I.12 Le point de vue de la fixation du regard - partie 1
Quel serait l'intérêt de la vie si son trajet suivait une ligne droite, qu'aucun obstacle ne nous obligeait à faire des détours, que rien ne changeait jamais ni ne venait modifier notre manière de voir et de penser, ni notre chemin, ni notre vision du monde ?

Nous ouvrons les yeux et le monde apparaît, avec sa diversité de formes, sa multitude de couleurs, sa richesse de détails. Pourtant, notre vision du monde ne soulève aucune question quant à sa véracité. Or, ce que nous voyons est-il vraiment « la réalité telle qu'elle est » ? Il suffit d'une légère variation dans notre perception, d'un infime changement par rapport à l'ordinaire, pour nous rendre attentifs à son caractère synthétique.
En sanscrit, drsti signifie « vue, vision ; regard » mais également « point de vue ». Il provient de la racine drs, au sens premier « voir ; discerner », en seconde acception « aspect, apparence », qui a donné : « drsyate apparaître, se manifester, s'avérer comme, sembler être » ; drsta : « vu, observé, perçu ' visible, apparent, manifeste, réel, évident ' reconnu ». Le mot darsana « phil. méthode, point de vue doctrinal, école de pensée », qui désigne les six systèmes de la philosophie hindoue dont le yoga fait partie, a la même racine « vue, vision ; aspect[i] ».
Les neurosciences[ii] ont découvert que le monde que nous percevons est une construction mentale, un « point de vue sur le réel » façonné par la formidable mécanique neurologique du cerveau, résultat d'un processus évolutif qui s'est étendu sur des millions d'années. Les premiers yogis l'avaient compris depuis longtemps, le principe qui perçoit, drk « celui qui voit, la source de la conscience », confond la réalité objective avec l'instrument de perception, « darsana ou ensemble de l'activité mentale, psychique et du corps[iii] ». L'instrument de perception est à la fois ce qui nous permet de saisir le réel et l'image, le point de vue fabriqué de cette réalité.
Avant d'être une technique oculaire utilisée dans l'Asthanga yoga de Pattabhi Jois, au sens premier le drsti est l'image du monde, une construction sujette à l'erreur et aux altérations. La zone de netteté de notre champ de vision est en réalité très réduite. Nous n'en avons pas conscience, car nos yeux balaient la scène mécaniquement. Les porteurs de lunettes y sont sensibles, en particulier lorsqu'il s'agit de verres progressifs dont le « tunnel de netteté » varie de manière importante selon le degré de correction. Les mouvements de l'œil doivent être contrôlés en tournant la tête pour aligner la vue avec les objets. La vision se fait « consciente ».

Grâce à ses méthodes psychosomatiques, le yoga permet de discerner notre fonctionnement psychique. Dans les asanas, harmoniser le souffle et le mouvement requiert d'adopter une respiration dirigée, consciente. Le yoga est un instrument de transformation. Faire du yoga, c'est changer de point de vue sur la réalité et sur nous-mêmes.
Lorsque nous clarifions notre vision, la dégageons des habitudes, des opinions, des idées et leurs projections sur ce qui est réel et ce qui est faux, nous regardons au-delà des différences extérieures vers la Vérité absolue[iv].
La respiration ujjayi est garante de la concentration de l'esprit. Elle permet de garder la conscience centrée sur « ici et maintenant ». A cela s'ajoute le drishti ou technique de fixation du regard sur des points du corps (doigts, mains, orteils, entre les sourcils, bout du nez, nombril) ou de l'espace (côté droit et gauche, vers le sol ou vers le ciel), dont la détermination est relative à chaque asana[v].
Car ce qui compte, c'est l'état d'esprit. La fixation du regard entraîne l'immobilité du mental. Sans contrôle, l'œil est comme une abeille qui virevolte en tous sens pour butiner des percepts sensoriels sur le champ du monde et les apporter à la ruche cérébrale qui les assemble en images cohérentes[vi].
Le fonctionnement de la conscience reflète celui de la vision. En donnant une direction au regard, le drishti donne une direction à la pensée. Fixer la conscience permet de canaliser les pensées, de recentrer le mental et d'éviter ses fluctuations ou vrittis à l'origine de la dispersion de la conscience.
Drishti organise notre appareil perceptif pour reconnaître et surmonter les limites de la vision normale. Nous prenons conscience de la façon dont notre cerveau nous laisse voir ce que nous voulons voir, une projection de nos propres idées limitées[vii].
La vision procède de deux mécanismes, central et périphérique. Or, la zone d'acuité de la rétine (la fovéa) est très petite. La netteté ne peut donc être simultanée au centre et sur les côtés. La vue doit jongler entre la précision du détail et la netteté d'ensemble. La conscience possède une faculté « d'accommodation » : une grande ouverture focale lui permet d'embrasser une large perspective ; une petite ouverture la polarise sur les détails.
Ce ne sont pas les seules caractéristiques de la vision. Le regard a également un pouvoir osmotique, il acquiert les propriétés de ce sur quoi il porte et en imprègne le corps. Concentrer le regard a pour effet d'agréger, d'agglomérer les pensées, de condenser la conscience en une masse compacte, solide. Les pensées ne sont plus volages, évanescentes. La conscience acquiert la concrétude de sa concentration, accède à l'ordre du tangible, du concret, de la manifestation.
Dans le sens de vision, le Darshana est une pratique consistant à assister à une scène ou à voir un saint personnage, une statue de divinité, un homme important, etc., dans la croyance que cette vision apportera au spectateur une partie des vertus attribuées au personnage ou à la scène à laquelle il assiste[viii].
Le drishti est un auxiliaire précieux pour fixer l'attention et prévenir les dérives du mental, mais dans les asanas la concentration procède du contrôle du souffle et de sa coordination avec le mouvement. Quelle est la place du drishti dans ce schéma ? Est-il prérequis à la régulation du souffle, sert-il de catalyseur pour harmoniser la statique du corps à la dynamique de la respiration ou est-il un simple complément à la concentration ?

La respiration est automatique. Le yoga nous apprend à la rendre consciente en synchronisant l'inspiration sur les mouvements d'élévation et d'ouverture, l'expiration sur les mouvements de flexion et de fermeture, sur la cadence d'un métronome.
L'adoption d'un rythme régulier confère une fermeté (sthira) au souffle qui devient un état d'aisance (sukham) lorsque le chant de la respiration se fait spontané. Ce nouvel automatisme présente un caractère de stabilité à l'effort et de persistance dans le temps que ne possède pas son automaticité naturelle, dont les fluctuations anarchiques reflètent les états affectés de conscience.
Le contrôle du souffle permet une écoute plus réceptive du corps pendant la pratique posturale. La respiration est un bon indicateur de l'état de nos capacités et de notre énergie. L'aisance du souffle est le « canari des mineurs », ses variations nous avertissent du dépassement de nos limites et nous prémunis des risques de douleur. L'aisance accompagne nos mouvements et nos actions, ce qui permet de rendre l'asana « ferme et douce » à la fois.
Vue, souffle, conscience, le corps est un cosmos d'univers imbriqués qui se reflètent en miroir. Les mouvements de l'œil sont une forme de respiration où la dilatation de la rétine et l'absorption de la lumière par la pupille sont l'équivalent d'une inspire, leur réduction et rétractation celui d'une expire.
Le souffle, lorsqu'il est parfaitement ajusté au mouvement, induit un état méditatif.L'inspiration se révèle acquisition du monde par absorption, aspiration des percepts sensoriels vers les aires du cerveau dédiées aux traitements de l'information, où l'afflux des données sensibles est façonné en un instantané, une image du réel. Puis, le mouvement s'inverse, le flot de données se retire jusqu'à la prochaine inspiration, laissant un écran vide.
Les neurosciences postulent l'existence d'un modèle[ix] du réel, une toile peinte avec minutie au fil du temps que le cerveau actualise par petites touches. Quel que soit le contenu du cerveau dans cet intersticeneurologique entre deux flux de données sensorielles, à l'échelle de la phénoménologie[x] de l'esprit, la durée de cette « respiration du réel » est inférieure au seuil de la perception consciente. Les discontinuités sont imperceptibles ce qui fait de l'impression du réel une toile de fond implicite, immanente.
Sur cette plage sans début ni fin, à la surface quasi immuable, les vagues de pensées ou vrttis viennent recouvrir le mental d'un flot d'images et d'émotions enchevêtrées, charriées au rythme d'un flux et reflux aléatoire qui les rend perceptibles par la conscience.

À l'instar de la lumière, la perception décrit un spectre dont la plus grande partie relève d'un fonctionnement invisible et inaccessible à la conscience, qui met en jeu des mécanismes neurologiques inconscients, sous-jacents à la pensée subjective et producteurs de son contenu phénoménologique.
Ce qui entre dans le champ de la conscience doit avoir le bon « calibrage sensoriel ». Certains phénomènes sont trop lents ou trop véloces pour impressionner nos sens. Pour voir pousser une plante, il faut la filmer et passer le film en accéléré, alors que pour voir la trajectoire d'un projectile, c'est l'inverse, il faut ralentir considérablement la vitesse de défilement des images.
L'autre élément qui entre en jeu est la quantité de données. Moins il y a des percepts sensoriels, plus le traitement cérébral est rapide, car il y a peu de changements à actualiser sur le modèle du réel qui semblera de ce fait invariable. A l'opposé, un temps de calcul important sera d'autant plus significatif du caractère élaboré du réel que les variations enregistrées seront grandes.
L'image du réel - à laquelle il conviendrait d'ajouter l'image du moi, un autre artifice composite - est l'élément intangible, une toile de fond qui s'anime des projections du mental, comme le flux et le reflux de l'océan recouvrent le bord de mer. L'agitation de l'océan et la violence des vagues charrient des objets en suspension. Le yoga calme les fluctuations de la pensée, apaise le ressac du mental, rend à la conscience sa clarté et sa transparence.
L'agitation du mental provient de l'opposition des contraires, comme le vent nait des échanges thermiques entre les couches basses et hautes de l'atmosphère. Pour calmer les tempêtes du mental, le yoga met en œuvre des méthodes pour réduire les tensions nées de pensées et d'émotions contradictoires.
Il en résulte alors l'absence de perturbation (anabhigatha) dues aux paires d'opposés (dvandva), II. 48
Dvandra signifie « paire, couple ; dualité ». La métaphysique du Samkhya définit quatre paires d'opposés, « le contact et la séparation, l'éloignement et la proximité, le plaisir et la peine, le désir et l'aversion[xi] ». Dvandra se dit également « d'un composé qui dénote l'union de ses membres[xii] ». En ce sens, anabhigatha s'entend comme le retour à l'uniformité, un état homogène, pur, non mélangé, c'est-à-dire composé d'une seule essence.
Si ce qui est multiple peut devenir un, alors la division de l'un est peut-être à origine du multiple. Quoi qu'il en soit, la résorption des opposés se traduit par un relâchement, une baisse de tension dans la polarité des forces. Cette décontraction s'exprime par la diminution et le ralentissement du mouvement.

Dans une asana, le ralenti simultanément du souffle, de l'étirement et de l'attention, entraîne l'immobilité de la conscience. En fixant notre attention sur une toute petite partie du réel (un point fixe), en allongeant la durée du mouvement et de la respiration (par l'étirement du souffle), nous réduisons la quantité de percepts sensoriels traités par le cerveau.
Pour les neurosciences, les phénomènes qui se produisent en-deçà de la limite basse du spectre de la perception ne sont pas perceptibles. Par simple définition, la conscience est d'ordre phénoménologique alors que le fonctionnement du cerveau est mécaniste. Ce qui se passe dans ses profondeurs, comment se fabrique l'image du réel, comment sont produites les émotions et les pensées, tout cela nous est donc par nature inconnaissable. Nous n'en voyons que le résultat et c'est ce qui pose problème.
Car le spectre de la perception engendre une polarisation du cerveau et de la conscience, créatrice d'une distanciation entre le « point de vue du réel » façonné par le cerveau et la conscience que nous en avons. L'image du réel est comme une projection sur un écran de cinéma, elle doit être éclairée par la conscience pour être visible. C'est la définition du philosophe Edmond Husserl pour qui « toute conscience est conscience de quelque chose ». La conscience a donc toujours un objet, c'est notre rapport à lui qui diffère. Les limites de la perception peuvent fluctuer et induire un changement dans la manière dont nous avons connaissance des objets.
Dhyâna est « l'absorption intégrale du méditant dans l'objet de méditation : le méditant et l'objet de méditation ne font alors plus qu'un », la lumière et l'écran ne font plus qu'un, la conscience et son objet ne font plus qu'un[xiii].
Est-il possible de nous rapprocher du « bord du bord »
de la perception conscience et d'entrapercevoir l'autre côté ? Une telle
intuition procède-t-elle du retrait des sens (pratihâra), ou réduction du flux de percepts sensoriels, dont
l'approche commence avec le ralentissement du corps, de la respiration et de la
conscience ?
D'après l'Asthanga yoga de Patanjali, lorsque le retrait des
sens est complet, la contemplation (dharana)
s'installe, suivit de la méditation (dhyâna).
C'est alors que la conscience pourrait devenir accessible à sa propre cognition
et qu'il serait possible de saisir le processus de nos « états de
conscience », de leur formation neuronale à leur expression
phénoménologique.
Peut-on aller plus loin encore, jusqu'à l'essence du non-manifesté, le « principe qui perçoit » ? Le degré suprême de conscience, le Samadhi, se réalise-t-il au « bord du bord » de la perception infraconsciente, par la cognition de la mécanique neuronale qui ouvrirait en-deçà sur la connaissance pure du Soi ?C'est ce à quoi nous allons tenter de répondre dans la seconde partie.
[i] https://sanskrit.inria.fr/Dico.pdf Héritage du Sanskrit, Gérard Huet
[ii] https://www.tv-replay.fr/au-coeur-du-cerveau/ David Eagleman
[iii] Yoga-Sutra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud, page 102
[iv] https://www.yogajournal.com/yoga-101/the-eye-of-the-beholder
[v] https://www.adesa-yoga.com/cest-quoi-les-drishtis/
[vi] Le cerveau met à jour en permanence l'image de la réalité. « Ce qui est vu » est un ensemble de modèles neurocognitifs élaborés depuis l'enfance, dont le cerveau (par principe d'économie de computation) réactualise certaines informations dont l'utilité fait sens à l'action. cf. David Eagleman « au cœur du cerveau ».
[vii] https://www.yogajournal.com/yoga-101/the-eye-of-the-beholder
[viii] Dictionnaire de la civilisation indienne, Louis Frédéric
[ix] https://www.tv-replay.fr/au-coeur-du-cerveau/ David Eagleman
[x] Au sens husserlien du terme, contenu psychique du sujet connaissant (images mentales, pensées, etc.) , incommunicable à autrui dans sa forme propre.
[xi] https://sanskrit.inria.fr/Dico.pdf Héritage du Sanskrit, Gérard Huet, page 264
[xii]https://sanskrit.inria.fr/Dico.pdf Héritage du Sanskrit, Gérard Huet, page 131
[xiii] https://yogasesame.com/2017/04/29/lapprenti-yogi-qui-voulait-se-faire-aussi-gros-quun-buffle/