son objet, de l'absence de sa propre aperception. Il n'y a pas d'éléphant dans la pièce, concentrez-vous sur cette idée « d'absence », représentez cette absence… Pouvez-vous vous départagez de la conscience indescriptible et inexprimable de cette absence comme… d'une présence ?

Il n'y a pas d'éléphant dans la pièce où vous vous trouvez est une « cognition valide » du fait de la possibilité de la vérifier empiriquement (elle est fausse s'il y a un éléphant !). Mais, cette capacité de vérifier la réalité de ce qui est vu dépend de la capacité de discriminer de cela qui voit, laquelle dépend fonctionnellement de la discrimination de la « conscience de soi » à la conscience de son objet. De votre point de vue, il vous apparaît que sans connaisseur (transcendant), il n'y a pas de connaissable possible, y compris la connaissance du connaisseur !

C'est parce que nous arrivons à la limite expérientielle (et conceptualisable) de ce que nous permet la « réduction phénoménologique » par un observateur… qui ne se réduit pas lui-même ! Toutefois, bien qu'elle soit incomplète, et que le reste de la démonstration doive être faite par « réduction analytique », ce que cette opération nous révèle ici, c'est que lorsque le connaisseur atteint le stade où il ne lui est plus possible de se distinguer cognitivement, le processus de réduction des surimpositions s'ouvre alors sur un « vide catégoriel » tel que « l'événement de conscience », sous lequel le connaisseur s'apparaît dans la méditation du « sans-forme » (vision sans tête, etc.) comme présence, entraîne sa disparition sous le sentiment d'une connaissance transcendantale !

Dit plus simplement, il n'y a rien là d'extra-relationnel, mais pour mener à bien cette démonstration, il nous faut concevoir un observateur hors champ. Et là où s'est arrêté Descartes, où s'arrêtent les non dualités de l'Inde, et les approches contemporaines suggestives de « l'éveil », la réduction continue en englobant l'observateur (connaisseur, conscience, présence) en faisant comme si celui-ci devait se dédoubler pour être témoin de sa propre dé-surimposition !

La phénoménologie cherche l'essence ultime de la conscience par la réduction de toutes les surimpositions aux phénomènes, par une épochè radicale qui aboutit au donné pur de la perception, dont la connaissance renverrait comme un miroir parfait la connaissance pure du connaisseur, transcendante car elle ne procéderait pas de l'ordre de la forme, mais serait cela qui, ultimement, rend possible la connaissance déterminée, sans que sa propre présence ne le soit.

Sous cette discrimination, l'espace et le temps sont posés comme le cadre référentiel à l'acte de connaissance de l'observable par une transcendance dont la « conscience de la présence » traduit de manière modale l'inobservabilité de l'essence. Cela vous apparaîtra paradoxal… si vous essayez de le comprendre sur la base de la croyance en l'existence de la présence comme absolu !

A partir de maintenant, la « réduction des surimpositions » entre dans le champ de la philosophie du Mādhyamaka Prāsangika en procédant à la réduction de la connaissance transcendantale de la présence. Il s'agit ici, à l'aulne de Nagarjuna, de « penser l'interdépendance sans essences autonomes qui entreraient ensuite en relation » PQMB. Sans concevoir non seulement l'essence autonome du caillou, de la chaise, du miroir, du reflet, de la pensée de tout cela, mais y compris l'essence de l'observateur, de la «présence à sa conscience ».

Retirez du caillou ce qui vous le fait voir (sentir, expérimenter, vivre) comme un caillou dans votre main. Réduisez la distance cognitive et la perspective de la conscience entre l'observateur et l'observé, en réduction de l'espace et du temps comme référentiel de la connaissance. Retirez la conscience du caillou et la conscience « d'être conscient » comme indépendant en eux-mêmes. Réduisez la discrimination de leur conscience séparée jusqu'à les voir comme des relations, et réduisez le réseau de leurs relations interdépendantes jusqu'à cesser de les voir elles-mêmes comme essences interreliées ! « Les structures relationnelles aussi sont vides (…) elles ne sont ni précédentes aux objets ni non-précédente aux objets, ni les deux à la fois, ni, finalement ni l'un ni l'autre » PQMB. « Les relations sont aussi relatives, que le vide (d'être-propre) est vide (d'être-propre) », Nagarjuna.

Réduisez encore ! Jusqu'à emporter totalement l'interrelation du connaissable, de la connaissance et du connaisseur dans l'indéterminé, indescriptible et inexprimable, au-delà de tout observable phénoménal, par-delà la « vacuité des trois sphères ». Réduisez encore !! Jusqu'à ce que disparaisse l'espace entre les coutures et le tissu, entre l'eau et l'océan, entre la « conscience d'être conscient » et l'angle mort de la perspective de la présence. Réduisez encore !!! Jusqu'à atteindre la stabilité claire de l'évidence qu'aucun n'existe de manière inhérente, autonome, transcendantale ! Réduisez jusqu'à ce qu'il n'y ait plus ce qui en rien n'est pas, dans la vacuité de la vacuité !

Au point zéro, il n'y a pas rien, et pas plus de passage par-delà ! Tout est et n'est pas ici, de ce côté du « seuil sans côté » de la conscience-horizon, inobservable et… pourtant fonctionnelle ! Le processus phénoménologique et analytique de « réduction des surimpositions » n'est pas un effacement. Le caillou, votre main, votre corps, la chaise, le reflet, l'image mentale, ne s'évanouissent pas dans un néant invisible. Il n'y a rien qui atteigne, obtienne, ou réalise le point où la forme est vide et où, simultanément, le vide est forme. Tout est et n'est pas déjà là !

Les mots sont vides de sens. « Ici » et « vide » sont vides de sens ! « Sens » est vide de sens ! La vacuité est « libre de toute assertion ». Elle n'est pas le néant, ni même la « négation non affirmative » de l'existence et de la non-existence, des deux à la fois, ni d'aucun des deux ! Qu'est-ce qui me distingue du caillou, qui fait de « moi » quelqu'un de spécial ? Rien, y compris si je réalise la vacuité. Rien n'atteint le tout absolu ! Et rien… n'est rien qu'un mot !

III.79 Simplifier


La bougie, le regard et l'étincelle,

Brillent à l'unisson relationnelle !


A travers la fente de l'instant présent,

L'œil ne voit ni l'anté ni le subséquent !


Le pas en avant prend appui sur le passé,

A l'instant même, qu'est-ce que marcher ?


Le présent naît en mutuelle dépendance,

Du non-existant et de l'existence !


Le connaissable est un fait simultané,

A l'événement du connaisseur, non né !


Efface tes pas

à l'absence du son

vient le silence


Lobsang TAMCHEU
 

Eléments de réflexion


Imaginez une tasse devant vous. Vous tendez la main pour la saisir et soudain… elle passe à travers ! Vous en inférez aussitôt que la tasse est un mirage. Mais, pourquoi la tasse plutôt que votre main ? Parce que l'expérience empirique vous dit par ailleurs que vous existez (peu importe comment, mais vous existez), vous êtes réels, et tous les objets qui vous entourent hormis « saisir cette tasse » sont tangibles et concrets, donc c'est la tasse qui est en cause. Votre perception, elle, est valide, et donc votre inférence correcte.


« Ce qui est considéré comme existant au niveau conventionnel 

dans [la logique de l'école bouddhiste] Prāsangika, 

c'est quelque chose qui apparaît, mais qui ne doit être pas contredit 

par une "perception valide conventionnelle" (…) 

si je m'approche d'un mirage, ça ne va pas fonctionner 

parce que ça va être invalidé par ma conscience tactile. 

Par contre, si je m'approche d'un lac [le fait qu'il ne soit pas un mirage] 

ça va être confirmé par un perception tactile » MBPQ.

Maintenant, imaginez qu'il s'agit d'un rêve. Dès lors, non seulement la tasse est une illusion rêvée, mais vous aussi en tant que rêveur êtes une illusion ! Rien de tout cela n'est réel. Le caractère de réalité de ce que vous vivez vient uniquement de l'ignorance du fait que vous rêvez, et de l'imputation du fonctionnement du rêve sur la base de l'imputation du fonctionnement du monde dit « réel ». Donc, si vous vous basez sur votre expérience onirique, votre perception tactile rêvée vous dira que la tasse est une illusion, et validera votre inférence.

Il est bien utile de posséder une définition de ce qui est « réel » et « vrai » de sorte à nous permette de discriminer l'illusion et le faux, mais cela n'implique pas qu'il doive pour cela exister une « réalité vraie » ! Le contexte nous fournit tout ce dont nous avons besoin sans avoir à l'interroger ni à en douter, et s'avère de ce fait très efficace pour répondre à nos besoins. Même si la vérité ultime est vide d'objectivité, la réalité conventionnelle est fonctionnelle.


« Vous remontez à partir de phénomènes vers ce que vous pensez 

en être la cause par votre raison, et donc il vous faut interroger votre raison, 

ce que Kant appelle une « Critique de la raison pure ». 

Quel instrument utilisez-vous pour prétendre 

que le monde est fait de ceci ou de cela ? 

Quelle est la condition en nous qui a besoin de postuler 

l'existence de cette chose dans le monde ? » MBPQ.


Si je crois que la causalité est vraie, quel que soit le contexte, alors traverser un mirage prouve qu'il s'agit d'une illusion et démontre la fonctionnalité du réel. Je n'ai même pas besoin d'être assuré que j'existe réellement ! Ça fonctionne dans le rêve, et ça fonctionnerait aussi bien si tout n'était qu'un mirage ou de nature holographique. Nous réveiller en sursaut d'un mauvais rêve montre que la causalité n'a pas besoin de reposer sur un fond d'objectivité. Nous n'avons pas besoin que la causalité soit réelle, seulement qu'elle relie et explique !

Pour que la « réalité conventionnelle » soit opérante, il faut qu'une chose soit produite en dépendance d'une autre selon le « principe de causalité » d'après lequel rien n'existe sans cause. Une graine donnera une fleur, une pousse de riz du riz, un œuf une poule, etc. L'important n'est pas de savoir qui précède l'autre, ni s'il y a une cause première – pour le Bouddhisme, les phénomènes sont sans commencement –, mais comment est leur rapport qui, selon le Bouddhisme, postule que « la cause doit toujours être de même nature que l'effet ». Une pousse de riz ne n'engendre pas une poule !


« Où que ce soit, quels qu'ils soient,

Les phénomènes ne se produisent pas

Par eux-mêmes, par autre chose,

Par les deux à la fois ou sans cause » MMK


Bien que toutes choses soient vides de réalité objective, et donc que ce que nous appelons le « monde réel » soit semblable à un rêve, pour autant ces apparences sont régies par un ordre d'une logique quasi implacable, et pourrait-on dire qui n'est jamais remise en cause. Il faudrait un temps considérable pour qu'un œuf ne donne plus une poule après d'innombrables mutations génétiques sur des millions d'années, mais même ainsi, il ne donnera jamais autre chose qu'un organisme vivant. Mais, si la durée du processus est infinie, ça change…

Le nombre d'atomes qui composent une chose (où son potentiel quantique à les manifesté) est déterminant du nombre de combinaisons qu'ils peuvent former, sous le comportement desquels ils peuvent se manifester. En un temps infini, toutes les combinaisons possibles se manifesteront un nombre infini de fois. De cette combinatoire ou ce potentiel, surgiront aussi bien une poule, un parapluie, un cactus ou un tas de sable ! Même si ce processus est régi par le hasard, et que pour un nombre infini de combinaison la nature de la cause et de l'effet sera totalement différente, il existera néanmoins un nombre infini de combinaisons pour lesquelles la cause est de même nature que l'effet. L'on ne peut pas parler ici de causalité, c'est le hasard et l'infini qui produisent quelque chose dont il est possible de dire rétrospectivement, « ceci étant cela est ».


« Les événements n'ont pas de cause en mécanique quantique 

puisqu'ils se déroulent aléatoirement. 

En vérité, les événements ont une cause relative à l'acte de les observer, 

et donc tant que l'observation n'est pas faite on ne peut pas prévoir, 

mais quand l'observation est faite on peut dire a posteriori 

que cet événement qui a eu lieu est la cause relative à cet acte d'observation. 

C'est une "causalité non prédictive", mais une causalité quand même, 

parce qu'après coup on peut dire que 

ça ne pouvait pas se passer autrement » PQMB.


La question n'est pas de savoir ce qui fait qu'en réduisant (en passant de l'infini au fini), il se produit comme une sélection naturelle qui entraîne la disparition des relations de nature différente pour ne conserver que les relations de même nature, car ce serait postuler une causalité « extra-relationnelle » à ce processus (inférer « l'influence de l'observateur », comme en mécanique quantique, est exclu pour la même raison, ce serait postuler la transcendance de la conscience).

Dès lors que l'on exclut la causalité comme « principe déterminant », pourquoi le monde tel que nous le connaissons apparaît-il régi par une causalité a priori ? Cette constatation empirique de la causalité qui, non pas semble mais, confère à la « réalité conventionnelle » son caractère fonctionnel en opérant comme une loi, ne serait-elle en vérité qu'une inférence, et donc une surimposition mentale ?


« Qu'est-ce que le monde physique ? 

C'est nous qui le prenons dans les filets de nos dispositifs expérimentaux, 

de nos concepts et de nos procédés d'inférences et à partir de là 

inférons quelque chose sur ce que sont les choses (…) 

quand on dit l'observateur "influence" l'expérience, 

c'est presque comme la "causalité productive", 

il n'y en a pas un qui démarre et l'autre qui est influencé. 

C'est vraiment que ça cosurgit » PQMB.


Les « objets quantiques » étant par nature inobservable, car vides de réalité objective, ne sont pas pris dans les « filets des dispositifs expérimentaux », ils en sont tissés ! C'est de l'inférence que surgit l'observable. La perception directe est invalide, car c'est déjà une interprétation du point de vue de la réalité ultime. Lorsque l'on infère sur cela que nous croyons être l'essence des choses, nous ne faisons qu'émettre des inférences sur des surimpositions ! Le physicien quantique n'accède pas à la connaissance propre de ce qui est, mais à une projection de l'instrument de sa raison comme l'ombre de la mesure.


« Il n'y a pas que les Chittamātra qui diraient ça, 

les Mādhyamaka Svatantrika Yogācāra 

disent que "tous les phénomènes manquent d'existence véritable" [autonome]. 

Ils font une nuance, ils ne parlent pas "d'existence véritable", 

ils disent que les phénomènes physiques et mentaux sont simultanés » PQMB 


La causalité se caractérise par la « relation sérielle » entre la cause et l'effet en tant que choses distinctes. Concevoir leur simultanéité abroge cette distinction et il n'est plus possible, au sens strict, d'assimiler la simultanéité à la causalité – quoique pour penser la synchronicité, il faille poser la possibilité d'une causalité extra-relationnelle –. Or d'une part, en physique quantique, la « causalité non-prédictive » ne signifie pas l'absence de causalité, et d'autre part, cela pose surtout problème non pas tant en regard du temps comme contexte de référence que de la séquentialité comme « caractère inhérent » de la causalité.

Le sens de coémergence, c'est la dépendance mutuelle des « trois sphères », le connaissable, la connaissance et le connaisseur, qui ne peuvent exister l'un sans l'autre. En physique quantique (au plus près de ce qu'il est possible de dire quant à ce que n'est pas une réalité ultimement objective), la simultanéité ne contredit pas la causalité, elle interroge la raison qui cherche à penser l'influence de l'observateur en séparation de l'acte d'observation de l'observable.

La causalité peut-elle être extra-relationnelle ? Dès lors que l'on en arrive à la constatation qu'une réalité extérieure objective n'est qu'une inférence, comme le montre empiriquement la physique quantique, comment la causalité peut-elle encore être considérée comme un principe déterministe de son propre côté ? S'il n'existe pas d'éléments entitaires possédant une réalité propre, qu'est-ce qui les met en relation qui serait de l'ordre d'un principe objectif ?


« On parle de conditions

Lorsque quelque chose se produit en dépendance d'elles.

Aussi longtemps que rien n'est engendré par elles,

Pourquoi ne sont-elles pas des non-conditions ?

Et si les conditions ont produit un effet,

Alors les conditions n'existent plus,

Puisqu'elles ont fait place à l'effet.

Comment parler alors de conditions ?

Les conditions sont donc toujours soit anticipatrices,

Soit rétrospectives, et n'ont aucune existence réelle » MMK.


Le « réalisme des absolus » pose l'objectivité intrinsèque des éléments mis en relation et de la cause qui les relie en tant que principe a priori, ce que la « voie du milieu » critique sur la base de leur vacuité. Le Mādhyamaka Prāsangika n'est pas non plus d'accord avec le Chittamātra sur la simultanéité de la forme et de la conscience sur le plan ultime qui serait de nature idéel, ni avec le Mādhyamaka Svatantrika Yogācāra quant au co-surgissement des phénomènes physiques et mentaux sur le plan relatif. Mais, tous se rejoignent quant à la conception de la causalité comme l'existence d'isolats conventionnels en dépendance mutuelle.

La coémergence ne dit pas que la cause et l'effet n'existent pas, elle montre seulement que la « dépendance relationnelle » est, ultimement, sans relation ultime entre des éléments (vides) qui n'acquièrent un caractère distinct d'apparence que par l'entremise de leur relationalité (vide). La relation linéaire n'est pas signifiante d'une causalité qui viendrait avant et connecterait des entités intrinsèques en regard du principe de « nature correspondante », elle exprime comme perception, sous la forme vérifiable d'une relation de « même nature », la conception d'éléments distincts qui semblent exister en propre !

Est-ce vraiment problématique de penser la causalité sans isolats conceptuels ? Ne serait-ce pas plutôt faire de la relationalité une vue qui est préoccupant ? Nagarjuna met en garde de ne pas faire de la vacuité une vue en la concevant comme une essence objective comme substitut à la substance ! Or, puisque l'interdépendance est l'autre aspect de la vacuité, nous ne devons pas non plus faire de la causalité un principe de détermination en soi !


« Peut-être que la théorie quantique nous révèle que 

la nature n'a aucune nature propre à révéler ! 

C'est un renseignement négatif. 

Ce n'est pas comme Carlo Rovelli qui dit 

"la nature est faite d'un réseau d'interdépendance", 

là je dis la nature est telle 

qu'il n'y a pas de nature propre possible à révéler » PQMB2.


Que la forme soit vide et le vide forme, implique que l'interdépendance est aussi vide de relation propre que « le vide (d'être-propre) est vide (d'être-propre) » ! Les deux vérités du Bouddhisme sont vides, ce que lama Tsongkhapa exprime par la formule «les phénomènes sont des productions interdépendantes infaillibles et la vacuité est libre d'assertion ». L'existence de la causalité est a posteriori indéniable sur le plan conventionnel, mais elle n'est pas une loi inhérente, un principe a priori, déterminant extra-relationnel des phénomènes !

La cause et l'effet ne sont pas réels sur le plan ultime. Sur le plan conventionnel, la causalité est un « effet de perspective » qui émerge comme observable modal et fonctionnel en tant qu'expression du cadre de la « raison pure ». Les éléments mis en relation et les conditions de leur relationalité ne sont pas seulement vides au plan conventionnel, c'est le plan lui-même dans sa manifestation phénoménale comme espace-temps relationnel qui est une surimposition, laquelle rend compte efficacement de la manière dont les choses apparaissent, fonctionnent et disparaissent en regard de la causalité.


« La théorie quantique est d'autant plus facile à comprendre 

qu'on accepte qu'elle ne révèle rien d'une supposée nature propre de la réalité, 

rien du tout ! (…) La mécanique quantique est parfaitement efficace 

non pas parce qu'elle a capturer l'essence du monde, 

mais parce qu'elle a réussi à cueillir la forme de toutes les interventions 

que nous pouvons faire dans le monde, et de calculer la probabilité 

des réactions de ce monde que nous explorons 

face aux actions qu'on exerce » PQMB2.


MMK : Mūla Madhyamaka Kārikā, Les versets du milieu, Nāgārjuna https://btr2010.files.wordpress.com/2014/04/versets-du-milieu-nagarjuna.pdf  

PQMB1 : Physique quantique avec Michel Bitbol partie 1 https://www.youtube.com/watch?v=jbbSglE33ZU 

PQMB2 : Physique quantique avec Michel Bitbol partie 2 https://www.youtube.com/watch?v=9ggzeCEmW1k  

III.80 Karman


L'indicible rend le fini possible,

Tel en sa nature est indescriptible !


De l'illimité, le mot est la limite,

Sans le dire est dépassement tacite.


Sans connaître de la pensée la sapience,

Nul effet à l'acte sans co-naissance !


Des vagues du désir surgit la personne,

Tel du vent dans l'espace tourbillonne !


De l'être non discontinu en essence,

Nulle réelle obstruction aux apparences !

Un verre vide

dans un océan d'eau

rien n'est caché !


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


Quelle différence y a-t-il entre un physicien quantique et un moine zen ? Outre que l'un cherche à comprendre la réalité extérieure et l'autre sa réalité intérieure, le physicien procède à des expériences sur le monde pour mettre à l'épreuve ses théories du monde, et c'est en analysant le résultat obtenu qu'il progresse dans sa compréhension. C'est aussi ce à quoi nous engage le Bouddha, en « parfait physicien spirituel » mettre sa doctrine à l'épreuve des faits.

Là où le pratiquant bouddhiste commence par questionner l'instrument de sa connaissance, c.à.d. son propre esprit, de sorte à le dévoiler de l'ignorance par le développement de sa sagesse en lien avec son action dans le monde, le physicien quantique suit le cheminement inverse, il commence par chercher à dévoiler le réel et en vient progressivement (parfois avec une certaine résistance mentale) à redéfinir radicalement son point de vue sur la réalité à travers une remise en cause tout aussi radicale de l'instrument de sa connaissance.


« La physique quantique nous oblige à faire une révolution.

C'est un préjugé de croire que la théorie physique

doit être une représentation du monde.

Quand on abandonne ça, tout devient clair, limpide » PQMB2.


Mais, là où le questionnement du physicien quantique procède du résultat de ses expériences à l'appui de ses prévisions, en filigrane de ce que cela lui enseigne sur l'interrelation de la connaissance à son objet, c'est dans l'abandon de tout désir d'obtention et de toute intention prédictive que le pratiquant d'un art martial zen réalise l'êtreté. Et le physicien quantique fait écho à cette clarté en comprenant que sa science est en fait une « théorie des limites de l'information expérimentale disponible » PQMB2, comme l'a définie le physicien Anton Zeilinger.


« Selon Bohr, la physique la mécanique quantique,

c'est un symbolisme mathématique capable de prédire

en termes de probabilité les résultats expérimentaux.

Non seulement vous n'expliquez plus rien au sens des causes premières,

ou des essences, ou des collisions, mais vous ne décrivez plus rien !

Vous ne décrivez même pas les phénomènes,

vous décrivez les probabilités que vous utilisez

pour prévoir à peu près les phénomènes ! » PQMB2.


Quel que soit le domaine, ces limites définissent ce qu'il nous est possible de faire et leurs résultats. En termes de connaissance, la mécanique quantique se heurte à de nombreuses limites, comme l'impossibilité de trouver un fondement objectif aux phénomènes, et le caractère restreint des prédictions en regard du « champ des possibles », lequel est d'autant plus infini qu'inobservable et indescriptible autrement qu'en termes d'observables qui sont des inférences de l'indicible.

Imaginez au niveau quantique le jeu du bonneteau où il s'agit de deviner sous quel gobelet se trouve une bille. Même si le principe d'incertitude d'Heisenberg ne permet pas de connaître avec précision la vitesse d'une particule lorsque sa position est connue, il rend aussi possible de connaître celle-ci. Que l'observable qui apparaît lorsqu'un gobelet est soulevé revête le comportement d'une onde ou d'une particule est calculable. Une seule chose n'a pas besoin d'être prédite, c'est que ces limites maintiennent l'impossible au-dehors ! L'objet quantique ne pourra être ailleurs que sous l'un des trois gobelets lorsqu'ils seront soulevés. Et à notre échelle, si on y cache un œuf, il n'en sortira pas une poule, un chapeau ou un avion en papier ! Mais, si l'on considère un cadre de temps infini et conséquemment l'infini des possibilités, le résultat sera imprédictible.

Nous n'avons pas besoin de connaître de quoi le monde est fait, ni s'il y a une réalité objective derrière tout ça, nous avons seulement besoin de savoir que « cet univers entier n'a jamais rien de caché derrière phénomènes » PQMB2 comme le disait Dōgen, comme condition de l'agir, laquelle est déterminée par le milieu, lequel est codéterminé par notre action !


« On n'a pas besoin d'avoir une représentation exacte

du monde tel qu'il est en lui-même pour avoir du succès,

il suffit d'avoir une représentation correcte,

non pas du monde extérieur mais, du type de d'action

qu'il faut accomplir pour ne pas se heurter à des déboires » PQMB2.


Même pour un moine zen habile au non-agir, le tir à l'arc est un cadre déterminé dans lequel une action produit une réaction, même s'il n'y a personne qui désire toucher la cible ! « Déterminé » ne signifie toutefois pas déterministeIl n'y a pas de causalité prédictive, de principe de causalité extra-relationnelle, mais là encore une coproduction qui lie le caractère du résultat à celui de l'action, en coémergence de l'observable à son observation, sans que l'un ne précède et conséquemment ne détermine ni ne conditionne l'autre.


« Ce simple fait de la contextualité des réponses

suffit à rendre valide le formalisme de la théorie quantique (…)

ce qui compte c'est que justement, elle n'ait pas

de réponse prédéterminée à nos questions,

mais seulement une réponse relative à un contexte » PQMB2.


C'est à la fois très étonnant et logique, en regard du vide d'existence objective des phénomènes et du principe de causalité a priori, qu'il n'y ait pas « de réalité indépendante de ce que nous faisons pour la faire coémerger » PQMB2. Vu sous l'angle linéaire cela peut laisser penser à un problème d'itération à l'infinie, mais à l'instar des paradoxes qui disparaissent en mécanique quantique à l'abandon du réalisme des absolus, lorsque l'on songe à l'Ouroboros (symbole d'un cycle d'évolution sur lui-même), toute contradiction s'efface en perspective cyclique.

S'il s'avère donc que « ce qui semble limiter votre connaissance est en réalité votre connaissance » PQMB2, ce qui limite notre capacité de choisir est ce qui rend le choix possible, pas seulement en mécanique quantique mais aussi dans la vie, et le bouddhisme nomme cela, le karman ! Et à l'instar de la mécanique quantique où « les probabilités d'un agent ne sont rien d'autre que ses tendances à faire des paris sur ce qui va susciter par ses actions » PQMB2, la « loi de causalité » du karman s'avère en fait être « un guide pour vous orienter, non pas dans le réel mais, dans ce que vous vous faites émerger en agissant » PQMB2.


« La théorie quantique s'applique non seulement aux électrons,

mais aussi aux sciences humaines ! Ça paraît complètement invraisemblable,

mais ça ne l'est pas quand vous admettez qu'elle n'est pas

une révélation de la nature des électrons, encore moins

une régulation de la nature des êtres humains,

mais simplement une "expression de la limite

de ce qu'on peut connaître" sur les deux » PQMB2.


Et ce guide est d'une simplicité extrême dans la déclinaison de ses règles : l'infaillibilité ; l'accroissement ; l'expérimentation ; l'absence d'épuisement. Autrement dit, l'effet d'une action est de même nature que la cause, il s'amplifie avec le temps jusqu'à sa concrétisation, il n'y a pas d'effet sans cause, et l'action ne diminue pas. Alors, un problème surgit immédiatement ! Car la coproduction de la réaction à l'action implique un cadre circonscrit à l'événement, c.à.d. que la coémergence induit la proximité temporelle (l'immédiateté) du résultat à sa probabilité, de sorte qu'il est contradictoire que la « rétribution karmique » puisse arriver bien longtemps après que le moment du karman ait cessé d'exister !


« La mécanique quantique doit sa puissance

à l'absence de représentation qu'elle fait des choses

(comme existant par elles-mêmes). Il ne faut pas regretter

qu'elle ne donne pas de représentation.

Abandonnez toutes ces catégorisations, ces projections, ces surimpositions

et voyez les choses telles qu'elles sont avant toutes surimpositions » PQMB2


Encore une fois, ce paradoxe résulte de la conception et de la croyance dans l'existence d'une réalité et d'une causalité objectives. Bohr répondait au problème de «l'intrication quantique », que Einstein considérait comme une impossibilité du fait du caractère instantané d'une influence à distance relativiste, que « la comparaison entre les positions de A et de B ne vaut que relativement à un observateur capable d'accéder aux résultats de mesure » PQMB1. Elle n'est pas signifiante du caractère « non-local » de la causalité déterministe !

Faites abstraction du référentiel espace-temps comme absolu, et de la causalité comme principe a priori, abandonner y compris l'idée absolutiste (!) que seul l'instant présent existe. Il n'y a ni transcendance ni extra relationalité. Le karman est le cadre fonctionnel de la coproduction de la cause à l'effet, sans obstruction de l'espace et du temps, qui sont une vue corrélative à la pensée de la causalité et ne participent donc pas de sa coémergence.


« C'est apprendre à ne plus utiliser des mises en forme imagées

et conceptuelles du monde, et laisser se déployer

les choses telles qu'elles apparaissent. On peut très bien utiliser

la théorie quantique dans cet esprit, en restant neutre

sur ce qu'elle nous dit ou ce qu'elle ne nous dit pas

du monde, mais en acceptant qu'elle nous permet d'anticiper

ce qui va se présenter tel que c'est » PQMB2.


PQMB1 : Physique quantique avec Michel Bitbol partie 1 https://www.youtube.com/watch?v=jbbSglE33ZU 

PQMB2 : Physique quantique avec Michel Bitbol partie 2 https://www.youtube.com/watch?v=9ggzeCEmW1k 

III.81 Fleur

Maintenant lâchez toutes vos opérations,

Abandonnez ici toutes vos prédictions.


De vos surimpositions déliez la toile,

Découvrez de là le vide de vos voiles.


Réduisez au-delà de l'essentiel,

Voyez l'introuvable devenir réel.


La fleur n'est pas faite d'inférences,

Ni atome où onde dans la présence !


D'un simple geste par l'observable,

Sans mot, le sage fait voir l'inexprimable.


Tel un sourire

où habite le Dharma

dans le silence


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


S'il n'y a qu'une seule chose à comprendre de tout cela, de la quête spirituelle, de la quête de la sagesse du Dharma, de l'expérience de la vie, c'est abandonner toute notion, toute conception, toute croyance en l'existence réelle, objective, de l'objectivité, en la « réalité objective » de la subjectivité, et naturellement en « l'objectivité de la réfutation » de l'objectivité qui serait affirmative de l'existence absolue du rien ! Abandonner toutes vues (éternalisme comme nihilisme), dont la vacuité comme vue, et y compris abandonner la « vue médiane » !

La quête de la vérité implique y compris d'abandonner l'idée de vérité, et pour cela de « réaliser la vérité » qu'il n'y a pas de vérité, ni objective, ni subjective, ni affirmative, ni non-affirmative. C'est une progression à la fois en sagesse et en expérience qui s'éclairent mutuellement. C'est comme voir une chose au loin et s'en rapprocher pour savoir ce qu'est c'est. Mais, pour la connaître véritablement, il faut s'en approcher véritablement, jusqu'à ce que le sujet et l'objet disparaissent dans leur relativité relationnelle, jusqu'à ce que disparaisse leur intrarelationalité même, à l'évidence de l'efficience de la « vacuité de leur vacuité », d'existence objective, subjective et interdépendante, c.à.d. jusqu'au terme d'une « réduction phénoménologique et analytique » qui se réduit elle-même en tant que vue.


« Le terme de vérité n'exprime point un rapport 

transcendant et indéfinissable avec quelque sphère 

indépendante de nous, mais il désigne des relations, 

toujours particulières et concrètement vécues

entre différentes portions de notre expérience même. 

En soi et au moment où il a lieu, un état de conscience, 

un fragment de vie n'est ni vrai, ni faux : 

il est purement et simplement, 

et porte l'évidence immédiate de sa réalité » PWJ-84


Lorsque l'attention se pose sur l'attention, que la conscience se retourne sur elle-même, et se découvre à sa propre présence, elle s'établit alors dans l'évidence immédiate de sa propre réalité qui s'impose à elle… comme objectivité !

La sagesse démontre la réfutabilité de la distinction de la conscience à son objet, et conséquemment la réfutabilité de l'existence objective de la conscience comme présence à elle-même, mais contre le fait d'expérience de la phénoménologie. L'introspection méditative nous le montre, certes, mais par comparaison avec l'état de méditation du sans-forme, que l'on devrait d'ailleurs plutôt qualifier de sans-durée, et plus profondément encore de sans-conscience …

« Méditer le sans-forme » (expression objectiviste !), c'est plonger dans « l'angle mort » de l'œil (de la conscience) qui ne se voit pas elle-même. Comment ? En coupant le flux des pensées, en déconnectant l'avant de l'après, en décorrélant le maintenant du suivant, c.à.d. en interrompant le flux des pensées. Lorsque dans l'immobilité de la posture, le ralentissement du souffle et le silence du mental – préférez une pièce sombre, ayez les yeux fermés, et retournés sur eux-mêmes –, l'esprit se retire alors de toute cognition, le connaisseur s'abstrait à lui-même, et la disparition de toute forme, de tout « observable » phénoménologique, entraîne, avec la disparition de toute forme de connaissance, la disparition conséquente de l'observateur ! La présence elle-même disparaît !

Au sortir de ce non-état du « sans-forme », où l'expérience de la localité ne fait plus sens, où l'expérience phénoménologique de la durée disparaît – le temps étant une modalité coémergente de « l'événement de conscience » –, où toute conscience s'évanouit dans son angle mort amodal, se révèle alors l'évidence du caractère interdépendant de la présence comme objet épistémologique (mental) de la connaissance à « l'évidence immédiate de sa réalité » !


« Selon sa lecture interne, phénoménologique, 

la connaissance est un processus de création de sens, 

qui associe à chaque classe de perceptions 

des procédures d'anticipation adaptative » PQE 


La « présence » n'est donc pas affirmative de l'objectivité intrinsèque d'un soi immanent qui s'apparaît à lui-même en sa véritable nature et qui, sur la base de son caractère transcendant et la primauté de son antériorité sur les phénomènes, ferait leur expérience sensible comme agent connaissant. La présence est un événement sous lequel il fait sens à un processus relationnel coémergeant de se reconnaître connaissant comme connaisseur et connaissable.

Posée comme nature, la présence est la définition d'une réalité postulée comme extérieure à ce qui est perçu. Toute « science » (les sciences de la nature, la physique quantique, et y compris la connaissance de soi), en tant que théorie et méthode de la connaissance de l'être, pose comme condition de sa possibilité un « point de vue excentré », exotérique, extra-relationnel, à son objet expérimental.


« Il n'y a pas de phénomène s'il n'y a pas d'expérience 

de l'être qui parle de ce phénomène

La physique a pour objet une expérience humaine, 

elle n'a pas "pour objet des objets". 

Chaque expérience du physicien constitue 

la totalité du matériau à partir duquel 

il construit son monde » PQE

 

La présence est le pendant phénoménologique du cogito de Descartes. Ce n'est pas le fond objectif, absolu, de toutes choses, lesquelles sont vides d'existence intrinsèque ! Dire « je suis la présence, donc je suis » est une affirmation objectiviste, tout comme affirmer la « présence est la nature véritable de l'esprit » est une déclaration absolutiste, comme « tout est conscience » (« tout est énergie » ou « tout est vibration») est une assertion éternaliste !

Ce sont des vues (l'expérience de nos croyances), or l'indicible n'est ni observable ni exprimable ! Qu'est-ce que la présence ? Un signifiant apposé par simple désignation sur un événement tel que cela qui voit coémerge phénoménologiquement à l'acte de la connaissance de ce qui est vu.

Ce n'est pas un événement de la conscience (ce qui sous-entendrait l'existence objective de l'esprit comme condition antérieure et déterminante des modalités sous lesquelles se présentent « l'expérience de la présence »), c'est le sentiment que nous en avons qui nous en fait désigner le sens comme tel.

Il est difficile de décrire avec des mots un événement en totale interdépendance de l'apparition du sujet à l'apparition de l'objet, relativement à la connaissance qui les détermine, une connaissance qui n'est pas elle-même un acte de pensée intentionnelle d'un sujet autonome sur un objet indépendant. Il faudrait pour cela « sortir » de l'expérience de soi-même qui est… inséparable de sa cognition (même les expériences de « sorties astrales » ne sont que des événements de conscience sur fond de l'absence de discontinuité de la vacuité du corps et de l'esprit !). Que nous disent les sciences naturelles de la connaissance à ce sujet ?


« Selon la "théorie de l'énaction", la cognition est une sorte 

de voie moyenne entre la conception selon laquelle 

la connaissance serait une représentation de quelque chose 

qui lui serait totalement extérieur, et une conception 

qui considérait la connaissance comme une projection 

des concepts de l'être connaissant. Donc une "voie moyenne" 

entre une théorie totalement réaliste d'un côté, 

totalement idéaliste de l'autre.

L'esprit et le monde se situent en relation 

l'un avec l'autre par le biais d'une spécification mutuelle 

ou d'une co-origination dépendante » PQE.


Le Mādhyamaka Prāsangika nous dit que l'objet est vide d'existence objective, mais le sujet aussi et que, malgré tout, tous deux existent (et se comportent même comme s'ils existaient de manière distincte et différenciée), puisqu'il est possible de vivre leur interdépendance comme expérience fonctionnelle. La physique quantique est plus explicite dans les termes (et dans ses expériences instrumentales), en mettant en évidence – à travers ce qui nous apparaît comme des paradoxes eut égard à nos préconceptions objectivistes et nos croyances absolutistes –, la dimension expérimentale d'une intrication, indissociation (non duelle) du connaisseur et du connaissable à sa connaissance au niveau le plus subtil qui révèle que la connaissance est… un simple processus de désignation !


« La mécanique quantique n'est pas d'une représentation du monde. 

Elle est un schéma symbolique prédictif, rien d'autre !

La cognition quantique n'est pas la représentation théorique 

d'une réalité extérieure préformée. 

Elle est plutôt l'énaction d'un domaine de phénomènes 

et un schéma anticipatif orientant des pratiques d'un expérimentateur.

Ce que nous voyons n'est pas la réalité extérieure, 

mais le produit d'une transaction entre nous 

et ce qu'il y a, et ce produit émergeant 

est une interface utilisateur » PQE

 

En d'autres termes, « l'événement de conscience » comme acte de connaissance inclut l'objet et le sujet, le connaissable et le connaisseur comme faisant partie intégrante de la « connaissance énactée », au sens où l'objet est coengendré en interaction à la coémergence du sujet, en regard de l'acte interrelationnel de leur cognition. « Une expérience contient dans sa structure fondamentale interne, une relation entre un sujet qui vit une expérience et un objet d'expérience. De telles expériences globales sont appelés événement » PQE.

Ce n'est pas qu'elle les contient comme préexistants (potentialité), c'est qu'elle les codéfinit, les coproduit, simultanément ! Le sujet, l'objet et sa cognition sont des éléments de l'équation, et il n'y a rien en dehors de cette équation. Cette conception circulaire de l'interaction trouve sa limite avec ma capacité d'expérimentation. Or, si je ne peux en vivre la phénoménologie, comment puis-je réaliser la vacuité ? Comment considérer la possibilité pour la conscience de témoigner de l'apparition d'un phénomène si elle n'est pas présente (existant antérieur excentré) pour en saisir le moment, mais coémergente à lui ?


« Même la relation entre "sujet d'expérience" 

et "objet d'expérience" est une relation interne 

à l'expérience du sujet ! Dans le QBbism, 

l'élément de réalité s'identifie à une expérience vécue. 

C'est quelque chose qui correspond parfaitement 

non seulement à la phénologie, même pourrait-on dire à 

une forme d'ontologie phénoménologique

La phénoménologie affirme simplement que 

l'être est identique au phénomène » PQE.


De même que nous devons abandonner la croyance dans l'existence des absolus pour faire disparaître tous les paradoxes de la physique quantique, nous devons abandonner la conception objectiviste (absolutiste) dont notre vocabulaire est tissé : « co-émergence », « co-création », « co-production » ! Tous impliquent de poser le postulat de la causalité comme un principe extra-relationnel, ce que réfute Nagarjuna. Comment quelque chose pourrait-elle venir à exister du fait d'une cause qui pour que son effet puisse se manifester… doit cesser !

Ces paradoxes témoignent de l'illogisme de la conception d'une causalité a priori comme « potentiel causal », existant sans objectivité et pourtant objectivant ! Les paradoxes n'ont de sens que pour nous dire une seule chose : abandonnez vos conceptions objectivistes et absolutistes !

Il n'y a rien qui soit réellement coproduit, ni événement, ni objet, ni sujet qui viendrait à exister en coémergence d'une cognition énactée ! Il n'y a pas de potentiel indicible à la source des observables, pas de non-manifesté originant le manifesté. Il n'y a rien au-delà du seuil de la conscience-horizon. Abandonnez donc toute conception du possible, du vrai, de l'être, tout ce qui vous emprisonne dans la logique aristotélicienne des absolus. « Nous créons des représentations intérieures, symboles des objets extérieurs, et nous les façonnons de façon à ce que les conséquences intellectuellement nécessaires des images, soient toujours les images des conséquences naturellement nécessaires des objets représentés » PQE. La cause est de même nature que l'effet !


« Quand on connecte un phénomène antécédent 

à un phénomène postérieur à travers un processus 

qu'on ne connaît pas, qui est intermédiaire, c'est tout à fait correct, 

mais là où c'est un peu inquiétant, c'est si vous dites 

qu'il n'y avait rien avant, juste de la "potentialité d'être", 

et vous expliquez l'être par la "potentialité d'être" ! 

Ça s'appelle de la métaphysique, on essaye d'imaginer 

un "être de pensée" qui peut être la cause d'un être physique ! » PQMB1 


Le résultat d'un calcul est un calcul, pas une chose réelle ! Qu'est-ce alors que la phénoménologie de la présence ? L'identité de l'être et du phénomène est de pure apparence, non de nature. Tous les paradoxes disparaissent à l'abandon de l'idée d'objectivation. L'essence de toutes choses est « libre d'assertion ». Le connaissable est un « objet probabiliste » dont les caractéristiques sont définies en « interrelation probabiliste » à un connaisseur, dont le caractère probabiliste établit leur correspondance à sa connaissance, laquelle est simplement probable. Une description qui est elle-même… à abandonner !


PQE : Physique quantique Enactive : https://www.youtube.com/watch?v=XVPPRLNrNjQ&t=15s

PQMB1 : Physique quantique avec Michel Bitbol partie 1 https://www.youtube.com/watch?v=jbbSglE33ZU  

PWJ : La philosophie de William James https://www.archive.org/details/laphilosophiedew00flou  

III.82 Non-soi


Rien à méditer qui ne soit réalisé,

Simplement, l'évidence à constater.


Un guide ne change pas le territoire,

Mais une carte nous montre la trajectoire.


Trouver une boussole est très difficile,

Apprendre à l'utiliser plus subtil.


Le nord magnétique n'est pas la présence,

L'angle de ta position est la science.


Carte et chemin forment l'efficience,

La raison instrument d'expérience.


Aligne ta vue

vise la concordance

en point de mire


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Nous pouvons étudier la question sous tous les angles, multiplier à l'infini les comparaisons, nous rapprocher toujours un peu plus du sens de « la vacuité d'existence objective » de la phénoménologique de l'être et des phénomènes, tant que nous n'aurons pas réalisé le non-soi, pas seulement de la personne mais de la conscience, de la présence elle-même, nous ne pourrons saisir directement l'existence interrelationnelle, la vacuité, de tout « événement de conscience » !

L'obstacle ne consiste pas dans le fait que « l'œil ne se voit pas lui-même », et que par conséquent le « vide amodal » de son angle mort lui apparaît sous les traits d'un caractère modal, mais que la vision ne se voit pas comme un processus mais comme «un œil qui voit » (existant de par lui-même).Elle ne se voit pas comme un résultat émergeant de l'interrelation (probabiliste) qui la codéfinit, comme cela qui voit en codéfinition de ce qui est vu, à l'abstraction de son caractère synthétique. C'est comme une ombre projetée sur un mur, de l'aspect homogène duquel l'on infère l'existence d'un objet tel que son ombre le reflète, alors qu'elle résulte d'un jeu d'éclairage d'un bric-à-brac hétérogène…

La forme la plus singulière de l'occultation de ce « jeu de perspective » de la vision qui ne se voit pas elle-même comme processus est la forme homogène d'un événement sous lequel l'absence de discrimination entre le reflet, la réflexion et le miroir, la fait s'apercevoir comme un « sentiment océanique », un tout indivis, vécu comme une réalité objective à l'affirmation de sa « présence » !

Mais il s'agit là encore d'une démonstration pédagogique. Pour être probante, elle doit pouvoir être réalisée de manière empirique, phénoménologiquement. Or, surgit immédiatement une limite. Si je veux connaître l'heure, je peux utiliser une montre, mais si je veux connaître la façon dont la montre donne l'heure, je dois la démonter pour déduire son fonctionnement de l'articulation de ses rouages. Une fois réduite à un ensemble de pièces disparates, la montre ne donne plus l'heure. Donc, je ne peux pas avoir simultanément connaissance de la mesure du temps et de la manière dont fonctionne la montre pour me donner cette connaissance !

Qu'en est-il de la conscience ? Reprenons l'exemple de la « caverne de Platon ». Imaginez que vous êtes assis au fond d'une grotte face à un mur sur lequel se reflètent l'ombre d'objets dont vous inférez la forme objective sur la base de leurs reflets. Pour vous assurer de la validité de cette inférence, vous devez pouvoir vous retourner pour voir d'où provient la lumière et ce qu'elle éclaire, ou alors vous pouvez considérer le phénomène à l'instar de l'expérience des « fentes de Young » : au début, des points apparaissent dont vous inférez qu'il s'agit de particules ; puis elles se complètent jusqu'à former des figures d'interférences telles que vous en inférez alors qu'elles sont constituées… par des ondes !

Quoi qu'il en soit, vous détenez la preuve du caractère composite de l'illusion. Qu'en est-il de l'œil qui les voit ? Si vous retournez le regard intérieurement dans la direction de cela qui voit, la « conscience d'être conscient » qui apparaît semble exister telle qu'elle se présente, c.à.d. comme présence irréductible et indivise. Mais comment savoir qu'il ne s'agit pas également d'une illusion ?

Il m'est possible de différencier l'heure affichée sur la montre en tant que « facteur composé non associé », imputé sur la base du phénomène (physique) « composé impermanent » de la montre, mais il m'est plus difficile de différencier sur le plan phénoménologique la « pensée de la mesure du temps » de la « conscience d'être conscient » de cette pensée. Et pourtant, nul besoin ici de rétroingénierie, car c'est bien ainsi que j'en fais l'expérience mentale ! « Ce qui semble limiter votre connaissance est en réalité votre connaissance » PQMB1.

Avec simplement un peu d'attention, je distingue spontanément les pensées qui apparaissent et disparaissent dans mon esprit de l'écran ou de « l'arrière-plan » sur lequel elles forment des ombres. Les formes apparaissent et disparaissent simultanément à leur observation corrélativement au connaisseur, dont je ne peux inférer l'existence objective indépendante du fait même que mon expérience m'apparaisse différenciée ! La forme, la conscience de la forme, la conscience d'être conscient, ne sont pas des événements phénoménologiques distincts, ce sont les propres rouages de leur « coproduction conditionnée » ! La conscience est l'expérience de « la connaissance du connaissable à la connaissance du connaisseur ». Sa phénoménologie est son ingénierie !

Et le meilleur moyen de le réaliser, c'est donc bien l'effet de seuil entre présence et « sans-forme ». Ne pas fixer l'esprit sur la présence ni dans le « sans-forme », mais glisser alternativement de l'un à l'autre, ou par un choc soudain, jusqu'à ce que l'œil non pas se perçoive vision, mais que ce qui est vu et cela qui voit se révèlent la (non-)vue de leur vacuité interrelationnelle.

III.83 Repliement  


Nulle porte n'ouvre sur l'espace,

Sans obstruction point de face-à-face.


Sans étendue rien ne peut être enfermé,

Comment sur lui-même peut-il se retourner ?


Pénétré d'une lumière translucide,

Invisible superposé sur le vide.


Le cristal de l'eau sur le cristal de l'œil,

Et disparaît la surface de la feuille.


L'immensité s'absorbe dans la vue,

Dans la présence à soi ininterrompue.


L'éclat du jour

illumine le diamant

à sa traversée


Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


La représentation imagée de sῡnyatā, un seul trait au pinceau effectué d'un seul geste dans un mouvement circulaire, évoque un anneau de Moebius, non pas graphiquement mais symboliquement en tant qu'unité qui se perçoit dualité, singulier qui se lit pluriel, perspective qui se lit aspect. Vu de l'extérieur (en dirigeant le regard vers le centre), ce trait qui apparaît cercle semble enclore un espace vide, mais vu depuis l'intérieur (en dirigeant le regard vers l'extérieur), c'est le vide qui semble alors borné par le cercle !

Considéré en tant que tel, le cercle n'est pas vide, il est empli de son propre tracé mis en relief comme cercle par le vide qui l'entoure de chaque côté. En tant que tel, le centre n'est pas vide puisqu'il est… délimité par le cercle ! L'un ne peut se saisir sans l'autre. Ce qui nous les fait voir comme dualité, comme cercle et comme espace vide, c'est… leur interdépendance ! La représentation de sῡnyatā est ainsi graphiquement l'expression de la forme-vide du vide-forme !


« Le cercle enclot un "centre vide" et ce vide symbolise 

le centre mystérieux qui anime chaque homme (…) 

Le Mystère, le Vide, la Vacuité, c'est cet immense 

fonds du silence sur lequel apparaissent les phénomènes 

et les événements. C'est cet illimité insondable 

d'où jaillissent la vie et le mouvement » DRGD.

 

Voilà une déclaration qui rappelle la « vision sans tête » du mystique Douglas Harding qui s'inscrit dans le même principe du « retournement » de la conscience sur elle-même, une conscience ordinaire, superficielle, pétrifiée sous la forme du « moi existentiel » selon Dürckheim, vers la conscience de « l'Être essentiel », du Mystère, toujours selon Dürckheim, le centre de l'homme. « Ce centre est vide, ou plutôt c'est le vide qui est le centre. C'est la circonférence autour de ce vide qui représente la situation humaine. Mais cette circonférence aura beau s'enfler, jamais elle ne parviendra à prendre la place du vide central, de l'Être Essentiel, du Mystère » DRGD.

Si l'interprétation de Dürckheim voit dans sῡnyatā la symbolique de la reliance de l'homme « unifié par l'infini qui est son centre et qui ne l'enferme pas » DRGD, la formule reste toutefois dualiste, le cercle versus le vide, la superficie vs le centre, le profane vs le Mystère, sont vus comme des opposés naturels, objectivés, existant de leur propre côté, sans pour autant que leur extrémisation les érige en absolus. « Nous vivons entre le ciel et la terre, nous appartenons à ces deux mondes, mais il nous est impossible d'être enfermé dans aucun des deux » DRGD.

La dynamique du retournement, qui vise la reconnexion de l'unité en sa pluralité, prend toutefois une autre dimension chez Dürckheim (du moins dans sa lecture) en ce qu'elle établit une différence significative (pédagogique) avec la conception de Harding même si leurs approches phénoménologiques se rejoignent. Au final, il n'y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, car la chose ne se pose pas en termes de « question ». Ce qui compte c'est le chemin, l'expérience, mais tous les points de vue ne laissent pas pour autant voir le sommet de la même manière.


« Le ciel s'écroule sur la terre, 

et si l'homme alors peut mourir sa mort, 

toutes choses alors recouvrent leur splendeur originelle » DRGD 


Chez Harding, la dynamique du retournement procède de l'attention sur elle-même – de l'attention comme « facteur mental » qui accompagne l'esprit dirait le bouddhisme dans une optique pédagogique qui s'appuie sur la dualité aux fins de compréhension –, de l'attention seule, comme un mouvement à 180° de ce qui est vu dans la direction de cela qui voit. Ce qui apparaît alors, c'est le vide au centre du cercle. Un vide qui s'ouvre sur la totalité, la contient et l'origine même et qui, si l'on poursuit la dynamique du mouvement, achève la quadrature du cercle… en ouvrant le centre à l'infini après ce 360° sur elle-même !

Par ce retournement, l'esprit se détache du « monde de la forme » et ne s'identifie plus à lui pour se concentrer en lui-même, en sa propre présence, mais parce que cette dynamique procède de l'attention seule, elle objectivise la vue en tant que telle de cela qui est vu, et se faisant objective corrélativement l'espace vide en son centre comme seule objectivité naturelle, le « véritable Soi ». Autrement dit, elle fait ressentir la phénoménologique du vide comme non-vide !


« Vous savez, pour ouvrir cette porte, 

il ne faut pas la pousser 

mais la tirer vers vous-même. 

Car elle n'est pas fermée du tout » DRGD


Le « ciel qui s'écroule sur la terre », la « porte qui s'ouvre vers soi-même », ce à quoi nous invite la vision de Dürckheim et Freud sous ces signifiants, c'est au repli de l'attention fixée sur les choses qui les emporte avec elle (comme accrochées à elle) dans un mouvement de repliement phénoménologique de la topologie du monde (le ciel) sur la terre (événement de conscience) !

« Ouvrir la porte », ce n'est donc pas seulement faire s'effondrer l'illusion du réel (des formes comme monde) vers le centre vide de la conscience, c'est réaliser que les observables font partie intégrante de l'acte d'observation qui, en se repliant sur lui-même (sur ce point de dimension physique nulle), au cœur de l'interdépendance de leur « centre sans centre », révèle ainsi la vacuité de l'observateur ! 

Autrement dit, cette dynamique met en évidence la coémergence du connaisseur à la connaissance du connaissable en leur vacuité d'existence objective intrinsèque et autonome. La présence ne disparaît pas, toutefois son expérience n'est plus vécue (car interprétée) comme un fait objectif mais un événement interactif, interrelationnel. Ce qui est vu, la vision et cela qui voit s'éveillent ensemble dans l'unité plurielle interreliée du centre vide de vide.


DRGD : La dynamique du retournement https://www.voiesdassise.eu/archives/2020/01/11/37905588.html    

                                                          Ceci n'est pas de la pensée  

III.84 Compénétration


La transparence cache l'invisible,

La clarté diaphane se revêt sensible.


Plonge le regard dans l'eau cristalline,

La vue se fond à l'onde sibylline.


La surface est traversée translucide,

L'espace est enveloppé du vide.


Qu'y a-t-il sous le mot transparence ?

Clairvoyance est encore nitescence !


Hors d'ici est injecté de nulle part,

Le vide compénétré du vide sans fard.


Le mot effacé

disparaît l'effacement

sans rien en face


Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Ce repliement de la conscience qui induit la réalisation de l'interdépendance des « trois sphères » à la lumière de leur vacuité, n'est autre que la méditation. Dans son Fukanzazengi, le maître zen Dōgen le décrit comme un mouvement à « trois moments logiques » du zazen – lequel peut être traduit par « se réunir, se rassembler, s'associer, se joindre » FZ, qui rappelle en cela le samādhi ou l'état d'union du yoga –, résumé par «comment pense-t-on (shiryô) à ne pas penser (fushiryô) ? Dans ce qui n'est pas de l'ordre de la pensée (hishiryô) » GDCT.

Entre le premier moment shiryô, la pensée (analytique), la pensée de la forme, les observables, et le troisième moment fushiryô qui n'est pas à proprement parlé «l'absence de pensée » mais une pensée sans agent qui la pense (« la pensée qui se pense elle-même ») ou la pensée telle qu'elle est en son essence, dans la vacuité de l'observateur à l'observable, il y a le second mouvement hishiryô, en-deçà de la coémergence des trois sphères, sans observation, sans-forme, et donc « sans-conscience », lequel n'est pas le néant mais la vacuité.

On commence par cesser de réfléchir, puis on fait le vide mental. Comment fait-on pour vider l'esprit du flux des pensées qui le traverse sans arrêt ? En cessant de les observer comme si ces pensées étaient les nôtres, comme si nous étions ces pensées, jusqu'à ce que l'effacement des observables à la résorption de l'observation, dans l'immobilité de la posture et du souffle, entraîne la dissolution de l'observateur dans la vacuité « sans conscience ».


« Le samādhi est toujours déjà là. 

On ne grimpe pas à sa conquête, 

on se retourne pour le recevoir (…) en lâchant du lest, 

en lâchant prise pour laisser peu à peu transparaître 

ce centre inconnaissable, cette source mystérieuse 

de la vie et de l'esprit qui habite au fond de notre être » DRGD


Autrement dit, l'interdépendance est ce qui en fait un « moyen habile », c.à.d. la sagesse mise en pratique pour dévoiler l'expérience du caractère erroné d'une perception naturellement marquée par le sceau de l'ignorance. Cette révélation de la vacuité de la conscience par la mise en évidence de l'interrelationalité de shiryô, hishiryô et fushiryô est également le moyen de se prémunir contre l'interprétation objectiviste du fait de conscience comme « soi ».

Sans l'éclairage de la sagesse, qu'il s'agisse de la méditation du « sans-forme » isolée de l'articulation de ce mouvement global ou du « retournement de la conscience » sur elle-même, ces moments de discrimination (fussent-ils vécus comme transcendant toute expérience phénoménologique) n'en demeurent pas moins des « événement de conscience » qui, sans apporter par les faits la preuve expérientielle de la réfutation du caractère illusoire de la forme (sans résorber les observables à l'observation donc), conduisent à inférer le caractère objectiviste de « la pensée qui se pense elle-même » comme présence à sa saisie réflexive.

L'enchaînement shiryô-hishiryô-fushiryô décrit un mouvement séquentiel suggérant une temporalité linéaire, c'est vrai du point de vue relatif, ça ne l'est pas ultimement ! Pour comprendre et saisir intuitivement en quoi leur articulation transcende le temps comme modalité de la pensée en révélant le caractère modal de tout « événement de conscience », il nous faut mettre en évidence la vacuité de la méditation comme « acte de connaissance » (ou comme non-agir) par la démonstration logique de sa circularité, laquelle constitue également l'induction phénoménologique de la saisie directe de la vacuité.

Il nous faut mettre en mouvement ces trois moments, à la fois conceptuellement et par la pratique de la méditation, de sorte à progressivement (c.à.d. par un cheminement éclairé par la sagesse) aller vers la réalisation de la vacuité à partir de la réalisation de l'interdépendance des « trois sphères » de la méditation.

Dans son Shōbōgenzō (« La vraie Loi, Trésor de l'œil »), le maître zen Dōgen expose à la section du Tenbōrin (« La rotation de la Roue de la Loi »), le sῡtra de « la concentration de la marche héroïque » qui, à travers la poésie des mots, nous fait plonger dans le mystère par-delà le cryptique et rend l'invisible visible : « Si une seule personne déploie le Vrai et retourne à la source, le méta-espace des dix directions disparaît complètement dans un effondrement ! » TB.

Considérons cela sous l'angle linéaire d'abord, l'aspect circulaire apparaît par la suite dans la mise en évidence de l'articulation du second par la complétude du premier. Si vous voulez comprendre comment plier une feuille de papier de sorte à obtenir un origami, il vous faut procéder par rétroingénierie en dépliant cette figure de sorte à reconstituer les étapes qui y mènent, comme si l'effet éclairait la cause à la manière de la « causalité non-prédictive » de la physique quantique.

Ce sῡtra est comme une « porte à un seul côté » dont on ne prend conscience du caractère qu'en revenant à son point de départ après en avoir franchi le seuil. Ici, le langage fait résonner l'expérience qui résonne du langage. C'est un méta-langage, c.à.d. une assertion sur une assertion qui parle d'une réalité qui se révèle en définitive n'avoir d'existence qu'en tant que désignation !


« La phrase issue du texte n'a de valeur que par ce qu'elle a fait. 

C'est ce qu'on appelle en philosophie linguistique 

le pouvoir illocutoire de la phrase (…) l'œil de ce Tenbôrin, 

c'est toute cette sphère qu'on vient de voir 

mais on a oublié qu'on est déjà dans le domaine de l'écriture. 

Nous parlons de l'écriture dans l'écriture. 

C'est le langage qui parle du langage lui-même » TME


Le premier tour commence par la transition entre le premier moment shiryô, «l'événement de conscience » de la forme (lorsque les perceptions sont captées par les « consciences sensorielles », les pensées par la « conscience mentale »), au second moment hishiryô, au-delà des formes pensées (au plus profond, il n'y à plus « d'acte de connaissance » y compris la conscience d'être conscient), qui procède du repliement des « trois sphères de la conscience », le « retour à la source » de la vacuité sans conscience (), de fait un non-événement.

Pensé, penseur et pensée ne sont pas indépendant, mais interreliés (coémergent simultanément). Ainsi, le passage de shiryô à hishiryô est celui de la forme au vide, c.à.d. de la révélation du vide de la forme par la réalisation de son interdépendance, la transition de la « chose pensée » en relation au « penseur de la chose » par la « pensée de cette chose ». Qui ici « déploie le Vrai » de la forme-vide ? Du point de vue relatif, c'est la personne en tant qu'agent de l'action.

Vient ensuite le passage de hishiryô à fushiryô qui est à la fois le moment relatif de l'articulation du vide hishiryô à la forme shiryô (un moment qui sous cet angle apparaît comme un « événement de conscience »), et simultanément le non-moment (par-delà tout fait de conscience) de la réalisation de la vacuité de la forme. Qui ici « déploie le Vrai » du vide-forme ? Du point de vue ultime, c'est la pensée « au-delà du pensé et du penseur » (du connaissable, de la connaissance et du connaisseur), « la pensée qui se pense elle-même ». Ce non-instant est celui de l'ainsité où la forme-vide et le vide-forme se révèlent au-delà de toute complémentarité et de toute indivision, par-delà le multiple et l'unique.

Au point bindu de cette convergence qui est également une non-convergence (ni être ni non-être, ni les deux à la fois, ni aucun des deux), ce n'est pas simplement que le temps soit continu à l'atemporalité, l'espace continu à la non-localité – des descriptions à visée pédagogique –, la forme et le vide « s'interpénètrent sans s'interpénétrer » SSI. Ce moment (qui n'est pas l'Éveil des Bouddha) est celui de la réalisation de la vacuité lorsque hishiryô (le vide) se superpose à shiryô (la forme) sans s'y confondre. C'est comme une eau si cristalline qu'elle serait quasi indiscernable de l'espace, sans pourtant qu'elle soit l'espace ! L'eau reste du domaine de la forme (de l'effectivité), car même si ces modalités (transparence et invisibilité) la rapprochent de l'espace, elles ne sont pas sans obstruction.

La réalisation de la vacuité, c'est donc le « moment » où shiryô (la forme) se compénètre de hishiryô (la vacuité) dans une interpénétration sans objet(leur interrelationalité n'a pas de réalité objective), de sorte que leur « union » (du point de vue relatif), c.à.d. fushiryô (l'ainsité) se révèle au-delà de toute dualité simultanément forme-vide et vide-forme. Dit autrement, la forme se révèle vide d'existence objective (en termes de « vérité ultime ») sans pour autant être vide d'existence fonctionnelle (en termes de « réalité conventionnelle »).


« Dans le Shōbōgenzō, il y a un texte qui est intitulé 

Discourir du rêve au milieu du rêve

c'est-à-dire que l'enseignement bouddhique se passe déjà 

dans le rêve puisque cet univers du phénomène 

lui-même n'est autre qu'un rêve (…) 

le véritable vrai est au-delà de l'opposition entre le vrai et le faux 

puisqu'on est dans le domaine de la parabole » TME


La réalisation de la vacuité ne peut être forcée. L'on peut dire que c'est un « effet de la Grâce », ou un effet de la « méditation analytique » (c.à.d. de la sagesse appliquée à la phénoménologie de sa non-expérience), ou encore un effet de l'épuration du voile de l'ignorance en tant que shiryô matérialise les croyances en l'existence objective des observables à la cécité de leur interdépendance.

L'on ne peut réaliser la vacuité de la forme en posant sur celle-ci un regard empli d'une pensée objectivante, qui expérimente la « conscience d'être conscient » comme une réalité objective. Car ce n'est pas la forme qui est constitutive du « voile de l'ignorance», c'est la manière dont l'esprit voit la forme. C'est donc seulement en remontant du plus profond du sans-conscience (au-delà de toute forme-pensée), l'esprit totalement vide de pensées, complètement vide du « penseur de la pensée », qu'à l'instant de la compénétration de la forme au vide, où toute chose apparaît totalement transpercée par le vide, que la forme se réalise en la vacuité de son essence, aussi transparente que l'eau pure d'un lac de montagne se confond en son invisibilité avec l'espace, alors «le méta-espace des dix directions disparaît complètement] dans un effondrement ».


« Elle éclaire l'objet sans l'avoir en face

L'éclairage n'est ni matériel ni spirituel. 

C'est un éclairage qui consiste à ne pas avoir d'objet en face

l'éclairage qui ne se transforme pas en objet, 

puisque l'objet comme tel n'est autre qu'un éclairage ! SSI 


Lorsque sous l'éclairage du vide de la pensée, la forme se révèle « pensée » elle-même vide d'existence objective, la compénétration de shiryô par hishiryô ne fait pas seulement surgir l'indivisibilité de fushiryô de la complémentarité de leur union yogique, à l'instar d'un rêve qui se rêve lui-même ou du « langage qui parle du langage lui-même », elle est la révélation qu'il n'y a jamais eu rien d'autre que fushiryô et en même temps fushiryô n'est ni existant ni non-existant !


« Sans avoir en face », cet univers entier n'a jamais rien caché 

et que, si on le brisait, rien ne s'y dévoilerait. 

Que c'est subtil et merveilleux ! 

Les choses s'interpénètrent les unes les autres sans s'interpénétrer SSI


La séquence est bouclée et désormais le linéaire se lit circulaire, le relatif ultime, la parabole se déploie réel et le réel parabole. La lecture du sῡtra se dévoile dans la clarté du sens comme le cœur de « l'ici et maintenant », où fushiryô apparaît à la fois comme relatif à l'enchaînement de shiryô à hishiryô et, en même temps, au-delà de « la porte sans seuil », comme présent ultime par-delà le présent.


« Le moment favorable où les éveillés et les patriarches relèvent 

et triturent les sûtras est toujours "maintenant" (…) 

"ce Présent" dans lequel se compénètre la totalité des temps : l

e passé, le présent et le futur (…) c'est dans ce Présent que se font écho 

la totalité des écritures bouddhiques, 

tout comme la totalité des temps qu'il-y-a » TRR


L'effondrement du méta-espace, c.à.d. la croyance dans l'objectivité et dans l'existence véritable, autonome, réifiée comme forme (« la pensée faite monde »), est donc à la fois caractéristique de la réalisation de la vacuité comme la conséquence causale du repliement de la conscience (de la pensée au vide de penser), corrélative à l'existence de shiryô pensé en isolat d'hishiryô, et aussi comme compénétration sans commencement ni fin de shiryô en hishiryô, la perspective (non causale et non duelle) de l'ainsité, fushiryô.


« Un espace paradoxal où le proche peut être lointain et le lointain proche, 

mais où en même temps le proche est proche et le lointain est lointain. 

On est dans une dimension tout à fait autre, 

l'univers entier dans l'unité du proche et du lointain » SSI


Cet effondrement n'est donc pas une destruction ni une annihilation du réel dans le néant, c'est la révélation de la vacuité de l'essence de la forme qui, tel un éclair de lucidité transcendante à l'étincelle de la compénétration de la forme au vide fait apparaître dans le méta mouvement du langage la vacuité comme « méta-espace des dix directions » – lequel moment présent (en dehors de l'espace et du temps) est mûri, induit, dans le temps relatif de l'illusion de l'agent autonome par la réduction analytique et phénoménologique des surimpositions –.


« Pour tourner la roue de la Loi, semble nous dire Dōgen, 

il n'est pas nécessaire de tout prendre, 

mais seulement une toute petite partie

De même, c'est un seul verset, une seule proposition 

que les éveillés et les patriarches relèvent. 

En matière de philologie, l'intérêt se révèle souvent dans un détail infime » TME


La traduction par le langage du mouvement des « trois sphères de la méditation » permet en définitive, par le questionnement analytique du sens de la parabole par la sagesse, d'amener par la méditation sans conscience (en interdépendance de la chose pensée au penseur de la chose), éclairée par la démonstration de la vacuité d'existence objective de la forme shiryô au vide hishiryô, à l'expérience du « non-soi de la présence». Ainsi, parmi les différentes réalisations du sῡtra, le sens de celui-ci : « si une seule personne déploie le Vrai et retourne à la source », la vacuité de la forme se révèle vide de vacuité (« vide du vide »).


DRGD : La dynamique du retournement https://www.voiesdassise.eu/archives/2020/01/11/37905588.html    

GDCT : Graf Dürckheim "Le ciel s'écroule sur la terre" www.voiesdassise.eu/archives/2021/11/01/39166263.html 

SSI : S'interpénétrer sans s'interpénétrer www.shobogenzo.eu/archives/2013/06/23/27492488.html  

TME : Tenbôrin2 – Méta-espace www.shobogenzo.eu/archives/2012/12/24/25986864.html  

TRR : Tenbôrin1 – rotation de la roue de la loi www.shobogenzo.eu/archives/2012/11/19/25616075.html  


III.85 Instrumental


Tel en sa puissance inimaginable,

Le soleil sous un nuage inopérable.


Telle en sa transparence sans obstruction,

Un grain de poussière y fait interruption.


Telle qu'en sa nature, resplendissant,

La perfection brute couvre le diamant.


Au silence se révèle la parole,

A l'espace la course hyperbole.


La note trouve la corde qui la produit,

L'oreille l'esprit qui s'en réjouit.


La bougie soufflée

là disparaît le souffleur

au souffle coupé



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Il y a très longtemps au Japon, dans un monastère zen éloigné, il y avait un moine qui réfléchissait toute la journée, désireux de comprendre et un autre moine qui ne posait jamais aucune question. A chaque fois qu'ils rencontraient leur maître zen, celui-ci leur délivrait une parole sur un enseignement, un texte ou un koan. Si une réponse ne venait pas immédiatement au premier, il y réfléchissait encore et encore, tandis que le second acquiesçait simplement ne pas comprendre.

Le temps passa. Le premier moine développa une grande dextérité intellectuelle, mais il demeurait sans réalisation. Le second faisait toujours signe de ne pas comprendre et poursuivait son chemin. Puis bien des années plus tard, le premier moine avoua son impuissance face à l'océan du savoir des éveillés. Soudain, devant un texte lacunaire, il s'arrêta de réfléchir en voyant l'autre moine immobile. « As-tu compris le sens de ce koan ? », lui demanda-t-il tandis que le livre du second restait fermé. Sa réponse fut simplement, « il n'y a rien à comprendre ! ».

Lorsque le Bouddha transmis le Dharma, il aurait pu le faire sous la forme d'un enseignement, mais il leva une fleur sans rien dire. Il ne transmit pas le Dharma, il n'y avait rien à transmettre ! Mahākāshyapa n'a pas eu besoin de comprendre, il s'était éveillé ! La parole ou le silence des éveillés ne sont pas là pour nous faire nous éveiller. Remplacez « tant que je n'aurai pas compris, je ne pourrai pas atteindre l'Éveil » par tant que le Dharma échappe à ma compréhension, c'est que je n'ai tout simplement pas encore actualisé ma nature éveillée !


« Le Christ ne sert à rien qu'à te rendre à toi-même ; 

ce n'est pas pour lui, ce n'est pas un moyen, 

ce n'est pas un but visé : il t'aime pour toi-même, sans autre vue » RLM.


Nous sommes ce que nous cherchons, et ce n'est pas de le comprendre qui nous fait nous trouver, c'est de nous être trouvés qui nous fait le comprendre ! La compréhension intellectuelle n'est pas causale de réalisations spirituelles. Nous conférons à la « raison pure » une qualité de puissance instrumentale sur la base des faits. Mais, comme le formalisme de la mécanique quantique qui permet aux physiciens de faire des prédictions justes sur des observables qui font eux-mêmes partie des éléments de son formalisme, aussi précise que soit la carte, elle n'est pas l'expérience du territoire. Ce n'est pas parce qu'elle nous guide à destination qu'elle dit quoi que ce soit sur le fait de « vivre le chemin ».

Si tant est que nous puissions tout comprendre, tous les enseignements des éveillés, toutes leurs paroles, toutes les écoles philosophiques, tous les koans des maîtres, toutes les religions, cela ne nous donnerait pas pour autant l'illumination ! Seul l'Éveil subsume leur compréhension exhaustive. Mais, pas plus que l'intelligence humaine (grossière) ne participe de l'omniscience des Bouddhas, pas plus nous n'en avons besoin pour l'actualiser !

Pour le Bouddhisme, la sagesse comme la compassion sont nécessaires à l'Éveil, mais nonobstant qu'il faille en distinguer le sens de celui d'intelligence, elle n'est pas un ingrédient nécessaire pour produire un résultat, puisque par nature nous sommes déjà éveillés ! La raison pure est une « causalité non prédictive », c.à.d. non déterminante mais validante. La fiabilité d'une carte se vérifie de manière définitive lorsque nous sommes arrivés à destination, pas parce qu'elle disait vrai, mais parce que notre expérience en est le témoignage.

La sagesse est essentielle, car nous évoluons au sein de la sphère des phénomènes composés, c.à.d. que ce monde dont nous faisons l'expérience sous les modalités sous lesquelles nous l'expérimentons se manifeste comme « événement de conscience grossier » en interdépendance au degré « grossier » de l'esprit, lequel s'entend par rapport au niveau très subtil de la « claire lumière », hishiryô ou sans-pensée, en-deçà de toutes surimpositions.

Le développement de la sagesse n'est pas causal de la réalisation de notre nature comme résultat de « l'entraînement de l'esprit », mais révélateur de sa purification, laquelle se traduit par ce que, par contraste, nous voyons comme réalisation ! C'est comme une vitre sale. Ce n'est pas de la nettoyer qui nous permet de mieux voir par la fenêtre, car cela ne change pas la nature de sa transparence qui nous permet de voir à travers. Mais, il est toutefois évident que sans enlever la saleté qui la recouvre, il n'est pas possible de le constater.

Il nous faut comprendre qu'il n'y a « rien à comprendre », et cela ne tombe pas du ciel ! Pour comprendre que la réalisation n'est pas d'ordre intellectuel, il nous faut étudier le dharma, réfléchir et méditer. Seulement, il nous faut voir aussi que l'usage de la « raison pure » n'est pas causal. La compréhension émerge à mesure que l'esprit devient plus subtil. Développer notre discernement, ce n'est pas rendre « l'esprit grossier » plus instrumental, plus efficace à son niveau, c'est descendre à un niveau plus subtil, par l'abstraction progressive des couches de surimpositions sensorielles, conceptuelles, existentielles, etc. qui le recouvrent. Tailler un diamant ne rend pas sa nature plus extraordinaire.

Lorsque nous bloquons sur un point particulier de l'enseignement, que tel ou tel aspect nous apparaît incohérent, illogique, et en tout état de cause impénétrable à la raison, ce n'est pas parce que notre intelligence n'est pas assez aiguisée, pas encore assez affûtée pour en polir et en percer le mystère, c'est parce que notre vue n'est pas décantée des croyances et des conceptions qui l'opacifient. Les obstacles intellectuels ne reflètent pas notre incapacité à discerner le subtil, mais témoignent du caractère encore trop grossier de notre esprit.

Plus nous misons sur l'intelligence grossière, c.à.d. plus nous la voyons comme un critère de mesure instrumental de l'efficacité de son formalisme prédictif plutôt que comme un indice du degré d'opacité du voile de l'ignorance qui recouvre notre esprit, et plus nous doutons conséquemment d'atteindre à des réalisations spirituelles, lesquelles ne sont pas de nature déterministe. C'est parce que nous mettons la focale sur l'intelligence abstraite plutôt que sur l'expérience directe.

Parfois, une intuition surgit subitement et sans prévenir puis disparaît aussitôt, telle une lueur fugace dans la nuit. Dès que nous cherchons à la retrouver, elle s'évanouit totalement, comme si le vent soulevé par un mouvement trop vif et trop grossier éteignait d'un seul coup la flamme frêle d'une bougie. En physique quantique, l'énergie mise pour observer un « objet quantique » à l'aide d'un faisceau de lumière s'ajoute à l'énergie du phénomène observé, le perturbe et le modifie, de sorte qu'il est alors impossible de le connaître hors de cet événement observable, tel qu'il est en lui-même, en-deçà, comme le fait d'apposer des mots objectivise la chose et nous éloigne de ce qu'il y a sous le mot qui la désigne.

Nous ne nous lancerions pas dans l'étude de sujets aussi profonds et complexes que les philosophies des spiritualités si nous ne croyons pas qu'il soit « dans l'absolu » possible de tout comprendre, une inférence logique inhérente… à cette logique elle-même ! Se heurter à un écueil conceptuel, ne pas comprendre tel point particulier ou tel raisonnement, avoir l'intuition que pour le dépasser il nous faut consentir à effort si grand et si long que le découragement nous prend, est en réalité salutaire ! Loin de constituer un obstacle, l'écueil ou la saturation intellectuelle est l'opportunité de stopper cette fuite en avant et de rompre avec la croyance que la réalisation spirituelle est conditionnée à la raison.

Cela ne veut pas dire qu'il nous faut abandonner la raison pure, refermer nos livres, cesser de réfléchir, et ne plus faire que méditer. Sans étudier le Dharma, comment développer sa familiarisation ? Abandonner la « raison instrumentale » ne va pas rendre notre esprit ni moins grossier ni plus subtil, c'est d'abandonner la croyance qui s'attache à cet usage excessif et exotérique de l'intelligence. Le « juste milieu » est dans l'abandon de l'objectivisme (l'existence absolutiste) du soi de « l'objet en face » au soi du « sujet qui y fait face ». Comment ?

Tel l'esprit grossier qui observe ses pensées et prend grossièrement conscience qu'il n'est pas ses pensées, tel le penseur qui se saisit en interdépendance à la pensée de la chose pensée, et glisse dans la vacuité « sans-pensée » (hishiryô), remonte à la surface (shiryô) et voit le vide (du vide) à travers la forme (fushiryô), la désobjectivisation du soi participe de la déconstruction du lien entre la chose, le mot qui la désigne et du sens qui s'y rattache comme réalité intrinsèque.


RLM : Résurrection du langage www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/01/36510249.html   

III.86 Sublimation


Au jardin des rêves, je plante des graines,

Chaque nuit, j'en vais arroser la scène.


Au potager de mes jours germe les bourgeons,

Mes pas fleurissent la terre des plantations.


Au moulin, j'en presse les essentielles,

A la roue de la récolte éternelle.


Sur l'étal de la raison, les plus fières,

Du rêve viendront nourrir la pépinière.


Toute une vie à distiller l'absolu,

En quête de l'alchimie sans résidu.


Un parfum subtil

sur l'océan des sens

flotte sans voile



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Le parfum d'une fleur est invisible, impalpable, et pourtant pas immatériel car il peut être capté par notre odorat. Malgré son élégance et sa beauté, la fleur est un agrégat grossier, tangible, concret. L'image mentale d'une fleur, rêver de son odeur, est encore plus subtil, incorporel, car même si chacun peut en émuler la représentation mentale et en éprouver le ressenti phénoménologique, ceux-ci demeurent privés et incommunicables d'un esprit à un autre. L'idée de la fleur est également subtile, mais qu'y a-t-il sous le mot « fleur », sous le mot « parfum », sous la « pensée » et sous le « rêve » de ces évocations ?

Vous pensez peut-être qu'il n'y a rien, que l'on atteint l'essence de la fleur, sa vacuité. Or, « l'horizon de la conscience » est entièrement ici, sans autre côté du seuil. La vacuité est autant dans l'aspect grossier que subtil et très subtil, c'est leur vide d'essence intrinsèque et autonome. Lorsque le bouddhisme parle de « claire lumière » de l'esprit, il s'agit du niveau très subtil, en-deçà de la pensée conceptuelle, sans-pensée (hishiryô), « sans conscience », où l'observateur disparaît à la cessation de l'observation de tout observable.

Nous voyons ici toute la difficulté de décrire cet « en-deçà », et le caractère biaisé du langage qui définit ce que nous appelons la « réalité » à partir de l'apparence de ce dont nous avons grossièrement conscience. De ce point vue, l'esprit de « claire lumière » ne saurait être considéré comme de l'ordre d'un « événement de conscience » et pourtant ce n'est pas le néant… qui n'est qu'un mot ! 

III.87 Subtilité


La lumière se transforme en liquide,

La surface de l'eau devient solide.


Sous le vent, chante d'une voix cristalline,

Qui se mue en nuage à la sourdine.


Une pluie de pensées dessine un arc-en-ciel,

L'horizon irisé se diffracte pluriel.


Les aurores boréales dansent à la nuit,

Sur les chevaux des alizés qui s'enfuient.


Les lignes des étoiles gardent la trace,

Des reflets du ciel dans les échos de glace.


Dans le silence

qui se meut immobile

pour toujours libre


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


L'air se charge d'humidité, des nuages se forment, la pluie tombe, un lac de montagne se remplit. Un torrent descend vers la vallée. L'hiver survient, l'eau gèle en surface en formant des blocs qui glissent à la surface jusqu'en aval. Passe les saisons, l'été revient. L'eau du lac est si transparente qu'elle en est invisible et se confond presque avec l'espace… Mais, il y a bien plus subtil encore, sous le mot « transparence », sous la pensée de « l'invisible », sous le concept « d'espace », sous la conscience d'être conscient, sous la conscience comme présence…

Ces trois « niveaux » ne sont pas seulement une description pédagogique, à l'instar du spectre des ondes électromagnétiques, ils constituent le « spectre » de la réalité conventionnelle dont l'essence est la vacuité, sῡnyata. Cette échelle suit une progressivité des « événements de conscience » depuis le niveau le plus subtil jusqu'au niveau le plus grossier d'une expérience phénoménale dont le caractère n'est qu'une simple désignation fonctionnelle.

Voyons cela à l'instar des changements d'états de l'eau comme un processus de cristallisation du plus subtil qui se densifie jusqu'à atteindre un stade ou un degré sensoriellement perceptible, causalement fonctionnel et d'une effectivité tangible (en particulier du point de vue de la « loi de cause à effet » du karman), que le Bouddhisme appelle « l'esprit grossier ». Ce fonctionnalisme ne concerne pas seulement l'aspect grossier et l'aspect subtil, ni ne commence avec lui. Il englobe également l'aspect très subtil comme « empreinte » ou résidu karmique.

Même l'eau pure et totalement transparente d'un lac de montagne peut contenir des polluants invisibles. Seul l'espace sans obstruction, car incomposé et non-né, est inaltérable comme la vacuité « libre d'assertion ». La question illustre la difficulté de nous libérer de « l'objectivation du soi ». Même, le rêve (comme manifestation de l'inconscient), la représentation mentale, la simple idée de l'eau invisible d'un lac de montagne est entachée de la croyance dans l'objectivité du rêve et du rêveur, de l'idée et du penseur, de l'objet et du sujet.

Puisque le niveau très subtil est en-deçà de tout concept et de toute conception, nous serions de facto libérés de l'objectivisme de « l'existence en soi » (de la personne, des phénomènes, et de la conscience comme « véritable soi »), si le « soi » était une idée ! Nous en serions libérés par la méditation (hishiryô, sans pensée), et au moment du processus de la mort lorsque la désagrégation des « cinq agrégats » dissout les aspects grossier et subtil de l'esprit. Ce n'est pas le cas ! C'est donc que la « saisie (innée) du soi» n'est pas d'ordre conceptuel, sa conceptualisation n'est qu'une traduction dans l'ordre de la pensée.

La « saisie (innée) du soi » est de l'ordre de l'énaction, émergente des actions de l'agent sur son « environnement relationnel » (c.à.d. de ses actions avec les autres), et des réactions de celui-ci. Du fait de vies sans commencement, cette saisie s'est ancrée dans l'esprit jusqu'à l'état très subtil de « claire lumière », qui n'est point en-deçà de l'efficience karmique. Si cet état très subtil était la vacuité (« vide du vide »), aucune empreinte, y compris celle de nos actes, ne pourrait s'inscrire dans le « continuum de l'esprit » !

La méditation analytique du non-soi, en tant que méthode de déconstruire de la conception (philosophique) de l'existence objective du soi, ne permet donc pas de nous libérer de la « saisie (innée) du soi » par l'exercice instrumental de la raison pure, pas plus que la logique du tétralemme de Nagarjuna appliquée à la réfutation des conceptions objectivistes du soi, pas plus que la philosophie de la physique quantique à la désobjectivation du réel.

Pour autant, si « penser l'action » n'est pas la même chose que faire l'action, l'exercice de l'intelligence à son plein potentiel de compréhension juste – qui procède de la réfutation des inférences erronées quant à l'objectivité de la chose pensée et du penseur – n'en possède pas moins un effet vertueux lorsqu'elle est appliquée avec sagesse au déconditionnement conceptuel de la logique du soi. Réfuter la conception du soi est une action qui a pour effet de décristalliser la « saisie (innée) du soi » dans l'esprit très subtil de « claire lumière », comme résultat d'un processus d'énaction vertueuse.

Il semble donc qu'il y ait comme une sorte de fatalité à ce que l'esprit, lorsqu'il évolue sous une forme grossière et subtile développe la « saisie (énactive) du soi », qui reste influente à l'état très subtil comme partie intégrante de « l'horizon de la conscience ». Mais, il apparaît aussi que le caractère de la « réalité fonctionnelle » lui offre l'opportunité de s'en libérer – la réalisation de la vacuité consistant en la « saisie directe » de la forme-vide et du vide-forme –. Le poison est aussi le remèdeTout dépend de l'action. La vraie liberté est (et n'est donc pas) en-dessous du mot et du sens de liberté.

III.88 Etre-temps


Remonté des profondeurs vers la lumière,

Le vide lentement se revêt matière.


Immobile étirement d'espace,

De l'éclat du jour se fait la préface.


Dans le trouble de l'onde incolore,

La sensation dessine les contours du corps.


Tel le tonnerre qui perce le silence,

Le temps fait surface à l'existence.


A la gigantesque explosion du soleil,

Le souffle sur l'abysse noie l'éveil.


D'un pas reculé

au franchissement du seuil

je sors pour entrer


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


Là où il y a reflet, il y a un miroir. La « saisie » implique un agent à l'émergence duquel elle est consubstantielle. Dès qu'un objet « apparaît en face », coémerge un sujet qui « lui fait face ». C'est donc de l'interdépendance que la « saisie (innée) du soi » prend racine par la perception erronée (l'intellection suivant) qui la fait paraître interconnexion plutôt que « interrelationalité vide ».

L'assertion « tout est lié » est souvent brandie comme la réponse à toutes les questions, sur la genèse de la vie, de l'univers, sur notre propre origine. Or, affirmer que « tout est lié », c'est voir des nœuds là où il n'y a que des boucles, et des cordes là où il n'y a que des fils entremêlés qui, aussi bas que l'on puisse descendre, ne contiennent aucune substance propre et ni aucun support tangible. En vérité donc, « tout est interdépendant » et vide d'existence intrinsèque.

Cette perception erronée de l'interdépendance est-elle fatidique ? N'y a-t-il aucun être sensible qui émerge à la conscience sans que son esprit ne se voile aussitôt, et ne conserve active sa nature éveillée ? Le caractère rhétorique de la question est là pour nous surprendre. N'est-ce pas là l'apanage des mots ? La « création » toute entière (quelle que soit le sens que l'on donne à ce terme) ne serait qu'un gigantesque bond en arrière de l'esprit, un recul dans l'obscurité de l'ignorance et non une avancée lumineuse vers la complexité dont émerge la vie intelligente telle que l'évoque l'image de la naissance de l'univers dans la théorie du Big Bang. Le seuil de la « porte de la création», l'esprit l'aurait franchi… à reculons !

S'il vous vient à l'idée que, peut-être, le temps circulerait en réalité du futur vers le passé, ne prenez pas cette inférence pour argent comptant, voyez-y plutôt une manière de tordre vos a priori en jouant avec la polysémie du langage. Les choses auraient-elles plus de sens si l'esprit, à mesure qu'il s'éloignait d'un état très subtil (sans-forme, sans-pensée, sans conscience dualiste donc) se fourvoyait dans l'ignorance jusqu'au fin fond du samsāra (à l'extrême de la saisie objectiviste du soi) à mesure qu'il se compénétrait du subtil et du grossier ?

Cette vue serait incomplète si elle ne considérait également que le temps circule du passé vers le futur pour les éveillés – y compris les bodhisattvas qui parcourent les « dix terres » (niveaux de réalisation croissant, relatifs au perfectionnement des paramitas qui traduisent la purification de leurs voiles) jusqu'à l'Éveil parfait des Bouddhas –. Voyez cela comme un « anneau de Moebius » dont les faces, selon l'angle de vision (la vue énactive et conceptuelle), s'écouleraient du passé vers le futur et… du futur vers le passé. Sachant qu'il ne comprend qu'une seule et unique face, le temps ne saurait circuler simultanément dans les sens, parce qu'en vérité, il ne circule pas, son mouvement n'est qu'un effet de perspective !

Le temps n'est ni linéaire ni circulaire (ni les deux à la fois, ni aucun des deux), simples « points de vue » dénués de fondement objectif. Maître Dōgen l'exprime par le terme Uji, contraction des mots u (l'existence) et de ji (le temps), pour signifier que le temps n'est pas un absolu, un « référentiel » extérieur à l'être (ni fleuve sur lequel nous nous écoulons, ni catégorie a priori de la pensée). Le temps est relatif à l'être dont l'existence est interdépendante au temps.


« Dōgen, prenant à dessein le sens premier de l'idéogramme 

u [étant, ayant, existence] interprète uji comme "l'être-temps". 

Il parle ici du relatif, non de l'absolu. 

L'être doit donc être entendu comme l'existence. 

Pour Dōgen, existence et temps sont inséparables, 

ils ne peuvent exister l'un sans l'autre, 

ils se manifestent l'un par l'autre. 

Uji, c'est l'existence-temps, l'existence en tant que durée, 

impermanence » PLLN-142


En termes « d'isolat conceptuel », l'on peut dire que l'existence se déploie comme temps en coémergence au temps qui se déploie comme existence, mais en termes de nature, ils ne font qu'un, en gardant à l'esprit que l'existence, le temps, la nature, l'unicité, ne sont que des mots. Développez votre discernement de l'au-delà des choses, immiscez-vous en-deçà des mots et du sens. Que recouvrent-ils véritablement? Qu'y a-t-il réellement en-dessous ?


« Il existe des myriades de formes et des centaines 

[de choses] à travers la terre entière 

et chaque forme est par elle-même la terre entière. 

Quand vous êtes dans l'ainsité, il n'existe plus qu'une seule forme 

[forme-vide et vide-forme], il n'est plus rien que l'instant, 

l'existence-temps est tout entière le temps en cet instant précis. 

Chaque instant contient tous les êtres, l'univers entier. 

Demandez-vous alors si un être, 

un monde existent en dehors du moment présent » PLLN-145


A l'instar de la phénoménologie, qui définit « l'identité de l'être au phénomène » comme événement, maître Dōgen pointe l'existence en tant qu'expression de l'interdépendance qui se lit comme rapport ésotérique de l'être au temps, où l'être et le temps ne sont que relation, contenant et contenus l'un dans l'autre. « Les choses ne se font pas obstacle entre elles ; de même le temps ne fait pas obstacle aux choses » TSD.

Il y a un mouvement dans le temps (une « flèche du temps »), et il y a aussi l'impermanence dans l'être des phénomènes composés (impermanents parce que vides d'essence), et en même temps, il y a aussi quelque chose d'immuable dans leur interdépendance (non de son fait propre, car leur interrelationalité est un non-soi) relativement à la liberté d'assertion de leur vacuité. L'être et le temps « s'interpénètrent sans s'interpénétrer ». L'existence n'est rien d'autre que conventionnelle, relative de l'être à la relativité du temps, « l'être-temps ».

Toutefois, lire Dōgen, c'est surtout dépasser la volonté de comprendre, et s'ouvrir à la poésie de la parole pour se délier les nœuds du langage…


PLLN : Polir la Lune et labourer les montagnes, DŌGEN https://www.decitre.fr/ebooks/polir-la-lune-et-labourer-les-nuages-9782226200815_9782226200815_10029.html  

TSD : Le temps selon maître Dōgen https://www.revue3emillenaire.com/blog/le-temps-selon-maitre-dogen-par-maitre-taisen-deshimaru/ 

III.89 Poétique


Le sens n'est pas contenu dans la lettre,

Ni l'enveloppe le cœur de l'être.


Le sens n'est pas enfermé dans l'encre,

Ni dans les lignes des mots telle une ancre.


Le sens n'est pas possédé dans la plume,

Ni au frisson du geste qui en présume.


Le sens n'est pas dans la fibre du papier,

Ni dans le son d'ouverture déchirée.


Le sens n'est pas dans l'odeur du billet,

Ni dans le gracieux bruissement de son toucher.


La prose me dit

à moi-même qui je suis

au-delà du sens


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Ne pas trouver de réponse est probablement le plus douloureux et renoncer à comprendre le plus regrettable pour qui est animé du désir de comprendre, mais c'est de trouver et d'abandonner ce que l'on a trouvé qui l'est le plus. Si tant est qu'il y ait la bonne réponse à un koan Zen, la compréhension juste des propos de « sens définitif » du Bouddha, la compénétration du sens de la poésie mystique, etc. les réaliser serait… un obstacle à la réalisation. C'est un koan en soi !

Les paroles de l'éveillé n'ont pas un effet utilitaire ou sotériologique. Le Bouddha a cherché comment se libérer de la souffrance pour en libérer les êtres sensibles, mais il ne les libère pas du fait propre de ses enseignements. Il n'y a pas de réponse juste à un koan. Si tel était le cas, la réponse constituerait un en-soi, unique de par sa forme et sa particularité. Or, c'est la croyance dans l'existence objective du soi qui est à l'origine de la souffrance et s'en libérer procède de son abandon ! La dimension poétique de la parole éveillée ne saurait être déterminée alors que les éveillés sont au-delà de toute détermination !


« La voie de l'Éveil, transmise directement de bouddha à bouddha, 

ne peut être actualisée que par la non-pensée 

et accomplie par la non-discrimination (…) 

sans pensée, sa compréhension est directe (…) 

sans discrimination, elle est vérifiée spontanément (…) 

transcende toute contradiction (…) libre de tout concept (…) 

comme le ciel sans limite, aussi libre que l'oiseau qui vole » NCNC.


Il n'y a pas de sens définitif (nonobstant pédagogique) à ce qui ne constitue pas l'aboutissement du fini, mais sa transcendance (dépassement du sens). Les paroles des Bouddhas n'ont pas de sens… pour les Bouddhas ! Un autre koan Zen. Avoir un sens « pour qui » ? S'il y a un mot en face, il y a un esprit qui le pense, leur existence est coémergente, comme le centre par rapport au cercle et le cercle au centre. L'interdépendante grossière est obstructive du très subtil…

La parole de l'éveillé est un art martial Zen, le non-parlé de l'indescriptible, le non-agir de ce qui, sans pouvoir être dit ceci ou cela, dessine un signe invisible dans le cours du temps perceptible, comme un mot tracé sur l'eau s'efface aussitôt sans laisser de trace de son événement pourtant vécu, comme un arc-en-ciel qui traverse le ciel à l'angle du point de vue de l'observateur, comme un effet de perspective de ce qui semble être un mouvement en périphérie émanant à partir d'un centre immobile qui, sans centre, est sans être au-delà du temps.


« La vie de Dieu est en nous comme une source 

dont l'eau jaillissante se répand par de multiples canaux (…) 

loin, les canaux sont facilement distinguables ; 

mais en remontant vers la source, 

il est un moment où la distinction 

entre la source et les canaux n'a plus de sens (…) 

l'union se vit "sans distinction", alors qu'elle se vit, 

dans d'autres dimensions de la vie humaine, 

sous le registre d'une distinction qui demeure » RCUD. 


La reconnaissance « de l'homme en Dieu et de Dieu en l'homme », au cœur de la philosophie d'Utpaladeva dans la tradition du Shivaïsme du Cachemire, n'est pas un face-à-face. Elle en serait autrement objectiviste et par le fait même contradictoire, car affirmative de leur existence absolutiste l'un par rapport à l'autre qui ne laisserait pas possible leur union indicible. Lorsque, après la Pâques, deux hommes croisèrent le Christ « non nommé mais présent » à l'instant de leur tristesse de sa crucifixion, ils ne le reconnurent pas, mais « quand il se fut mis à table avec eux et prononça la bénédiction, leurs yeux furent ouverts et ils le reconnurent, et il leur devint invisible » RLM.

Devenir invisible en tant qu'autre, c'est devenir indivis en tant que non-soi, au dépassement de tous concepts, dans « l'au-delà du par-delà » de toutes assertions. C'est, à l'occasion du repliement de la conscience à la découverte de l'indivisibilité du vrai, aller de la périphérie au « centre sans centre », dans l'effondrement/effacement de l'illusion de la dualité de soi à l'autre, de soi à soi, du non-soi au non-soi, où la vacuité de la forme se révèle vide du vide.

Il n'y a pas de réponse correcte ou incorrecte à un koan Zen, il y a seulement une manière juste d'en réaliser la parole par la « vacuité des trois sphères » (l'agent, son objet, l'acte sur lequel il porte), c.à.d. de dépasser le rapport entre le signifiant et le signifié sur lequel est bâtie le langage, de sorte à se libérer de son emprise objectivante et s'ouvrir au très subtil, au-delà des mots et du sens.


« Le silence du Christ veut dire qu'il refuse 

d'être un langage utilitaire : il n'est que parole. 

Ces deux disciples ne le reconnaissent pas, 

parce qu'ils le cherchent au plan d'un langage théologique (…) 

Comment va-t-il devenir (leur) parole, 

celle où ils vont se reconnaître dans la joie, 

et reconnaître du même coup la communion de leurs frères ? 

Par la présence du cœur » RCUD.


Lecture polysémique, écoute intuitive, analyse non utilitariste, ainsi la parole des éveillés n'a d'effet (au travers du dépassement de la recherche du sens qui n'est qu'un mot) que de nous permettre de nous reconnaître nous-mêmes éveillés, comme en témoigna le sourire de Mahākāshyapa quand le Bouddha leva une fleur, ou les deux disciples du Christ. « Dieu, à quoi ça sert ? Précisément, Dieu ne sert à rien… Le Christ ne sert à rien qu'à te rendre à toi-même » RCUD.

Bouddha aussi ne sert à rien ! Vouloir atteindre l'Éveil fait obstruction à l'Éveil ! Questionner sans relâche le sens des mots de chaque sῡtra, s'échiner à vouloir percer le mystère de chaque koan, déchiffrer les écrits des maîtres, les paroles des éveillés jusqu'à s'accabler de ne pouvoir en extraire l'essence poétique, font obstruction à l'expression de notre nature ! Lâcher-prise de l'objectivisme pour laisser surgir le sens, le laisser nous appeler… fait obstruction ! L'appel du divin ne vient pas de l'extérieur ! Le « pas de plus » à l'échappée libératoire ne consiste pas non plus à aller vers « soi même » pour révéler « l'absolument autre » ! Alors quoi ? Poser la question fait obstruction ! Briser le langage fait obstruction ! La recherche du libre-arbitre, déterministe, fait obstruction ! Que fait-on lorsqu'il n'y a plus aucune possibilité porteuse de solution… fait obstruction !


« Lorsque dans le silence tout mot est oublié

Cela apparaît devant vous avec netteté.

Lorsque vous le réalisez, le temps n'a plus de limites », Wanshi NCNC 



RCUD : Ruusbroec - Chemin d'union à Dieu www.voiesdassise.eu/archives/2019/03/25/37200822.html 

RLM : Résurrection du langage www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/01/36510249.html  

 

III.90 Abandonner


Sot qui croit que la flamme consume la nuit,

La flamme brûle le feu jusqu'à la suie.


L'entropie croît et la chaleur décline,

Naïf qui pense que le chaos s'enracine !


Tout le bois participe de la combustion,

Candide qui doute qu'elle soit sans fusion !


La calcination transforme l'étincelle,

Qui assez ingénu la croit substantielle ?


La langue de feu savoure l'hallali,

Qui assez sot pour la croire d'appétit ?


Le feu aveuglé

les yeux ouverts dans la nuit

je vois sans voir


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


Comprendre n'est pas une nécessité pour se réaliser, ni cesser de vouloir comprendre. Mais, c'est un art de manier l'intelligence et le langage sans y voir une réalité objective, ni les penser les mots comme existants, en gardant à l'esprit leur instrumentalité vide d'essence comme méthode de désengagement de nos tendances objectivistes. Ce n'est pas la pensée qui objective les choses et les nomme, c'est l'ignorance qui fait du langage un filtre. « Si une seule personne découvre l'essence vide du vrai et retourne à sa source, le méta-langage des interprétations disparaît complètement au repliement de la pensée ».

Comme le Bouddhisme, le mysticisme Chrétien considère la transformation de l'homme conditionnelle de sa réalisation. Le sens qu'en revêt le terme diffère en cela que le mystique cherche la transcendance de son âme en Dieu comme quelque chose d'extérieur à lui – bien que la notion même de division entre l'intérieur et l'extérieur ne fasse pas sens s'agissant de la nature indicible du divin –, alors que le Bouddha l'a trouvé en lui-même par l'actualisation de sa nature.


« Seul Dieu peut connaître Dieu, et donc, 

pour que l'homme puisse entrer dans cette connaissance de Dieu, 

il faut que sa nature soit divinisée. C'est une transformation, 

une ouverture progressive de l'homme 

[qui ouvre ses capacités, son cœur, son intelligence, sa volonté] 

de façon à ce qu'il puisse accueillir la totalité divine » EMSJD.


Cette « ouverture des capacités » implique pour le mystique de se dévêtir du vêtement de peau humaine tissée des fils grossiers du désir existentialiste pour se baigner dans l'amour du divin, s'y purifier et s'y laisser transformer, à l'abandon de la couronne de son intelligence pour être sacré par la gloire de Dieu. Voilà qui fait écho tant au détachement des émotions perturbatrices (dans la voie des sutras), et à la transformation des passions en sagesse (dans le Vajrayana).


« Sans appui et pourtant appuyé,

Vivant sans lumière et dans la nuit.

Je vais me consumant tout entier.

Libre est mon âme de tout lien,

Qui tienne à chose crée.

Voici l'œuvre qu'opère l'amour.

Que s'il trouve bien ou mal en moi,

Tout devient même saveur,

Et mon âme en soi-même il transforme.

Dans sa flamme savoureuse.

Que je sens ainsi brûler en moi »

Jean de la Croix EMSJD


Des similitudes qui semblent toutefois ne l'être que par projection, car la thèse mystique comme tentative d'explication du mystère repose sur le principe d'une dualité persistante, intrinsèque, de l'homme à Dieu. Si Dieu le transforme, pour autant il ne le fait pas Dieu, « l'âme devient Dieu par participation (…) il n'y a pas fusion, cet homme devient participant du divin tout en restant homme » EMSJD. Une thèse qui, bien que formulée par des mystiques à l'appui de la transcendance de l'expérience, reste dépendante de la pensée qui la formule du fait même… qu'elle est une traduction en mots d'un au-delà des mots intraduisible en mots !

Pour saint Jean de la Croix, « la foi n'est que ténèbres pour l'entendement » EMSJD. Dieu est inconnaissable. S'il apparaît à l'homme comme manifestation extérieure (à l'image du buisson ardent dans la Bible) ou au cœur de l'expérience mystique, c'est à travers la révélation de l'indicible. « Dieu se révèle essentiellement comme l'incommensurable, l'impénétrable, l'indéfinissable, l'ineffable, etc. Donc tout ce qu'on peut dire sur Dieu n'est rien à côté de ce qu'il est » EMSJD. Affirmer que dieu « est » au-delà de l'être n'est-ce pas similaire à substantifier la vacuité ?

Il n'est pas étonnant qu'une « expérience » non duelle soit décrite en termes de dualité même pour un mystique ! Ce n'est pas un koan, c'est signifiant du fait que l'expérience, à elle seule (c.à.d. sans la sagesse), est insuffisante à transpercer le voile de l'ignorance et à désengager l'esprit de ses croyances objectivistes. Plonger dans les profondeurs méditatives de hishiryô ne suffit pas à induire fushiryô au retour tant que shiryô demeure emprunt d'objectivisme. Un apnéiste ne remonte pas à la surface avec des branchies !

Dans la philosophie bouddhiste du Mahāyāna, les « deux vérités » ne constituent pas une description de la nature des choses, mais une explication pédagogique qui s'appuie sur la distinction comme « isolat conceptuel » du vide et de la forme, aux fins de comprendre l'ainsité. Une autre manière pédagogique de l'exprimer est la comparaison avec un « anneau de Moebius », cette figure topologique qui ne comporte qu'un seul côté vu comme deux selon la perspective.

Si donc Dieu est véritablement au-delà de toute réalité objective – mais qu'est-ce que la « vérité » là où règne une totale liberté d'assertion ? – alors l'âme devient Dieu par participation… mais à quoi ? Si le mystique se consume tout entier sans reste, qu'est-ce est transformé alors ? Comme en mécanique quantique, c'est seulement par l'abandon de l'objectivité des existants comme soi entitaire (non seulement ici de « ce qu'il y a en face », mais aussi de « ce qu'il y de ce côté »), que ce paradoxe peut être résolu. Ultimement, l'essence de l'homme et celle de Dieu sont sans discontinuité puisque vide d'essence intrinsèque, et leur apparence d'obstruction de surface n'est qu'un effet de perspective.

La thèse mystique l'affirme par ailleurs, « il est impossible d'atteindre une plus haute sagesse ; on peut seulement donner à entendre comment le Fils de Dieu nous a obtenu d'arriver à un état si sublime » EMSJD, autrement dit l'on ne peut que s'arrêter au seuil de la logique du tétralemme de Nāgārjuna, mais il est impossible d'affirmer ce qu'est la vacuité sans tomber dans le piège de sa substantification. Aussi ne saurait-on concevoir la communion de l'homme en Dieu comme une « union substantielle » sans retomber dans l'objectivisme des isolats !

Penser la radicalité de Dieu en regard de l'homme ne doit pas nous entraîner à penser cette différence (extrême en tant que ces caractéristiques épuisent tous les substantifs), comme nature en regard de ce que l'expérience mystique révèle d'indicible et d'inexprimable, autrement dit de penser l'amodal comme modal ! Sans forme, hishiryô est sans conscience, en-deçà des mots et du sens.

Si vous voulez mesurer votre degré de croyance objectiviste, comparez avec les « trois corps de Bouddha » et voyez si, pour vous, le « corps d'émanation » (la forme) apparaît comme isolat du « corps de vérité » (la vacuité) ou au-delà de toute assertion et donc sans contradiction. Réfléchissez-y. Pensez-vous vraiment que « sa substance [l'âme] n'est pas la substance de Dieu parce qu'elle ne peut pas se transformer substantiellement en lui ; néanmoins, dès lors qu'elle lui est unie et absorbée en lui, elle [l'âme] est Dieu par participation » EMSJD.


« Aucune langue ne saurait l'exprimer 

et aucun entendement humain 

ne peut par lui-même en avoir une idée. 

Une fois que l'âme est unie à Dieu, 

transformée en lui, elle aspire Dieu en Dieu, 

et cette aspiration est celle même de Dieu

car l'âme étant transformée en lui, 

il l'aspire elle-même en Soi » EMSJD


Hormis le terme « en Soi », cette description résonne de l'évocation de fushiryô. Une fois qu'en samādhi le connaisseur est uni au connaissable, le penseur à la pensée, «transformée en lui » (une transformation qui s'entend comme le dépouillement de la raison pure et du langage), sa vacuité aspire (par le vacuum formé à la réduction du subtil) la pensée dans la pensée, et cette aspiration qui est une inspiration, une intuition, spontanée et non intentionnelle (c.à.d. hors de la dualité de l'agent et de son objet) est celle-là même (au-delà du par-delà de toute assertion et de toute objectivisme) de la « pensée qui se pense elle-même », par abstraction y compris de la vacuité des « trois sphères », c.à.d. dans le « vide du vide » de la vacuité !


« Pour venir à être tout, veillez à n'être rien en rien

Quand vous voulez vous arrêter à quelque chose, 

vous cessez de vous abandonner au tout. 

Car pour venir du tout au tout, 

il faut se renoncer du tout au tout. 

Et quand vous viendrez à avoir tout, 

il faut l'avoir sans rien vouloir » EMSJD.


EMSJD : L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/23/36725236.html  

III.91 Vide

Au frêle équilibre de l'instable,

L'incertain paraît toujours évitable.


Sur le fil du rasoir, l'esprit va parier,

Que le doigt flottera sans jamais le toucher.


Jusqu'à la pénultième des secondes,

Espérer une issue demeure féconde.


Sans s'élancer l'oiseau ne peut voler,

Loin de la falaise n'est pas destinée.


Dans l'intervalle fugace du lancé,

La foi éclipse le doute de l'athée.

L'instant fatal

de la chute sans fin

est notre salut


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Le mysticisme prône le vide total de l'esprit, l'absolu dépouillement de l'âme, dépouillée de l'existentiel, dépouillée de toute pensée (des choses et d'elle-même), dépouillée de tout contenu phénoménologique (« sans-forme ») par une réduction radicale à l'essence comme seule méthode pour atteindre Dieu (« sans-conscience »), uni, en communion, au cœur de nos essentialités.

« Quand (l'âme) rejette les connaissances 

qu'elle peut recevoir par les sens et s'en prive,

 elle se trouve comme dans l'obscurité et le vide (…) 

quand l'entendement agit, il ne s'approche pas de Dieu ; 

il s'en éloigne. Il doit donc cesser ses opérations pour s'approcher de Dieu

suivre le chemin de la foi et croire, mais sans comprendre » EMSJD.


Il ne s'agit pas seulement de nous abstraire de nos connaissances et de toutes théories, de laisser de côté nos facultés de cognition, de lâcher-prise sur le mental pour nous ouvrir à l'expérience de l'être. Cela va au-delà de la perception et de la « raison pure », au-delà du fait d'arrêter de chercher à comprendre Dieu ou Bouddha, y compris d'abandonner la volonté d'entrer en communion avec le divin ou d'obtenir l'illumination des éveillés, et naturellement cela inclus de dépasser le doute que ne pas comprendre rend toute réalisation impossible.


« Avancer, quand il s'agit de l'entendement, 

c'est entrer plus avant dans la foi et dans ses ténèbres, 

car la foi n'est que ténèbres pour l'entendement. 

Dès lors que l'entendement ne peut savoir comment Dieu est (…) 

il avance d'autant plus qu'il comprend moins » EMSJD


Voilà qui résonne étonnamment avec le Bouddhisme Zen en la parole de maître Takuan quant à l'état dans lequel il convient de placer l'esprit – qui diffère du « Calme mental » en ce qu'il procède de la non-fixation de l'attention ou de sa fixation sur nulle part – afin de dépasser l'esprit grossier (percepteur sensible), par-delà le subtil (l'idée) pour toucher au très subtil et, c'est là le plus difficile, sans intentionalité ni visée, du « vide » de la conscience au-delà de toutes choses. « Lorsqu'on approfondit la Loi (Vérité) du Bouddha, on devient comme un ignorant qui ne connaît ni le Bouddha ni la Loi (Vérité) » MSI.


« Le plus haut et le plus bas deviennent semblables. 

Ainsi, le niveau de l'inscience et des passions 

et celui de la Sagesse immobile ne font qu'un. 

On perd le travail de la sagesse 

et on s'établit au niveau sans pensée ni réflexion. 

Lorsqu'on parvient au niveau ultime, 

les pensées n'interviennent pas du tout » MSI-32.


Il y a dans cette approche de l'ordre d'un déterminisme fort qui abolit le libre-arbitre, car tout ce que nous faisons en tant qu'agent est totalement inadapté au par-delà de toute détermination ! Pour le laisser s'exprimer en soi-même comme « tout autre » que soi, il faut aller au-delà de soi. Mais qui accomplit cela ?

Quelle que soit la manière de s'y prendre, l'agent achoppe toujours à y parvenir, inadapté de fait puisque l'esprit grossier est « construit » en opposition au vide qui ouvre sur le divin, la vacuité. Abandonner véritablement ne peut constituer un acte délibéré ! Il ne s'agit pas seulement d'un non-sens qui relève de la croyance en l'objectivité du soi, mais d'une impossibilité de fait. Alors comment abandonner ? Comme de penser la non-pensée par « ce qui n'est pas de l'ordre de la pensée », c.à.d. par l'abandon de ce qui n'est pas de l'ordre de l'abandon !


« Si vous pensez

A ne pas penser,

C'est déjà penser à une chose.

Ne pas penser

Même à ne pas penser » MSI-44.


« Ne pas penser même à ne pas penser », l'instruction ne doit pas être prise pour acte volontaire, car elle serait encore de l'ordre de l'intentionnalité. Il n'y a pas de volonté à l'œuvre dans cette « non-pensée ». Ce n'est pas la « pensée de la non-pensée » laquelle est un acte de connaissance, mais le « non-agir » à l'effacement de la pensée intentionnelle qui ouvre sur le geste spontané.

Toutefois, le non-agir ne saurait être libre de détermination s'il n'était le fruit d'un entraînement répété ! Par la force de la familiarisation, la pensée réfléchie s'érode tel un rocher à l'écoulement de l'eau jusqu'à laisser place à l'automatisme d'un agir libre de toute détermination actuelle, hormis sous la forme de l'empreinte du travail passé à en perfectionner le geste afin qu'il puisse s'abstraire de guide.


« Pour parvenir à cet état d'esprit, 

il faut quitter le domaine du débutant 

et cheminer sur la voie de la sagesse immuable, 

pour retomber au niveau du débutant, 

dans un état où l'intellect perd sa fonction 

et l'homme se retrouve Sans-Esprit-Sans-Pensée » LPE.


La force qui a lancé le caillou décline dans son mouvement d'instant en instant, jusqu'à ce que le caillou ne soit plus mu que par sa seule inertie, qui ne révèle sa force propre, occultée par l'énergie cinétique, qu'à son épuisement. Élancez-vous dans la méditation comme pour sauter au-delà d'ici et maintenant. Placez-le corps dans la posture, le dos droit, et laissez l'esprit être porté par le ralentissement de la respiration et l'immobilisme du mental, jusqu'à ce que la pensée s'épuise et, que dans la fermeté de l'assise, qui contrecarre la torpeur et maintient l'attention sans la fixer, subrepticement surgisse le vide sans-forme et sans conscience…

Ce non-état du « sans-pensé », « sans-forme », « sans-conscience », ne peut être atteint par la raison pure, ni y compris par la sagesse, laquelle est le produit du façonnage de l'esprit au développement de l'acuité du discernement éclairé et de la purification de nos voiles. Aussi saints que soient les écrits des mystiques Chrétiens, et aussi pur que soit l'enseignement du Dharma, ils n'en relèvent pas moins du subtil par nature et font conséquemment obstruction à l'indicible par le recouvrement du vide inexprimable sous le voile du dicible.

Imaginez que vous êtes sur un chemin. Vous savez d'où vous venez, où vous allez, les pistes à éviter, les culs-de-sac, etc. Arrêtez-vous et fermez les yeux, puis faite rapidement plusieurs fois le tour sur vous-même jusqu'à ce que la tête vous tourne... Arrêtez-vous et lentement ouvrez les yeux... Non seulement vous avez perdu le sens de l'orientation, vous ne savez plus d'où vous venez, où vous devez aller, quels chemins éviter, mais il ne fait même plus sens ni d'aller de l'avant, ni de revenir en arrière, ni de reculer. Là, restez-là sans vous fixer…

Songez à qui vous « êtes » aujourd'hui et à qui vous « étiez » dans le passé. A quel moment s'est opérée la bascule ? Qu'est-ce qui a fait que vous avez emprunté la voie qui est la vôtre maintenant, ce chemin qui fait sens pour vous désormais, et qu'il vous apparaîtrait totalement contraire d'abandonner ici ?

Dans la perspective bouddhiste, ce que nous vivons est le résultat de nos actions (relatives à leur caractère, vertueux ou non vertueux). Si je suis actuellement sur une voie spirituelle, c'est parce que j'en ai acquis les mérites par le passé, dans un passé de vies pouvant être très lointaines. Que je n'en ais plus le souvenir ne signifie pas que cette force karmique n'exerce pas sa maturation inconsciente. Lorsque le caillou n'est plus mu que par sa propre force d'inertie, il n'en demeure pas moins sur une trajectoire déterminée par la force du lancé…

Nonobstant, laissons ce principe de côté et tout autre facteur déterministe (tel que «l'appel du divin » ou le « crochet du Dharma »), et songeons au moment où nous nous sommes retrouvés sur ce chemin spirituel. A l'instar du « soi de la personne », nous ne pouvons en trouver le seuil ! Nous ne nous sommes pas réveillés un bon matin avec la ferme résolution de devenir bouddhiste ou de trouver Dieu. Il ne s'agit pas du moment où nous en avons « pris de conscience », ni de l'instant qui précédait où « c'était déjà là» sans que nous en soyons conscients, mais de l'instant juste avant que « cela soit ». «Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut ! ». Dieu résidait-il dans le vide (était-il le vide) avant que tout ne soit ? Le dire de l'être fût-il simultané à son apparition ou l'apparition de toutes choses n'est-elle que le dire lui-même, simple désignation ?

Questions rhétoriques ! Voyez cet instant qui précède votre entrée sur un chemin spirituel comme un « vide » : vide du sens de la vie mondaine ; vide du sens de cette vie spirituelle nouvelle qui allait émerger ; vide de plan, d'attente, de désir, de crainte, de doute... Dans ce « vide » de la voie, du sens à la suivre et de celui que nous alliez devenir en la suivant, vous étiez totalement candides de ce « maintenant » depuis lequel vous considérez cet instant passé !


« Il faut "chercher l'esprit perdu" 

avant de pouvoir "perdre l'esprit". 

"Chercher l'esprit perdu", 

c'est le ramener en permanence à nous, 

ne pas le laisser divaguer, se laisser souiller 

et arrêter par nos actes ou des influences externes (…) » LPE.


Voyez le passage du vide au plein de l'évidence de la voie non comme un « saut quantique » entre deux états totalement différents, sans rapport ni lien entre eux, mais comme un « vide » inimaginable, intervalle atemporel entre deux moments ancrés dans le temps, duquel à émerger, en interdépendance, et le chemin, et le sens qu'il a pour vous de le parcourir, et « qui vous êtes » à cet instant…


« (…) "perdre l'esprit", c'est-à-dire le laisser aller, 

ne pas le retenir prisonnier de certitudes ou d'habitudes faciles

C'est à ce moment là que nous pourrons être Sans-Esprit-Sans-Pensée, 

comme un débutant… la sagesse immuable en plus » LPE.


La chose est apparue avec le « dire de la chose » comme simple manifestation du dire en dehors de toute objectivité, et dès lors que la voie est apparue, qu'elle a émergé subitement et avec elle celui que vous êtes dès lors, le vide a cessé d'être vide ! Il est empli du « dire de la voie », du « dire du sens qu'il y a à parcourir la voie », du « dire de votre transformation intérieure », du « dire de comment bien méditer », tous ces dires, tous ces conceptions, toutes ces croyances, tous ces emballages dogmatiques, ces enveloppements cognitifs, font obstruction au vide dont ils ont émergé, et vous empêchent d'atteindre ce vide qui était « déjà là » et qui a toujours été là, hors de l'espace et du temps, avant que le fait de le rendre « conscient » ne l'est par-là même occulté ! Oubliez que vous êtes ce que vous recherchez et, là, laissez-vous être « vide du vide » …

« Dans le Zen, l'homme doit aller au-delà 

de la dernière extrémité de lui-même et, 

désespéré de lui-même comme quelqu'un 

qui n'a aucune possibilité de s'en sortir. 

Trouver le vide en soi vient de l'expérience 

la plus amère qui, du gouffre du désespoir et de l'agonie, 

nous jette bas corps et âme devant l'absolu » ZAD


EMSJD : L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/23/36725236.html  

LPE : Shoshin : Être libre de toute pensée encombrante https://oriibu.canalblog.com/archives/2016/07/03/34045066.html  

MSI : Mystères de la sagesse immobile, maître Takuan https://www.babelio.com/livres/Soho-Mysteres-de-la-sagesse-immobile/262176 

 ZAD : Zen, Arnaud Desjardins, ici et maintenant https://www.youtube.com/watch?v=yUz-KkuEkQ0&t=170s 

III.92 Equilibre


Sous le vent qui polit la dune en refrain,

Le bruit du sable s'enfuit dans le lointain.


A l'instant de la chute virtuelle,

Le présent s'effondre au passé factuel.


La marche est un pont jeté sur le vide,

Dans l'élan d'une chute impavide.


Le corps est l'écoulement d'un sablier,

Du futur l'effondrement stratifié.


Moment figé d'une chute éternelle,

Une cascade de pierres s'écoule du ciel.


le jour disparaît

les étoiles renaissent

de nuit tamisée


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Seulement une pierre en équilibre est-elle immobile ou en chute libre ? Dans l'expérience de pensée de « l'ascenseur », Einstein eut l'intuition de l'équivalence entre l'accélération d'un corps et la chute libre, qu'il formalisa sous la théorie de la relativité. Une pierre seule ne saurait être en équilibre hors d'un référentiel. Par rapport à quoi peut-elle être dite immobile ou en mouvement ? Selon le koan du « drapeau qui flotte » au vent, ce n'est ni par une force intérieure ni par une force extérieure, mais en regard d'une simple perspective de l'esprit.

Le monde physique est gouverné par des lois déterministes qui expliquent le comportement des objets en opposition à l'entropie et au désordre de leur inhibition. Mû par la force d'impulsion du lancé, un caillou suivra une trajectoire définie jusqu'à l'épuisement de son énergie cinétique, et poursuivra sa course par effet inertiel tant que rien ne vient la perturber. Un tas de pierre est immobile dans l'espace de son référentiel, lequel se meut pourtant à la vitesse du déplacement de la Terre ! Rien n'est absolu, pas même le relatif ! Le temps s'arrête à la vitesse de la lumière. L'immobilité est le cœur du mouvement.

Ces deux aspects sont interdépendants et équivalents en perspective, et l'on ne saurait affirmer la primauté de l'un sur l'autre. Mais, s'agissant de notre existence, nous occultons sciemment l'aspect du changement au profit de l'aspect de stabilité. L'oubli de l'impermanence nous amène à croire en la pérennité de notre être, ce qui nourrit un attachement à la vie d'autant plus excessif.

Dès le premier instant de sa conception, la vie s'achemine vers sa fin inéluctable. Nous voyons la naissance comme une joie et nous en faisons naturellement une fête, mais ce n'est qu'une vue de l'esprit ! Plus le fœtus se complexifie et le bébé grandit, plus il décline insensiblement. L'instant de sa mue est le dernier instant de vie de la chenille, et le début du décompte du terme de l'existence du papillon. De mue en mue, la vie courre inexorablement vers son implacable destin, comme un château de sable qui s'effondre au ralenti, inexorablement…

Sans absolu objectif, considérer l'existence interdépendante comme un «effondrement permanent » est tout aussi exagéré que d'affirmer sa nature immuable et immanente ! Cela présente toutefois certains avantages, comme de permettre de cultiver le détachement pour « l'existence conditionnée », et de se désillusionner du samsāra en considérant les souffrances des êtres qui y errent à la recherche d'un bonheur illusoire, basé sur l'occultation et le déni de l'impermanence des phénomènes composés et donc périssables par nature.

Selon Dōgen, l'être est de temps et le temps est d'existence (uji, l'être-temps). Du point de vue de l'impermanence, le temps n'est pas une succession d'instants (identiques en termes d'unité de mesure), c'est un effondrement constant : à chaque seconde, le futur s'effondre dans le présent qui s'effondre dans le passé. L'apparition d'un phénomène est purement virtuelle, ce n'est que le temps mis à sa disparition (telles les fluctuations du « vide quantique »). Rien n'apparaît qui ne soit la manifestation d'une disparition. Une cascade de chutes ininterrompues, c'est cela « l'être-temps », l'existence-effondrement !

Pour autant, cette vision est loin d'être défaitiste. L'équilibre contrôlé de la marche est rendu possible par le fait même que la marche… est une chute ! L'immobilité et le mouvement sont des effets de perspective interdépendant. Tout équilibre résulte de la neutralisation de forces opposées, les apparences sont la « figure d'interférence » de l'impermanence. L'atemporalité est au cœur même de la temporalité. La chute sans fin est le lieu d'aucun lieu de l'éternité !

Et puisque ce qui est « hors du temps » est par définition sans durée aucune, il est impossible d'y mesurer le temps, lequel ne s'y écoule pas. Hishiryô est sans durée. Or, ce qui est « Sans-Esprit-Sans-Pensée » (lequel ne constitue pas un absolu) est un connaissable sans connaissance d'un connaisseur  le niveau « très subtil » est également interdépendant, de fait constitutif d'un « événement de conscience » –. Ce n'est pas un koan. Il n'y a rien de « l'autre côté du seuil ». La temporalité est une modalité de l'esprit grossier relative à l'expérience comme « événement de conscience» lui-même superficiel.

Le « très subtil » échappe à l'esprit grossier qui ne peut retenir que ce qui relève de la perception grossière, c.à.d. temporelle comme modalité de son expérience. Ainsi, «l'être-temps-effondrement » est enchâssé dans l'écrin amodal de l'atemporalité (termes pédagogiques, non descriptifs de la nature des choses « vide du vide »). Hishiryô réside au cœur même de shiryô, comme l'éternité dans la chute sans fin, et sa conscience, fushiryô, est un « événement » de non-dualité au-delà de toute obstruction entre le grossier et le très subtil, qui n'est autre que la saisie directe de l'ainsité, forme-vide et vide-forme !

                                                          Ceci n'est pas de la pensée  

III.93 Mystification


Hors la question, quid d'une chose en face ?

Le silence répond-il à l'espace ?


Hors l'expérience, nul vide en face,

A l'ombre d'une présence comparse.


Ce qui est par composition a une forme,

Le vide est par désignation informe.


L'obscurité ne fait pas obstruction au jour,

Dans l'œil, la couleur a élu son séjour.


Telle qu'en elle-même ineffable,

Hors de son assertion est inexprimable.


Le nuage passé

pas de mot pour le dire

le soleil brille


Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


« Dieu est là pour nous rendre à nous-mêmes » RLM est une assertion objectiviste à dessein ! Des mystiques Chrétiens, Maître Eckart n'a jamais été dupe des mots qu'il utilisa et du sens qu'il leur donna, pas plus qu'il ne tomba dans le piège de substantifier la vacuité. Le mysticisme Chrétien est une voie spirituelle au même titre que le Bouddhisme, leurs différences sont de méthode non de doctrine, qui n'en sont que le reflet : le Bouddhisme procède de la « réduction analytique et phénoménologique des surimpositions » ; alors que le mysticisme s'articule sur un dépouillement progressif des absolus objectifs. Les deux voies s'adressent à des esprits de conformation différente, mais visent une réalisation similaire.

Comprendre le sens profond de la formule « le Christ ne sert à rien qu'à te rendre à toi-même » RLM exige de développer le même degré de discernement et de sagesse requis pour la compréhension du sens le plus subtil de l'interdépendance des phénomènes (l'existence comme simple désignation), lequel repose sur l'abandon de toute conception objectiviste. Le mysticisme est l'expression du cœur même du paradoxe éternaliste, voie progressive de réalisation de Dieu par déconstruction de la croyance absolutiste de l'existence de Dieu !

« Se rendre à soi-même », c'est du côté de cela qui regarde, saisir qu'il n'y a rien d'autre que cela en face ! Comme en physique quantique où les particules et les ondes sont des objets relatifs au formalisme prédictif de sa mécanique et non des choses réelles à propos desquelles elle tient discours de son fonctionnement.

Selon Hegel, la conscience est toujours « conscience de quelque chose », ce qui n'implique pas que ce quelque chose possède une réalité objective, intrinsèque, indépendante de l'esprit qui la perçoit. Une poussière microscopique sur l'œil suffit à voiler l'horizon. Nous n'en déduisons pas pour autant que le monde est à l'image de cette vision troublée. Ce à quoi nous invite la sentence « se rendre à soi-même », c'est à faire retour sur la conscience en tant « qu'événement » de manière à voir en quoi elle constitue toute la réalité que nous percevons et dont nous faisons l'expérience comme monde.

Le noir est-il une couleur ? Si l'on définit la couleur comme la représentation par le cerveau de la réflexion d'une longueur d'onde de la lumière visible par un objet, alors l'absence de réflexion d'une de ces longueurs d'onde n'est pas une couleur. Qu'est-ce que le noir alors ? C'est la traduction dans le langage du cerveau du fait qu'il n'y a « rien en face ». En termes de logique, c'est une « négation non-affirmative », symbole pour l'esprit de l'absence d'un existant objectif. Sauf que l'expérience phénoménologique qu'en a la conscience lui apparaît comme une « négation affirmative », signifiante de l'existence réelle d'un objet en face qui posséderait réellement cette propriété d'être de couleur noire !

La même question se pose au sujet du « vide ». Selon Pascal, « il y a en chaque homme un vide en forme de Dieu » VEFD, et pour Eckhart la voie mystique, c'est la décréation qui donne accès à la lumière. « Quand l'âme dépasse le temps et se situe dans l'éternité, son dépouillement se présente comme un vide » TLE. Mais, pourquoi ce vide aurait-il une forme et en particulier celle de Dieu ?

Si le vide dont il est question est absolu alors, comme le noir est l'absence de la réflexion d'une longueur d'onde par un objet, ce vide ne saurait avoir de forme ni de réalité propre. S'agissant de « l'expérience mystique », cela n'empêche pas de saisir ce « vide » comme expérience phénoménologique, c.à.d. à travers le sentiment d'intime conviction de son existence objective et autonome !

Dans le langage de maître Eckart, « l'expérience du divin » revêt la symbolique de la lumière – que l'on retrouve par ailleurs dans le Bouddhisme relativement à la nature très subtile de l'esprit de Claire lumière –. « Les ténèbres [de la non-connaissance obscure] doivent être chassées afin que la lumière se manifeste dans toute sa splendeur. L'âme éclairée se trouve délivrée de toute obscurité "transférée dans une lumière pure et claire qui est Dieu lui-même" » TLE.

Se pose alors la même question, le blanc est-il une couleur ? La réponse est encore non si l'on considère qu'il n'est pas la réflexion d'une longueur d'onde, mais « la somme de toutes les longueurs d'onde de la lumière », traduite par le cerveau comme l'expérience phénoménologique de la « couleur blanche ». Il y a bien ici « quelque chose en face » de la conscience sensorielle du percepteur qui, s'il l'a traduit d'une manière qui ne reflète pas la propriété exacte de son existant (puisque qu'il n'y a pas de longueur d'onde correspondante dans le spectre de la lumière visible), n'infirme pas pour autant le postulat de son existence objective.

Cependant, la couleur blanche n'est pas symbolique d'une chose en soi, mais de l'incapacité radicale de définir le « tout autre » indicible et inexprimable…

La mécanique quantique est constitutive d'un formalisme qui ne porte pas sur un réel par nature indicible et non objectivable, mais sur des prédictions. C'est un langage qui utilise un vocabulaire « d'observables » (que sont les ondes, les particules, la « superposition d'état », la « fonction d'onde », etc.), à l'aide d'une grammaire mathématique, et d'une logique de prédictibilité statistique. Elle ne parle pas de choses existant en-soi, elle parle d'elle-même, car en dehors de son propre symbolisme, il n'y a rien qui ne puisse faire l'objet d'une conception !

Il est impossible de parler de l'essence telle qu'elle est, en elle-même, au sens d'une ontologie positive. C'est cela que signifie la couleur « blanche » s'agissant de la somme des longueurs d'onde de la lumière, ou de « l'indicible » et de « l'inexprimable » s'agissant du « vide » vu comme Dieu ou de la vacuité vue comme une ontologie, c.à.d. l'impossibilité du dire, l'incapacité de catégoriser, l'impuissance de définir, l'essence des choses qui ne peut être objectivée d'aucun signifiant.

Cela ne signifie pas qu'il y a quelque chose en face qui ne peut pas être dit, et qui possède de fait un caractère transcendant à tout ce que nous connaissons et pouvons en dire (sous-entendu à tout ce qui est l'ordre du sensible/grossier c.à.d. de « l'expérience de la matérialité »). L'affirmer, c'est de la métaphysique ou dans le vocabulaire du Bouddhisme, l'éternalisme ! Cela ne signifie pas non plus qu'il n'y a radicalement « rien », ce qui serait l'extrême du nihilisme ! Ce qui n'est ni de l'ordre de l'être, ni de l'ordre du non-être, ni des deux à la fois, ni d'aucun des deux, ne peut être qualifié d'existant intrinsèque, objectif. C'est cela ne pas substantifier la vacuité, ne pas faire de l'indicible une chose en-soi !

« Se rendre à soi-même », c'est comprendre et réaliser que les expériences phénoménologiques (grossière de la « couleur blanche », subtile du « vide en forme de Dieu », et très subtile de la « vacuité comme substance ») sont des interprétations sans objet, mais pas indépendantes pour autant – elles ne sont pas des surimpositions et elles n'ont pas de support puisque, ultimement, vides d'essence –. L'interdépendance réside dans la vacuité « libre d'assertion », qui renvoie tel un miroir à l'intelligence grossière, assertive, conceptuelle, logique (aristotélicienne), laquelle transforme en son propre reflet l'indicible en image, l'ineffable en symbole, l'inexprimable en expérience phénoménologique.

En définitive, peu importe donc, que ce soit en mécanique quantique ou sur une voie spirituelle, que du côté de l'objet, il y ait « quelque chose », il n'y ait « rien », ou rien qui ne soit de l'ordre du « dire », dans tous les cas, la conscience grossière (voilée par l'ignorance), en fait l'expérience phénoménologique comme s'il y avait quelque chose en face, réel, objectif, vrai, absolu ! Et dans tous les cas, cette expérience phénoménologique (grossière ou subtile, mondaine ou mystique) est toujours un formalisme qui porte sur lui-même, s'auto-justifie en somme (de manière circulaire) à sa propre causalité.

Qui n'est pas prêt à entendre ces mots ne les entendra pas : l'objectivité n'est que subjective, expérience phénoménologie, tout ce qui est vécu comme expérience n'est qu'intérieur, tout ce qui « intérieur », y compris « l'extase mystique » de la communion avec le divin… n'est pas ce qu'il donne à croire qu'il est ! Tant que le « tout autre » n'est pas réalisé, tout cela n'est qu'une vue !


RLM : Résurrection du langage www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/01/36510249.html 

TLE : le thème de la lumière chez maître Eckhart www.voiesdassise.eu/archives/2020/07/20/38381364.html 

VEFD : un vide en forme de Dieu https://cheminsimplicite.canalblog.com/archives/2018/06/03/36457013.html  

III.94 Dieu


Sur les facettes translucides du cristal,

Perce un reflet de clarté virginale.


Du ciel tombe dans le berceau du cristallin,

La flamme d'une étoile en son écrin.


L'écran resplendit de la représentation,

Du spectacle flamboyant de l'ignition.


Au cœur subtil d'une étreinte limpide,

Le dessin d'une transparence liquide.


Brille de dix milles feux à l'explosion,

De la traversée du vide sans obstruction.


Reflets entremêlés

l'eau versée dans l'eau

rêve d'un diamant


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


La voie mystique Chrétienne de maître Eckhart rejoint la voie du Bouddhisme Zen quant à la « mort », dont le sens spirituel s'entend comme la « décréation » de l'illusion grossière, le dévoilement de l'esprit subtil, la déconstruction des absolus objectivistes, la réduction phénoménologique radicale des surimpositions. Dans ce contexte, le « vide » s'entend à la fois dans le sens de « faire le vide », c.à.d. de se dépouiller, d'abandonner, d'effacer, de purifier, tout ce qui voile la véritable nature de l'esprit, et comme résultat d'une voie spirituelle progressive.


« Je dois mourir d'une certaine façon à la vie dans laquelle je suis, 

pour trouver une vie nouvelle en Dieu. 

Cette mort et cette nouvelle naissance concernent tout moi-même ; 

pas seulement ma vie quotidienne, mais aussi ma pensée et ma parole

Aucune partie de moi-même, pas même mon esprit et ma pensée, 

ne peut percer jusqu'à Dieu sans passer par la confrontation des contraires » CDP.


A ce stade, le « tout autre » est désigné, nommé, comme absolu, universel, vers lequel il s'agit de tendre, en opposition dualiste à l'esprit ou à l'âme individuelle. Comment et quoi viser sans dessiner de cible ? Pour procéder à cette décréation, qui emporte la pensée et le langage, le discours se fait au début sciemment objectiviste. Qui n'est pas prêt à l'entendre autrement, l'entendra ainsi : « Par sa structure même, l'homme est écartelé. Ses puissances supérieures l'apparentent à l'éternité : unité immuable. Ses puissances inférieures le projettent dans le temps qui est changement, variation et par conséquent mobilité extrême » TLE.

Sous la lecture de la sagesse, le propos paraît toutefois plus subtil : « structure » recouvre le sens d'état de l'esprit ; les « puissances supérieures » signifiantes du « sans-forme » (hishiryô), les « puissances inférieures » du grossier (shiryô) ; le temps comme modalité de l'expérience de la forme. La dualité de la substance est effet de perspective, la séparation de l'homme et de Dieu, artifices du langage.


« Dans la mesure où l'homme est retenu par les créatures, 

il se sent isolé de Dieu. De ce fait il devient dissemblable de Dieu 

et se trouve aussitôt la proie de l'angoisse 

et d'une incessante inquiétude. 

À l'instant où l'homme parvient à vivre en Dieu 

et à aimer tout l'univers en lui, il devient aussitôt lumineux » TLE.

 

Comme dans le Bouddhisme où l'ignorance fait obstacle à l'éveil (l'actualisation de notre véritable nature), le mysticisme Chrétien est un chemin de purification de la « non-connaissance obscure » TLE, obstacle à la connaissance vraie de l'être symbolisée par la notion de « lumière divine ». « Trois obstacles séparent l'homme de Dieu et l'empêchent de percevoir la divine lumière : la corporéité, la multiplicité et la temporalité » TLE, autrement dit : l'esprit grossier, la dualité, et les surimpositions. Ce n'est qu'à partir d'un certain degré de discernement (le dernier de la voie) que la dualité (supportée par le doute) peut être dépassé.


« L'apôtre Paul recommande la mort quotidienne 

à celui qui veut suivre le Christ. 

Cette mort désigne l'aptitude à devenir lumineux » TLE


Métaphoriquement, l'on peut comparer l'esprit à une bouteille en verre emplie l'eau qui flotterait à la surface d'un océan de lumière. Tant que son contenant (le corps) et son contenu (ses pensées) sont tachés, pollués et, de ce fait, opaques, ils font obstacles au passage de la lumière. « Quand les éléments ténébreux en sont exclus, tels l'attachement à soi-même, le temple brille d'une lumière si pure et si claire au-dessus et au travers de tout ce que Dieu a créé » TLE.

A proportion de la purification du contenant et du contenu, soit métaphoriquement à mesure que la bouteille s'enfonce dans les profondeurs de l'océan, elle devient progressivement transparente et laisse passer la lumière jusqu'à être totalement invisible, c.à.d. à ne plus pouvoir être distinguée de l'océan lui-même. Qui ne peut encore l'entendre, l'entendra ainsi : transparence n'est pas mélange, la nature est indivisible, l'eau de la bouteille ne se mêle pas avec l'eau de l'océan ; de par l'essentialité de sa transparence, elle participe de la transparence de la lumière, mais conserve son identité et donc sa substantialité propre.


« Dans sa démarche vers la Lumière, 

il lui faut [l'âme] recouvrer la perfection et la ressemblance 

en se dégageant de toute corporéité (…) 

l'âme deviendra lumineuse en s'unissant à cette lumière » TLE.

 

« Sa substance [l'âme] n'est pas la substance de Dieu 

parce qu'elle ne peut pas se transformer substantiellement en lui ; 

néanmoins, dès lors qu'elle lui est unie et absorbée en lui, 

elle est Dieu par participation » EMSJD.

 

Penser l'objectivité comme propriété de l'être, dans la logique aristotélicienne du «principe d'identité » – qui énonce qu'une chose « est ce qu'elle est » (A est A) et pas autre chose (A n'est pas B) –, interdit de concevoir qu'une chose puisse perdre ce qui fait d'elle ce qu'elle est en se transformant en autre chose. D'où les paradoxes de la physique quantique comme celui de la « dualité onde-particule » qui provient de la conception objectiviste de la nature des ondes et des particules, plutôt que comme simples « observables » interdépendant de l'observation. Une conception objectiviste qu'il convient… d'abandonner, de « jeter au vide » !


« Lorsque la lumière d'une étoile et celle d'une lampe viennent à s'unir 

et à se confondre avec celle du soleil, 

elles s'éclipsent l'une et l'autre, 

et le soleil renferme en soi toutes les autres » EMSJD.


Pourquoi la lumière du soleil subsumerait-elle la lumière de la lampe ? Le résultat d'une addition est une somme et une opération arithmétique. La couleur blanche est-elle l'addition de l'ensemble des longueurs d'onde de la lumière visible ou son résultat ? Voyons-nous le blanc comme « une multitude qui se confond comme totalité » ou comme une totalité en laquelle se confond et disparaît la multitude ?

La question ne fait pas sens à « l'expérience phénoménologique » qui n'est ni la perception d'un existant objectif, ni sa traduction dans le registre symbolique du cerveau, mais un formalisme prédictif du comportement (énactif) de l'agent à la réaction de l'environnement. Dans une réduction phénoménologique radicale menée à son terme, l'objet, sa perception, sa représentation, sa conscience, la conscience d'en être conscient, sont dépouillés de tout recouvrement (surimpositions expérientielle, conceptuelle, sensorielle, substantielle, etc.), à l'exposition totale du « vide », en-deçà de la forme, de la pensée, de l'esprit, dans la vacuité de leur essence vide d'essence («vide du vide »).


« Sa technique [du franciscain Osuna] consistait à se retirer en soi-même

"à se rendre aveugle, sourd et muet" par rapport au monde extérieur, 

"à ne rien penser" pour échapper à la multiplicité des images et des idées 

afin de fixer le regard de l'âme sur Dieu seul ». 

Sainte Thérèse d'Avila a appliqué cette méthode qu'elle appelait oraison » EMSTA.


Concentrer le « regard de l'âme » (c.à.d. fixer l'attention sur l'attention) aux fins d'atteindre « Dieu seul » (à l'exclusion de toute autre chose que Dieu) revient… à penser à ne pas penser, et donc à ne pas s'ouvrir au vide ! Fixer la pensée sur un objet de méditation permet de développer l'état de concentration du « Calme mental », mais point de glisser dans le « sans-forme » pour atteindre (hors de toute intentionnalité) le sans-pensée et sans-conscience de Hishiryô.


« L'homme serait-il mort au monde entier, à Dieu comme aux créatures, 

si dans l'âme Dieu trouve un point où il lui soit possible de vivre, 

l'âme n'est pas encore morte et n'est pas encore sortie 

dans le néant de son essence créée (…) 

Pour que l'âme devienne parfaite, 

il lui est plus nécessaire de perdre Dieu que de perdre la créature… 

Tant que l'âme a encore un Dieu, connaît un Dieu, 

a la notion d'un Dieu, elle est encore éloignée de Dieu » TLE.


Pour aller jusqu'au bout du dépouillement, de la réduction phénoménologique (et analytique) de l'être-temps, de la forme, de l'esprit grossier, ce n'est donc pas seulement la « recherche de Dieu » qu'il s'agit d'abandonner, mais l'idée même de son existence comme substantialité, et corrélativement de l'existence de l'âme, autrement dit d'abandonner la dualité des essences.

Des expressions tel que « le néant de son essence créée » ou « Dieu non créé » traduisent le fait que ce « vide » est révélé et non pas créé par la déconstruction, comme résultat de la voie mystique. Elles entrent dans les comparaisons de la vacuité, et donc de l'essence de l'esprit, à l'espace, non-né, sans obstruction, libre d'assertion, au-delà de tout langage, y compris du mot « indicible ».

Cet abandon inclus « l'extase mystique ». Pas plus que l'esprit de « Claire lumière » n'a pour propriété (contradictoire à sa vacuité) la clarté et la luminosité, qui n'est pas prêt à l'entendre ne l'entendra pas : lumière, perfection, Vie, Unité, Éternité, Essence… Dieu, ne sont que des « couleurs de l'esprit » ! En définitive, c'est par l'abandon de Dieu que l'on se rend à soi-même.


CDP : un chemin de paradoxe: la vie spirituelle selon Maître Eckhart https://www.voiesdassise.eu/archives/2018/04/14/36310107.html 

EMSJD : L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/23/36725236.html   

TLE : le thème de la lumière chez maître Eckhart www.voiesdassise.eu/archives/2020/07/20/38381364.html 

III.86 Conviction


Un caillou rebondit sur l'eau est un fait,

Son assertion et sa pensée des ricochets.


« En face » est affirmation subjective,

La couleur, une expérience prédictive.


Je suis certain d'avoir lancé la pierre,

Est mon absolue certitude foncière.


« Je pense donc je suis » est un fait assuré,

« Nulle doute » ne fait pas une réalité !


L'événement est le corps du sensible,

L'intime son lieu et temps éligible.


Ronds dans l'onde

le galet sombre au fond

de ma mémoire


Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


Dans le mysticisme, « Dieu » n'est pas simplement un argument a priori d'une démarche pédagogique, posé comme guide du chercheur spirituel, c'est aussi et surtout, d'après les récits (témoignages) des mystiques comme saint Jean de la Croix, sainte Thérèse d'Avila ou maître Eckart, l'aboutissement de leur quête. Ne se peut-il donc pas qu'en plongeant dans le vide au cœur de notre être, sans désir d'y trouver quoi que ce soit et sans aucune pensée préconçue quant à ce qui s'y trouve, le mystique se retrouve face à la révélation… de l'existence du divin ?


« C'est lorsque sa présence [du Christ] commence à être ressentie, 

même s'il semble encore absent de leur conscience, 

que le langage est en train de devenir parole ; 

alors les mots se mettent à vivre et à signifier, 

et l'absent auquel ils se réfèrent s'affirme progressivement présent (…) 

la parole ne prend vie que parce que celui qui est d'abord ressenti 

comme absent est en fait déjà présent » RLM.


Le nommer, c'est encore l'objectiver. Ce dont il est question n'est pas de l'ordre des choses qui se puissent nommer, décrire, ni même expérimenter de quelque manière que ce soit. Il est paradoxal de se dépouiller du langage de tout signifiant, de toute pensée préconçue (autoréalisatrice), afin d'accéder, l'esprit vierge telle une page blanche, à l'en-deçà de tout signifié, et d'en remonter avec, un mot, une vision ou un sentiment qui serait la preuve intime du dévoilement de l'indicible, l'affirmation de l'Être du « cela » emplissant l'espace total de la conscience.


« Il est dans l'esprit une puissance, une "lumière de l'esprit". 

Ce n'est ni ceci ni cela ; cependant c'est un quelque chose qui est plus élevé 

au-dessus de ceci et de cela que le ciel ne l'est de la terre. 

Il est libre de tout nom, dépourvu de toute forme, 

absolument dégagé et libre, comme Dieu est dégagé et libre en lui-même. 

Il est aussi absolument un et simple que Dieu est un et simple, 

de sorte que l'on est capable selon aucun mode d'y regarder » CDP.


La couleur étant une expérience phénoménologique, une « page blanche » est un oxymore, l'opposé d'une chose et de son contraire, la désignation de ce qui n'est pas désignable ! Tant qu'un mot est apposé et que « cela » a quoi il s'applique est vu, pensé ou éprouvé comme existant objectif, en regard de la conscience qui l'expérimente elle-même posée comme objective, ce n'est pas le « vide du vide », lequel est intangible, impensable et inexprimable !


« Quand l'unité est parfaitement réalisée, 

il devient même impossible de parler de lumière, 

car la nommer serait encore apporter une distinction, 

et de l'unité parfaite rien ne peut se dire » LTE.


Rien ne peut se dire de « l'unité » qui soit affirmatif de son existence en tant que telle, en laquelle se confond et disparaît l'existence même de l'âme individuelle et de Dieu en tant que substance, à sa propre disparition comme essence. Rien qui ne puisse distinguer, sans obstruction de l'être-temps, la transparence de l'eau dans la bouteille, de la transparence du verre, de la transparence de l'océan, à la lumière qui les traverse dans l'espace de leur essence sans discontinuité.

Toutefois, bien qu'elle semble coïncider avec la vacuité, cette réduction n'est pas encore ultime, pénultième mystification de l'esprit qui, par la substantification de la désubstantification de son objet, masque le face-à-face derrière la face, la dualité sous la non-dualité, en faisant de la vacuité une vue !


« Si je regarde une pierre ou ma main, précise Eckhart, 

je les vois directement, l'image remplit elle-même la fonction de médiatrice, 

je ne discerne pas la pierre ou ma main à travers une autre image. 

"Le Verbe éternel est lui-même le médiateur, 

il est l'Image pour que l'homme comprenne 

et connaisse dans le Verbe éternel immédiatement et sans image" » TLS.


Tout ce qui se définit en termes de « connaissance » et par là-même toute forme de connaissance, qu'il s'agisse de la cognition (énactive), sensorielle de l'esprit grossier, de « l'acte de connaissance » de l'esprit subtil (par la raison pure) ou de l'événement de conscience par « l'expérience phénoménologique », y compris le vide le plus profond du sans-forme, sans pensée et sans conscience de hishiryô qui, tant qu'il est vécu comme croyance réifiée du « Verbe immédiatement connu sans image » (signifié sans signifiant), est une vue médiatrice de substantialité !

D'une pierre ou de ma main, ce que je vois, ce n'est pas la réalité objective d'existants indépendants, ce sont des « observables » du symbolisme de la représentation mentale, laquelle n'est pas « médiatrice » entre ma conscience et la chose extérieure, mais l'illusion de l'objectivité à l'imagination de l'esprit !

L'intime conviction ne prouve pas la réalité d'une chose. La forme de l'ombre sur le mur n'est pas la preuve que l'objet éclairé possède cette forme (cf. Art Shadow), de même que la couleur « noire » est signifiante de l'absence de longueur d'onde reflétée et non la preuve de l'existence là-dehors d'un objet « noir ». Pour autant, le sentiment «d'intime conviction » qui s'attache à ces perceptions sensorielles n'en est pas pour moins vrai en termes d'expérience phénoménologique. Si donc la véracité du sentiment d'intime conviction n'est pas la preuve de la véracité de l'existence de son objet, l'expérience phénoménologique qui origine ce sentiment est le lieu, l'espace et le temps, de cette véracité

Parler du monde en termes de « choses », c'est présupposer sa réalité objective. Or, l'image et le nom ne sont pas médiateurs entre l'objet et le sujet considérés comme des entités distinctes et autonomes. Qu'il s'agisse du langage symbolique de l'esprit grossier comme instrument de la connaissance sensible ou du « Verbe éternel » transcendant l'être-temps et le discours de la pensée, ces obstructions à la « perception directe » de la vacuité (non illusionnée comme vue), sont la traduction de l'expérience phénoménologique en laquelle… ils vivent !

Y vivre, cela veut dire que Dieu n'est pas une mystification, c'est la croyance de son existence inhérente, indépendante de l'événement de l'expérience phénoménologique du très subtil qui l'est ! Dieu n'existe pas ailleurs et hors de l'expérience du cœur du vide de l'esprit. Il n'est pas une réalité indicible, « tout autre » que cela. Dieu vit dans le sentiment du « très subtil » en tant qu'extase mystique comme union et communion « tout autre » que l'indicible…

Comme expérience spirituelle mystique, Dieu est l'éternité (l'atemporalité) au cœur de la chute sans fin de l'être-temps, « existence-effondrement ». Qui est prêt à l'entendre, l'entendra : Dieu comme « lumière en soi », l'esprit très subtil comme clarté lumineuse, est l'objectivisation comme réalité objective du sentiment phénoménologique du fait de conscience« La vacuité de l'objectivité de l'objet est l'objectivité de l'objet » PQIV

Dire que ce n'est pas la vacuité en tant que telle (nonobstant le fait que « en tant que tel » est impropre à décrire le « vide du vide »), que c'est encore une image, un verbe imparfait, qu'il faut dépasser pour atteindre véritablement la vacuité, c'est ne pas comprendre que « vrai » est, ultimement, dépourvu de sens pour ce qui est « libre de toute assertion ». Cependant, que la vacuité ne soit ni ceci ni cela (ni de l'ordre de l'être, ni du non-être, etc.) n'infère pas qu'une assertion, telle que la « lumière de l'esprit divin », est impropre (incorrecte relativement) à traduire l'expérience phénoménologique (très subtile) du « cœur du vide ».


« En la "plénitude de la Déité" n'existe ni jour ni nuit (…) 

C'est par la pureté de son regard, 

purifié de la multiplicité des choses créées 

qui ne trouvent plus dans l'âme le moindre écho, 

qu'elle pénètre dans le fond de son âme. 

Dans ce fond ultime, au-dessus de la nature créée, 

s'opère la "naissance" dans la lumière » TLS.


Il s'agit de ne jamais perdre de vue (sans en faire une vue) que seul le fait existe comme réalité pour l'esprit, en interdépendance de la conscience de sa propre existence comme fait. Le « Sans-Esprit-Sans-Pensée » n'est pas l'autre côté du seuil, il n'est pas «tout autre » que la conscience très subtile de sa propre conscience… sans l'être en tant que tel. Le miroir est le reflet, le reflet le miroir. Ils ne sont pas deux, ni un, mais dissociés dès l'esprit subtil, et ancrés dans la dualité dès lors l'esprit grossier. Ainsi, l'œil participe de la vision, le diamant de la transparence, l'expérience mystique du « cœur du vide » du fond insubstantiel de l'esprit, comme l'union de l'âme en Dieu de « la vacuité de la vacuité ».

« La Divinité est comme un diamant ou comme un miroir, 

tellement transcendant qu'il me serait impossible d'en donner une idée. 

Toutes nos œuvres se voient dans ce diamant 

de telle sorte qu'il contient tout en lui-même 

et il n'y a rien qui existe en dehors de son immensité » EMSTA.


CDP : un chemin de paradoxe: la vie spirituelle selon Maître Eckhart https://www.voiesdassise.eu/archives/2018/04/14/36310107.html 

EMSTA : L'expérience mystique selon sainte Thérèse d'Avila www.voiesdassise.eu/archives/2019/10/01/37612674.html 

RLM : Résurrection du langage www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/01/36510249.html  

TLE : le thème de la lumière chez maître Eckhart www.voiesdassise.eu/archives/2020/07/20/38381364.html  

III.96 Amour


Celui qui est à la porte devant chez moi,

Je suis à la porte de son propre endroit.


De quel côté du seuil est notre paradis,

Entre nos mains ou au cœur de notre esprit ?


Rien n'est à moi qui ne soit de personne,

Fortune et misère se subordonnent.


Une miette pour moi est gâteau pour l'oiseau,

Il règne sur l'océan d'un simple seau.


Solitaire est le roi en son royaume,

Seul m'appartient le regard sur l'aumône.


Heureux sans égaux

celui-là est mon égal

un paon fait la roue


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


A propos de la quête de notre « être essentiel » (caché, enfoui, étouffé, sous le « moi existentiel »), le mystique Karl Graf Dürckheim disait qu'il ne s'agissait pas tant de « chercher » mais de se « laisser trouver » par Dieu. Il donnait pour illustration cette sentence (formulée à partir d'une patiente de Freud qui se croyait prisonnière en s'efforçant d'ouvrir une porte qui n'était pas fermée à clé). « L'on essaie d'ouvrir la porte vers l'extérieur qui paraît fermée et résiste à tous nos efforts, mais en fait la porte s'ouvre… vers l'intérieur, sans effort ! » KGD.

L'expérience mystique est axée sur « l'amour divin », c.à.d. sur une relation qui implique deux parties, Dieu et l'homme, pour un même sentiment : Dieu en tant qu'amour, et l'amour de Dieu ; qui confine à un véritable « mariage spirituel » des deux époux. Pour sainte Thérèse d'Avila, « l'âme qui est parvenue à l'union parfaite avec Dieu, cela conduit au mariage mystique » EMSTA et pour saint Jean de la Croix « Lorsque l'âme s'est montrée une fiancée pleine d'un amour absolu pour le Fils de Dieu, il l'appelle et la place dans son jardin pour y consommer cet état si glorieux du mariage spirituel avec lui » EMSJD.

Sous la perspective mystique, l'amour est une force qui s'exerce à dessein de transformer l'âme humaine, et qui se décline sous différents aspects à mesure de sa progression sur la voie : force d'attraction ; force de purification ; force de transformation et de sublimation ; force de l'union/communion du divin de l'âme individuelle rendue parfaite à la perfection de Dieu.


« L'unité de Dieu qui produit cette attraction, 

n'est rien d'autre que l'Amour sans fond 

qui attire par amour dans une fruition éternelle, 

le Père, le Fils, et tout ce qui vit en lui (…) 

et là nous entrerons en fusion, liquéfiés, tournant 

et tourbillonnant éternellement dans la gloire de Dieu » RCUD.


L'union de l'âme individuelle avec Dieu serait impossible si l'âme ne possédait en elle, par nature, cette « lumière de l'esprit », cette « petite étincelle » du feu divin. A ce titre, le mysticisme présente un caractère commun avec le Bouddhisme, qui postule que nous portons tous en nous la nature de la bouddhéité, ses graines qu'il nous faut faire germer pour actualiser son potentiel. « Dieu se trouve dans chaque âme, serait-ce celle du plus grand pécheur du monde » EMSJD.

Mais, avant même la question de savoir « comment faire croître suffisamment cette "étincelle divine" pour que, par l'effet du "souffle divin", elle devienne un brasier ardent qui l'apporte à incandescence ? », les voies divergent quant à la nature du « cœur de l'être », dont le fondement éternaliste de la mystique chrétienne est en opposition avec la perspective du non-soi du Mādhyamaka Prāsangika. « Dieu leur conserve l'être qu'elles possèdent ; s'il ne leur était pas présent, elles tomberaient dans le néant, et cesseraient d'exister » EMSJD.

Pour la théologie chrétienne et sa mystique, l'âme et Dieu sont non seulement deux en essence, mais surtout l'âme ne serait rien sans Dieu : rien en l'état, « l'âme est en capacité de Lumière en tant qu'image de Dieu » TLE ; rien qu'il ne puisse devenir sans Dieu, « il convient à l'âme de tourner son visage vers Dieu pour devenir lumière » TLE ; rien en son devenir lui-même, « dès lors que Dieu lui donne la grâce de devenir déiforme, l'âme devient Dieu par participation » EMSJD. Même la volonté de réaliser la gloire de Dieu ne serait, pour l'âme, rien sans l'aspiration de Dieu à cette union ! « Une fois que l'âme est unie à Dieu, elle aspire Dieu en Dieu, et cette aspiration est celle même de Dieu » TLE.

La distance est marquée avec le Bouddhisme pour lequel notre salut dépend entièrement de nous, de nos actes (régis par la loi de causalité du karman) et de nos vertus (transcendantes ou paramitas). Le Bouddha est une main tendue à notre libération du samsāra, mais le « crochet du Dharma », seul, n'est rien sans la volonté de s'y accrocher ! Le Bouddha n'est pas le moteur ni le carburant de cette volonté, il n'entre pas en nous pour réaliser « sa » volonté. Nous sommes seuls à même de pouvoir nous libérer, comme nous sommes seuls responsables de notre emprisonnement. Dans quel sens ouvrir la porte, nous appartient…


« Nous sommes notre propre ennemi, notre propre sauveur, 

et le témoin de nos actes », Bouddha Sakyamuni. 


Le mysticisme, et par là-même le christianisme, ne sont certes pas étranger de la compassion. La question n'est pas là. Nul besoin de citer le Christ en la matière, quant aux mystiques, Sainte Thérèse d'Avila considérait plus important d'aimer son prochain que de « se mettre en dialogue avec le Christ intérieur » EMSTA.


« "Dieu se trouve aussi au fond des casseroles". 

Si vous n'avez pas l'amour des autres, 

c'est que vous n'êtes pas en communion. 

Lors de l'oraison, l'amour des autres prime sur l'amour divin, 

et si votre oraison ne débouche pas sur l'amour des autres, 

c'est qu'elle est mauvaise » EMSTA.


La question ce n'est pas l'amour, problème c'est la condition à cette amour. « Sans la grâce on ne peut mériter la grâce » EMSJD. Alors que le Bouddha aime tous les êtres sensibles sans exception et sans condition aucune – « aimer » dans le Bouddhisme, c.à.d. souhaiter (et œuvrer de sorte à ce) qu'ils puissent trouver le bonheur –, le mysticisme Chrétien met en exergue un élément qui a une conséquence dramatique lorsque la religion s'immisce dans le séculier, un détail signifiant qui transparaît dans une lecture théologique littérale. « Pour avoir l'intelligence de cette vérité, il faut remarquer que Dieu n'aime rien de ce qui est en dehors de lui-même ; il n'a pas, non plus, pour une créature quelconque, un amour qui soit au-dessous de lui-même » EMSJD.

Sous une lecture superficielle, la dérive intégriste est patente : « je suis aimé par Dieu parce que « je » suis digne de Lui… » ; « Je » suis plus important que ceux qui ne se montrent pas dignes de recevoir Dieu en leur cœur… », « quiconque refuse d'accepter Dieu ne le mérite pas… », « et donc quiconque ne le mérite pas est un mécréant aux yeux de Dieu… » (et l'on passera sur le recours à la force pour convertir les païens ou se prémunir des infidèles comme risque d'entacher sa propre foi). Autrement dit, la cause de toutes les guerres de religions depuis la nuit des temps est, là encore, la croyance objectiviste et absolutiste de l'Être.


« Les cieux sont à moi, la terre est à moi ; les nations, à moi ; 

les justes, à moi ; les pécheurs, à moi ; les anges, à moi ; l

a Mère de Dieu et toutes les créatures, à moi ; 

Dieu lui-même est à moi et pour moi, 

puisque le Christ est à moi et tout entier pour moi. 

Que demandes-tu, et que recherches-tu encore, ô mon âme ? 

Tout cela est à toi et tout cela est pour toi. 

Ne te rabaisse point au-dessous de cela ; 

ne t'arrête point aux miettes qui tombent de la table de ton Père ! 

Lève-toi et glorifie-toi de ce qui fait ta gloire », 

prière de saint Jean de la Croix » EMSJD.


Toutefois, il n'est pas nécessaire de récuser ce postulat pour faire une lecture de la mystique chrétienne dont la symbolique rejoint le sens plus subtil de la réalité ultime. Ainsi, Dieu souhaite naturellement le bonheur de toutes les créatures, c'est même sa seule raison d'être, « il aime tout pour lui, et cet amour est la fin de toutes ses œuvres » EMSJD. Le début, le milieu et la fin pour être complet !

Et l'on comprend que Dieu (tel un parent qui n'accepterait pas de voir souffrir ses enfants) puisse ne pas aimer (ne pas supporter !) que les créatures se complaisent dans la condition de "bassesse existentielle", laquelle s'entend comme l'obscurité de l'ignorance, de la pauvreté et de l'abandon spirituels, dans laquelle elles croupissent du seul fait… de ne pas accepter Dieu dans leur vie, « ainsi donc il n'aime pas les créatures pour ce qu'elles sont en elles-mêmes » EMSJD.

Et dans son infinie miséricorde, Dieu, pour sauver les âmes de leurs tourments (un salut qui là aussi dépend de l'âme elle-même), les attirent à lui. « Quand Dieu aime une âme, il la met en quelque sorte en lui-même, la rend son égale » EMSJD. Dans le contexte théologique du christianisme, l'amour est tissé de substantialiste de sorte que la libération de l'âme trouve (dans cette logique aristotélicienne) à coïncider avec le dessein divin de leur libération, l'amour appelle l'amour !


« L'âme qui met son affection dans l'être des créatures est néant, 

elle aussi, devant Dieu [l'amour rend celui qui aime égal et ressemblant] 

à l'objet aimé [si vous aimez le néant vous devenez néant]. 

Aussi cette âme ne pourra nullement s'unir à l'être infini de Dieu, 

car ce qui n'est pas n'a pas de rapport avec ce qui est » EMSJD


Mais alors, où est le problème ? Cela signifie-t-il que Dieu est dépourvu de compassion, qu'il est le summum de l'amour égoïste ? Peut-on inférer que Dieu ne tolère d'aimer quiconque refuse de se hisser à son niveau « pour être aimé » de lui ? Où est le mal de vouloir se montrer digne d'être aimé par qui l'on aime ? En quoi est-ce malsain de devenir le « meilleur de soi-même » ? Corrélativement, en quoi refuser l'amour ferait de nous quelqu'un de plus authentique ?

En définitive, le sens profond que nous révèle le mysticisme, c'est que l'âme est destinée à l'unité avec Dieu, car « elle a en elle une affinité avec Dieu, quelque chose en elle est déjà "comme" lui, est fait à son image et à sa ressemblance, et constitue le fond dans lequel notre union avec lui devient possible » CDP.


« Dieu se communique, entre en contact vivant avec l'homme, 

et l'homme ouvre ses capacités, son cœur, 

son intelligence, sa volonté. C'est une transformation, 

une ouverture progressive de l'homme 

de façon à ce qu'il puisse accueillir la totalité divine » EMSJD


C'est donc par l'acceptation de cette conditionnalité (se montrer digne d'être choisit, s'efforcer de faire la preuve de son désir sincère d'entrer en communion avec le divin en s'octroyant ses grâces, s'ouvrir à Dieu dans l'abandon du vide intérieur), qui démontre, à travers la volonté de l'âme et l'entendement à son destin, l'entendement et la volonté de Dieu à sa réalisation. C'est ainsi que l'âme se montre divine. Il n'y a rien d'autre à faire que cela ! Dès lors, les grâces ne sont plus une condition, mais une simple formalité pourrait-on dire.


« Tout ce que je dois avoir dans l'Éternité, 

je le possède, à vrai dire, dès maintenant » TLE.



CDP : un chemin de paradoxe: la vie spirituelle selon Maître Eckhart https://www.voiesdassise.eu/archives/2018/04/14/36310107.html  

EMSJD : L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/23/36725236.html 

EMSTA : L'expérience mystique selon sainte Thérèse d'Avila www.voiesdassise.eu/archives/2019/10/01/37612674.html 

RCUD : Ruusbroec - Chemin d'union à Dieu www.voiesdassise.eu/archives/2019/03/25/37200822.html  

TLE : le thème de la lumière chez maître Eckhart www.voiesdassise.eu/archives/2020/07/20/38381364.html 

III.97 Foi


Tout l'océan ne peut irriguer la terre,

Si elle ne veut pas boire un seul verre.


Le soleil ne peut faire germer la graine,

Si elle ne veut fleurir à la neuvaine.


Le vouloir du ciel est celui de son pôle,

Le faisceau du prisme en est la corolle.


A l'horizon, le sommet est la base,

La surface de l'eau gomme le vase.


Le reflet d'un origami est sans pli,

L'arc-en-ciel est peinture de l'esprit.


Le regard tourne

le miroir s'oriente

vers le visage


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


L'une des différences majeures entre les deux voies spirituelles du mysticisme Chrétien et du Bouddhisme, c'est la manière dont la transformation opère : par l'entremise d'une force extérieure ; ou par l'action de l'agent. Dans un cas, il s'agit de s'ouvrir totalement de sorte à se « laisser agir » par le divin (infuser, sublimer, consumer par l'amour de Dieu), dans l'autre, c'est le pratiquant lui-même qui est à l'œuvre au travail de sa propre libération. La difficulté n'en est pas moins grande pour le mystique qui doit faire acte d'abandon radical de tout ce qui l'éloigne de la possibilité d'entrer en communion et en unité avec Dieu.


« Pour s'unir à Dieu par l'amour et par la volonté, 

l'âme doit maîtriser toutes ses tendances volontaires, 

si petites qu'elles soient. Il ne faut pas qu'elle donne, jamais, 

sciemment ou avec advertance son consentement à une imperfection, 

mais qu'elle ait assez de possession d'elle-même 

et de liberté pour le refuser dès qu'elle en est prévenue. 

Quant à nos tendances volontaires, 

il suffit qu'il y en ait même vers des choses très minimes, 

pour empêcher l'union divine » EMSJD.


Les obstacles qui se dressent sur le chemin du mystique partagent une certaine similitude avec les obstacles que doit dépasser le méditant bouddhiste dans la pratique de la méditation du « Calme mental » (distraction, dispersion, agitation), et de fait avec les antidotes pour les contrer (attention, vigilance, concentration). La mécanique y ressemble fort à celle de la voie des sutras. « Plus l'âme se purifie de ses affections et désirs sensitifs, plus aussi elle acquiert cette liberté d'esprit qui l'enrichit peu à peu des fruits de l'Esprit Saint » EMSJD.

L'on peut également y voir une similarité avec le Vajrāyana dans la transformation des passions en sagesses. « Recevoir parfaitement du Saint-Esprit, c'est posséder une âme très semblable à Dieu par la pureté, sans qu'il y ait le plus petit mélange d'imperfection (…) La nuit des sens, c'est ne pas nous laisser prendre par nos sens, et petit à petit les laisser se transformer en sens spirituels » EMSJD.

Pour résumer, d'un côté il s'agit d'ouvrir les rideaux, les fenêtres, les volets et toutes les ouvertures de sa maison pour laisser entrer l'air frais et la lumière, et « laisser agir », laisser leur pouvoir nettoyer totalement notre intérieur. L'on sait toutefois que ce n'est pas suffisant, qu'il nous est encore nécessaire de laver, de récurer, de frotter de fond en comble pour rendre notre logis totalement propre. Dans un cas, il s'agit toutefois de faire appel à un professionnel pour réaliser ce nettoyage, dans l'autre, c'est nous-mêmes qui nous nous en chargeons.

Disons-le de manière volontairement ironique, nonobstant la paresse et la procrastination (qui sont également des obstacles à la pacification de l'esprit), il y a quelque chose (en apparence) de l'ordre… du « manque de confiance en soi » dans cet appel à un tiers ! Mais, il y a là aussi la preuve de la puissance incommensurable de la foi, et son rôle capital, sans lequel l'abandon au « vide des créatures » (nos projections et rôles, subjectifs et identitaires), et conséquemment l'union mystique avec Dieu ne serait pas possible.


« [La nuit de] la foi est la plus terrible parce qu'au fond 

il faut se libérer de Dieu lui-même ! (…) 

Dieu se fait complètement absent apparemment 

bien qu'il soit présent. Il met l'homme dans la totale obscurité 

pour une purification assez radicale d'elle-même (…) 

L'âme souffre du vide et de l'oubli de Dieu. 

Elle veut que Dieu se donne à elle entièrement, 

et elle doit se donner à lui tout entière sans aucune réserve » EMSJD


Pour équilibrer, disons également de manière volontairement ironique que, bien que ce soit avec l'aide des Bouddhas (des bodhisattvas, des dakinis, des maîtres des lignées), il y a quelque chose de l'ordre de l'orgueil de croire possible… de se réaliser par soi-même ! Or, c'est là aussi la démonstration de la force de la foi (éclairée par la sagesse) dans le Bouddha (traduit en acte par la « prise de refuge » conjointe dans le Dharma et la Sangha). La foi dans le Bouddhisme n'a pas pour « objet » une toute-puissance extérieure, mais la capacité de développer notre plein potentiel, à l'appui de la compassion pour les êtres.

Dans les deux cas, la transformation est impossible si elle n'est pas souhaitée du fond de l'âme et avec le cœur ! Quelle que soit la puissance en action (Dieu ou Bouddha), celle-ci est impuissante à accomplir son œuvre sans l'accord de celui auquel elle s'adresse. L'âme ne peut devenir Dieu « par participation » sans… la participation de Dieu à cette union, mais Dieu ne peut faire participer l'âme à sa communion… sans la participation de l'âme ! En termes de foi donc, la question n'est pas de savoir ce qui rend impossible d'être l'instrument de notre libération, mais qu'est-ce qui peut nous amener à le croire inconcevable ?


« Qui pourra se délivrer des manières basses et limitées où il est, 

si vous ne l'élevez jusqu'à vous dans la pureté de votre amour, ô mon Dieu ? 

Comment pourra-t-il s'élever jusqu'à vous, 

l'homme qui a été engendré et formé dans la bassesse, 

si vous ne l'élevez vous-même, ô Seigneur, de cette même main qui l'a créé ? », 

prière de saint Jean de la Croix EMSJD.


Essentialiste et éternaliste, le dogme Chrétien présuppose un ordre causal des choses fondé sur la primauté du plus grand sur le plus petit, de l'infini sur le fini, du parfait sur l'imparfait, du divin sur l'homme, de sorte que la « communion divine » y est vue comme la transmutation de la volonté et de l'entendement de l'âme en la volonté et l'entendement de Dieu. A l'adresse de cette union, il n'y a pas deux volontés qui œuvrent, en parallèle jusqu'à se rejoindre et se combiner, à une même destination, mais une volonté qui se vit d'abord comme multiple avant de se découvrir unique en principe.


« L'état de cette divine union consiste en ce que la volonté de l'âme 

est complètement en la volonté divine ; 

il n'y a plus rien en elle qui soit opposé à la volonté divine ; 

aussi elle ne se meurt en tout et pour tout que d'après la volonté divine. 

Dans cet état les deux volontés, celle de l'âme et celle de Dieu, 

n'en font plus qu'une, et cette volonté de Dieu est bien celle de l'âme » EMSJD


Pour le mysticisme, les « ténèbres » (les tendances ou « appétits », l'attachement aux « créatures » ou images, pensées et chimères mentales), si elles ne sont par nature que néant (de même que les créatures au sens d'êtres vivants) en regard de Dieu « toutes les lumières du ciel, comparées à Dieu, ne sont que pures ténèbres » EMSJD, sont toutefois bien réelles à l'expérience phénoménologique de l'âme qui, du fait de son ignorance de Dieu, demeure dans l'angoisse existentielle.


« Les ténèbres sont une privation de la vue. 

De même que celui qui est dans les ténèbres ne comprend pas la lumière

de même l'âme qui est attachée à la créature ne peut comprendre Dieu ; 

et tant qu'elle n'en sera pas détachée, 

elle ne pourra pas posséder Dieu ici-bas 

par la pure transformation de l'amour, 

ni là-haut dans la claire vision du ciel » EMSJD.


Dans cette optique, c'est donc seulement par la grâce du pouvoir de la « lumière divine » sur la finitude, c.à.d. de la vérité sur l'illusion, que l'âme pourra entrer dans la lumière de Dieu qui est également sa propre nature. Il faut à l'âme faire toute la lumière sur elle-même, sur ce qu'elle n'est pas, pour qu'elle puisse ainsi s'ouvrir et se compénétrer de la lumière divine.


« Les ténèbres doivent être chassées afin que la lumière se manifeste 

dans toute sa splendeur. L'âme éclairée se trouve délivrée de toute obscurité

 "transférée dans une lumière pure et claire qui est Dieu lui-même" ; 

"Seigneur, dans ta lumière on reconnaîtra la lumière"

C'est à cet instant que "Dieu est connu dans l'âme… 

à travers Dieu l'âme se connaît elle-même et elle connaît toutes choses" » TLE.


Seule la lumière est réelle, les ténèbres ne le sont pas, comme la couleur noire est l'expérience phénoménologique de la traduction par le cerveau de l'absence de longueur d'onde de la lumière, alors que la couleur blanche est la traduction phénoménologique de l'addition de toutes les longueurs d'onde de la lumière. Voilà qui rappelle la vue du Cittrāmatrā, de « l'esprit seul ». L'utilisation du mot « créature » pour désigner les êtres vivants et l'imaginaire mental sous influence des désirs sensitifs personnels, ainsi que la notion de « néant » qui évoque l'idée de vacuité, suggère qu'à l'instar du Bouddhisme la théologie chrétienne possède différents niveaux de sens, du plus grossier (dualiste) au plus subtil (non duel).


« J'ai regardé la terre, elle était vide et néant ; 

j'ai considéré les cieux, et ils étaient sans lumière » (Jer. IV, 23). 

Quand il dit qu'il a vu la terre vide, il donne à entendre que 

toutes les créatures et la terre elle-même n'était rien

quand il dit qu'il a considéré les cieux et qu'il les a vus sans lumière, 

il veut dire que toutes les lumières du ciel, 

comparées à Dieu, ne sont que pures ténèbres » EMSJD


Mais précisément, si nous considérons que l'obscurité n'est rien, alors une simple étincelle suffit à illuminer la nuit, plus que le soleil à briller au plus haut du jour ! Tendez les bras devant vous et regardez le bout de vos index. Ils sont bien trop petits pour recouvrir l'horizon tout entier. Mais rapprochez-les de vos yeux jusqu'à presque les toucher et la création dans sa totalité disparaîtra en interdépendance de l'occultation de votre vision ! La flamme d'une bougie est dans l'incapacité d'égaler la puissance du soleil, mais si vous la rapprochiez de vos yeux et qu'elle ne vous rende pas aveugle, l'univers entier ne serait alors plus que lumière !

Avons-nous donc réellement besoin d'une puissance tierce, extérieure, pour nous libérer de l'illusion, alors que cette puissance est en nous ! L'imitation est un guide sur une voie progressive pour les esprits enchâssés dans la croyance en l'existence objective et substantielle. A l'instar des couleurs qui sont une expérience phénoménologique, c.à.d. la « projection mentale » d'une vue qui apparaît comme réalité extérieure à l'esprit), la dualité de la « saisie du soi » du sujet surgit en interdépendance de la « saisie du soi » de l'objet. Là-bas est ici, espace projeté, du «centre sans centre » de la conscience.

Qui n'est pas prêt à l'entendre ne l'entendra pas : comme la poussière et la lumière sont dans l'œil de celui qui regarde, le divin n'est pas dans l'âme en essence par filiation divine, mais par émulation ! Ce n'est pas l'infini qui origine le fini, c'est la « vue du soi » qui induit l'émergence, simultanée, interdépendante de la vue de l'existence finie en dualité de sa création par l'infini incréé. Dieu comme « archétype éternel » de l'âme est une projection du miroir de l'esprit qui, ignorant de sa propre ignorance, ignore qu'il est aussi l'auteur de sa propre libération ! N'est-ce pas là, en définitive, le sens que le mysticisme veut nous faire entendre : « Dieu n'est là que pour nous rendre à nous-mêmes ! ».

L'entendement et la volonté de l'âme sont celles de Dieu par l'effet de perspective du rapprochement (phénoménologique subtil) du doigt de l'œil, lorsque « l'âme perd entièrement tout désir, toute image, récuse toute faculté de pensée et toute forme, est dépouillée de toute essentialité » TLE et que la conscience s'illumine alors de sa propre clarté dans le souffle sans-forme et sans pensée du vide.


« Nous sommes amenés à reconnaître les maîtres 

non pas à l'extérieur mais à l'intérieur de nous. 

Nous sommes Sakyamuni ! Nous sommes Boddhidharma ! 

Toutes les facettes de notre être sont les facettes de ces maîtres. 

Ce ne sont pas des formes extérieures, ce sont des aspects de notre psyché

Nous avons un côté Kannon, un côté Manjusri, 

ça fait partie de ce que nous sommes » PT-IJL.


EMSJD : L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/23/36725236.html 

TLE : le thème de la lumière chez maître Eckhart www.voiesdassise.eu/archives/2020/07/20/38381364.html

PT-IJL : Pierre Turlur : interview par José Le Roy https://www.youtube.com/watch?v=66FfG9--jaY  

III.98 Emprise


« Là où rien n'est » du relatif être-temps,

Ni plein ni vide ne sont ultimement.


« Là où rien n'est vu » sans nulle conscience,

Ni vision ni vue, vacuité sans audience.


« Où rien n'apparaît plus » ni apparaître,

Ni soi, ni pour soi, ni en-soi, ni connaître.


« Libre de tout » est assertion affirmative,

« Privé de rien », assertion non affirmative.


« Vêtu d'espace », composé de vide,

Page blanche d'un tissu translucide.


Pleine en relief

la marque est un geste

vide est son fait


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


S'il n'y avait qu'une seule démonstration à faire, qu'une seule chose à dire, si l'on devait résumer le chemin spirituel et toutes les voies, ce ne serait pas en termes d'être mais, dans le dépassement de toutes assertions, de ce que cela n'est pas… y compris cette assertion elle-même, qui résonne du leitmotiv de Nāgārjuna « ne substantifiez pas la vacuité ! ». Qui n'est pas prêt à l'entendre ne l'entendra pas, car qui est saisit d'illusion ne voit pas l'illusion dont il est saisi.

Le principal obstacle à la compréhension de la vacuité et à son « expérience (yogique) directe » est l'éternalisme. Lequel n'est pas seulement d'ordre philosophique – croyance en l'existence objective sur la base du caractère substantiel de l'essence des choses, au paroxysme du postulat métaphysique de l'existence de Dieu –, mais subjectif comme expérience phénoménologique. De sorte que le sentiment d'intime conviction qui l'accompagne prend le pas sur tout argument logique en se voulant la preuve de la réalité de son objet. Ne pas y succomber ne signifie pas accorder la primauté à la logique sur l'expérience, mais éclairer l'expérience par la sagesse.


« L'Esprit suprême ne naît ni ne meurt. 

Il ne provient de nulle part. Il ne donne naissance à nul être. 

Sans naissance, permanent, éternel, ancien, 

il n'est pas tué quand le corps est tué » 

Katha Upanishad


« La forme est vacuité. La vacuité est forme (…) 

La nature de tous les phénomènes est la vacuité : 

ils n'ont pas de caractéristiques, 

ne sont pas créés, ne cessent pas » 

sῡtra du cœur


Faire l'étude comparée de textes, c'est comme examiner une illusion d'optique. Ici, l'analyse révèle également deux visions. La Katha Upanishad s'affirme d'emblée éternaliste, même si le terme « Esprit suprême » peut se lire comme « réalité ultime », autrement dit la vacuité, tandis que le sῡtra du cœur est neutre et se veut englober l'essence de toutes choses y compris de leur percepteur.


« Il [L'Esprit suprême] repose au secret de ses créatures, 

lorsqu'on est sans désir et qu'on a rejeté toute affection. 

Si on devient limpide jusqu'à la racine, 

on aperçoit alors la majesté du Soi » 

Katha Upanishad


« (…) à cause de cela, dans la vacuité, 

il n'y a ni forme, ni sensation, ni discrimination, 

ni formation, ni conscience [les cinq agrégats] (…) 

ni objets tangibles, ni objets de la vue, 

ni objets de conscience, ni objets de l'esprit, 

et ainsi de suite jusqu'à ni objets de la conscience » 

sῡtra du cœur


La manière d'accéder à sa connaissance (toute relativité mise à l'emploi du terme s'agissant de l'indicible), présente une similitude avec le retournement/repliement de la conscience dans le « sans-forme » et le « sans-pensée », par la réduction phénoménologique radicale des surimpositions, hishiryô au cœur profond de la méditation. L'on notera toutefois une différence majeure, s'il n'y a plus de chose ni de mot pour l'énoncer, plus de sujet pour le dire, et donc même plus de sens à l'exprimer (« qui parle ? », « de qui ? »), pourquoi la Katha Upanishad conserve-t-elle un vocabulaire objectiviste quant à sa désignation comme « Soi » ?


« Le Soi ne peut s'atteindre ni par l'exégèse, 

ni par la rigueur intellectuelle, ni par une grande érudition. 

Celui qui peut l'atteindre est élu par le Soi, 

qui lui dévoile sa nature »

Katha Upanishad


« (…) Il n'y a ni ignorance, ni cessation de l'ignorance (…) 

ni sagesse ultime, ni obtention, ni manque d'obtention, 

puisque qu'il n'y a pas d'obtention, les bodhisattvas s'appuient 

sur la perfection de la sagesse et y demeurent. 

Puisqu'ils y demeurent, leur esprit ne connaît ni obscurcissement ni peur. 

Ayant complètement passé au-delà de l'erreur, 

ils atteignent l'état ultime du nirvana » 

sῡtra du cœur


Ici, la différence est totalement marquée par la Katha Upanishad qui, à travers la causalité d'une révélation à l'initiative de cela qui est recherché (laquelle s'affirme comme une grâce du Divin envers l'âme par son caractère « électif » typique des religions occidentales), argue en définitive de la dualité des essences. De sorte que la revendication du titre de « non-dualité » par cette voie spirituelle indienne qu'est l'advaita vedanta, est en fait un éternalisme déguisé, comme l'est par ailleurs la théologie chrétienne en affirmant que l'union mystique de l'âme et de Dieu n'est pas une fusion dissolutrice de leur essence. « Je ne fusionne pas en Dieu, je reste homme participant du divin. Je ne me perds pas en Dieu, je reste moi-même, et pourtant je suis complètement transformé en fils de Dieu » EMSJD.

Au point que l'on en arrive au paradoxe que ce qui ne peut exister comme être, car «libre de toute assertion », est décrit… en termes d'être ! « L'homme se situe maintenant à un point de son être où la distinction avec Dieu ne s'éprouve plus, n'a plus de sens, même si elle demeure par ailleurs » RCUD.

Il y a méprise de croire que l'expérience tranche le débat à l'évidence de la révélation mystique. Sans sagesse, elle n'est que la réification de nos croyances ! La raison pure n'est pas première, le sensible vient avant. Le Soi est une « saisie phénoménologique » qui se vit comme réalité, et trouve l'appui a posteriori du discours philosophique, théologie, métaphysique. Qui n'est pas libéré de la saisie du soi ne peut l'entendre : l'expérience du « Soi » n'est pas celle d'une réalité objective extérieure par un réel subjectif intérieur, c'est un « événement de conscience » sous la perspective d'une dualité.

Nul besoin de méditer pour le démontrer, il suffit de regarder l'espace ! Inférez-vous l'existence de l'espace en regard de la distance aux objets qui vous entoure, ou comme contenant ? Sans réfléchir, que ressentez-vous : Éprouvez-vous la sensation de l'espace « comme un vide entre les choses » qui apparaît comme amodal à la distance qui vous en sépare, ou vous sentez-vous comme entouré ceint, enveloppé, d'un espace modal, comme si vous étiez dans l'eau ?

De votre saisie phénoménologique, vous inférez l'existence de l'espace comme condition de la possibilité même de l'existence des êtres et des choses. Rien n'existerait sans la condition « d'avoir l'espace comme contenant ». Or, l'espace est sans forme, sans dimension, sans direction. Intangible, impossible donc qu'il puisse soutenir la masse des étoiles et des milliards de galaxie qui peuplent l'univers ! L'espace est totalement «libre d'obstruction », et pourtant lorsque vous entendez cette définition y voyez-vous un « vide de substance », un « vide d'essence », ou ne pouvez pas vous empêcher d'y voir encore… une chose en soi ?


« S'il y avait seulement l'espace et aucun objet dedans, 

celui-ci n'existerait pas. Imaginez-vous tel un point de conscience 

flottant dans l'immensité vide dépourvu d'étoiles et de galaxie. 

Juste le vide. L'espace ne serait tout simplement pas.

Rien ne pourrait exister sans l'espace 

et pourtant l'espace n'est rien. 

Étant donné que l'espace n'est rien, 

il n'a jamais été créé » PMP-157


Curieusement, lorsque vous lisez ces mots, « l'espace n'a jamais été créé », vous n'en déduisez pas qu'il n'existe pas, vous le voyez au contraire comme éternel, existant sans commencement ni fin. A votre expérience (de votre point de vue), l'espace (comme le Soi) n'a nul besoin « d'exister pour être », il est ! Vous pensez que l'espace doit nécessairement exister comme condition… de votre expérience de l'espace (le même raisonnement s'applique aux pensées, vous devez exister distinctement de ce dont vous avez conscience) ! Or, vous ne faites que fonder la réalité de l'espace sur votre expérience phénoménologique ! Comprenez-vous maintenant que votre sentiment «d'intime conviction » de l'existence d'une chose ne prouve pas sa véracité, seulement la véracité de votre expérience ?

L'espace existe en tant vous en faites l'expérience ! Comprenez-vous le sens de cette phrase ? Elle ne signifie pas l'existence objective de la chose dont vous faites l'expérience comme condition de celle-ci, elle signifie que cela dont vous faites l'expérience « est » cette expérience même que vous faites, non « par participation » mais par émulation. Revoyez l'approche de la philosophie de la physique quantique qui résout les paradoxes par l'abandon de l'objectivité des « objets quantiques », lesquels sont de simples observables, désignés dans le formalisme mathématique, la nature quantique étant indicible et inexprimable.

Votre expérience ne prouve pas non plus la réalité de votre propre existence en tant que condition de sa possibilité (vue de « l'esprit seul »). Ce qui est saisi et cela qui le saisit apparaissent en coémergence par l'interdépendance du sujet à l'objet, de l'observable à l'observateur en regard de l'observation !


« Rentré au-dedans, je m'abandonne au mystère. 

J'ai compris le silence et l'au-delà du Silence. Sūnyatā

Alors être seulement est possible. Pur être, pure conscience, pure félicité. 

J'ai compris hier soir enfin la position bouddhiste de l'anātman 

[il n'y a pas d'ego, il n'y a pas de je]. 

Ce n'est plus moi qui rejoins le réel au fond de moi

mes sens et ma pensée sont impuissants. 

C'est le fond lui-même qui se révèle dans l'évanouissement de ce moi » HLMS.


Comprendre la vacuité n'est pas facile, mais il y a ici l'illustration d'au moins deux erreurs communes, conceptuelle et expérientielle. D'une part, sūnyatā, ce n'est pas seulement le vide du « moi existentiel » – sur ce point toutes les traditions spirituelles sont d'accord quant à la désidentification, à la déconstruction, à l'effacement du « petit moi » comme condition de la libération de la souffrance du samsāra –, c'est également le vide du « soi essentiel » ! Il n'y a rien de l'autre côté de « l'horizon de la conscience », le croire relève d'une vue éternaliste !

Et croire qu'il n'y a rien au sens absolu du terme, c'est également… une vue éternaliste au sens plein du vide ! Le néant, c'est la négation de l'être et non l'être de la négation ! Sūnyatā, c'est à la fois le vide de « l'être-temps » (l'essence de l'existence relative est dépourvue de substance, son fond est vide), et le vide de l'Être pensé comme absolu, car la vacuité n'est ni de l'ordre de l'être, ni de l'ordre du non-être. Conventionnellement, la vacuité est au-delà de l'éternalisme et du nihilisme, mais en réalité ultime, ce n'est pas une essence (elle est exposée de manière pédagogique comme antidote à la croyance objective de l'être).

Si donc, il y a bien « évanouissement » du moi, dépouillement radical de l'artifice de l'ego, dans le « vide » total auquel amène la réduction phénoménologique et analytique des surimpositions fédérées autour du « je » synthétique, ce qu'Henri le Saux décrit comme « La vraie mort, c'est celle qui fait couper les nœuds du cœur qui font l'homme s'identifier avec ses conceptions et ses désirs » HLSS (y compris de trouver Dieu ou Bouddha), ce n'est pas un levé du voile sur une réalité « tout autre » (immatérielle, transcendante, immanente) !

Rejeter l'existence intrinsèque de l'essence des phénomènes physiques, des éléments fondamentaux de la matière, à un « au-delà » métaphysique par ailleurs hypothétique (qui ne peut être prouvé par les moyens du monde physique auquel il n'appartient pas, et indicible par nature), c'est toujours une vue éternaliste !


« Rentre en toi, au lieu où il n'y a rien, 

et prend garde que rien ne vienne ; 

pénètre au-dedans de toi, jusqu'au lieu où nulle pensée n'est plus, 

et prend garde que nulle pensée ne s'y lève » HLSS


Pourquoi alors ne pas ajouter, afin d'aller jusqu'au terme final de la réduction phénoménologique des surimpositions : « veille à ce que l'impression modale du vide amodal ainsi ouvert par l'effacement du moi ne t'apparaisse comme forme », autrement dit… ne substantifie pas la vacuité ! Aussi transcendante qu'ait été son expérience, le propos d'Henri le Saux transparaît de cette modalisation de la vue amodale lorsqu'il écrit : « Là où rien n'est, le plein ; là où rien n'est vu, vision de l'être ; là où rien n'apparaît plus, apparition du soi » HLSS.

Faire du rien une chose, combler le vide par le plein, l'absence par la présence, c'est comme d'écrire sur l'eau des mots qui s'effacent en même temps qu'ils sont tracés ! Pourquoi les tracer alors ? Si le fond est atteint, c'est qu'il y a un fond, et s'il est dépassé, c'est qu'il sans fond et donc… jamais atteint !


« Je n'avais encore jamais réalisé

 ce que signifie la pauvreté du sannyasin

en son point de départ radical, 

c'est la possibilité même de possession qui est atteinte. 

Rien à obtenir, rien à atteindre. 

Selon l'Upanishad, le vrai sannyasin a tout rejeté, 

il est "libre de tout", "vêtu d'espace" » HLSS

 

L'espace vêtu d'espace n'est pas la transparence de l'invisible, mais absence d'obstruction relative, « vide du vide » ultimement ! Pourquoi vouloir substantifier la vacuité ? Ce n'est pas, là, la réalisation de sūnyatā ! C'est encore l'expérience phénoménologique du vide amodal qui se saisie modale, car posée en dualité à elle-même, vue du « Tout autre » que « tout autre » ! Voulant aller trop loin, au lieu de simplement s'effacer, elle le revêt d'elle-même...



EMSJD : L'expérience mystique selon saint Jean de la Croix www.voiesdassise.eu/archives/2018/09/23/36725236.html

HLSS : Henri Le Saux, Swamiji un voyage intérieur https://www.youtube.com/watch?v=Nb346vQo0WM&t=121s

PMP : Le pouvoir du moment présent, Eckhart Tollé https://ia801704.us.archive.org/23/items/cahier-dactivites-alter-ego-4_202011/Le-Pouvoir-du-Moment-Pr%C3%A9sent.pdf  

RCUD : Ruusbroec - Chemin d'union à Dieu www.voiesdassise.eu/archives/2019/03/25/37200822.html 

III.99 Non-soi


Depuis toujours à se rechercher lui-même,

Son regard balayait l'horizon blême.


Avant l'aube, au cœur profond de la nuit,

Il effleurait, fouillait, à tâtons son réduit.


Durant le jour son regard partout balayait,

En quête d'un miroir qui peint son portrait.


Gravissait des plus hautes montagnes les flancs,

Et plongeait jusqu'au tréfond des océans.


Un instant, crut se trouver en sa présence,

Et s'illusionna de sa nitescence.


Puis un jour, saisit

et se vit enfin tel quel

tout à travers tout



Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


L'œil ne se voit pas lui-même, mais il y a quelque chose de l'œil, de sa structure et de son fonctionnement qui, sans être constitutif de la « conscience visuelle » distincte de par sa propre fonction, y participe. Or, nous ne le voyons pas ! Que ce soit en termes de définition, de description ou d'expérience, nous pensons la vision par réductionnisme de son processus, de l'œil au cerveau, de la perception à la conscience mentale en passant par la représentation cognitive cérébrale. Si la théorie découpe l'événement de la « conscience de la vue » en parties, son expérience est sans frontière, c'est une totalité interdépendante du sens.

Un télescope permet de voir de près les étoiles lointaines avec une meilleure résolution et définition que l'œil humain. L'on distingue les images qu'ils nous donnent, du jeu de lentilles qui renvoient la lumière, de la source des étoiles. Lorsque l'instrument est sans défaut, les images semblent indépendantes de son instrumentalité. Mais, lorsqu'il présente un défaut majeur, comme ce fut le cas avec le télescope spatial Hubble, alors leur intrication devient flagrante !

L'image est non seulement dépendante de l'instrument, mais de l'œil qui la voit. Et là aussi, nous distinguons la vision de cela qui regarde, la conscience de l'objet de la « conscience d'en être conscient », sans voir leur interdépendance ! Sous la « perspective éternaliste » (expérientielle avant d'être conceptuelle), nous ne voyons pas la participation de l'œil à l'objet, la participation de la conscience de l'objet à la conscience, et de la conscience d'en avoir conscience à l'observation.

La lumière entre dans l'œil par le cristallin dont la transparence est invisible à la vision. L'œil est un milieu aqueux et le cristallin est plus une fine pellicule d'eau que la surface dure d'un cristal. Or, cela nous ne le voyons pas dans ce que nous regardons. Ce que nous voyons, ce ne sont pas seulement les choses elles-mêmes, c'est aussi ce qui nous permet de les voir, lequel est invisible !

Voir à travers une surface semi liquide qui forme une pellicule, c'est comme de coller le nez sur la paroi d'un aquarium géant. A zéro distance entre le cristallin et l'eau, c'est comme s'ils entraient en contact direct, de sorte qu'en émane une subtile mais non moins « tangible impression d'enveloppement », comme si nous baignions littéralement dans l'eau ! D'où « l'expérience phénoménologique » de l'espace comme contenant ! La vie est née dans l'océan, mais en le quittant, elle a emporté avec elle cet océan sur la surface de l'œil…

Le même raisonnement s'applique aux autres sens. L'oreille ne s'entend pas elle-même, le toucher ne se touche pas lui-même, et pourtant le tympan de l'oreille participe des vibrations qu'elle perçoit et conséquemment des sons entendus par le cerveau, comme la main participe de la sensation tactile. Enlevez les objets qui vous entourent dans la pièce où vous êtes, effacez les murs, le plafond et le sol, faites abstraction de tout ce qui apparaît jusqu'au vide interstellaire, et l'espace comme volume finira par disparaître ! Soustrayez le cristallin de la vision, retirez le tympan de l'audition, la main du toucher, où inhibez les aires cérébrales qui traitent l'information sensorielle visuelle et auditive, qu'est-ce alors que voir et entendre ? Et cela s'applique également à la « conscience mentale » …

Au degré le plus subtil de l'esprit de « Claire lumière », clarté et luminosité sont comme similaires à la transparence et à l'invisibilité du cristallin de l'œil. Cette clarté et cette luminosité ne sont pas des propriétés de l'esprit, car celui-ci n'a pas de réalité intrinsèque objective. Cela ne veut pas dire que dans la vision, il n'y a rien en face de l'œil, pas de source à ce que l'œil voit, pas d'étoile dans le ciel, pas de lumière est captée par un télescope, ni rien derrière l'œil qui a conscience de le voir, mais que les étoiles, la lumière, et l'esprit sont « vides » de substance.

Conséquemment, la vacuité de leur essence est ultimement sans discontinuité, et relativement leurs apparences phénoménales sont sans obstruction, ce qui revient à dire que ce qui est vu, cela qui le voit, et l'acte de le voir, n'ont d'existence qu'en interdépendance les uns aux autres. Sans la lumière des étoiles, pas d'image des étoiles, pas plus que sans le jeu de miroirs du télescope, et… sans personne pour les voir! Les choses nous apparaissent comme si les étoiles, le télescope et l'astronome existaient chacun de leur propre côté indépendamment, alors que l'observé, l'observateur et l'observation n'ont d'existence qu'en tant que constitutifs de cet événement qu'est la conscience !

Du point de vue de l'expérience phénoménologique, importe peu qu'il y ait une chose en face ou non, l'absence de longueur d'onde ou leur addition sont vues comme des couleurs objectives. Or, si la forme sous laquelle nous voyons les choses est possible (la conscience « d'observables » existant indépendamment de leur observation), c'est parce que leur existence interdépendante est elle-même possible du fait de la vacuité de leur essence !

Lorsque la méditation plonge jusqu'au « Sans-Esprit-Sans-Pensée » de hishiryô, pour la conscience grossière (non entraînée et sans discernement) cela équivaut à l'inconscience, mais pour l'esprit très subtil, il y a toujours conscience, il n'y a pas rien ! Ce qui ne veut pas dire qu'il y a seulement l'esprit, que ce qui se produit est en-deçà de la conscience comme « événement » impliquant les trois sphères du connaissable, de la connaissance et du connaisseur, et que l'état sans résidu qui demeure soit à lui-même sa propre réalité ! Ce serait par là-même accréditer la vue du vedanta de l'existence du Soi. L'intime conviction d'une expérience ne prouve pas la véracité de l'existence de son objet

Si le faire le « vide » dans le mental permet de trouver ce qui est vu comme le « Soi », c'est simplement parce que dans l'abstraction de toute cognition, la conscience est à elle-même son propre objet épistémique d'expérience phénoménologique ! Il y a donc bien toujours interdépendance des « trois sphères », mais la conscience s'apparaît comme participant d'un repliement sur elle-même tel qu'elle se donne à se voir, très subtilement, comme « se voyant elle-même se voyant », tout en étant si enveloppée en sa propre lumière qu'elle confine au sentiment d'une réalité objective intrinsèque autonome, qui occulte sa coémergence à son propre « événement de conscience » !

Comme de prendre son reflet sur l'eau, son reflet dans le miroir, ou son image à la surface de la rétine pour soi-même, « l'expérience du Soi » c'est en somme la conscience d'être conscient qui, en se faisant face à elle-même, se voit comme si son «retour sur elle-même » était un fait en-soi !


« Au bout de quelques jours me vint la solution merveilleuse d'une équation, 

j'ai découvert le graal et cela je le dis et l'écrit à quiconque peut saisir l'image, 

c'est soi que l'on cherche à travers tout » HLSS 


C'est une expérience qui gomme sa propre circularité et l'a fait apparaître comme une vision directe dans l'abstraction de son caractère interdépendant. Ce visage que je vois dans le miroir, je l'identifie comme « mien » en retour d'un processus de reconnaissance cérébral et psychique, mais je n'en fais pas l'expérience comme résultat, j'en fais l'expérience comme un existant en-soi perçu comme tel.

Or, c'est seulement possible parce que c'est un processus interdépendant ! Cela ne le serait pas autrement. Comment pourrais-je reconnaître mon visage si la lumière n'en projetait pas la forme que le miroir réfléchissait ? C'est parce que le miroir fait obstruction au passage de la lumière et les renvoie, comme la surface d'un objet aux ondes radar, que cette reconnaissance est possible, laquelle ne l'est que par obstruction. Or, l'obstruction n'est pas une essence !

Le « fond » ? Si ce mot désigne la vacuité, il ne peut être atteint ! Tant qu'il y a quelque chose, c'est encore quelque chose, ce n'est donc pas le fond, ce n'est donc pas la vacuité. Le « fond » n'est pas un fond, la vacuité n'est pas une essence, c'est «l'absence d'essence » ! Comment atteindre l'absence de l'absence ? Sans l'atteindre, par le « non-fond », sans jamais l'atteindre…

La réduction phénoménologique des surimpositions ne peut mener à la réalisation de la vacuité que si elle est radicale. Une fois épluché, rien ne reste d'un oignon. S'il y a un noyau, ce n'est pas un oignon ! Enlever toutes les couches de la plus grossière à la plus subtile (existentielle, émotionnelle, conceptuelle, perceptuelle, sensorielle) enveloppant la conscience doit inclure la conscience !


« L'œuvre dernière à accomplir est de couper cette ultime différence 

entre celui qui cherche et celui qui est cherché, 

s'enfoncer dans la présence, faire le silence de l'imagination, 

de la pensée, laissez le Gange couler » HLSS.


Il est contradictoire de tout enlever, de se dépouiller de tout, de « faire le vide » en vue « d'atteindre le vide », pour s'arrêter… à la limite du vide ! Tant que le vide se fait ou se vit comme « présence », ce n'est pas le vide, c'est une vue modale ! Le « vide du vide » n'est pas une présence, c'est la vacuité, et la vacuité est sans obstruction comme l'espace incomposé et non-né !


« Pénètre dans la grotte de ton cœur, et réalise là que tu es. 

TAT VAM ASI, tu es cela. Seul avec dieu, cela veut dire seul avec soi. 

Oser affronter Dieu dans le tête-à-tête avec soi. C'est fou comme expérience. 

Celui qui reçoit cette lumière éblouissante est pétrifié, déchiré. 

Il ne peut plus parler, il ne peut plus penser, 

il reste là, hors du temps et hors de l'espace, 

seul dans la solitude même du seul » HLSS


Seul avec soi-même, ce n'est pas être seul ! Le sentiment de la « solitude du seul », c'est une obstruction ! L'être est la forme palpable de nos croyances. L'expérience phénoménologique du « Soi » comme fond est un éternalisme qui obstrue la réalisation de notre essence. Au bout du bout de la réduction, c'est vacuité ! La vacuité, c'est plus que la transparence, c'est la traversée sans obstruction de toutes les apparences. La saisie directe de la vacuité, c'est « voir à travers » tout comme à travers un mirage ou un hologramme, y compris à travers la conscience d'être conscient ! L'esprit lui-même est vide !

« Vide », ce n'est un néant objectif. « Vide » veut dire ni de l'ordre de l'être ni de l'ordre du non-être, libre de toutes assertions (quant à la dualité et à la non-dualité), y compris de cette assertion même ! Libre de toute désignation, la vacuité n'est pas de l'ordre du dire, mais tout langage (dialectique, raison pure) est vide par essence. Sa réalisation inclut de dépasser toute obstruction, toute contradiction, tout paradoxe, toute désignation, pour en embrasser l'expérience. Pour autant, l'expérience ne donne véritablement accès à la vacuité que si, elle aussi, est « vide », si le « Soi » n'est plus une vue, et que ce qui apparaît est translucide comme l'espace, sans obstruction, «vide du vide »...


HLSS : Henri Le Saux, Swamiji un voyage intérieur https://www.youtube.com/watch?v=Nb346vQo0WM&t=121s 



                                                          Le souffle juste  

III.100 Pratiquez


Avant tout, libères-toi de l'abandon,

Avant d'y abandonner ta volition.


Cesse de penser l'action de pratiquer,

Laisse l'expérience t'infuser.


Du doute, dévêts-toi de la certitude,

Sans désir du vide ou de plénitude.


La surface du présent est translucide,

Là, dans cet espace, réside lucide.


Au souffle qui lentement s'évapore,

Repose dans ta nudité incolore.


En aplomb stable

respire profondément

devant l'espace



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


« Pratiquez, pratiquez, pratiquez, et tout arrivera » disait Pattabhi Jois. Réaliser notre véritable nature est au-delà de tout concept et de toute conception, mais comme toute pratique la méditation requiert des instructions claires et précises. Mettons de côté la question de la motivation, c.à.d. de toutes les raisons qui nous amènent à méditer, et en particulier celle du moteur de la voie spirituelle, l'arrêt des fluctuations du mental, la libération, l'Éveil. Le lâcher-prise commence ici, par l'abandon au vestiaire de toute volonté d'obtention et de réalisation.

A l'instar de la pratique des asanas du yoga, une recommandation s'impose : ne cherchez pas à imiter ! La méditation est avant tout une posture, mais ce n'est pas un modèle qu'il s'agit de reproduire, c'est un guide pour vous seul. Du point de vue physique, la posture du vajra (lotus) n'est pas à portée de toutes les anatomies, au besoin préférez le seiza pour préserver les genoux. D'ailleurs, si le Bouddha avait eu un banc de méditation, cette posture serait aujourd'hui académique ! Ne forcez pas, la méditation n'est pas de l'endurance à la douleur !

Du point de vue de l'esprit, la posture est celle du « calme mental ». Là aussi, et encore plus, cet état de l'esprit est le résultat d'un long entraînement individuel. Les raisons qui vous animent, abandonnez-les ! Ne méditez pas pour honorer le Bouddha ou pour chercher à devenir quelqu'un, pas même à devenir personne, car la question revient toujours au final à « qui cherche ? » et, au final, dans l'union de l'esprit au tout, il n'y a  personne qui cherche et rien recherché !

L'abandon, un paradoxe ! Tout a une cause, une « raison d'être » : inspirer pour expirer ; expirer pour inspirer ; respirer pour vivre ; se concentrer sur la respiration pour calmer ses pensées. Mais, le vécu de la respiration est d'expérience non de raison, s'il y a une raison d'être, celle-ci n'est pas fonctionnelle. Il faut « s'abandonner à l'abandon » pour se libérer y compris de la pensée de l'abandon, et en même temps « qui » s'abandonne ? Nul besoin donc de s'abandonner pour être libre de la pensée qui se pense comme « je » !

« S'abandonner » veut dire de cesser de penser l'expérience (le pourquoi et le comment), et la vivre. C'est un « saut quantique » entre deux réalités que nous pensons reliées en vertu du principe de prédominance, l'une subsumée par l'autre eut égard à la primauté supposée de l'esprit sur le corps – un postulat commun à toutes les traditions spirituelles, y compris le Bouddhisme qui pose la dualité comme point de départ pédagogique et pratique –. Mais, que tout ce qui peut être expérimenté puisse se dire précisément, et que tout ce qui peut être vécu puisse se décrire exactement, est excessif, et nourrit l'infatuation de l'ego !

Prétendre pouvoir transcrire son expérience avec exactitude (incluant les dhyāna de la méditation, alors même que la conscience grossière s'évapore à ce niveau de profondeur), c'est non seulement arguer de l'ascendance du sujet sur l'objet, mais c'est faire du vécu l'expression de l'esprit. C'est autrement dit, affirmer que la réalité ne serait rien ou que ne serait sans la pensée ! Sous cette perspective, ce n'est pas le monde qui est pensé, c'est la pensée qui est vue comme monde

La méditation du Bouddha, Ānāpānasati, remet les pendules à l'heure ! Se concentrer sur la respiration, c'est revenir à la réalité de l'expérience. Nous croyons en la dualité de la pensée et de son objet, et en la puissance de l'esprit d'englober l'existence dans la pensée. Nous prenons en cela le reflet sur le lac pour la Lune ! Nous voyons le monde comme secondaire, alors que c'est la « pensée qui se pense comme penseur » (par opposition à la « pensée qui se pense elle-même », sans penseur, hishiryô) qui est une dualité illusionnée !

C'est pourquoi méditer vous concerne « vous seul », car même si vous méditez en groupe, dans une pratique yogique ou dans une Sangha bouddhiste, c'est votre chemin à vous. Si méditer, c'est s'asseoir en face de soi-même, cela ne veut pas dire en face du véritable « Soi même » (vue éternaliste), en face de son propre esprit ne veut pas dire non plus « en observateur » de ses pensées (vue dualiste) c'est, sans obstruction émotionnelle ou mentale, sans peur ni espoir et sans doute, plonger sans filet au cœur du « vide du seul et du non seul » ...

Comment dépasser le doute ? Par « ce qui n'est pas de l'ordre du doute » pour paraphraser M° Dōgen. Peut-on véritablement mettre de côté ses interrogations, laisser ses questionnements au vestiaire et débrancher, y compris son esprit critique, au moment de la méditation ? Le Bouddhisme tibétain dit que le doute ne peut être totalement éliminé que dans les dernières des « dix terres » des bodhisattvas. Toutefois, méditer c'est revenir à l'expérience elle-même, à la méditation comme vécu, dans l'abandon de toute pensée quant à la pratique, incluant de facto toute visée d'exutoire au doute !

« Simplement s'asseoir », telle est l'étymologie du mot zazen, la méditation du Bouddhisme Zen. Mais simplement ne veut pas dire naturellement, car si l'on suit naturellement la direction vers laquelle penche le corps, nous glissons de facto tout aussi « naturellement » dans ses travers : ceux anatomiques d'une posture tordue par l'habitude, amplifiée par l'inattention, déformée par la répétition du mouvement ; ceux psychologiques d'une attitude instillée par les émotions perturbatrices, par des schémas de pensées forgés par l'expérience de nos croyances, renforcés par rétroaction des conséquences karmiques de nos actes.

Le corps comme l'esprit ne tient « tout seul », pour ainsi dire, qu'à la condition d'être entraîné. Lorsque le corps respire de lui-même, sans régulation préalable, la respiration n'utilise pas la totalité du « volume résiduel » – environ 25% de la capacité des poumons –. Or, lorsque la respiration se fait plus lente et plus courte, le volume d'air renouvelé diminue, et le corps et le cerveau fonctionnent avec un air vicié, ce qui accroît la torpeur et la somnolence (qui plus est, les yeux fermés), le flux des pensées nous emporte alors vers un état de rêverie onirique...


« Si vous ne faites qu'expirez passivement, 

vous n'allez jamais rentrer dans le volume résiduel 

et vous allez accumuler des toxines dans vos poumons, 

au travers de votre respiration. Et pour rentrer dans le "volume résiduel", 

vous devez faire remonter le diaphragme. 

Pour faire remonter le diaphragme, 

il faut que vous tiriez les organes vers l'intérieur [à l'expiration] » KSER.


Si « un corps droit », c.à.d. bien aligné par le tuteur de l'attention à la posture (jusqu'au moment où il devient son propre tuteur à l'issue d'entraînement), c'est « un esprit droit , lequel ne se laisse pas dévier de sa concentration sur son objet (la respiration en l'occurrence), alors il n'y a pas de raison logico pratique à ne pas exercer un certain effort de régulation sur la respiration afin d'entraîner le corps à respirer de lui-même, d'une manière adéquate à la méditation comme exercice avant de devenir une pratique naturelle.


« Pendant zazen, restez concentré sur votre respiration (…) 

Allez jusqu'au bout de chaque respiration. Ne respirez pas à moitié (…) 

il ne faut pas la laisser se faire négligemment, 

mais au contraire respirer en pleine conscience

Lorsqu'on inspire, on prend une profonde inspiration, 

puis on laisse se faire l'expiration, 

en accompagnant à l'expiration d'une poussée 

sur la masse abdominale vers le bas, 

jusqu'à ce que cela devienne automatique » DZN.

 

Pour être à même de se concentrer pleinement sur sa respiration, il ne suffit pas de poser son attention dessus en croyant que cela soit suffisant pour ne pas en décrocher ! Si vous laissez se faire la respiration sans régulation consciente, celle-ci va avoir tendance – du fait de la relation entre la respiration et les états de l'esprit – à devenir minimale (« microscopique, ça arrive, mais ce n'est pas ce qu'il faut faire » KSER). A mesure que vous descendez dans les profondeurs, vous pensez (votre ego pense) que vous êtes, là, véritablement en train de méditer, que vous avez atteint les dhyāna (degrés « d'absorptions méditatives »), alors qu'il est fort probable que vous ayez glissé subrepticement dans l'inconscience[CA3] ! Développer la concentration requiert de l'entraînement.


« Maintenant, il faut faire attention, 

on ne va pas pratiquer zazen pour s'affaisser 

dans les abîmes de l'oubli de soi et arrêter de respirer (…) 

Assis en zazen, on observe que les phénomènes vont décliner très lentement, 

et si votre acuité mentale n'est pas présente, 

vous allez louper complètement tout le processus 

d'enseignement du zazen lui-même » KSER.


Qu'est-ce que veux dire « régulation consciente » ? C'est donner le « la » à sa respiration (en expires plus long que les inspires) et en suivre le rythme comme si l'on se calquait sur un métronome. C'est vous qui lancer le métronome de la respiration, mais ensuite vous vous contentez de suivre son mouvement en simple témoin, comme un caillou dont l'énergie cinétique s'est épuisée et qui continue sa trajectoire mû par son énergie inertielle (mais qui ne s'arrête jamais !). Arrive un moment où les distinctions disparaissent. Alors, la concentration confine à l'abstraction, l'agent finit par ne faire plus qu'un avec l'action


« Si vous êtes conscient de ce samādhi [cet espace entre vous et les choses], 

cela veut dire que le vous qui est conscient est toujours en dehors de ce samādhi. 

Être conscient de qqc, cela signifie que nous sommes au dehors ce qqc, 

que nous le regardons en en étant détaché. 

Mais lorsqu'il n'y a plus d'espace entre nous et la respiration, 

à ce moment-là, c'est effectivement être un

sans avoir conscience de ce un » AREH.



Ce n'est pas qqc que l'on peut chercher, car ce n'est pas qqc que l'on puisse trouver, c'est qqc qui vous trouve ! Le nommer ou le décrire ne le fait pas se produire, ce n'est pas l'expérience d'une croyance ! L'on peut seulement lancer le métronome et suivre son balancier, le reste vient tout seul, ou ne vient pas…

Pour permettre à la respiration de se faire correctement, c.à.d. d'une manière judicieusement adaptée à la pratique de l'expérience de la méditation, il importe de placer le corps dans la bonne posture, autrement dit le dos droit (sans exagérer le redressement), sans effort et avec souplesse, le menton rentré et la langue collée derrière les incisives ce qui a pour effet d'ouvrir la trachée et de permettre à l'air de circuler vers les voies aériennes supérieures. C'est mécanique, ce n'est pas magique ! Rien là rien de spirituel ou de religieux !


« Le système respiratoire, ce n'est pas que les poumons. 

La respiration, c'est holistique, tout va ensemble

l'état d'esprit, la vitalité physique, le souffle, la digestion (…) 

Le nez, la bouche, les sinus, toutes les voies aériennes 

font partie du système respiratoire.

(…) quand vous mettez la langue [collée à l'arrière des incisives] 

vous devez faire attention de baisser l'arrière de la langue. 

Pour baisser l'arrière de la langue, vous faites descendre la pomme d'Adam (…) 

A ce moment-là vous connectez la cavité nasale, avec la bouche, 

avec le système respiratoire, et vous commencez à avoir 

une forme de liberté dans vos sensations, 

c.à.d. l'air qui vous passe par le nez est libre, 

il remplit toute une grande cavité » KSER


Quelle est l'utilité fonctionnelle de l'immobilité (relative, car dynamique dans sa respiration) de la posture ?

A stabiliser l'énergie de sorte à calmer la dispersion et l'agitation du mental. 

A quoi sert la concentration sur le « souffle régulé » ? 

A calmer les fluctuations émotionnelles et les fluctuations mentales. 

A quoi sert le regard posé sur le sol devant soi ? 

A prévenir la torpeur et enraciner le calme. 

A quoi sert la posture ? 

Au-delà de la posture ! Il n'y a personne qui va au-delà, et personne qui ne se puisse être trouvé par-delà


Autrement dit, la méditation, c'est l'expérience d'un corps, d'un souffle et d'un esprit en parfait alignement (relativement à son anatomie, sa respiration et son courant de conscience). C'est ce que dit le yoga de ce que sont les asanas, non pas des archétypes qu'il s'agit d'imiter de façon à pouvoir faire cesser les fluctuations des pensées, mais l'expérience du calme mental. La posture, la méditation, est une expérience qui se vit comme un stupa s'érige par degré, du plus élémentaire (le corps), en passant par le plus subtil (l'esprit grossier), pour être couronné par le très subtil (l'esprit en sa nature de « Claire lumière »).


« Tantôt, [Uji] se tient sur la cime du plus haut des pics [inspire profond]

Tantôt, [Uji] se déplace tout au fond du plus profond des océans [expire profond]

Tantôt, [Uji] a trois têtes et huit bras [respiration apaisée versus perturbée]

Tantôt, [Uji] a huit ou seize pieds de haut [respiration haute vs abdominale]

Tantôt, [Uji] un shuyô ou un hossu [respiration forte et rapide vs lente et légère]

Tantôt, [Uji] un pilier ou une lanterne [respiration profonde régulée]

Tantôt, [Uji] Taro ou Jiro [respiration automatique non régulée]

Tantôt, [Uji] la terre ou le ciel [souffle conscient unifié] » PLLN-142


AREH : L'attention à la respiration - L'Essence du zen - Harada Roshi https://www.nousasseoirensemble.org/post/l-attention-à-la-respiration-l-essence-du-zen-harada-roshi 

DZN : la respiration https://www.youtube.com/watch?v=rB3GfMu8r-A 

KSER : Kosho Sensei - Enseignement sur la respiration pour pratiquants du zazen https://www.youtube.com/watch?v=V2lFoax0DiA&t=24s 

PLLN : Polir la Lune et labourer les montagnes, DŌGEN https://www.decitre.fr/ebooks/polir-la-lune-et-labourer-les-nuages-9782226200815_9782226200815_10029.html 

III.101 Respirez


Alors, sans le décider, le soleil survol,

Alors, sans volonté propre, suit le tournesol.


Alors, par instinct, l'insecte butine,

Alors, les champs fécondent équanimes.


Alors, les prairies refleurissent au printemps,

Alors, le vivant s'ébat spontanément.


Alors, sans commencement se poursuit son cours,

Alors, le souffle bat le rythme sans retour.


C'est ainsi, l'esprit écoute le cœur,

C'est ainsi, au spectacle sans spectateur.


D'un geste vide

la flèche trace un arc

au cœur de cible



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


La pratique est sans but ni pratiquant, telle est et n'est pas sa fonction ! Ce pourrait être un koan : le tir à l'arc Zen ne vise pas à atteindre la cible, mais à abstraire l'action de la pensée d'un agent. Qui alors en prendre conscience ? Ce qui n'est pas de l'ordre de la connaissance du connaissable par un connaisseur !


« Si on a appris à "laisser zazen faire zazen", 

l'avidité spirituelle est abandonnée, 

et la pratique peut devenir réellement 

une pratique d'éveil à chaque instant » PSP.


Pour que la pratique de la méditation dissolve les dimensions de la conscience grossière, dualiste, et révèle la conscience subtile, non duelle (hishiryô), il ne suffit pas de mener la réduction phénoménologique des surimpositions (conscientes et subconscientes, conceptions et tendances inconscientes) à son terme radical, lequel ne peut être atteint que par l'abandon de toute attente, de tout désir d'obtention et de réalisation spirituelles, il faut encore abandonner toute idée préconçue. Avant même de prendre son arc, l'archer doit se mettre en retrait de sa pratique, en retrait de lui-même, en retrait… de son propre retrait !


« Alors, l'esprit libéré de cet encombrement des pensées, 

on peut réaliser sa véritable nature, insaisissable car extrêmement vaste, 

qui n'est identifié à aucun objet, englobe toutes choses, 

tout en demeurant sur rien, 

"lorsque l'esprit ne demeure sur rien, le véritable esprit apparaît" » LDSR.

 

Tant que la pratique est orientée, elle est faussée. Dans la pratique mystique, qui procède du vide intérieur (de la « nuit » des tendances, de la nuit des sens, et de la nuit de la foi), l'on se fourvoie en faisant de l'abandon de Dieu une étape de la réduction phénoménologique… sans en abandonner la croyance ! Tant que la pratique nous questionne (le « qui suis-je ? » de Ramana Maharshi), de facto elle est réifiante d'une croyance (le « véritable Soi »). Tant que la pratique exprime une attente, elle induit une réponse phénoménologique (les dhyāna ou les degrés « d'absorptions profondes » de la méditation).


« Doit-on maîtriser les dhyāna pour s'exercer à la Vue profonde ? 

Les dhyāna ne sont qu'une aide qui comporte un danger pour l'ascèse : 

celui de s'y complaire. Or, le premier est nirodha (« annihilation ») 

des plaisirs sensuels ; le deuxième nirodha du premier, 

le troisième nirodha du deuxième, et ainsi de suite. 

Ces dhyāna doivent finalement être abandonnés » VRAIE.


Le Bouddha nous a montré le chemin qui passe par l'évitement de ces écueils. En tant que personne historique, uniquement animé par la compassion de venir en être aux êtres, Siddharta Gautama a cheminé vers l'Éveil sans le savoir ! En tant qu'éveillé résidant sur les « terres pures » qui a pris un « corps d'émanation » (Nirmānakāya), le Bouddha Sakyamuni a délivré une pédagogie théorisée sous la forme de l'Ānāpānasati sutta. Pour le pratiquant lambda donc, Ānāpānasati se présente comme « l'attention portée à la respiration », mais pour le Bouddha incarné à dessein, Ānāpānasati est une méthode de méditation par « la vigilance remémoratrice appliquée à l'inspiration et à l'expiration » VRAIE.

Pourquoi la distinction est-elle importante ? Pour insister sur la nécessité de lâcher-prise à toute intentionnalité conditionnant la pratique, autrement dit laisser le champ libre à la spontanéité pour faire surgir l'authenticité. Méditer pour le commun que nous sommes, c'est simplement s'asseoir et porter attention à sa respiration. « Au-delà des traductions des érudits, Ānāpānasati veut dire "en descendant le fleuve jusqu'à l'océan" » KSER ou comme disait le mystique Henri le Saux « laissez le Gange couler » HLSS. Le sens du sῡtra c'est, à chaque inspiration et à chaque expiration, être vigilant aux trois caractéristiques de la nature des phénomènes « impermanence, insatisfaction, absence d'une essence » VRAIE.

En-deçà des causes physiologiques pour lesquelles le corps respire, la sensation, le ressenti phénoménologie de la respiration, est sans but ! « Le Gange ne coule pas pour irriguer, il ne cherche pas à irriguer, à féconder, il coule » HLSS. Respirer est une expérience, ultimement, sans expérimentateur ni action d'expérimenter.

Tel l'écoulement du Gange, le mouvement de la respiration est l'expérience la plus directe de l'impermanence des phénomènes. L'inspire survient à l'instant, passe, remplacé à l'instant suivant par l'expire qui disparaît à son tour et ainsi de suite. Il n'y a pas deux respirations identiques. Leur parfaite similitude est impossible, car même avec une mesure strictement identique, étant donné que le corps change également d'un micro instant à l'autre, il n'est déjà plus le même à la toute fin d'une expire profonde qu'au tout début de l'inspire qui l'a précédé !

La sensation de respirer est, pour l'ego, source de « souffrance du changement ». Lorsque l'air est trop froid, trop chaud, vient à manquer, il se plaint des excès ou panique. Ce n'est pas le corps qui a froid, chaud, ou suffoque, c'est « moi » ! De fait, l'expérience de la respiration est une opportunité récurrente de s'établir dans l'équanimité par abstraction de l'agent. Au niveau élémentaire, le corps inspire et expire sans apposer d'étiquette « désagréable », « agréable » ou « neutre » à la respiration. Il s'adapte, régule, maintient son homéostasie.


« Lorsque vous respirez plus, le sang qui arrive au cerveau 

est plus pauvre en gaz carbonique, il est également trop peu acide 

par rapport à ce que le corps a besoin, 

et votre cerveau va réagir de manière réflexe et systématique, 

en activant un mécanisme de compensation, qui est la vasoconstriction » APCR


Enfin, le ressenti phénoménologique de la respiration est l'expression la plus immédiate de l'interdépendance, et donc de la vacuité (du vide d'essence intrinsèque), non seulement du « je » (du soi de la personne), mais aussi de la conscience en sa déclinaison superficielle, c.à.d. sous l'aspect de « l'esprit grossier », lequel surgit sous cette manifestation en tant que « conscience de soi », en interdépendance relative au surgissement de la conscience de son objet. Autrement dit, en coémergence, dans la perspective d'une dualité qui les fait tous deux apparaître comme existant substantiellement de leur propre côté.

En tant que méthode pédagogique, Ānāpānasati se décline (ou est découpée) en quatre tétrades de quatre phases, autrement dit seize phases successives qui, pour autant, ne sont pas dépendantes entre elles. « Il ne faudrait pas croire qu'il s'agisse d'une succession, que l'exercice de la deuxième tétrade, nécessite l'exercice de la première. Chacune peut mener à l'Absolu » VRAIE.

En tant qu'expérience toutefois, l'enchaînement de chaque phase se nourrit de la précédente par accumulation, ampliation, du développement de la concentration, de la lucidité et de l'acuité à un niveau toujours plus subtil. Le principe est le même à chaque étape, la concentration attentive à la respiration jusqu'à ce qu'elle devienne automatique et naturelle, jusqu'à disparaître à la conscience à mesure de la contemplation : des « conditionnements du corps » (par la concentration sur les objets corporels) ; suivi des « conditionnements de l'esprit » (sensations et objets mentaux) ; puis sur son impermanence (en se retournant vers soi-même) ; et enfin, au terme d'Ānāpānasati, sur la vacuité de l'esprit.


« Contemplez la finalité des phénomènes psychiques 

et l'ultime contemplation pour pouvoir atteindre 

la phase finale d'Ānāpānasati. Contempler l'arrêt des phénomènes, 

s'est transcender les phénomènes, 

c'est quand il n'y a plus rien que tout commence » ATM.


En tant que mise en pratique de la « vigilance remémoratrice », appliquée aux trois aspects des phénomènes, à l'inspiration et à l'expiration, son principe est tout entier contenu dans la première tétrade :


« 1. Inspirant de façon longue, il connaît profondément : j'inspire de façon longue.

Expirant de façon longue, il connaît profondément : j'expire de façon longue.


2. Inspirant de façon courte, il connaît profondément : j'inspire de façon courte.

Expirant de façon courte, il connaît profondément : j'expire de façon courte » VRAIE.


Le pronom « il » désigne un mendiant au sens brahmanique, c.à.d. un homme au 4ème stade de sa vie, libéré des obligations familiales et sociales qui se livre à l'ascèse spirituelle, un sannyāsin (renonçant), ou encore un moine bouddhiste, et de manière généraliste un méditant engagé dans une voie spirituelle. Mais, l'emploi de la troisième personne pour qualifier la connaissance du fait de respirer se veut aussi dépasser le point de vue subjectif.


« (…) "il rend son mental libéré", de l'observation, 

de l'examen des phénomènes physiologiques 

et psychologiques, sans autre intervention : 

le pratiquant sait qu'il inspire, qu'il expire, 

mais il "voit" aussi que "nul" ne respire (ça inspire, ça expire) » VRAIE.

 

L'usage du pronom « il » a ici pour fonction de neutraliser la « saisie innée » de se dire « je » et de s'affirmer « moi connaissant ». Le filtre de la subjectivité levé, l'expression se lit comme événement, « il y a » inspiration, « il y a » expiration, et « il y a » connaissance de celles-ci comme fait sans l'action d'un agent. Invitation à méditer l'impermanence, l'équanimité et l'interdépendance dans la « vacuité des trois sphères ». « On voit ainsi qu'il est possible, dès la première tétrade, d'exercer vipaśyanā, la vue profonde, et d'accéder à la Bodhi en un éclair » VRAIE.

Il n'est pas question ici d'exercer la moindre forme de « régulation », fût-ce la plus légère, sur la respiration, mais seulement d'observer. Il n'y a pas même à prendre conscience de sa diminution à l'accroissement de la concentration… ce qui serait la fausser ! Ānāpānasati ne se distingue donc pas de zazen en son point de départ, même si la pratique tend, en apparence, à s'en éloigner en mettant l'accent sur l'entraînement de la concentration sur des objets de plus en plus ténus jusqu'à la vacuité de l'esprit très subtil. Même si elle n'est plus au premier plan, la respiration n'en demeure pas moins « le fil conducteur de la Vigilance, de plus en plus ténu à mesure que s'approfondit le samādhi du cœur » VRAIE.

Ānāpānasati est donc une méthode de « réduction phénoménologique » qui consiste à « expérimenter tout le corps de la respiration » VRAIE, jusqu'à l'évidence que la phénoménologie des états émotionnels, mentaux, et y compris de la conscience comme « événement » coémergent à son objet, sont impermanents, interdépendants, vide d'existence objective » et donc non-soi.

Procéder à cette réduction, c'est déconstruire, décomposer, une à une, jusqu'à vacuité, chacune des couches constitutives de la phénoménologie de la « conscience de soi » comme expérience subjective. La tradition la nomme citta (le cœur), décrit de manière pédagogique comme constitué de trois dimensions, bases : des tendances inconscientes, karmiques (āsrava) ou le « subconscient » en termes moderne ; la pensée intentionnelle, l'activité mentale, « connaissance mentale discriminative (vijñāna)» ; et la « Connaissance transcendance Prajñā », laquelle est non duelle, au-delà du sujet et de l'objet. Prajñā qui transparaît au terme de la réduction, non pas comme un existant en soi irréductible (telle la pure qualité de réflexion indépendante du miroir et de ses reflets), mais bien comme l'absence (anātman), « vide du vide » …


« Au niveau surconscient, la Connaissance transcendante fait voir noétiquement

 [comme acte de connaissance de la pensée] 

l'illusion du moi, elle guide l'ascèse ; puis, anoétiquement, 

dans le silence du mental, elle fait connaître la totale vacuité, 

l'Inconditionné, sans naissance, sans devenir, 

sans création, sans conditions. 

Et cette ascèse est menée par la Vigilance » VRAIE.


Ce terme radical, qui n'est pas nihiliste de l'esprit mais la réalisation de l'au-delà de toutes assertions, de tous contraires, de la dualité et de la non-dualité, le Bouddha l'a exposé dans le sῡtra du cœur : « dans la vacuité, il n'y a ni objets tangibles, ni objets de la vue, ni objets de conscience, ni objets de l'esprit, et ainsi de suite jusqu'à ni objets de la conscience (…) ni ignorance, ni cessation de l'ignorance, ni voie, ni sagesse ultime, ni obtention, ni manque d'obtention » EPS.



APCR : Améliorer et protéger votre cerveau grâce à la respiration https://www.youtube.com/watch?v=bmR1Usqs9dw 

ATM : technique méditative pour accéder aux états de conscience modifiés de la mort de l'ego https://www.youtube.com/watch?v=XlWbvmh4BGU 

EPS : L'essence de la perfection de la sagesse (« le sῡtra du cœur ») – Sadhana n°18 https://www.centreparamita.org/?navig=/Boutique/Sadhanas 

LDSR : Lorsque l'esprit ne demeure sur rien, le véritable esprit apparaît https://www.youtube.com/watch?v=kiC61HPfzio 

PSP : penser sans penser https://www.youtube.com/watch?v=Go44c87nYfM 

VRAIE : Vigilance remémoratrice appliquée à l'inspiration et à l'expiration  https://www.cedh.info/ManuelAnapanasati.pdf  


III.102 Expérimentez


Au son du bol, l'écho fait résonance,

La fleur n'est pas le corps de la flagrance.


L'acteur vit l'action personnellement,

Le spectateur sa fiction indirectement.


L'oiseau survole le vaste océan,

Le poisson comprend l'eau au cœur du courant.


L'esprit connaît à travers l'œil qui voit,

La vision ignore de la vue l'émoi.


Dans le miroir de sa luminescence,

L'expérience est sa propre présence.


Dès l'arc-en-ciel

formé sur l'horizon

le temps disparaît



Lobsang TAMCHEU  

Eléments de réflexion


« 3. Ressentant tout le corps, j'inspirerai, ainsi s'entraîne-t-il

Ressentant tout le corps, j'expirerai, ainsi s'entraîne-t-il » VRAIE.

L'esprit ignorant fait l'expérience de la respiration comme celle des phénomènes, sur la base de la croyance en leur réalité objective, et en sa propre existence autonome, comme le fait de les croire exister tels qu'ils sont perçus. Nous avons une expérience phénoménologique du ressenti de la respiration, mais savons-nous ce que cela fait de respirer du point de vue corporel, organique ?

Méditer montre qu'il ne suffit pas d'appliquer la « vigilance remémoratrice » à l'inspiration et à l'expiration pour percevoir comme expérience ce dont d'ordinaire nous ne sommes pas conscients. Si nous pouvions appréhender le processus de la respiration à travers chacun de ses différents aspects sous leurs modalités spécifiques (physiologique, respiratoire, énergétique, métabolique, neurologique, etc.), nous ne nous retrouverions pas mis face à l'évidence de leur caractère impermanent, interdépendant, et de leur vacuité. C'est même tout le contraire !

De quelque point de vue sous lequel on se place (corporel, organique, cérébral) hormis phénoménologique, – c.à.d. non pas « à distance » des influx sensoriels et de leur cartographie neuronale, mais entremêlés, propres à l'expérience organique même comme incarnation –, le processus de la respiration vécu de l'intérieur est un événement holistique (sans distinction de parties), continu (homéostasique, métabolique), et substantiel (organique, dynamique, fluide).


« Chaque fois que vous inspirez, lors de l'inspiration votre cerveau monte 

et lors de chaque expiration il descend. 

Cela part des mouvements du diaphragme, 

en lien de façon mécanique, 

à cause du squelette, avec l'arrière du crâne 

par des muscles respiratoires qui sont capables d'élever le sternum, 

et [via les fascias] avec la dure-mère (…) 

ce "bercement du cerveau", pour bercer au mieux 

en douceur nécessite de respirer profondément » APCR.


Le cerveau a probablement connaissance de ce « bercement » sous la forme d'une représentation interne, mais il le vit surtout par lui-même, comme si en lisant ces lignes, et en vous imaginant ce que cela fait, vous sentiez votre corps s'élever vers le haut à l'inspire et s'abaisser à l'expire. Pour le corps, tout le processus de la respiration est à l'avenant ! Ce peut être le sens du sῡtra, vivre la respiration comme expérience, « un corps dans le corps » VRAIE ! Si tant est que l'on puisse s'imaginer la respiration ainsi, il ne s'agira jamais d'une immersion organique véritable, aussi réalise soit-elle, mais d'une représentation, autrement dit d'une expérience phénoménologique et non pas d'un vécu phénoménal !

L'expérience du corps « du point de vue du corps » n'est pas réalisatrice de son impermanence, de son interdépendance et de sa vacuité, seule peut l'être son expérience du « point de vue de l'esprit ». Cela est important, car ça signifie que l'on peut faire abstraction du corps comme objet de connaissance tierce, « existant premier» intrinsèque et autonome, pour se concentrer sur le « corps comme expérience » sur laquelle Ānāpānasati consiste à appliquer la réduction phénoménologie des surimpositions dont il est constitué, sur la base du « corps comme processus », continu, holistique et substantiel !

Selon la physiopsychologie yogique, celui-ci est composé de cinq enveloppes (de nourriture, de prāṇa, de mental, de connaissance discriminante, de béatitude), et selon le Bouddhisme de cinq agrégats (forme, sensations, formations mentales, perceptions, conscience). Autrement dit, il s'agit du « corps de l'expérience » ou des longueurs d'onde de l'expression de la « saisie innée du soi ».


« La "conscience de soi" définit le fait que votre cerveau 

sait que votre corps est votre corps

Comment est-ce que cet amas de cellules 

peut aboutir à une sorte de conscience 

qui fait qu'il s'incarne dans son corps, 

qu'il n'est pas flottant dans un vide absolu d'influx nerveux, 

qui se relie à un corps qui est son véhicule ? 

Pour savoir que votre corps est son corps, 

votre cerveau utilise la respiration » APCR.


Le corps en expérience n'est pas « l'expérience du corps », continuum impermanent de connaissances en actes qui s'apparaît sous la forme synthétique du « moi », lequel n'a pas d'existence hors de son expression phénoménologique. La preuve étant qu'il est (entre autres) possible de tromper la perception en substituant l'expérience de la respiration par une autre !


« On a placé des personnes avec un casque de réalité virtuelle 

dans lequel a été projeté une image d'un avatar 

dont le thorax gagnait, perdait du volume. 

La personne basculait dans l'illusion que son corps 

n'était plus son corps physique, 

mais le corps en train de voir respirer » APCR.


Qu'un tel subterfuge soit possible démontre que si l'expérience que nous avons du corps a bien pour base son agrégat, elle n'est pas le vécu du corps. C'est encore plus flagrant avec la « thérapie du miroir » mise au point par un médecin indien pour guérir les douleurs des « membres fantômes », dans laquelle les patients témoignent de la sensation de ressentir un membre amputé. Il n'y a rien en face (ni véritable corps qui respire, ni membre, ni couleur noire…), et pourtant il y a perception d'une présence, laquelle n'est pas le ressenti physique d'une manifestation réelle, mais une «expérience phénoménologique » !

Certes, cette expérience n'est pas le fruit de l'imagination pure. Elle s'inspire d'un phénomène qui bien que distinct et distant de la conscience n'est en rien fictif, ce qui ne signifie pas qu'il soit… substantiel ! La situation est exactement la même qu'avec la mécanique quantique, laquelle est constitutive d'un formalisme d'une remarquable efficacité prédictive, mais qui ne décrit pas des objets « réels », lesquels en leur nature quantique sont irréductiblement indicibles. L'agrégat du corps est la base tangible de l'expérience de la respiration, mais si vous cherchez son fondement substantiel en décomposant chacun de ses éléments jusqu'au niveau quantique, vous n'en trouverez aucun !

Ce caractère composite, synthétique, de « l'expérience corporelle », la plupart du temps, nous ne le voyons pas. Nous sommes totalement pris dans l'illusion. Elle n'est détectable pour l'esprit ordinaire, dont le discernement n'est pas aiguisé, qu'à ses frontières intangibles, où dans des situations limites qui révèlent leur nébulosité et leur caractère virtuel, comme le brouillard vu de loin nous apparaît comme un phénomène qui, vu de près, se révèle intangible...

Cette virtualité transperce d'une manière particulièrement symptomatique avec les « fondations du réel » comme conditions a priori de l'existence du monde. Ainsi, le temps. Il nous apparaît exister en propre, indépendamment de notre perception, et faire partie intégrante et constitutive de la structure même de l'univers. Mais, nous voyons bien à l'occasion de situations extrêmes (comme l'apnée sous-marine par exemple), que son existence est… relative à l'esprit !


« La plupart des apnéistes professionnels sont capables de soutenir un rythme

 cardiaque que les médecins estiment ne pas être capables de soutenir 

"l'exercice de la conscience" ! Lorsque vous n'avez plus de référence extérieure, 

la seule chose qui va vous donner la notion du "temps qui passe", 

c'est votre rythme respiratoire et cardiaque. 

Lorsque vous ne respirez plus, 

il n'y a plus rien qui vous fait comprendre que le temps passe ! » DZK. 


Respirez naturellement, de manière régulée, retenir son souffle poumons pleins ou vides sont autant… d'expériences phénoménologiques ! Votre corps s'arrête-t-il vraiment de respirer, votre cœur de battre lorsque la conscience que vous en avez, diminue, s'estompe, jusqu'à vous donnez l'impression de disparaître ? Ne plus en faire l'expérience, est-ce encore une expérience ?

L'impression qui en résulte est-elle blanche ou noire ? Y a-t-il en vous quelque chose que vous appelez « conscience » qui fait l'expérience de l'arrêt du souffle, de l'arrêt des fluctuations du mental, et donc qui existe en propre (le véritable Soi ?), ou est-ce là encore… une expérience phénoménologique ?


« Zazen veut dire voir l'eau dans le vaste océan. 

Mais jusqu'à découvrir le Bouddha inné, 

nous ne pouvons pas comprendre qu'il y a de l'eau dans le vaste océan » 

Le ZEN ou la vie de M° DOGEN     



APCR : Améliorer et protéger votre cerveau grâce à la respiration https://www.youtube.com/watch?v=bmR1Usqs9dw 

DZK : Initiation au souffle et à l'apnée https://www.youtube.com/watch?v=aNih5ddkkzI 

III.103 Naturellement


Disparue, l'accélération est figée,

L'absolu, abstraction du conditionné.


Inconsciente, la pensée devient rêverie,

Réalité, conversion d'une allégorie.


Travestis, les mots apparaissent substance,

La pensée, aphasie de l'expérience.


Pétrifié, l'infini est transcendance,

L'essence, confusion de la mouvance.


Inconnue, la vacuité est vue comme soi,

L'Un unique, ignorance du non-soi.


Une fleur se lève

au parterre des têtes

seul un sourire



Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


« 1. Inspirant de façon longue, il connaît profondément : j'inspire de façon longue.

Expirant de façon longue, il connaît profondément : j'expire de façon longue » VRAIE


Lorsque le tour du potier atteint une certaine vitesse, l'œil ne distingue plus sa rotation qui se confond en immobilité au cœur du mouvement. L'artisan peut alors relâcher son effort de régulation et laisser le tour se mouvoir de sa propre énergie, en ajustant régulièrement sa vitesse avec un minimum d'attention vigilante. Dans la contemplation du mouvement du tour, l'esprit conceptuel et discursif, mental et émotionnel, glisse dans le flow, ni évanescent, ni inconscient, ni rêverie…

L'expérience de la concentration sur l'inspire (Ānā) et l'expire (pāna), et le fait d'en prendre conscience (sati) comme expérience, n'est pas d'ordre conceptuel, ni mental, ni émotionnel – lorsque la pensée est perçue comme telle, elle n'induit plus de perturbations passionnelles –. Cette expérience, lorsqu'elle s'abstrait de la dualité, sans référence subjective, alors il ne vient même plus à l'esprit de la discriminer en termes d'objet, encore moins d'en inférer que la connaissance (donc le connaisseur) relève d'un autre « ordre » d'essence que le connaissable.

La respiration pour le corps n'est pas l'expérience phénoménologique que nous avons de respirer. Le connaître profond de la concentration méditative n'est pas une connaissance « portant sur qqc », mais un « acte de conscience » qui, au vivant de son événement, est sa propre connaissance. Tant que sa perspective s'établit en dualité, la méditation est vue par le méditant comme une expérience de l'esprit. Lorsque le sens d'intérieur et d'extérieur se confondent, la méditation devient « vécu », révélateur de son propre événement de conscience.

En contraste avec la difficulté pour la personne de se libérer de son passé, il est étonnant de voir la facilité avec laquelle la conscience peut faire abstraction de l'instant passé immédiat ! A peine le regard fixé sur le tour du potier que la conscience se perd déjà à elle-même au caractère hypnotique de sa rotation. Dès lors que les fils de la marionnette disparaissent, surgit alors l'impression de la volonté de son mouvoir autonome… Lorsque la connaissance se fait acte, l'esprit perd tout repère à son origine, c'est comme si aussitôt, elle ne relevait plus de la cognition (sensorielle, perceptive, cérébrale, psychique, mentale), mais changeait d'ordre, de nature, devenait transcendante !


« Pour caractériser cette Vigilance, le terme employé est pajānāti, 

"il connaît profondément", et non jānāti, "il connaît". 

Il y a donc, dès le commencement, un indice de transcendance

ce n'est pas une connaissance mentale, discursive, 

mais une "Connaissance transcendante" 

qui peut répondre (non réponse !) à la question : 

"Qui respire ? " » VRAIE.


Il faut se méfier du mot « transcendance » qui évoque un ordre de connaissance objectiviste, indépendant de l'esprit. Que tout lien de causalité entre le sujet et l'objet disparaisse subitement de notre « champ de perception cognitive », rendant impossible de discriminer ce qui en origine la connaissance, ne permet pas d'inférer que ce dont nous avons alors connaissance est d'un ordre différent, « transcendant » la nature phénoménale ! Ce n'est pas un fait d'expérience valide quant à la réalité de son objet sur la base duquel inférer « l'hypothèse dharmique d'un mode d'existence au-delà des phénomènes, Inconditionné, Absolu, au-delà du mode physiologique et du mode psychologique » ESC.

Postuler l'existence d'un « autre côté du seuil », c'est dire que la Prajñā est d'ordre métaphysique, existant par elle-même, en soi ! Or, ce n'est pas parce que la vacuité apparaît comme expérience phénoménale à l'esprit voilé que sa « connaissance directe » (éveillée) est transcendante en essence !


« Être conscient de qqc, cela signifie que nous sommes 

au dehors de ce qqc, que nous le regardons en en étant détaché. 

Mais lorsqu'il n'y a plus d'espace entre nous et la respiration, 

à ce moment-là, c'est effectivement 

être un sans avoir conscience de ce un » AREH.


La réduction phénoménologique de l'expérience constitue également une « réduction épistémique » de la connaissance, par dissolution progressive mais toujours interdépendante, de ses objets, vecteur et percepteur : d'abord conceptuelle, à l'arrêt de la pensée discursive, dialectique ; puis perceptuelle, par la diminution de la cognition sensorielle, sensible, jusqu'à la disparition du monde, l'oubli du corps, l'effacement de la respiration ; et plus « profondément » encore, cognitive à l'abstraction y compris de l'unité du sujet et de l'objet…

Cependant, qu'au cours de ce processus de réduction, il n'y ait finalement « plus d'espace entre » (expression qui objective un vide amodal en réalité modale !) la conscience du méditant et la conscience de la respiration, que la connaissance ne forme plus la « figure d'interférence » d'une expérience cognitive (c.à.d. qu'il ne semble plus y avoir ni connaissance, ni acquisition), pas même une intuition subtile, n'est pas signifiante… de l'essence « transcendante » de la conscience !


« Ces pensées qui surgissent sont bien "moi", 

mais je ne suis pas ces pensées, 

car la conscience qui observe est toujours 

au-delà des objets observés, 

la "conscience hishiryô" au-delà de toute pensée » CDQQC.


Ce qui semble évident à l'expérience est en fait un illogisme ! Si la conscience qui observe est conscience de qqc alors cet « au-delà de toute pensée » est une conscience épistémique… sans objet ! Les objets de la conscience ne lui sont pas extérieurs, mais relatifs à son expérience phénoménologique. Nous voyons la conscience distincte des objets dont elle a connaissance, alors que cette connaissance est propre au contenu de son expérience ! Ce dont nous avons conscience sous la forme de la connaissance d'un « existant premier » (objectif) est un effet de perspective (une « boucle étrange »), qui fait la conscience s'apparaître duelle, à la fois comme sujet et objet !

Nous avons conscience des couleurs, mais les couleurs comme observables n'existent pas hors de la conscience. Encore une fois, cela ne signifie pas qu'il n'y a « rien en face», mais en tant que tel, c'est indicible ! Il n'y a pas de réalité objective extérieure indépendante de l'acte de conscience. Ce dont nous avons conscience à la vue des couleurs, c'est de l'expérience phénoménologique de la couleur, et celle-ci nous apparaît comme si la conscience existait de son propre côté, comme si la réalité de l'objet était distincte de sa connaissance !

La conscience s'aperçoit en différenciation des objets qui semblent lui apparaître comme s'ils étaient le « produit » de l'observation dont elle fait l'expérience (y compris d'elle-même), alors que sujet et objet sont constitutifs de l'événement que nous nommons conscience, lequel est un « acte de connaissance » coémergent incluant la conscience de l'objet en la conscience de soi.

Dans la thérapie utilisée pour soulager la douleur des membres fantômes, un patient amputé de la main gauche place sa main droite dans une boite qui lui renvoie son reflet. En bougeant sa main droite, il a véritablement la sensation de la présence de sa main gauche manquante ! Ce « vécu phénoménologique », en regard duquel les notions de droite et de gauche sont des actes de connaissance, est pour l'esprit parfaitement réel ! La dimension organique est une modalité de l'expérience vécue comme distanciée et indépendante. C'est sur cette base objectiviste que prend appui l'inférence de la perception directe (yogique) de la vacuité en dépendance de l'éveil de la prajnã, sans quoi il serait autrement impossible de saisir la vacuité de toutes choses y compris… de l'absolu !


« Sans la Prajñā, aussi faiblement éveillée soit-elle, 

aucun discours dharmique, aucune proposition du Dharma, 

même les plus élémentaires, ne peuvent être pris en considération, 

ni même entendus (…) Ce n'est que lorsque la Connaissance transcendante, 

cette Intuition métaphysique translogique, 

trans-dialectique, trans-rationnelle, est éveillée 

puis fortifiée par l'entraînement aux techniques de développement 

des facteurs de l'Éveil (bodhi), que s'installe

 et grandit la Vue des choses telles qu'elles sont » ESC.

 

L'argument est dialectique : il nous est impossible de connaître l'absolu par la pensée discursive ; la connaissance des choses telles qu'elles sont ultimement ne peut donc pas être autre que transcendante ; ce n'est pas l'esprit grossier qui accède à la connaissance de l'absolu, c'est l'absolument parfait qui se révèle à notre sapience comme Prajñā ! Cela rappelle l'argumentation de Descartes quant à la preuve de l'existence de Dieu basée sur l'attribut de sa perfection. « Il faut nécessairement conclure que Dieu existe ; car je n'aurais pas l'idée d'une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n'avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie ».

La métaphysique comme solution pour compenser la limite de la pensée crée une autre limite, celle de l'absolu, achevé, accompli, parfait ! Or, la Prajñāpāramitā, dont le sens est de « passer par-delà la connaissance", ne peut être définitive puisque la vacuité ne l'est pas ! Il n'y a de sens à la « transcendance » que dans le fait de la dépasser sans cesse sans jamais l'atteindre !


« La Connaissance que nous atteindrons sera toujours relative 

et susceptible d'être franchie, dans une marche 

vers une Connaissance s'appliquant à un champ plus étendu, 

même si nous la dénommons transcendante, 

n'a jamais rien de définitif

ce qualificatif n'est que l'expression de notre appréciation » CT-116.


Il n'y a pas plus de transcendance qui soit métaphysique que de nature qui soit réelle. La conscience comme événement manifeste tout le jeu phénoménal, l'être-temps (uji). Ānāpānasati ne vise pas à atteindre la transcendance, c'est un accès direct à la vacuité de la conscience « libre de l'être et du non-être ».

C'est l'ego qui veut toujours plus, et qui nous fait inférer la transcendance comme absolu ! Ne recherchez pas la transcendance, développez l'humilité. Oubliez les grands mots, revenez à l'expérience. Restez ici, il n'y a pas d'autre côté !


« [sati] devrait être compris comme ce qui permet la prise de conscience 

de la gamme complète et de l'étendue des dharmas ; 

sati est une prise de conscience des choses en relation avec les choses, 

et donc une prise de conscience de leur valeur relative » LDSR.



AREH : L'attention à la respiration - L'Essence du zen - Harada Roshi https://www.nousasseoirensemble.org/post/l-attention-à-la-respiration-l-essence-du-zen-harada-roshi 

CDQQC : La conscience est toujours conscience DE quelque chose https://www.youtube.com/watch?v=ByFmlY7F3DA 

LDSR : Lorsque l'esprit ne demeure sur rien, le véritable esprit apparaît https://www.youtube.com/watch?v=kiC61HPfzio 

VRAIE : « vigilance remémoratrice appliquée à l'inspiration et à l'expiration » https://www.cedh.info/ManuelAnapanasati.pdf 

III.104 Ressentez


Le sable s'égraine au sablier du temps,

Au rythme précis dicté par son contenant.


L'eau s'écoule en chute nomade,

Du flanc de montagne en libre cascade.


Le temps naît du regard de l'expérience,

La durée est le fruit de l'audience.


Le reflet se mire dans le ciel de Lune,

La silhouette du vent courre sur les dunes.


A la forme de son pas prend vie le marcheur,

Le ciel constellé dessine l'arpenteur.


Là-bas s'éloigne

d'ici naît le lointain

au gré la voile


Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


La magie, c'est lorsque l'on ne voit pas les ficelles du tour. Selon le psychanalyste Paul Claude Racamier, « la perception est une hallucination réussie » ! Réaliser le triangle comme expérience phénoménologique est une chose, mais comment voir que ce qui nous fait en avoir conscience en fait également partie ?

Même si nous savons qu'il n'y a pas de sujet sans objet, la conscience ne s'en distingue pas moins de ce dont elle a conscience par le sentiment de continuité de « soi ». A travers la respiration, le cerveau dispose d'un retour d'informations sur la base duquel reconnaître le corps comme « son » corps. Or, la quantité d'information à gérer et l'énergie nécessaire seraient trop grandes pour l'établir sur la base de la comparaison. Et puisqu'il n'y a pas deux respirations identiques, comment sans mémoire le cerveau reconnaît-il le corps comme « sien » ?


« Ce sentiment fondamental serait lié aux battements du cœur, 

le sentiment de soi résulterait d'une construction complexe du cerveau 

basée sur les pulsations cardiaques (…) 

chez les patients souffrant d'un trouble de dépersonnalisation, 

c'est-à-dire un sentiment étrange d'être détaché de son corps, 

le "label soi" déclenché par le cerveau 

en réponse aux battements du cœur semble inexistant » REF


Le film n'est jamais le même, mais l'écran est immuable. Or l'esprit n'est pas duel ! Comme en physique quantique, l'expérience inclus l'expérimentateur. Ce que l'illusion de la perception a de réussie, c'est de faire croire dans le caractère permanent de la « conscience de soi ». Le cadre n'a nul besoin de posséder un caractère de permanence pour paraître exister en soi ! Un verre peut contenir une infinie diversité de contenus et sembler un contenant immuable. Mais, il est soumis au passage du temps. La matière qui adopte à cet instant la forme du verre, dans le contexte de l'infini, revêtira toutes les formes possibles. L'esprit n'est pas le même à chaque respiration, « ni différent ni identique » !

Le « cadre » n'est pas indépendant du contenu, il en est la forme. Le caractère modal de la « conscience de soi » est le reflet en miroir inversé du contenu amodal de la représentation, qui (par un effet d'inversion phénoménologique) apparaît comme le champ (l'espace de conscience) dans lequel elle se forme. Cet « effet de contraste » phénoménologique de la perception, c'est comme si un reflet originait le miroir qui le reflète ! Or, ce n'est pas l'expérience que nous en faisons. En méditation, le flux des pensées peut être dense ou diffus, chaotique ou ordonné, excitant ou lénifiant, et même disparaître pour laisser place au « vide mental », jusqu'au sentiment même d'en être conscient… comme observateur hors du temps ! Comment pourrait-elle être alors une hallucination ?

Le fait n'est paradoxal que parce que nous considérons le temps comme un « existant premier », ne voyant pas qu'il est seulement une modalité relative de la conscience en tant qu'événement ! C'est l'impermanence du contenu qui émule le sentiment phénoménologique de la continuité du contenant sous la forme de la « conscience de soi » ! La conscience n'est pas « conscience de qqc » (définition substantialiste), la conscience est « l'expérience de qqc », lequel n'est autre que « l'événement de sa propre expérience ».

« Toutes choses sont l'essence d'une seule chose », Sahara. Observez bien ce qui apparaît en méditation : le corps, les sensations, les perceptions, les représentations mentales, ne sont pas discriminés en nature, mais apparaissent sans transition comme une seule et même expérience phénoménologique, où tout est ultimement sans discontinuité et relativement sans obstruction

Et en même temps, cela apparaît distinctement, comme un reflet se détache avec netteté du miroir et semble exister de manière autonome, indépendamment de cela qui s'y reflète, de cela qui le pense, de cela qui en a la conscience… Le monde n'est qu'un «événement de conscience », incluant la conscience comme « événement de son observation » sous la forme d'un observateur distant. C'est l'univers tout entier qui participe de la conscience, non pas comme nature mais comme « fait », puisqu'il est ultimement impossible de dissocier toutes choses en essence de par leur vacuité, ni relativement en apparence car elles sont sans obstruction comme des hologrammes, des reflets ou un rêve...

Laissez-vous imprégner par ce qui apparaît et disparaît en méditation, il n'y a pas de distinction entre la conscience comme contenant et la conscience comme contenu. Tout n'est qu'expérience phénoménologique y compris celui qui en fait l'expérience comme expérimentateur ! La transparence du verre, la transparence de l'eau qu'il contient, la transparence du lac de montagne où ils sont plongés, la transparence de l'espace qui les englobe, la transparence de l'esprit qui en fait la perception, ne sont qu'une seule chose, qu'un seul « événement de conscience » qui est l'essence « vide du vide » de toutes choses…

Respirez ! Non pas en tant que vous éprouvez une fonction spécifique du corps, que vous observez ou régulez judicieusement, mais comme une dimension, une modalité, de cette expérience dont vous-mêmes, en tant qu'observateur, êtes le produit de la coémergence. Méditez ! Non pas en tant que personne, non pas en tant que soi ou non-soi, mais comme expérience heuristique…


« L'activité du cœur est loin d'être le seul paramètre interne enregistré par le cerveau.

Les échelles de temps diverses sur lesquelles varient ces paramètres seraient à 

l'origine de l'impression de continuité dans le sentiment de soi (...) 

les résultats sont une simple corrélation : 

la réponse neurale aux battements de cœur varie en même temps 

que le centrage de nos pensées sur nous-mêmes » REF


III.105 Condensez


La voûte du ciel posée sur l'horizon,

L'univers tout entier surgit d'un son,


L'oiseau porté par le courant ascendant,

Une plume soulevée par le souffle du vent,


Un fil de soie tenant une bulle de rosée,

Le soleil naissant sur toile d'araignée,


Ce corps formé de chaînes de molécules,

La conscience d'un rêve noctambule,


Un point en équilibre sur un nuage,

En aplomb sur la traînée de son sillage,


Sur la fenêtre

le souffle se densifie

vapeur d'esprit


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Tout l'univers participe de la conscience, car tout est un aspect, une dimension, de son événement. Pour autant, ce n'est pas la conscience comme monde dans sa globalité, du plus près au plus lointain, du plus infime au plus immense, qui constitue le « fait de conscience », cela dont nous sommes conscients d'être conscient « ici et maintenant », mais une portion infinitésimale. Ce n'est pas une réduction, tout l'océan sous un bateau que l'on fait rentrer dans une bouteille, ni même un grain de sable. C'est une facette microscopique de ce grain qui, en occupant toute la focale de l'attention, est l'entière et unique réalité de l'instant !

La « pleine conscience » est une définition par trop incomplète pour qualifier la phénoménologie qu'elle recouvre. Surtout, elle est impropre à être utilisée seule, comme le mot « vacuité » ne saurait être employé autrement que comme adjectif pour qualifier une chose, la vacuité de la tasse, la vacuité du corps, de l'esprit, etc. Qu'est-ce qui structure l'expérience consciente, lui donne sa cohérence, qui fait de la perception phénoménologique une « hallucination réussie » ?

La respiration et le mental sont corrélés. Lorsqu'ils sont alignés, le corps et l'esprit fonctionnent en adéquation. Un souffle harmonieux reflète un esprit calme, une respiration perturbée traduit un esprit agité. Leur influence est mutuelle. L'esprit peut apaiser le corps par la régulation du souffle ou, dans les cas de pathologies anxieuses (crises d'angoisse, attaques de panique), ou entraîner et s'entraîner à l'emballement de la respiration, et causer des arythmies cardiaques…

Le maintien de l'équilibre entre l'esprit et le souffle est aussi précieux que la recherche de réalisation spirituelle ! Surtout lorsque celle-ci prend par trop appui sur les techniques d'hyperventilation – lorsque l'inspire est plus rapide ou plus long que l'expire –, réservées à un cadre yogique ou tantrique, ou encore laïc comme la plongée professionnelle en apnée. Bien encadrer leur utilisation ne suffit pas à assurer leur inocuité. Leur effet euphorisant, induit par la mise en circulation des énergies dans le corps, est trompeur quant à sa capacité de guérison des blessures ou des troubles du mental-ego, car elles n'ont pas été élaborée à des fins de développement personnel ou de dépassement de soi.

Pour autant, la recherche de l'extrême opposé n'est pas non plus l'instrument idoine d'une pratique spirituelle qui consiste à vouloir atteindre la transcendance en s'enfonçant dans les profondeurs de la méditation par la diminution du souffle et des battements cardiaques… La dilution de la perception consciente dans le « sans-forme » n'est pas l'expérience de la dissolution du « conscient » par le « surconscient », lequel serait connaisseur de cet événement du fait du caractère transcendant de la connaissance d'un « soi » entitaire et nouménal !

La « voie du milieu » de la respiration, c'est une régulation judicieuse (sthira et sukham) qui établit la cohérence du souffle à la conscience de respirer. Celle-ci procède de la respiration diaphragmatique, et d'un expire plus long que l'inspire. L'harmonie du souffle, reflet de l'équilibre corps-esprit, n'est toutefois pas ce qui confère à la perception phénoménologique sa cohérence, mais la base sur laquelle s'établit la « pleine conscience » de l'événement qui la traduit.

Accomplir véritablement une action en « pleine conscience » c'est agir à travers la « pleine conscience » de la respiration. Par exemple, manger en « pleine conscience » avec la respiration, c'est inspirer les sensations gustatives, la texture, les saveurs de la nourriture, c'est expirer dans les mouvements de mastication de la mâchoire, sur l'attention à la conscience de la respiration : c'est respirer lentement avec le diaphragme en mastiquant lentement les aliments ; et les ingurgiter dans une longue et lente expiration… Ce massage de l'abdomen assure une bonne digestion. L'on est moins ballonné après le repas car l'on a tout simplement pris le temps… de manger en respirant !

Ainsi, pour être pleinement en conscience de l'action, il faut être pleinement conscient de respirer dans l'action, tant il est vrai qu'une respiration calme et mesurée témoigne de l'équilibre corps-esprit. C'est cette « pleine conscience » de l'acte, intriquée à la « pleine conscience » de respirer pour n'en former qu'une seule, qui définit « l'heuristique de disponibilité » du moment présent, la facette, le focus de tout notre contemplation. Ainsi, c'est la « pleine conscience » de l'action qui structure et confère sa cohérence à la perception consciente.

Cependant, il ne s'agit pas d'une conscience à la « première personne », mais d'une abstraction du sujet, de son action et de l'objet sur laquelle elle porte ! Il n'y a pas d'agent aux commandes ! Cet état de concentration ouvre sur une action spontanée et authentique telle qu'elle émerge de la pratique des arts martiaux Zen. Le samādhi n'est pas à rechercher dans le vide de l'inconscient mental, mais dans le « juste milieu » de l'harmonie du souffle et de l'esprit.

III.106 Densifiez


Lignes fictives, forme imaginaire,

Figure projetée, aspect éphémère.


Couleurs inventées, différences déduites,

Ombres localisées, lumière induite.


Contours simulés, espace extrapolé,

Haut et bas, dedans et dehors, hallucinés.


Conscience de soi, avatar synthétique,

Corps désincarné, vision périphérique.


La réalité est un simple événement,

Un fait sans auteur, charme d'envoûtement.


Chant de sirènes

il m'attache au mât

rêve agité



Lobsang TAMCHEU

Eléments de réflexion


Toute réalité est un événement de conscience. Regardez ce motif de Kanizsa, une illusion d'optique qui, selon la perspective, fait apparaître trois points distants ou un triangle blanc dont les sommets sont des pointes noires. Embrassez-les du regard et le triangle apparaît, fixez le centre de l'image et il disparaît ! Cet étrange ballet est curieusement proche de ce qui se passe dans l'esprit en méditation où, observant sans poser d'attention et sans demeurez « l'esprit fixé quelque part », surgissent des pensées, images et sons qui s'évanouissent aussi subitement…

Vous pensez que voir un triangle parfaitement distinct bien que blanc sur fond blanc, c'est qu'il existe objectivement, et que ne plus le voir est l'illusion, à moins que… ce ne soit le contraire ! En fait, ni l'un ni l'autre ! Comme pour toute illusion d'optique, le cerveau hésite entre deux interprétations qui n'ont de réalité qu'en tant qu'hypothèses prédictives ! Le blanc et le noir également… Là, en face, il y a seulement des longueurs d'ondes. Votre œil en a peut-être une perception plus brute, mais la conscience que vous en avez, elle, est une interprétation ! La vue du triangle blanc et sa disparition sont des « événements de conscience ». Votre expérience phénoménologique est la réalité.

La question n'est pas de savoir s'il existe une connaissance qui « transcende » la cognition naturelle (la Prajñā), mais plutôt qu'est-ce que la connaissance ? Y répondre, c'est se départager de la conception de la connaissance comme l'acte de connaître qqc objectivement… par un connaisseur existant objectivement !


« Le problème est épistémologique. 

Comment conceptualisons-nous 

et comprenons-nous la réalité de façon cohérente ? » TUA-77.


Dès lors que nous comprenons que la connaissance n'est pas l'expression d'une dualité intrinsèque – d'un objet par un sujet existant de leur propre côté d'une manière substantielle autonome, connectés par la perception cognitive –, mais un événement (produit en interdépendance de la convergence de causes et de conditions), dont la phénoménologie se manifeste comme l'expérience de l'apparition d'un connaisseur en coémergence à celle d'un connaissable, il n'y a plus de raison d'inférer son caractère subtil du caractère transcendant de la Prajñā comme (preuve de) l'essentialité d'un mode de réalité métaphysique.

Le comprendre intellectuellement ne suffit pas pour le réaliser, il faut en faire l'expérience directe (c.à.d. établir les bonnes connexions) d'une manière qui, somme toute, est étonnamment simple, comme l'est l'exemple de cette illusion d'optique. Une simplicité qui montre que le discernement est naturel et non le reflet d'une connaissance « transcendante » ! Comme méthode, Ānāpānasati donne un descriptif détaillé des étapes qui amènent à sa réalisation progressive.

Toutefois, si méditer est un véritable laboratoire d'expériences, où chaque sensation, perception, pensée, sont autant d'occasion de mettre en évidence l'impermanence, l'interdépendance et la vacuité de tous les phénomènes, c'est seulement parce que le «chercheur spirituel » aura entrepris d'y réfléchir, de le « méditer analytiquement ». De fait, l'on peut stimuler l'esprit avec autant d'exemples (mirage, arc-en-ciel, reflet de la Lune sur le lac ou dans un miroir, rêve, hologramme, illusion d'optique, etc.), non seulement aucune connexion ne se produira, mais l'expérience demeurera… l'expression de nos croyances !

A contrario de l'inférence selon laquelle « l'appel du dharma » ne peut être entendu, son discours compris, sa loi mise en pratique, et ses effets devenir tangibles, qu'à la condition du développement de la Prajñā – « l'intérêt pour le Dharma, l'engagement dans son ascèse sont des signes certains de l'éveil de la Connaissance transcendante » ESC –, c'est comprendre qui ouvre l'accès à la connaissance naturelle de la conscience comme son expression incarnée !

Ainsi, la pensée discursive, dialectique, la raison pure, tant décriée eut égard à son incapacité à obtenir des réalisations spirituelles, voire à nous en empêcher, s'avère en définitive jouer un rôle précieux dans leur atteinte, à la condition… de ne pas chercher à les obtenir ! Et c'est bien là son utilité pratique que de nous faire prendre conscience de l'importance sur la voie spirituelle de ne pas rechercher la transcendance, de ne pas dénigrer le naturel, de ne pas laisser l'expérience de côté au profit d'une quête métaphysique ! Curieux retour des choses étant donné que le « mental intellectuel » est accusé de nous tenir éloigné du corps, reclus de l'incarnation, par la voie duquel passe la libération !

L'on peut toujours objecter qu'il s'agit là aussi… d'une question de point de vue, et qu'il n'y a pas d'ordre prédéterminé, de « flèche de la sagesse », dont la causalité œuvre dans un seul sens, lequel est irréversible comme la « flèche du temps » postulée dans une conception objectiviste de l'espace et du temps. Autrement dit, qu'il existe effectivement deux « côtés (absolus) du seuil », chacun influençant l'autre, la sagesse se commuant en réalisation aussi bien que la réalisation en acte… Une autre manière de dire que le chemin est propre à chacun.

Nonobstant, mettre en pratique la perspective naturaliste, c'est dans la méditation ne pas chercher à s'éloigner de la surface (par aversion, désir de transcendance), à vouloir vider l'esprit de toute pensée comme l'air des poumons jusqu'à épuiser y compris le « volume inspiratoire de réserve », à plonger dans les profondeurs subconscientes du sans-forme, à creuser jusqu'au seuil subliminal du « sans-conscience », à vouloir « aller au-delà du par-delà » pour y trouver un ordre transcendant la nature, métaphysique, positif de l'existence du Soi ou de Dieu !

Méditer, ce n'est pas chercher un idéal de perfection transcendante, c'est revenir au naturel ! Lorsque le triangle blanc s'évanouit, il ne disparaît pas au-delà de l'horizon psychique, son absence est un « événement de conscience ». Certes, son vide est intangible en réalité ultime du fait de sa vacuité de substance, mais apparaît tangible en tant que « vécu », à la fois… réel, illusoire et vrai ! Rien ne se passe du côté de l'objet – telle la réduction de la « fonction d'onde » qui est de l'ordre du formalisme quantique eut égard à une réalité quantique indicible –. Tout se déroule non pas du côté du sujet (inférence objectiviste), mais comme un « événement » où coémerge connaissant et connaissable…

C'est tout ce qui est perçu comme expérience sensorielle (proprioceptives et perceptives, comme les sensations du corps, de la respiration), tout ce qui vécu comme « expérience phénoménologique » (imagination, rêverie…), tout ce qui est éprouvé comme « expérience de conscience » (apparition, disparition, cinématographique mentale), par le méditant qui constitue le vecteur de la réalisation même de la vacuité du relatif, de « l'être-temps ».


TUA : Tout l'univers dans un atome https://www.decitre.fr/livres/tout-l-univers-dans-un-atome-9782221106518.html  

III.107 Voyez


Figé par le froid, la glace fige le temps,

Redevient liquide lorsque vient le printemps.


Gravé dans la roche, le signe persistant,

Tracé dans l'eau, ne dure qu'un instant.


Mu par la force du vent, l'air est un mur,

Diluée d'espace quitte son armure.


Sous la tempête, les vagues sont des géants,

Redeviennent naines après l'ouragan.


Épais le brouillard est plus dense que la nuit,

Quand l'eau sublime, plus fuyant qu'un bruit.


Le vent se calme

les grenouilles croassent

entre les lotus


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion 


Étymologiquement, un phénomène (Phänomen), c'est « ce qui apparaît, ce qui se manifeste aux sens ou à la conscience, tant dans l'ordre physique que dans l'ordre psychique » CNRTL. Une définition objectiviste qui pose l'existence de la chose indépendamment de son observation. La respiration est souvent donnée comme « objet de méditation », en particulier dans la « pleine conscience », où l'instruction est de poser son attention sur le phénomène de la respiration, de l'observer sans rien modifier, sans chercher à le contrôler, simplement d'observer.

Développer la capacité à rester l'esprit fixé sur qqc, c'est la « concentration » (qui est l'objet de la méditation du « Calme mental » dans le Bouddhisme tibétain). La concentration se définit comme l'action de « réduire la focale de » l'attention sur un phénomène qui devient l'exclusivité de la conscience. Et lorsque l'objet est la conscience elle-même, la concentration procède alors d'une « conversion du regard » SCPR. C'est ce retournement sur sa propre intériorité qui est au cœur de la méthode de la « vision sans tête » du mystique Douglas Harding et, du « qui suis-je ? » de Ramana Maharshi, dans le courant de l'advaita vedanta.


« C'est comme si je compare ma conscience à une lampe torche, 

si je réduis le faisceau, petit à petit, il y a des choses qui vont être mises dans l'ombre. 

Si je réduis encore le faisceau et que je le tourne vers moi-même, 

il y a une intériorité qui va apparaître, 

le monde externe va être mis en réduction, mis dans l'ombre » SCPR.


Tout cela est très logique et parfaitement cohérent, et il n'y a pas à douter, dans cette optique et ce contexte de pensée, que l'expérimentation de cette approche puisse être révélatrice du sentiment du « véritable Soi ». La question est de savoir s'il s'agit d'une «réalisation authentique » ou de la simple expression d'une expérience… induite par l'inférence de sa croyance ?

Le fonctionnement du cerveau est global, et à chaque instant, en arrière-plan, il accomplit une multitude de tâches coordonnées dont nous n'avons absolument aucune conscience. A contrario, la conscience est incapable de se concentrer sur plusieurs choses à la fois ! Garder l'attention sur la respiration est déjà chose difficile, alors en rester conscient tout en se concentrant sur l'action de manger peut paraître incompatible. Pourtant, en posant la main sur l'abdomen, il est possible de conserver une certaine conscience de la respiration, en « arrière-plan », tout en se concentrant au « premier plan » sur l'action de manger.

Il est préférable de commencer par s'entraîner à se concentrer sur le diaphragme exclusivement, par un effort de « régulation judicieuse » consistant en de longues expirations, puis d'ajouter une dimension supplémentaire à l'entraînement. Il est alors très intéressant de constater que le point de vue sur la concentration change d'une manière radicale jusqu'à remettre en cause sa définition…

Sur le motif de Kanizsa, l'apparition des côtés du triangle blanc n'est pas une création ex nihilo. De l'eau transparente dans un verre transparent dans l'eau d'un lac de montagne, nous voyons, soit leur ensemble en superposition en focale large mais sans détail précis, soit chacun l'un après l'autre précisément avec une focale courte mais sans vision détaillée. Si le triangle existe réellement où est-il lorsque nous ne le voyons pas ? Comment peut-il disparaître objectivement s'il existe objectivement ? Voilà qui rappelle le questionnement de la mécanique quantique (induit par ses paradoxes objectivistes) quant à savoir ce que sont les « objets quantiques » quand ils ne sont pas observés…

Et si, plutôt que de définir la « concentration » comme la « réduction de la focale » de l'attention sur un existant intrinsèque, nous la considérions comme un processus de «densification » ou « d'agrégation », semblable par analogie à la condensation de la vapeur d'eau, laquelle est invisible à nos yeux, mais présente dans l'air, en arrière-plan de la conscience, et qui, sous certaines conditions, devient manifeste sous forme d'eau liquide… au premier plan !

Mais la densification de « quoi » ? C'est là qu'il faut être prudent afin « d'éviter de substantifier la vacuité » ! Car, cela qui se condense en l'occurrence, ce n'est pas la conscience en tant que constitutive d'un « existant premier » (comme une sorte «d'éther mental » ou un climat susceptible de revêtir différents aspects de manifestation), c'est un événement qui se caractérise comme expérience phénoménologique. Non pas la captation sensorielle, la cognition, d'une réalité extérieur objective, mais un événement objectivé comme expérience intérieure, lequel apparaît en dualité à cela qui le perçoit !

La perception n'est pas une représentation mentale élaborée par le système de représentation cérébral d'une réalité objective connue objectivement, mais un « acte de connaissance mentale ». Ainsi, la « concentration », précédemment définie comme une « conversion » (retournement) de la direction du regard vers l'intérieur, se redéfinit-elle comme la condensation sous la forme d'une « expérience phénoménologique » du sentiment de la « conscience de soi » (ce que cela fait d'être « moi »). Un phénomène est ce qui apparaît par densification comme expérience à la conscience comme événement.

De fait, les côtés du triangle blanc apparaissent non pas « à » mais « comme » perception consciente, non pas « à partir » d'un fond occulté par la concentration sur les points noirs, mais « comme » figure synthétique condensée de ces trois points. Notons que du point de vue phénoménologique, les pointes du triangle blanc sont le reflet en miroir inversé du quart de l'espace manquant de chaque point (vue modale de lignes formant un « contenant » extrapolé à partir de la vue amodale d'un contenu vide !). Alors que du point de vue phénoménal, le blanc est la somme de toutes les longueurs de la lumière et le noir… leur absence !

Aussi loin que l'on descende dans l'analyse des « formes de l'eau » (liquide ou gazeux), de ses molécules et de leurs composants, comme dans la géométrie et les traits du motif de Kanizsa, l'on ne trouvera aucune entité substantielle. « Ce qui apparaît » comme phénomène n'est autre que la vacuité d'une conscience perceptuelle, constitutif d'un « événement de conscience », la « vacuité qui apparaît comme cause et effet » comme le dit Lama Tsongkhapa. Ce qui en conséquence fait de la découverte du « véritable Soi » selon les tenants de son existence nouménale, ainsi que de la «connaissance transcendante » comme essence métaphysique, des « expériences phénoménologiques » dont la caractéristique est d'être vécues… comme réalité objective !

Poser l'attention sur la respiration c'est, en pleine conscience des mouvements du flux de l'inspire et de l'expire, au seul premier plan de l'instant présent, faire l'expérience de la « conscience comme acte de respiration » dans la conscience unifiée et indivise de la « respiration comme acte de conscience ».


SCPR : Sophrologie Caycédienne phénoménologie de la respiration https://www.youtube.com/watch?v=IcWBxu_43Gw  

III.108 Réalisez


Personne pour diviser la respiration,

Seule l'expérience pour proposition.


Ni inspire ni expire ni rétention,

De l'expire profond seule détention.


Ignorant pour chercher au centre du vide,

En quête d'obscur plutôt que lucide.


Ici et maintenant est la condensation,

De clarté, la conscience est l'obtention.


Libre d'assertion du brut et du profond,

Du seuil ouvre la claire lumière sans fond.


Claire surface

transparence lucide

tu vois-tu sans fond ?


Lobsang TAMCHEU 

Eléments de réflexion


Un phénomène est ce qui apparaît à la conscience, laquelle « conscience de ce phénomène » s'apparaît à elle-même comme conscience ! Il n'y a pas de reflet sans miroir, d'ombre sans lumière, de sujet sans objet ! Certes, il est possible d'abstraire du «champ de la conscience » tout contenu sensoriel et y compris mental pour atteindre au « sans-forme » et « sans-pensée ». Demeure toutefois le « sentiment de soi », la conscience d'être conscient, simple présence, laquelle apparaît irréductible. Ce qui fait dire à quiconque en a fait l'expérience avoir atteint le fond absolu, le « Soi véritable ».

Un phénomène ce n'est pas seulement « ce qui apparaît » en face de moi qui en suis conscient, tout en étant conscient de moi-même, comme si chaque côté de ce « face-à-face » existait intrinsèquement sous ses propres modalités. Vue, expérimentée, de cette manière objectiviste, la « conscience de soi » perdure naturellement en l'absence de tout autre objet… qu'elle-même ! Cette vision d'un « phénomène » est toutefois incomplète. Un phénomène, c'est un événement dont la conscience perceptive est une partie constituante, coémergente à son objet. Que le côté face de la pièce disparaisse n'entraîne pas la disparition du côté pile. L'œil ne se voit pas lui-même mais pourtant participe de la vision.

L'analogie n'est pas tout à fait exacte. Cet « événement » qu'est un phénomène est comparable à un « anneau de Moebius », où le côté face est le côté pile et le côté pile le côté face, la forme-vide est le vide-forme…

Quand j'expire, mes poumons se vident et le milieu extérieur se remplit de l'air que j'expire, et quand j'inspire, mes poumons se remplissent et le milieu extérieur se vide en parallèle d'une partie de l'air que j'inspire. L'un ne va pas sans l'autre. Considérer l'existence de l'objet perçu indépendamment de la conscience qui le perçoit, ou le résultat d'une expérience de physique quantique indépendamment de l'observateur, ne fait pas sens, comme il ne fait pas sans de demander quel est le bruit que fait un arbre qui tombe en forêt sans aucun témoin !

Ce qui apparaît comme « phénomène » côté face et comme « conscience de ce phénomène » côté pile est un événement unique qui se manifeste de deux manières simultanément, comme un ruban dont la topologie est telle que, selon la position relative de l'observateur, il paraît avoir deux faces. Or, si l'on coupe un « anneau de Moebius » en deux, que l'on enlève le côté face, il ne reste pas le côté pile, ce que l'on obtient c'est encore… un « anneau de Moebius » ! « Tout ce qui est ici est ailleurs, ce qui n'est pas ici n'est nulle part » IDC-31.

Non seulement, les faces du ruban n'ont pas de réalité objective, mais le ruban lui-même est dépourvu de substance ! Sa singularité géométrique, il la doit à un « effet de perspective », comme le produit d'un processus de condensation qui se manifeste à la fois comme « objet de conscience » et « conscience de l'objet ». Or, si le côté face est le côté pile, et inversement, c.à.d. que le phénomène et la conscience du phénomène sont une seule et même chose, si ce qui est vu et cela qui voit sont l'aspect l'un de l'autre, sans être ni l'un ni l'autre, où se trouve le « Soi » censé être la conscience entitaire et nouménale du sujet ?

Si les phénomènes que je perçois explicitement en distinction de la conscience de « moi » sont le même événement, vu sous un autre angle, que le sentiment « d'être conscient » dont j'éprouve l'expérience implicitement, autrement dit si la conscience ne peut se penser indépendamment de son objet, le concept de la conscience comme «conscience de qqc » (à partir de soi-même) tombe ! Et s'il n'y a rien d'autre (pas de choses existants intrinsèquement, objectivement) que des reflets en « miroir inversé », des reflets qui se reflètent l'un l'autre sans miroir, alors… il n'y a pas place pour l'atman, l'âme, le Soi !

L'on oppose l'intelligence et la raison pure à la réalisation spirituelle (en particulier s'agissant de la vacuité) en arguant qu'elles ne permettent pas de l'atteindre. L'on ne voit pas qu'il s'agit là d'un point de vue qui reflète une méthode de pensée inadaptée. La philosophie occidentale, et la science par voie de conséquence, se sont développées sur un « réductionniste », comme s'il suffisait de diviser pour expliquer les choses ! La physique des particules l'a démontré, et la mécanique quantique l'a confirmé, il est impossible de subdiviser à l'infini ce que l'on pense être les composants d'une réalité dicible, car la nature ultime est tout simplement indicible ! Ce que l'on divise en vérité, en science ou en philosophie (et les écoles philosophiques bouddhistes procèdent de cette méthode), ce n'est pas la réalité objective, c'est la pensée conventionnelle de ce présupposé !

Tant que l'on pense le connaissable en distinction de la connaissance que s'en forme un connaisseur dans son système de représentation, l'on crée une dualité qui nous éloigne de la compréhension de ce que sont véritablement les choses.

C'est le cas en neuroscience où, si la compréhension du fonctionnement du cerveau a considérablement progressé depuis Descartes, le corps et l'esprit sont toujours pensés sur le mode réductionniste comme une « unité de traitement de l'information » : en entrée, les données venant du monde extérieur, considérées comme objectives ; en sortie, l'émulation d'une représentation subjective.


« La conscience subjective est le résultat de calculs non conscient [du cerveau].

 N'importe quelle scène que vous voyez, que vous analysez, est le résultat d'un

 traitement non conscient, et donne lieu à des états subjectifs » JSMPC.


Il est ainsi étonnant d'entendre un scientifique comme Stanislas Dehaene décrire le processus neuronal par lequel un mot, auparavant « confiné dans des circuits spécialisés », devient « conscient » dès lors que son traitement produit « tout un surcroît d'activité, ce qu'on a appelé "l'embrasement neuronal » dans un espace cérébral beaucoup plus grand » JSMPC. Mais, en quoi la diffusion et le traitement d'une information à l'échelle du cerveau la fait-elle… « devenir » consciente ? En quoi la conscience peut-elle se définir comme un « espace de travail global » dont le fonctionnement inconscient émulerait une pensée conscience ?


« Chacune de nos pensées est le résultat d'un code neuronal (…) 

chacun de nos états mentaux, même les plus intimes, 

les plus émouvants, sont le résultat de calculs de notre cerveau » JSMPC.


Un calcul, c'est une opération formelle portant sur des unités symboliques. Et un formalisme qui abroge sa propre « loi de composition interne » pour produire autre chose que le résultat attendu par sa fonction serait pour le moins inefficace et… dysfonctionnel ! La mécanique quantique est d'une redoutable efficacité prédictive et pourtant, ce n'est qu'un formalisme qui extrapole sur lui-même, non sur un réel ineffable et indivis. S'il est possible d'établir une correspondance entre l'activité neuronale et le contenu des pensées conscientes, ce parallèle n'est toutefois pas signifiant d'une translation de l'objectivité à la subjectivité, laquelle présente un caractère dualiste et métaphysique au postulat d'une essence !

Dans le domaine spirituel, l'intelligence n'est pas un obstacle à la réalisation, c'est la méthode d'analyse utilisée qui l'est ! La vue dualiste à laquelle l'on aboutit par une démarche réductionniste n'est pas l'expression de la nature de ce que l'on cherche à comprendre, c'est sa conséquence ! Tant que l'on pose cela qui est voit en distinction de ce qui est vu, on crée une dualité. Se demander « qui suis-je ? » comme point de départ à sa recherche spirituelle, c'est partir du postulat d'une séparation objectiviste de la conscience et des phénomènes.

L'assertion « la forme-vide est vide-forme » ne se veut pas tant une définition de la nature ultime du réel qu'une méthode d'analyse non réductionniste. Il n'y a qu'un moyen de dépasser la « pensée dualiste », c'est évacuer la dimension objectiviste du sens que l'on donne à la matière et à l'esprit ! Considérer les phénomènes et la conscience comme un seul et même événement, où chaque côté apparaît en perspective comme « face » ou comme « pile » en relation à la direction de l'attention, offre de dépasser ce réductionnisme. Un changement de paradigme qui ouvre à la liberté totale du non assertif, ni être ni non-être…

« Tout est conscience ! » affirme le dualiste : lorsque je regarde autour de moi, ce que je vois n'est autre que moi-même me regardant, et lorsque je regarde vers moi-même, ce que je vois n'est autre que cet au-delà de moi-même qui me regarde. Mais s'il n'y a personne qui regarde et personne qui n'est regardé, si le « je » n'est ni du côté qui regarde, ni du côté qui est regardé, où est-il ? Il n'y a nulle conscience, nulle part, qui ne soit conscience autrement que comme une simple désignation conventionnelle « vide d'essence » !

Lorsque je retourne l'attention des phénomènes vers la conscience et y demeure unipointé, sa focale n'éclaire pas un existant objectif, elle change simplement la perspective du regard. L'événement reste un événement ! Si l'on regarde la conscience du point de vue de la phénoménologie de son expérience, en tournant le regard vers son « centre sans centre », celui-ci ouvre à travers lui-même sur son propre « horizon phénoménal » sans franchir de seuil !

Ce qui apparaît est comme un rêve : ni réel, ni illusoire, ni irréel ! Et dans ce rêve, il n'y a pas réellement de transition (de « saut quantique ») dans le cerveau entre objectivité et subjectivité, non conscient et conscient ! Dans ce rêve, tout existe en apparence que comme « simple désignation », y compris le rêve lui-même ! Et son essence, laquelle apparaît comme événement (condensé coémergent sous forme de phénomène et de conscience), est « vide d'essence ».

Au-delà de tout concept et de toute conception (de tout opposé et de toute dualité donc), tout n'est ultimement ni de l'ordre de l'être (objectif absolu), ni de l'ordre du non-être (néant), tout est « libre du vide et du non-vide » ! De fait, le « véritable Soi » n'est qu'une désignation, de même que la conscience, la présence, l'unité du Soi, l'union divine. Tous sont simplement comme des rêves !

Ainsi, l'on peut paraphraser Ānāpānasati : 

Regardant clairement ici même, 

il connaît lucidement : l'événement de regarder ! 

Regardant profondément en son centre, 

il connaît parfaitement : sans personne qui regarde !



IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php   

JSMPC : Je suis mon propre cerveau Stanislas Dehaene https://www.youtube.com/watch?v=5oorlZ_PDkA