I.8 - Qu’est-ce que le lâcher-prise ?

28/05/2017

Les idées sont comme des graines, elles trouvent un milieu propice à leur développement, s'y enracinent et prospèrent. En sémiotique, cela s'appelle un "mème". Le lâcher-prise en est un exemple. Concept à la mode, il se répand comme la solution miracle. Il a colonisé le yoga où il se présente comme la traduction de Vairagya et impose une vision dualiste de l'action, fondée sur l'opposition de contraires, la volonté et le relâchement.

Dans l'acception à la mode, le lâcher-prise est identifié à un procédé visant à relâcher le contrôle, dont l'excès est considéré du point de vue psychologique comme la cause de tous nos maux. Lâcher-prise, ce n'est pas faire acte de renoncement à vouloir tout contrôler, c'est se détacher de l'impératif du contrôle, de la dictature du résultat. C'est accepter que le produit de nos actions ne nous appartienne pas (karmaphalatyaga - renoncement (tyaga - détachement) aux fruits de l'action[1]).

Notre propos ne doit toutefois pas se focaliser sur une définition clivante dans laquelle le lâcher-prise se concevrait comme une opposition des termes. Le mème du lâcher-prise profite du caractère interprétatif des Yoga-Sutra pour coloniser nos esprits à travers l'aphorisme I.12 où Patanjali nous explique comment ordonner les fluctuations du mental afin d'éviter de nous identifier à nos pensées (I.4). Les traductions diffèrent selon les auteurs :

L'arrêt des perturbations du mental s'obtient par une pratique intense, dans un esprit de lâcher-prise[2].

La faculté de diriger les activités psychiques s'obtient à la fois par la pratique persévérante et le détachement[3].

Il n'y a pas de traduction plus juste que l'autre. Elles sont le résultat d'un effort, à n'en pas douter honnête, de l'esprit des interprètes pour comprendre la pensée d'un autre esprit. L'étymologie est moins sujette à la subjectivité, mais là encore tout dépend de la source lexicale :

Abhyâsa-vaîrâgyâbhyâm tad-nirodhah :

  • abhyâsa :
  • au moyen de la pratique persévérante[4]
  • répétition, récitation ; exercice, étude ' usage, pratique, habitude[5]
  • la force (Abhi) projetée (as), dans sa propre direction, dans l'action (â)[6]
  • vaîrâgyâbhyâm :
  • au moyen du non-attachement[7]
  • renoncement au monde, cessation des passions ; abnégation[8]
  • non (vi) teinté (ranj) de passion (râga)[9]
  • tad : de celles-ci, les activités psychiques
  • nirodhah : la faculté de diriger

En résumé :

  • Abhyâsa reflète l'idée de discipline (travail sur soi-même), d'effort persistant, « d'intensité et d'affrontement[10] », de volonté, de vigilance.
  • Vairâgya traduit l'idée de ne pas agir sous l'influence de la passion, de ne pas s'attacher et de renoncer au désir, cause de souffrance.

Dans le dictionnaire de l'Héritage du Sanskrit, le non-attachement n'apparaît pas comme définition de vaîrâgyâbhyâm mais en lien avec anuvrata (les cinq vœux mineurs d'un disciple) où il renvoie à son tour à aparigrahra (l'un des cinq yamas), « l'absence de convoitise et d'attachement ». Il semblerait donc bien que la signification de l'aphorisme I.12 soit d'agir avec discipline et sans passion. D'autres auteurs vont dans le même sens :

Leur apparition [les perturbations du mental] peut être empêchée par la constance dans l'effort et par l'absence de passion (...) Pour réaliser le non-attachement, il faut transmuer l'émotivité en sensibilité non émotionnelle (...). La constance dans l'effort et l'absence de passion sont les deux éléments assurant le succès de cette entreprise[11].

Plusieurs remarques sur cette définition : 

  • le non-attachement est le but, non la méthode
  • la discipline à mettre en œuvre consiste en un « contrôle » sur soi-même 
  • Abhyâsa et Vairâgya sont des actions complémentaires.

Abhyasa est l'effort constant, réalisé sur soi-même, pour garder le cap, «maintenir l'esprit orienté vers l'état de yoga (I.13 La pratique persévérante est l'effort vers cette stabilité) [12] ». En complément, Vairagya est l'adoption d'une attitude de dépassionnement.

Dans ce contexte, quel rôle le lâcher-prise vient-il jouer ?

Le terme lâcher-prise n'a pas d'étymologie, il nous faut étudier celle des mots qui le composent. Ainsi, « lâcher[13] » revêt le sens de :

  • Laisser aller en relâchant, relâcher un lien qui retient
  • délier, libérer ; délier les courroies qui maintiennent les serres du faucon afin qu'il prenne son vol ; Ne plus s'accrocher, lâcher prise (d'un oiseau de proie)
  • accorder ; cesser de jouer son rôle, lâcher.

L'étymologie[14] du mot « prise » renvoie à celle du verbe prendre :

  • amener avec soi
  • comprendre dans un autre sens, interpréter, confondre
  • attendre le moment favorable (prendre le temps)
  • être pris par un sentiment, captivé, séduit
  • se saisir de quelqu'un, arrêter, atteindre.

Ainsi, parmi les choses auxquelles le terme de lâcher-prise nous demande de ne plus nous « accrocher », de nous libérer de la « captivité », il y a les sentiments. Le mot renvoie donc au sens d'agir sans passion, ce qui rend son emploi pertinent. Mais il va également plus loin en ajoutant que les sentiments peuvent engendrer une interprétation confuse ou erronée. Il renvoie à ce dont Patanjali enseigne à se libérer, la méconnaissance.

La méconnaissance consiste à inverser les valeurs, à confondre une chose et son opposé dans le physique, la pensée, l'affectif et le spirituel (cf. II.5). La cause de nos difficultés est donc bien notre entêtement, notre obstination à maintenir une opinion décalée par rapport à la réalité (cf. II.24)[15].

Lâcher-prise, c'est reconnaître un autre point de vue que le sien, accepter de ne pas avoir raison ou de détenir la vérité sur une chose. C'est ouvrir son esprit à d'autres possibilités, sans s'accrocher à aucune, dans une optique scientifique. Le lâcher-prise invite à l'ouverture d'esprit, à la tolérance, à la critique constructive et à l'altérité féconde. Il vise à nous libérer d'un point de vue que notre attachement peut rendre doctrinaire, au point de nous empêcher de voir la véritable nature des choses par obscurantisme.

En éliminant les obstacles, nous apprenons aussi à garder un esprit ouvert, un sens de l'humour et à écouter attentivement pour ne pas devenir des fondamentalistes coincés dans nos points de vue[16].

Pour commencer, il faut lever le piège sémantique contenu dans le sens courant du lâcher-prise. Comment comprendre l'affirmation de « lâcher-prise y compris pour le lâcher-prise, de ne pas entrer dans un travail volontariste y compris sur l'abandon[17] » ? Lâcher-prise sur le lâcher-prise est un truisme. La volonté de relâcher le contrôle est une forme de contrôle.

Comment le lâcher-prise peut-il ne pas engendrer une réflexivité à l'infini ?

Une étymologie du lâcher-prise est éclairante. C'est l'idée « d'attendre le moment favorable » pour « délier les courroies qui maintiennent les serres du faucon afin qu'il prenne son vol ». Comme la chasse au faucon qui implique deux protagonistes, le fauconnier et le faucon, le lâcher-prise met en œuvre deux principes, un acteur et un témoin. Le fauconnier attend le bon moment pour enlever les œillères du faucon, mais lorsque celui-ci s'élance, il n'est plus maître de la course de l'animal...

Il convient de s'engager dans le yoga avec la confiance dans un résultat positif (satkara), avec tout son être et dans un complet don de soi (cf. I.14).

Le détachement, ce n'est pas se détacher des choses mais découvrir que les choses se détachent de soi (cf. I.15).

Lâcher-prise sur le lâcher-prise, c'est formuler une intention (intentio « tension, action de tendre ; effort vers un but[18] »), placer son esprit dans une certaine direction (« orienté vers l'état de yoga ») ou Abhyâsa - « la force (Abhi) projetée (as), dans sa propre direction, dans l'action (â) » - en adoptant (et c'est là toute la subtilité) un contre rôle ! Celui de témoin de ses actions (le fauconnier qui suit le vol du faucon ; la flèche de notre intention) après en avoir été l'acteur (l'équivalent du lâcher de l'animal ; du détachement au désir).

Ce changement de rôle fait écho à l'ouverture d'esprit à adopter pour dissiper la méconnaissance qui nous fait voir la réalité « telle que nous voulons qu'elle soit » et non pas « telle qu'elle est »[19].

Un moyen d'y mettre fin (la méconnaissance en tant que cause de souffrance) : c'est accroître son discernement, sa faculté de jugement, c'est voir l'essentiel clairement, sans ambiguïté et de façon durable. C'est avoir un esprit lucide qui perçoit objectivement et positivement personnes, situations, problèmes, cf. II.26.

La méconnaissance ou l'ignorance (Avidya), le premier klesha, engendre l'ego (Asmita) et ses attachements : le désir (Raga) ; le rejet (Dvesha) ; et la peur de la mort liée à l'attachement à la vie (Abhinivesha). Lâcher-prise, c'est « abandonner, abdiquer une part de son empire sur soi-même, accepter d'être transformé, se soumettre à cette transformation[20] », comme le fauconnier s'en remet au faucon.

Cette part qui résiste, et l'on comprend pourquoi puisque le processus vise sa dissolution, c'est l'ego. Céder le contrôle au sens premier du lâcher-prise (ce qui revient à opposer la volonté à la volonté ou l'ego à l'ego) est antithétique, car l'ego se construit sur l'attachement passionnel aux objets des sens et sur le désir de satisfaire son plaisir égocentré.

Au contraire, le lâcher-prise comme « contre rôle » nous rappelle que nous ne nous sommes pas l'ego. L'ego n'est pas un être en soi, mais ce à quoi nous nous identifions. Adopter un « contre rôle » vis-à-vis de nous-mêmes, c'est rétablir la dualité qui s'est dissipée du fait de notre confusion avec l'ego.

II.6 L'ego est le fait de voir comme une unique essence la faculté du "principe qui perçoit" et celle de "l'instrument de perception" [21].

Ainsi, la pratique d'Abhyâsa et de Vairâgya sont-elles concordantes, « la force pour le non-attachement (Vairâgya) provient de la pratique persévérante (Abhyâsa)[22] ». Abhyâsa et Vairâgya n'opposent pas des forces, mais font converger des directions. Elles mettent en œuvre des actions complémentaires et associées, unies à un but commun.

Abhyâsa et Vairâgya agissent sur deux niveaux, le détachement de nos liens, par le dépassionnement ou la résorption du désir et des états émotionnels qu'il engendre, et la destruction de leur cause par le lâcher-prise sur l'ignorance, l'adoption d'un point de vue extérieur, d'un « contre rôle » qui permet d'engager le débat avec soi-même pour dissiper la méconnaissance, révéler l'illusion de l'ego et restaurer la pleine conscience de soi.

Par le non-attachement aux formes de connaissance avec lesquelles les sens mettent l'homme en contact, leur emprise sur lui se relâche de plus en plus et le temps vient enfin où l'homme, libéré, devient le maître de ses sens et de tous les contacts sensoriels[23].


[1] , [5], [8]   https://sanskrit.inria.fr/Dico.pdf Héritage du Sanskrit, Gérard Huet

Les sens distincts sont séparés par le signe « | » les sens voisins sont séparés par des points-virgules, les quasi-synonymes sont séparés par des virgules.

[2] Yoga-Sutras, Traduction de Françoise Mazet

[3], [4], [7], [10], [12], [15], [21], [22] Yoga-Sutra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud

[6], [9] www.body-yoga-paris.com/lexique-yoga/abhyasa-vairagya 

[11], [23] www.girolle.org/telechargements/baa/yoga_sutra_patanjali_par_CED.pdf

[13], [14], [18] www.cnrtl.fr/etymologie/ 

[16] www.richardfreemanyoga.com/ashtanga-vinyasa-yoga/  

« As the remover of obstacles, we also learn from him to keep an open mind, a sense of humor, and to listen deeply so as not to become fundamentalists stuck in our points of view ».

[17], [20] https://www.franceculture.fr/emissions/les-discussions-du-soir-avec-leili-anvar/de-jung-au-yoga 

[19] www.centrejaya.fr/spip.php?article163#!/main