I.11 De la fermeté surgit l’aisance

09/07/2017

Se mouvoir est un acte irréfléchi. La pratique posturale des asanas nous apprend à transformer un mouvement brut en geste mesuré. La formation de professeur de yoga nous enseigne des actions conscientes et précises pour aligner, stabiliser et ajuster le corps. La pratique persévérante développe la faculté d'intégrer ces actions à nos mouvements.

L'action affine le mouvement, elle le rend conscient. Grâce à elle, chaque mouvement devient plus mesuré, mieux contrôlé. À force de pratique, le mouvement se dégrossit, se polit, se parfait. La pratique amène à la symbiose de l'action et du mouvement, ce moment où chacun de nos gestes s'effectue avec contrôle dans une sereine fermeté, de l'entrée à la sortie de la posture, du début à la fin d'une séance d'asanas.

Quand vous voyez une personne intégrant des actions dans ses mouvements, le mouvement semble détendu. En pratiquant les postures, le but est de faire chaque mouvement avec la concentration d'une action[1].

Cette fermeté, Sthira, est physique dans sa manifestation et psychique dans sa nature. La rigueur du mouvement est le reflet d'une conscience résolue. Mais être fermement conscient de son corps dans l'asana ne consiste pas seulement à étendre la focale de la conscience sur chaque partie du corps où appliquer une action déterminée et la maintenir dirigée au rythme du flux cohérent de la respiration. Une conscience ferme de l'attention s'intègre et s'enracine profondément dans le corps.

Cette fermeté se manifeste lorsque la conscience, agrégée à l'impulsion nerveuse, se propage jusqu'aux extrémités de chaque fibre musculaire, s'enroule autour de chaque tissu conjonctif comme une plante grimpante autour des branches d'un arbre.

Le yoga apprend qu'on ne peut remuer le petit doigt consciemment sans que le corps et l'esprit ne participent entièrement à ce projet[2].

Lorsque la conscience s'étire dans le prolongement du corps pour occuper tout l'espace intérieur créé par la posture, elle s'allonge parallèlement dans la durée jusqu'à se superposer à l'immobilité intemporelle de l'asana. Réaliser Sthira, la fermeté dans les postures, c'est rendre tangible l'immatérialité de la conscience, c'est faire du corps une conscience incarnée.

Par l'entremise de Sthira, l'Atman, parcelle du Purusha non-manifesté, accède à l'ordre de la manifestation, la Prakriti. Dans sa dimension corporelle, l'asana relève de « l'ordre des phénomènes changeants ». Dans sa dimension psychique, l'asana procède de l'esprit global, spécifié dans l'Atman.

Sukham, l'aisance - l'autre membre indéfectible du couple d'opposés que Patanjali prescrit, à l'aphorisme II.46 des Yoga-Sutra, de trouver dans la posture - est l'adéquation entre les capacités réelles du corps, ses possibilités à l'instant de la pratique (variables d'un jour à l'autre, d'une séance à l'autre), et les exigences énergétiques, techniques, mentales de la posture.

L'interprétation que nous faisons de ce sutra est l'image d'un état d'immobilité qui concilie Sthira, la fermeté de l'alignement, avec Sukham, l'aisance de l'engagement du corps. Or, maintenir une concentration ferme dans une posture n'est pas chose aisée. La conscience tend en effet à se dissiper à mesure de l'extension de sa focale, obligeant à se reconcentrer sans cesse sur l'alignement correct, à raffermir l'engagement musculaire, à calmer la respiration. Comment trouver un état d'aisance ordonné alors que la fermeté est une joute mentale contre l'entropie ?

Sukham est comme le centre de gravité de la posture, l'œil du cyclone, cet espace intérieur sans durée ni dimension dans lequel, toutes les actions posturales accomplies, le corps se maintient en l'état par lui-même, à mi-chemin entre deux extrêmes.

Lorsque Sthira, la corporisation de l'attention, est réalisé, lorsque le corps est modelé par les actions spécifiques à l'asana, comme de la terre cuite au four par la technique du raku (lit. « cuisson confortable »[3]), lorsque la fermeté s'est solidifiée dans la posture, lorsque la conscience s'est condensée comme la lame du katana par la trempe au sortir de la forge, alors Sukham apparaît.

Il n'est alors nul besoin d'agir sur le corps, de maintenir le pot (de céramique) au feu et le feu de la volonté sur le faire, car tout se tient par osmose au point de fusion, l'alignement, l'engagement, la concentration, comme le centre de gravité tient le corps en équilibre dans les inversions. Comme le marteau distend et étire le métal grâce à l'habileté du maître forgeron, Sukham fait converger la tension de la conscience et l'attention du corps en un faisceau cohérent et lumineux, comme les deux sections d'acier et de carbone qui façonneront lame martiale.

Sukham n'est pas le résultat d'un effort de concentration ou d'un relâchement corporel, il naît de la redirection de la volonté à l'effort à l'épicentre psychophysique de la posture. Dans Sukham, la concentration est intentionnée sans être dictée, le corps est actif sans attention, l'immobilité se réalise sans contrôle. Le carcan de la posture devient cocon. Il est agréable d'être tenu par l'étau des forces que l'on a mis en jeu sans éprouver ni l'effort ni le ressenti de leur étreinte.

Sukham n'est pas l'aisance en elle-même. Sukham est comme un ajustement psychique que la conscience se donnerait à elle-même et qui nous emporte plus loin dans la posture sur un tapis de bien-être. L'aisance est la manifestation de Sukham, l'expression, le ressenti, le sceau de l'asana, le signe de sa véritable réalisation. Sa quintessence demeure toutefois de l'ordre de l'imperceptible, de l'insaisissable.

Sukham est comme le réglage délicat du thermostat de l'âtre du maître forgeron, qui doit atteindre la température idéale pour chauffer le métal et rendre le corps malléable tout en le purifiant de ses impuretés. L'aisance est le reflet de l'harmonie de la concentration, de l'intensité et de l'énergie déployées. Leur équilibre est délicat à trouver. Une inégale proportion engendre la disharmonie, créée un déséquilibre qui expulse la conscience dans le filet de l'effort, la rejette dans la nasse de l'inconfort, voire l'empêtre dans les mailles de la douleur.

Cet état ne peut se définir que par le négatif. Sukham n'est pas cessation de l'effort mais « non-effort », non pas arrêt de la volonté mais « non-volonté ». Sthira et Sukham ne sont pas des opposés, comme le chaud et le froid ne se différencient que par l'arbitraire de leur distance en degrés qui traduit des vitesses différentes d'excitation des molécules.

Sthira et Sukham sont les deux faces d'une même pièce et ne peuvent se regarder en même temps. Comme l'eau peut rester liquide sous son point de solidification et geler instantanément lorsque son équilibre métastasique est rompu, Sukham est le point de surfusion de la posture, ce moment imprévisible où la fermeté laisse place à l'aisance, où la densification de la concentration se sublime en un composé éthéré indiscernable, mais qui traduit la nature de ce qu'il révèle, le Soi profond.

Son essence est celle du Purusha, imperceptible, indescriptible et insaisissable. Les expressions « présence à soi », « conscience de soi » sont impropres à le décrire. La présence à nous-mêmes est plus souvent « présence à moi » ou « conscience de moi », c'est-à-dire au « je » égotiste et égocentré, qui nous empêche de saisir la véritable présence de « Soi-même ». Dire que nous restons présents à nous-mêmes dans une asana, ce n'est pas réaliser Sukham. En réalité, c'est rester dans le flou du « je », dans une fausse aisance qui n'est pas celle du sentiment d'être Soi, mais de la satisfaction illusoire d'être moi.

L'essence de Sukham n'est pas de l'ordre de l'expérience, car l'expérience est propre à la manifestation, la Prakriti. Aussi, ne se vit-il pas, il se reconnaît. Comme l'endormissement, Sukham survient sans que nous ayons conscience. Nous savons avoir dormi parce que le temps s'est écoulé, mais le sommeil, surtout s'il est sans rêve, est un vide dans le déroulement du film de la conscience du moi. Le surgissement du Soi profond entraîne l'interruption du moi. Comme l'horizon des événements d'un trou noir, Sukham est infranchissable à la perception du « je », car il n'est pas de sa nature.

Le yoga nomme d'ailleurs le « sentiment du je », Asmita, l'un des cinq kleshas né d'Avidya, l'erreur ou la méconnaissance. Il n'y a pas de terme pour désigner le « sentiment du Soi ». Ce serait antithétique puisque la pensée du « je » procède d'une saisie réflexive (le cogito de Descartes), alors que, lorsque le « principe de conscience s'établit en sa véritable nature » (I.3), il réalise une connaissance sans objet.

Les activités psychiques étant réduites, le samapatti est l'état où l'esprit transparent telle une pierre précieuse reflète uniquement les caractéristiques de l'agent qui comprend, de l'instrument de compréhension et de l'objet compris », I.41.

Le Soi est toujours là, le moi ne fait jamais que le masquer. La condition de son apparition, furtive et intemporelle, dans les asanas est de créer un déséquilibre subtil qui mène au point de surfusion du corps et de l'esprit, entre l'étreinte de la volonté et l'enlacement de l'effort. Sukham surgit de l'immobilité du corps, de la fermeté de la conscience, Sthira, en équilibre sur la pointe de l'instant. Sukham jaillit de l'interstice entre deux intervalles de temps.

Cette perte de conscience n'est pas un amoindrissement ou une absence, elle signale le passage à un autre régime de la pensée (...) Le temps étant constitué d'une succession d'instants, le yogi peut s'introduire dans le "vide interstitiel" (madhya) libérateur qui sépare deux instants successifs[4].

En apprenant à nous mouvoir avec contrôle, à conférer de la fermeté à chacun de nos mouvements, à y intégrer des actions mesurées, les asanas induisent un ralentissement global du corps et de la pensée. Sthira apaise la frénésie du mental, rend nos actions plus posées, plus réfléchies, plus justes. Sukham entraîne le ralentissement du souffle, la retenue de la pensée, l'exténuation du verbiage mental. La pratique posturale est le ferment d'une décroissance du moi.

Trouver Sukham tel qu'il est défini ici est, certes, presque hors de portée, car le moi est encore très prégnant à ce stade de l'Asthanga yoga, les huits membres de Patanjali. Sukham ouvre une fente minuscule sur le Soi, si imperceptible qu'elle relève de l'ordre de l'intuition. Une intuition qui dessine toutefois les contours d'un phénomène que les angas suivants, dans un mouvement d'intériorisation croissant, conduiront par un éveil progressif jusqu'à l'état de félicité du Samadhi.

Comme l'affirmait déjà au VIIe siècle avant notre ère le Chândogya Upanishad, c'est au plus profond du corps que se perçoit une autre dimension : "Immense autant que l'espace au-dehors est cet espace à l'intérieur du cœur"[5].


[1] Manuel des asanas yogaworks - Maty Ezraty- source web yoga journal mars-avril 202 page 138 https://books.google.fr/books?id=_OkDAAAAMBAJ 

[2] L'esprit du yoga Ysé Tardan-Masqulier page 186

[3] « Ferme et douce est la cuisson du Raku » pourrait être un aphorisme de cet art.

[4] L'esprit du yoga Ysé Tardan-Masqulier page 137

[5] L'esprit du yoga Ysé Tardan-Masqulier page 134