I.10 Sthira et Sukham

25/06/2017

Une pensée exempte de paradoxe est-elle philosophique ? Parce qu'il heurte notre opinion et met en doute nos conceptions, le paradoxe est essentiel pour comprendre la réalité. C'est en répondant à des questions comme le chat de Schrodinger est-il vivant et mort ou une asana peut-elle être à la fois ferme et agréable, que la compréhension s'éclaire.

II.46 Sthira sukham asanam.

Ferme et douce est la posture.

Le yoga n'est pas aussi complexe que la mécanique quantique, mais cette dernière force à la sagesse. Le physicien américain Richard Feynman (1918-1988) se plaisait à dire « Si vous croyez comprendre la mécanique quantique, c'est que vous ne la comprenez pas ». Dans le yoga également, il faut toujours avoir l'esprit ouvert. Ce qu'un maître zen exprimait par « L'esprit du débutant est vide, libre des habitudes de l'expert, prêt à accepter, à douter, et ouvert à toutes les possibilités. C'est le genre d'esprit qui peut voir les choses telles qu'elles sont, qui, pas à pas et en un éclair, peut saisir la nature originelle de toute chose[1] ».

Le paradoxe de Sthira et Sukham repose sur un couple d'opposés dont l'étymologie[2] vient de :

  • yudhisthira (Mahabharata) : le roi Yudhisthira « Ferme dans le combat, vaillant combattant[3] »
  • susthira : ferme, stable ; à l'aise ' déterminé, résolu.
  • susthirasana [yoga] qui est à l'aise dans la position.
  • sthirata fermeté ; persévérance, ténacité ' stabilité ; constance, permanence ; calme.
  • sukham : heureusement ; tranquillement, facilement ; aisément, à l'aise ; volontiers, avec plaisir.

Le yoga est pacifique, mais la pratique posturale comprend des asanas dont les noms possèdent une connotation guerrière, tels les Virabhadrasana et ce Yudhisthira dont découle Sthira, la fermeté. Il peut paraître contradictoire d'enseigner la pratique posturale du yoga, les asanas, sur des principes ou préceptes qui reposent sur des attitudes antagonistes. Il l'est plus encore de les présenter comme des qualités qui permettent d'atteindre l'état de yoga ou « la faculté de diriger les activités du mental », alors même que l'opposition des termes engendre des fluctuations de la pensée en faisant naître nombre d'interrogations.

Comment concilier Sthira, qui exhorte à l'engagement physique, avec Sukham, qui incite à la décontraction ? Comment concilier l'intensité avec le relâchement, l'effort avec la détente, la difficulté avec la facilité, le déséquilibre avec la stabilité ? Comment être à l'aise dans l'inconfort, trouver agréable ce qui est éprouvant ?

Patanjali aborde très succinctement le troisième membre, les postures, indiquant surtout l'état d'esprit qui préside à leur pratique et qu'il résume en deux mots ; la fermeté et l'aisance, un couple de contraires fondamental, qui implique aussi la force et la souplesse, la difficulté et la facilité, la rigueur et la tendresse[4].

Une asana difficile pour le débutant devient facile à réaliser pour celui qui a acquis de la pratique. L'appréhension fait place à l'enthousiasme, le plaisir remplace l'épuisement. L'effort se dissipe à mesure que s'acquiert l'habileté technique et ce qui paraissait insurmontable devient réalisable. Le champ du possible s'agrandit.

Toutefois, il s'agit là d'une substitution, Sthira s'effaçant au profit de Sukham. Or, tout le défi est de trouver leur équilibre, non leur phagocytose ou leur annihilation. L'alchimie entre la fermeté et la douceur consiste à atteindre un état dans lequel chaque composant conserve son principe actif sans se mélanger, où chacun s'équilibre et s'ajuste en permanence dans un constant rapport de forces.

Le problème est particulièrement prégnant chez les personnes souples. Elles entrent si facilement dans les postures que celles-ci leur paraissent insipides. Il ne s'y passe rien ! Elles ont beau rechercher l'étirement musculaire des ischio-jambiers, du psoas ou des grands fessiers, rien n'arrive. Alors, elles attendent que ça passe... Elles sont totalement dans Sukham et plus du tout dans Sthira, mais très certainement dans leur hyperextension. Il est ainsi possible de nuire à son corps avec une totale aisance.

Les personnes plus raides ne sont pas, pour autant, mieux loties. Leur engagement musculaire devient vite intense tant leur limite d'étirement est rapidement atteinte. Maintenir Sthira exige un effort de volonté qui prend le pas sur l'aisance. Il leur faut sortir de leur zone de confort et entrer plus avant dans les asanas pour assouplir leur corps et donc s'éloigner de Sukham.

Cette subtilité de la recherche d'un équilibre idéal entre Sthira et Sukham s'illustre par une pensée zen :

(...) tout est en changement continuel. Rien n'existe si ce n'est momentanément dans sa forme et sa couleur actuelles. Une chose coule en une autre sans pouvoir être saisie. Avant la fin de la pluie, nous entendons un chant d'oiseau. Même sous la neige épaisse, nous voyons poindre des perce-neige et des pousses nouvelles[5].

Sthira et Sukham coulent l'un dans l'autre sans différenciation. Le bruit de la pluie couvre le chant de l'oiseau et le rend inaudible. Pourtant, le chant est bien là. Dès lors que l'on approche de Sthira, Sukham s'éloigne, comme deux aimants qui se repoussent. Il faut sans cesse les conserver présent l'un à l'autre. La fermeté réside autant, si ce n'est plus, dans la détermination à maintenir leur subtil et fragile équilibre, qu'à rechercher la fermeté en elle-même. Cela ne signifie pas que les réaliser tous les deux en même temps est chose impossible. Mais il faut nous ôter de l'idée que Sthira et Sukham forment un état en soi, un mariage qui s'obtiendrait par l'habileté technique, lorsque le corps est en alignement, le souffle long et profond, le mental calme. Sthira et Sukham constituent une posture d'équilibre dans laquelle nous devons lutter en permanence contre le risque de chuter d'un côté ou de l'autre de leurs pôles opposés. Ils sont cette frontière ténue que la gravité nous fait ressentir dans les inversions, lorsque le corps est suspendu entre deux possibles.

Le yoga classique découle d'ailleurs d'un arbitrage entre les opposés dont la perpétuelle alternance déséquilibre et affaiblit l'être humain[6].

Reste que cela ne répond pas à la question de savoir comment ressentir leur point d'équilibre lorsque notre souplesse nous le rend imperceptible ou lorsque nos raideurs nous le masquent ?

La pensée humaine est par nature contrariée. Elle aime créer des contradictions pour le plaisir d'avoir à les résoudre. Certes, dépasser les opposés est ce qui permet d'atteindre à l'harmonie, mais ne peut-on pas réaliser le vrai par une voie plus directe ?

Tous les traducteurs des Yoga-sutra ne vont pas dans l'opposition. Gérard Blitz défini Sthira et Sukham comme « Être fermement établi dans un espace heureux ». La fermeté ici consiste à goûter la satisfaction de son ancrage dans le moment présent. Il ne s'agit pas de rechercher « l'effort juste » dans une asana, mais d'être présent à son corps, de rechercher le contentement dans la conscience de sa présence ici et maintenant.

Bernard Bouanchaud nous renvoie à l'étymologie de la racine as de asana : atteindre, arriver à, parvenir à ; obtenir, acquérir, gagner ; jouir de[7]. « C'est l'idée d'être présent à son corps, de l'habiter, d'y exister, d'y demeurer, d'agir sans interruption ou de tenir une position longtemps, de la défendre[8] ». On retrouve ici l'idée de lutte inspirée par Yudhisthira « Ferme dans le combat ».

Mais l'idée « d'occuper son corps » fait également echo à la dualité, à la base de la philosophie du yoga. Le yoga, en effet, est un système de pensée dualiste composé de la Prakriti et du Purusha. La métaphysique du Samkhya définit la Prakriti comme « la nature féminine complémentaire du Purusha. C'est le substrat éternel contenant les Gunas (qualités) qui composent le monde phénoménal[9] ». La Prakriti regroupe à la fois la nature, la matière, l'expression physique de la réalité, les phénomènes changeants. La Purusha est « l'esprit masculin et l'esprit global de l'humanité dont l'entité suprême est le Mahapurusha, le Principe vital dans les Veda, associé à l'origine avec Vishnu. C'est l'aspect mâle, inactif (puissance latente) d'une dualité, complément inséparable de sa manifestation (ou énergie manifestée), la Prakriti[10] ».

Le dualisme du Samkhya nous rappelle que les Yogas-sutra s'adressent au corps et à l'esprit. Sous cet angle, la lecture de Sthira et Sukham révèle que l'opposition des termes nait de leur confusion sur un seul et même plan d'existence, la réalité physique ou Prakriti. Dans la pratique des asanas, cela se traduit par le fait de considérer l'effort physique comme devant être à la fois ferme et agréable, de rechercher une « douceur ferme ».

La contradiction n'a plus lieu lorsque le sens des termes est rétabli dans le contexte dualiste du yoga, où Sthira s'applique à la Purusha et Sukham à la Prakriti. « La vigilance ou fermeté est la stabilité physique, mais surtout la présence, l'attention, l'immobilité mentale. En complément, la douceur, l'aisance se manifestent par l'adaptation des postures aux possibilités physiques, sans forcer, sans volontarisme[11] ».

Une instruction cohérente pour enseigner Sthira et Sukham dans le cadre dualiste de la philosophie du yoga serait : maintenez la concentration de votre alignement et la conscience de votre corps avec fermeté (Sthira), tout en exprimant vos capacités physiques selon vos réelles possibilités (Sukham).

Pour les personnes souples, cela signifie porter une attention toute particulière à leur alignement pour éviter d'aller dans leur hyper- extension, qu'elles ne pourront corriger que par une vigilance constante à l'effort. L'aisance consistera pour elles à retrouver dans les asanas une résistance distendue par trop de flexibilité. Pour les personnes raides, cela signifie habiter leurs limites, qu'elles ne pourront « déplacer » qu'en suivant le flux de leur conscience, dans le rythme lent duquel, elles trouveront l'aisance.

La vision dualiste restaure la clarté dans le mental et la lucidité dans la pratique par la lecture non contradictoire de l'aphorisme II.46. De plus, elle joue un rôle majeur sur le chemin du yoga, car le dualisme nous rend conscients de notre véritable nature selon les Yoga-Sutra de Patanjali et de l'origine de l'erreur dans laquelle nous sommes englués, source de souffrance.

II.6 L'ego est le fait de voir comme une unique essence la faculté du "principe qui perçoit" et celle de "l'instrument de perception".

Bernard Bouanchaud nous rappelle que « nous vivons trop souvent coupés de notre principe de conscience qui se manifeste à travers la matière psychique et physique, en oubliant que nous sommes d'abord "le principe qui perçoit", le sujet conscient, à travers le psychisme et le corps qu'il habite. Selon le yoga, nous ne sommes pas constitués d'une unique essence, mais de deux principes distincts[12] ». Nous reviendrons sur ce point, mais l'idée à retenir, c'est que postuler Sthira et Sukham sur un même plan nourrit la méconnaissance à l'origine de la souffrance :

La conjugaison dans un même être, de l'esprit et de la nature psychocorporelle, crée des sources de souffrance si l'individu n'a pas clairement conscience de ces deux pôles, Soi et Non-Soi. La libération définitive ne s'opère que par l'exercice de la discrimination (...) la non-discrimination entraînant la souffrance[13]

Sous l'égide dualiste, la méditation en mouvement qu'est la pratique des asanas révèle sa véritable dimension, elle permet à l'esprit, de par de son enracinement dans l'immobilité des postures, d'acquérir un caractère tangible. Sthira, la fermeté, peut s'incarner dans la Prakriti, devenir la manifestation concrète du Purusha. Par cette incarnation de Sthira, c'est l'esprit lui-même qui devient une asana et qui rejoint Sukham, le corps comme produit et réceptacle de la conscience manifestée. Les aphorismes suivants nous aident à le comprendre.

II.47 Elle résulte à la fois de la détente basée sur l'effort juste et de l'harmonie avec l'infini en soi.

La dualité est là encore présente. L'aphorisme II.47 s'adresse à la fois au corps et à l'esprit. Au corps, par la recherche de « l'effort juste vers la détente » déjà évoqué supra dans l'adaptation de ses possibilités physiques à la pratique, qui vise « à réduire les efforts ou tensions accumulées dans le corps, à être totalement libre et détendu dans l'action (...)[14] ». À l'esprit, par la recherche de « l'harmonie de l'infini en soi ». Expression, elle aussi, pour le moins paradoxale, car « comment contempler une dimension infinie alors que le corps est immobile dans la posture ? »

Cette expression signifie en réalité, réaliser la compréhension de l'unité du « principe qui perçoit » - le soi profond ou l'atman, parcelle de Purusha selon la métaphysique du Samkhya - par-delà ses manifestations physiques dans la Prakriti. Cela signifie qu'il nous faut voir chaque asana comme une facette, un aspect singularisé, une forme « d'incarnation » de la conscience.

La pratique posturale moderne comprend un grand nombre d'asanas. Certains ouvrages en recensent plus de deux milles[15]. Nous sommes loin des quelques postures, la plupart assisses, qui existaient du temps de Patanjali. Mais ces postures modernes sont souvent des variations ou déclinaisons sous différents plans qui peuvent se ramener à quelques postures de bases.

Le nombre exact importe peu, en fait, le nombre présente un avantage, il rend plus facile la perception de l'unique derrière le multiple. Plus il y a d'asanas, plus il est facile de voir leurs ressemblances et de subsumer la diversité dans l'unité. Quelle que soit la couleur, la direction ou la focale de la conscience dans une asana, il n'existe qu'un seul « principe qui perçoit » et c'est toujours lui qui nous permet d'éprouver la posture à travers la multiplicité des formes adoptées par « l'instrument de perception ». Lorsque cette prise de conscience se fait jour, alors se réalise « l'harmonie de l'infini en soi ».

II.48 Il en résulte l'absence de perturbations dues aux paires d'opposés.

Lorsque nous réalisons l'unité du « principe qui perçoit » derrière la diversité des asanas, la lucidité octroyée par « l'harmonie de l'infini en soi » s'étend à tous les états de l'être psychocorporel, des manifestations de l'atman dans la Prakriti. Autrement, ces états nous apparaissent comme des paires d'opposés telles : « le chaud et le froid ; l'immobilité et la mobilité ; le succès et l'échec, l'excès et le manque ; l'ambition et les compétences réelles ; l'amour et la haine ; la naissance et la mort ; la vie et le néant ; les changements et les conditionnements[16] ».

Dans la métaphysique du Samkhya, la Prakriti correspond à la manifestation, « l'expression physique de la réalité » tandis que le Purusha est le non-manifesté, « complément inséparable de sa manifestation ». Il n'y a pas de réelle séparation entre les deux, un continuum « existentialiste » les relie. La manifestation est la « continuité » du non-manifesté, sa « singularisation » physique, son « identification » dans la forme. Les déclinaisons de la Prakriti sont en quelque sorte les avatars du Purusha.

Le yoga est une philosophie dualiste parce que les formes adoptées par la Prakriti diffèrent dans les manifestations du Purusha.La dimension psychocorporelle de l'être humain est en somme « l'expression » ou la « traduction » de l'atman. Par extension, les asanas sont l'exégèse de la conscience, les « interprétations physiques de la pensée de leur auteur ». Les asanas reflètent l'état d'esprit du pratiquant. Au-delà de la présence à soi et de la concentration, c'est la conception du monde et de soi-même qui se réfléchissent à travers les postures.

Les paires d'opposés sont une vision de l'esprit. Ainsi, le chaud et le froid sont reliés par un mécanisme sous-jacent. La chaleur est le résultat de l'énergie engendrée par l'agitation cinétique des molécules. Les molécules sont le permanent derrière l'éphémère, le continu derrière le discontinu. La chaleur est aux molécules ce que la Prakriti est à la Purusha, une manifestation phénoménale, l'expression temporelle et locale d'une condition éternelle et infinie.

Ainsi en est-il de toutes les paires d'opposés. Elles sont comme des points. Isolément, ces derniers se distinguent, mais reliés entre eux, ils forment une ligne continue. Selon la distance qui nous en sépare, les détails sont invisibles ou évidents. Il en est de même pour les âges de la vie, la vieillesse est reliée à la naissance, jour après jour dans un mouvement continu.

« L'harmonie de l'infini en soi » offre ainsi de percevoir la Purusha et la Prakriti comme un continuum au sein duquel se réduisent et se confondent les paires d'opposés. Cette lucidité s'accompagne de la cessation des perturbations nées des contradictions d'une perception non discriminée. Sthira et Sukham n'apparaissent plus comme un couple de contraires, mais comme un état cohérent, sous-jacent, exempte de tout paradoxe, dans lequel la stabilité du corps résulte de la clarté de l'esprit.

Ce qui est de l'ordre de l'esprit est clair, délesté des considérations inutiles, détachés des confusions et des complications auxquelles nous réduisons souvent l'activité de la pensée. C'est une forme de simplicité, de présence à soi et aux autres, qui peut se découvrir sur un tapis de yoga. Cet esprit là ne s'oppose pas au corps, bien au contraire il s'incarne et fait l'expérience de la vie à travers ce corps, qui devient ainsi son médiateur[17].


[1] « Esprit zen, esprit neuf » Shunryu Suzuki

[2], [7]  https://sanskrit.inria.fr/Dico.pdf Héritage du Sanskrit, Gérard Huet

[3] Le Mahabharata, la genèse du monde https://books.google.com/books?isbn=276378089X 

[4], [6] L'esprit du yoga, Ysé Tardan-Masquelier, page 109.

[5] « Esprit zen, esprit neuf » Shunryu Suzuki

[8] Yoga-Sutra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud

[9], [10]  Dictionnaire de la civilisation indienne, Louis Frédéric.

[11] Yoga-Sutra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud, page 152.

[12] Yoga-Sutra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud, page 102

[13] L'esprit du yoga, Ysé Tardan-Masquelier, page 107

[14] Yoga-Sutra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud, page 154.

[15] 2100 asanas, l'encyclopédie des posture de yoga, Daniel Lacerda

[16] Yoga-Sutra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud, page 156

[17] L'esprit du yoga, Ysé Tardan-Masquelier, page 14