I.7 - Le burn-out du yogi

14/05/2017

Le yoga apaise, aide à faire face aux difficultés du quotidien. Le yoga nous rend plus attentifs à nous-mêmes, aux autres, modifie notre regard sur la vie, nous fait voir ce qui est vraiment important. Ces changements s'amplifient avec la pratique. Dès lors, tout obstacle est source de désappointement, voire de remise en question.


Maladie, inertie mentale, doute, précipitation, apathie, intempérance, erreur de jugement sur soi, manque de progrès, régression sont les obstacles, causes de dispersion psychique[1], (I.30).

Ce n'est pas un secret que le yoga rend plus serein, plus posé, moins impatient, plus sage. Sans nous en rendre compte, nous devenons accros à ces changements. La sérénité rend dépendant ! Notre corps finit par réclamer sa dose quotidienne de yoga.

À force de pratiquer tout arrive y compris devenir meilleur, humainement mais aussi sur le plan technique. La pratique des asanas, surtout dans les styles les plus physiques, fait naître une volonté de progression. Elle instille l'idée que la transformation qui s'opère en nous procède d'une volonté de dépassement, sentiment d'autant plus fort qu'une pratique régulière et assidue amène inévitablement à des progrès. Même si notre volonté de progresser n'est ni excessive ni précipitée ni présomptueuse, tant que nous reculons l'horizon de nos limites, et il n'y a aucune raison de ne pas penser que cela changera. Mais, penser le yoga en termes de perfectionnement, nous éloigne de l'essence de sa philosophie.

Fréquente et soutenue, une pratique réalisée avec habileté (dans le respect de son corps) apporte une grande ouverture sur le plan corporel. Mesurée, équilibrée et sécurisée une pratique dessinera une courbe de progression technique constante qui induira un grand sentiment de confiance en soi. La pratique se nourrit de sa propre énergie, de l'enthousiasme qu'elle fait naître en nous au sentiment de notre progression.

Cette idée de progrès constant attise notre envie de pratiquer, nous entraîne à découvrir d'autres styles de yoga, à multiplier les séances, à nous inscrire à des ateliers, voire à entreprendre une formation de professeur de yoga même si l'enseignement n'est pas notre appétence, ni notre but. Notre soif d'en apprendre toujours plus devient boulimique. L'exaltation nous fait oublier que le corps finit par s'épuiser et le mental par saturer sous le poids d'une sollicitation constante. Cette détermination enflammée à repousser nos limites se nourrit de l'allégresse de leur dépassement, de l'oubli de ses frontières, de la consumation du corps pour le surpasser.

L'incapacité à penser et agir (alasya) se manifeste par un épuisement physique et mental, l'impression d'être vide d'énergie, après avoir couru dans toutes les directions[2].

Un stress soudain, venant se greffer sur un passif d'excès de pratique, induira des biais de jugement qui altéreront notre perception, faisant passer des conseils indulgents pour des ordres, de la bienveillance pour de l'agressivité. La raison, embrumée par un mental devenu paroxystique, remettra nos choix en question. Le doute (samsaya) présumera de la légitimité de nos choix, interrogera leur légitimité et pourra même nous tenter par l'idée d'abandon.

La visions fausse de la réalité (bhrantidarsana) correspond à une appréciation erronée de soi-même, un complexe soit de supériorité, soit d'infériorité, un manque de confiance en soi, une attitude défaitiste[3].

À ces questions et à d'autres, il nous faudra donner une réponse lorsque nous serons à nouveau disposés à plus de sagesse et d'empathie.

  • Quel intérêt avons-nous de nous imposer un rythme à la source d'intenses fluctuations du mental, contraires au principe du yoga ?
  • Pourquoi continuer si la pratique n'est plus synonyme de sérénité et si même le plaisir de pratiquer a disparu ?

La tempête apaisée l'esprit en quête d'explication résonne de l'echo d'une interrogation lancinante. Comment différencier une situation qui a le potentiel de nous transformer?


L'obstacle, objet d'ego

Certains événements relèveraient de la contingence. Ils ne seraient pas de « véritables » obstacles, seulement des accidents de parcours sans caractère signifiant. A contrario, la vraie adversité joue un rôle important. C'est un moyen d'ouvrir les yeux sur nous-mêmes, de découvrir qui nous sommes, en commençant par comprendre qu'il n'y a pas de transformation sans souffrance, car ce qui s'oppose et résiste au changement, ce sont nos attachements et notre ego. Les obstacles intérieurs attisent les blocages psychiques, comme certaines asanas la raideur des ischio-jambiers. Ils font remonter des habitudes ancrées et des conditionnements à la surface de la conscience, comme la pratique des asanas fait rayonner l'énergie du prana dans tout le corps.

L'idée qu'un obstacle est « vecteur de transformation » s'inscrit dans le caractère finaliste de la philosophie du yoga. Comme l'étirement des différentes parties du corps prépare à une posture culminante, en confrontant nos désirs, nos ambitions, notre fierté à des obstacles, c'est la dissolution du moi fictif et l'émergence du soi profond (l'Atman) qui est visée.

Certains obstacles doivent donc être bravés, car leur dépassement est la condition de notre transcendance. Il n'est toutefois pas impossible que nous rencontrions plusieurs fois le même obstacle intérieur tant que nous n'avons pas dénoué le conflit ou le complexe psychique qui en est la cause.

Certains obstacles ont tendance à resurgir plus fréquemment selon les individus (un obstacle n'est jamais totalement vaincu)[4] .

Nous ne devrions donc pas nous étonner, ni nous démoraliser à l'idée que la vie soit un éternel recommencement, dont il est possible de se libérer comme l'affirme le yoga à force de pratique et de persévérance.


L'obstacle, objet de pensée

Si les obstacles intérieurs sont utiles à notre transformation, ne pas en rencontrer serait dans l'absolu le signe que quelque chose ne va pas ! Sauf à considérer que la valeur de ces obstacles n'est pas intrinsèque mais dépende de la manière dont nous les percevons, tantôt comme vecteur d'évolution, tantôt comme cause d'involution. Si les obstacles intérieurs sont une vue de l'esprit (somatisée par le corps), la discrimination dont nous devons faire preuve doit porter sur ce qui se passe « en nous ».

Alors surviennent l'obtention d'une conscience intérieure et aussi la réduction des obstacles, (I.29).

Une pratique posturale soutenue, mue par la quête d'habileté technique, ou rationalisée dans une visée pédagogique, pour laquelle chaque mouvement chaque action du corps est théorisée, peuvent exercer une sollicitation exacerbée du corps et du mental. Ces moments de fatigue extrême et de tensions intenses nous poussent dans nos retranchements, nous obligent à faire face à nous-mêmes et à interroger ce que nous voulons vraiment.

C'est alors que notre regard s'éclaire d'une lumière nouvelle. L'abattement devient vecteur de compréhension, l'épuisement source de lucidité. L'apathie est un mode de protection qui abat les défenses de la raison et de la volonté pour nous forcer à écouter. Les plaintes qui jaillissent dans ces moments de léthargie ne sont pas les gémissements du corps vidé de toute énergie, mais l'expression de l'intelligence du corps qui nous sommes de revenir dans la bonne direction. Le corps peut changer la perception que nous avons de nous-mêmes.

Il nous rappelle des principes essentiels que nous avions occultés, comme l'identification à nos pensées conduit à l'oubli de soi dans l'action. Une confusion d'autant plus surprenante qu'elle s'installe via la conscientisation de la pratique, lorsque la codification mécanisée du geste prend le pas sur l'expression corporelle spontanée. Ce glissement subreptice est lié à la sensibilité de la conscience qui varie selon son degré de concentration. En Tadasana, plus la pression de nos pieds sur le sol est importante et plus la poussée en retour augmente. L'attention peut devenir tension et trop de concentration causer une surtension mentale. Comme dans toute asana, l'harmonie doit être trouvée. Là encore, il s'agit d'un signe que nous nous éloignons de la philosophie du yoga et qu'il nous faut recadrer notre pratique.


L'obstacle, objet de performance

Si nous considérons un obstacle dans notre pratique du yoga comme quelque chose qui nous ralentit, nous bloque ou nous fait régresser, c'est également parce que nous jugeons notre transformation sous l'angle d'une progression.

Atteignant un certain niveau, on rechute (anavasthi-tatvani). La chute est d'autant plus douloureuse que le niveau atteint est plus élevé. L'incapacité de s'élever à un niveau supérieur (alabha-bhumikatva) se manifeste lorsque les ambitions sont démesurées vis-à-vis des capacités réelles[5].

Ce genre d'obstacle peut se réduire en adoptant une position qui ne repose pas sur l'idée de « dépassement de soi ». Ce point de vue doit exclure tout ordre de grandeur, de force, d'intensité et se recentrer sur l'idée de direction, de destination, de ce vers quoi le yoga nous mène et comment y parvenir.

L'obstacle, objet de passion

La perspective qui en découle est liée au caractère émotionnel qui colore l'action et nous rappelle l'importance d'appliquer Vairagya. La connotation, attractive ou répulsive, que nous donnons à l'action, exacerbe nos attachements et nos aversions. Pratiquez le mental vide peut induire, par l'apaisement procuré, un état de contentement qui crée une dépendance. Un état de nervosité peut surgir, non de l'atteinte de nos limites intellectuelles, mais d'un blocage qui répond à la mobilisation de nos activités psychiques pour ce que nous jugeons moins attractif, déplaisant ou rébarbatif, en raison d'événements antérieurs, d'habitudes ancrées, de tendances conditionnées. Le désir et le rejet font partie de ces sources d'affliction qu'il nous faut réduire par l'adoption d'une attitude de dépassionnement dans l'action. Les obstacles intérieurs sont des causes de souffrance ou kleshas.

Avidya: la méconnaissance. Asmita: la conscience du "je", l'ego. Raga: la passion, l'attachement. Dvesa: la répulsion, l'aversion, l'antipathie. Abhinivesah: l'amour de la vie ou peur de la perdre. Klesah: les causes de souffrance, (II. 3).

La pratique, objet d'expérience

C'est avec raison que nous prêtons au yoga de nombreux bienfaits physiques et de nombreuses vertus psychiques. Toutefois, nous aurions tort de croire que le yoga est la réponse à tous nos maux et qu'il suffit de pratiquer pour nous débarrasser de nos angoisses et atteindre la sérénité. Le yoga est un très puissant outil de transformation qui doit être manipulé avec conscience et compréhension tant sur le plan psychique que physique.

Le yoga porte une attention particulière sur l'être. Pour se transformer, il faut se connaître. La condition primordiale à la découverte de soi est la présence dans l'instant présent, la convocation dans « l'ici et maintenant en soi ». La connaissance de soi par le yoga procède de l'expérience. La pratique nous confronte à nous-mêmes. Le yoga est une expérience dont nous sommes à la fois l'observateur et l'objet de l'observation. Cette expérience confronte l'observateur-témoin à l'instrument de perception par un processus visant la dissolution du moi fictif pour atteindre une connaissance non teintée de contenu subjectif qui culmine avec la libération du soi profond.

Parmi les causes de souffrance, génératrices d'obstacles intérieurs, la méconnaissance ou méprise consiste à penser que la transformation opérée par le yoga est un mouvement de « dépassement de soi » vers un état final ou culminant. La connaissance de soi n'emprunte pas un cheminement linéaire, paisible et sans embûche. Elle est faite de boucles et de détours qui révèlent autant d'obstacles intérieurs.

Savoir les franchir est un acte de sagesse. S'asseoir devant la montagne et s'observer soi-même observant la montagne est aussi important que de réaliser son ascension. Car, il ne sert à rien d'escalader la montagne pour de mauvaises raisons, mû par une volonté de performance, l'esprit perturbé ou le mental passionné, pour découvrir que la montagne n'est qu'une vue de l'esprit qui, en définitive, ne dissimule rien d'autre que nous-mêmes.

Ces circonvolutions sur le chemin du yoga ne sont pas des accidents inutiles ou des mésaventures stériles, elles font partie du processus. Les obstacles intérieurs révèlent ce que nous sommes. La transformation commence dès le moment où nous débutons l'expérience et se poursuivra jusqu'à ce que la pratique cède la place à un état modifié de conscience de soi.

L'état de Samprajñata passe successivement par une saisie discursive, puis subtile, par la félicité et par la pleine conscience de soi-même dans l'expérience, (I.17).

Les obstacles intérieurs ne détournent pas du chemin. Ils sont l'aiguille de la boussole qui cherche la direction de la destination qui est en nous.



[1] Yoga-Sutra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud

[2] Ibid

[3] Yoga-Sutra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud, page 60

[4] Ibid

[5] Ibid