I.13 Le point de vue de la fixation du regard - partie 2
Le yoga nous conduit de la périphérie de notre être vers son centre éthéré. Pour y accéder, nous devons apprendre à connecter la vue, le souffle et la conscience. Fixer la vision stabilise le mental, contrôler la respiration installe l'harmonie avec le corps, fixer un point immobile nous ramène vers notre centre. Fixer le regard, c'est entrer en soi.

Lorsque le souffle se synchronise au mouvement, un phénomène étrange se produit. Leur dynamique se neutralise pour laisser place à un état de concentration mentale unifié. Mais la statique du corps n'est pas synonyme d'immobilité psychique. Le mental est comme l'aiguille d'une boussole, vibrionnant, incapable de se stabiliser et toujours en passe de perdre le Nord... Aussi, la concentration obtenue par le contrôle du souffle doit être maintenue par l'immobilité du regard sur un point fixe.
Le drishti conditionne la concentration à l'adaptabilité du regard. Pour suivre un objet en mouvement sans bouger les yeux, il faut tourner la tête et se caler sur sa vitesse de déplacement. C'est le principe des verres progressifs, pour voir net sur les côtés, ils doivent devenir le centre. La stabilité du mental est un jeu d'équilibre entre la respiration et l'immobilité du regard.
La technique du « point de fixation du regard » de l'Ashtanga yoga de Pattabhi Jois possède un sens subtil. Fixer son attention sur un point de référence statique induit un état d'esprit réflexif, un « point de vue » sur l'intérieur de soi. Nous le nommerons « paksaka drishti » pour le distinguer et nous aider à visualiser ce « qui a pour point de vue[i] » le point de fixation du regard.
La visualisation consiste à se représenter mentalement une action pour l'optimiser. Elle est utile aux activités sportives ou aux ballets d'aviation qui demandent de la préparation et du synchronisme. Elle vise la recherche d'habileté dans les œuvres et elle peut être utilisée dans la pratique posturale du yoga (dès lors que nous demeurons dans le non-attachement aux fruits de nos actes...).
La visualisation procède de l'imagination dont le sens est toutefois à différencier des citta vrttis définis par Patanjali à l'aphorisme I.5 « Productrices de souffrance ou non, les activités psychiques sont de cinq sorte » et I.6 « Ce sont : la saisie mentale, l'erreur, l'imagination, le sommeil profond, la mémoire ». La visualisation se distingue de l'imagination par ses effets physiologiques identiques au phénomène représenté. Les zones actives du cerveau sont en effet les mêmes lors de l'action ce qui permet de modeler des chemins neuronaux optimums par la répétition.
Le paksaka drishti puise à la qualité osmotique du regard. Se concentrer sur un point fixe crée un état de convergence du mental. Au lieu de suivre des trajectoires aléatoires, les pensées s'ordonnent comme la limaille de fer sous le champ magnétique d'un aimant. Les vrittis s'agrègent, se condensent, s'agglomèrent en une masse compacte sous l'effet du « magnétisme psychique » de la concentration. La force d'attraction phénoménologique à l'origine de ce « rassemblement intérieur » peut se visualiser sur le plan corporel comme la gravitation sur le tissu de l'espace-temps.

Visualiser et ressentir le paksaka drishti
Dans utthita trikonasana (la posture du triangle), visualisez une ligne formée par le bras levé et les doigts de la main étirée (son drishti) qui culmine au plafond. La concentration sur ce point fixe accentue la sensation de traction vers le haut, incite à allonger et à tourner le torse (ainsi que la tête) dans le prolongement du bras levé, et a pour effet de renforcer l'étirement des flancs. Notons que le nom du drishti est hastagra qui signifie « tenir par la main[ii] », ce qui traduit bien l'idée d'être « tiré par le bras ».
Dans paschimottanasana (l'étirement de l'ouest), à l'inspire visualisez votre corps qui se rapproche d'un point au-dessus des gros orteils (son drishti) comme si vous étiez attaché par un câble invisible au niveau des hanches, tracté vers l'avant par le bassin, attiré par une force irrésistible qui étire votre colonne et allonge votre dos dans le prolongement de lignes de forces invisibles (que figure l'utilisation d'une sangle). À l'expire, visualisez le ressenti de l'attraction dans l'ouest du corps (le dos), comme si vous receviez un ajustement depuis le bas vers le haut de votre colonne vertébrale, ajustement qui vous permet de vous grandir davantage et d'avancer dans la posture tout en conservant le dos droit.
La visualisation du paksaka drishti a des effets tangibles sur la synchronisation du corps avec le souffle. Lorsque la respiration se combine au mouvement, elle acquiert une densité quasi matérielle qui affecte physiologiquement le corps. L'inspiration se mue en étirement, l'expiration se transforme en allongement. L'inspire étend les muscles, aspire les fibres musculaires, draine les tissus conjonctifs profonds. L'expire se couple au réseau nerveux, se combine à son influx, court comme une décharge électrique le long des nerfs jusqu'à l'extrémité des membres. Le souffle, aérien et impalpable, acquiert la fermeté du corps. Par osmose le corps se fait éthéré, subtil. Cette perméabilité résulte de l'adoption d'un point de vue sous lequel le regard, le corps et le souffle, partagent les mêmes modalités de manifestation.

Changer l'angle du paksaka drishti
Dans virabhadrasana II (la posture du guerrier 2), visualisez un point devant la main (son drishti) qui vous attire. La sensation de traction exercée par ce point permet un étirement plus poussé de l'avant du corps. Toutefois, l'attraction peut tendre à faire pencher le torse du côté de la jambe pliée alors qu'il doit rester neutre dans le plan sagittal, les bras étant tendus avec fermeté dans les deux directions opposées dans le plan frontal ou coronal.
Pour éviter une rupture de symétrie, le paksaka drishti devrait exercer une attraction simultanée sur l'avant et l'arrière du corps. Prosaïquement, cet effet et son ressenti s'obtiennent par l'action d'étirer les bras en même temps comme si deux personnes vous tiraient avec une force égale dans deux directions opposées. Or, le principe du drishti est de fixer notre attention sur un seul point.
Pour résoudre ce problème, recourons à une technique simple utilisée pour soulager les amputés des sensations causées par un membre fantôme[iii]. Cette technique utilise un miroir pour dupliquer l'image d'un membre intact, jambe, bras ou main de façon à faire croire au cerveau que les deux membres sont intacts.
Sur ce principe, visualisez un miroir devant la main du bras tendu au-dessus de la jambe pliée. Vos doigts sont en contact avec le miroir où à une distance de quelques centimètres. Visualisez leur reflet comme s'il s'agissait des doigts du bras de la jambe tendue. Selon votre choix, repoussez le miroir avec fermeté ou étirez votre bras jusqu'à l'extrémité de vos doigts pour essayer de toucher le miroir, comme si vous vouliez que les doigts de votre main avant touchent ceux de votre main arrière...
Cette solution peut s'appliquer aux asanas dans lesquelles le corps est étiré dans deux directions opposées. Dans utthita hastasana in tadasana (les mains étirées dans la montagne), visualisez que le plafond et le sol sont des miroirs. L'effet produit est que le dessous de vos pieds se reflète au-dessus de votre tête. Visualisez sur le miroir du plafond l'attraction exercée par un point entre vos pieds qui vous allonge vers le haut tandis que, simultanément, vous visualisez sur le miroir du sol l'attraction exercée par le même point qui vous attire vers le bas. Ainsi s'obtient l'absence de perturbations dues aux paires d'opposés, « le contact et la séparation, l'éloignement et la proximité » (II.48).

Revenir au centre du point de vue
Le paksaka drishti renforce la synchronisation consciente du souffle et du mouvement en y ajoutant la focale du regard. L'angle du point de fixation du regard est relatif au flux de la respiration : à l'inspire, visualisez son point d'attraction hors du corps ; à l'expire, visualisez-le dans son centre.
Le principe repose sur la technique de respiration yogique avec contrôle de la sangle abdominale : à l'inspiration, la sensation d'attraction du paksaka drishti semble émaner de l'extérieur, « la pression du diaphragme refoule les viscères, mais la contre-pression de la sangle, tout en ne réduisant pas le volume d'air inspiré, accroît la pression abdominale » ; à l'expiration, la sensation d'attraction du paksaka drishti semble au contraire provenir de l'intérieur même du corps, « la sangle abdominale contractée repousse les viscères abdominaux vers l'arrière et le haut, aide l'ascension du piston diaphragmatique et favorise l'expulsion du maximum d'air résiduel[iv] ».
Visualisez cette pression abdominale comme un phénomène de pompe à vide. À l'inspire, voyez l'attraction exercée par le paksaka drishti (qui étire le corps dans des directions opposées) comme ayant pour effet de créer une dépression dans le centre. Il ne s'agit pas d'un vide puisque les poumons se remplissent d'air, mais visualisez la sensation de pression vers l'intérieur produite par la sangle abdominale comme la formation d'un vacuum au sein duquel la pression du vide augmente proportionnellement au contrôle exercé sur les muscles abdominaux (sans aller dans la contracture). À l'expiration, visualisez que vous relâcher lentement et avec douceur la pression accumulée par le vacuum (sans desserrer le contrôle de la sangle abdominale). Sentez l'étirement initié à l'inspire par l'attraction extérieure du paksaka drishti se prolonger et accroître l'allongement depuis le centre.
La visualisation ne sert pas ici à adopter précisément la posture corporelle figurée par la représentation mentale. En ce cas, une image plus parlante de ce « vacuum » serait uddiyana bandha. Elle induirait toutefois en erreur, car la technique participe de la rétention du souffle poumons vides, alors que la finalité ici est une respiration synchrone, continue au mouvement, visant à rendre l'étirement continu, ralenti mais sans interruption. La visualisation indique une direction. De la même manière que le corps se dirige là où pointe le regard, le corps s'installe dans la position donnée par l'image qui impressionne la conscience.

Lorsque le souffle entre en synergie avec le mouvement et que ce dernier ralenti à l'extrême, la fixation de l'attention peut induire un état mental dans lequel rien d'autre n'existe que l'immobilité.
Cette sensation sera préférentiellement éprouvée dans les asanas assises qui favorisent un état d'intériorité du fait du repli du corps sur lui-même, comme dans kurmasana (la tortue). Mais elle peut être expérimentée dans des postures plus accessibles et sans qu'il soit nécessaire de réaliser leur version culminante.
Tout ce qu'il y a besoin de faire est de se concentrer sur le ralenti, de ralentir l'étirement à mesure de l'approche de sa limite (relative à l'anatomie, au degré d'ouverture, à l'état du moment), jusqu'à atteindre la limite de l'immobilité complète sans être totale. Ralentir le mouvement à l'extrême, allonger le souffle en un filet quasi imperceptible, absorber le regard jusqu'à être soi-même avalé par son point de fixation, instaure un sentiment infini de sérénité.
Une incommensurable sensation d'intériorité envahit « l'ici et maintenant ». L'instant présent est comme suspendu, hors de toute durée. La conscience s'abstrait de tout ce qui l'entoure, la compose et l'occupe ordinairement, le lieu, le corps, les pensées, la concentration elle-même. Dès lors, l'attention qui a pétri le corps à partir d'un point de vue peut à son tour être modelée par le corps qui lui imprime la figure mentale de la sensation.
Dans baddha konasana (l'angle lié), visualisez le paksaka drishti sous vos jambes. L'attraction conditionne l'ouverture des hanches. La physionomie de l'asana varie suivant le degré de l'angle formé par les jambes avec le sol. Laissez-vous envahir par l'évocation mentale que la posture fait naître en vous. Forme ou figure géométrique, celle-ci servira de guide à un état méditatif. Lorsque l'image de la posture s'imprime sur la conscience, elle reflète le point de vue projeté sur le corps.
Certaines postures sont évocatrices, comme les trikonasana qui stimulent l'esprit par leur géométrie - des figures probablement constitutives de modèles neurocognitifs rapidement accessibles à la conscience -. Elles aident à entrer dans la posture et à favoriser la concentration. Ainsi, la conscience pénètre l'intériorité de l'être par un mouvement de repli mental du corps où chacun apparaît comme un « point de vue » sur l'autre.

L'autre versant de la surface
La concentration sur le souffle dans le paksaka drishti induit un
changement de référentiel. La respiration se fait attraction du
dedans vers le dehors, aspiration de l'intérieur profond de l'être à sa surface
conscience. Pour le
représenter, visualisez une corde tendue entre le point de fixation du regard,
qui forme l'une de ses extrémités, et le centre du corps qui constitue l'autre
extrémité. Les points d'ancrage peuvent être visualisés à différents endroits,
sternum, nombril, périnée, etc. selon l'asana, en correspondance avec les
chakras. La corde s'enfonce à travers les koshas[v]
ou enveloppes corporelles, de la plus physique vers la plus subtile, jusqu'aux
profondeurs insondables du Soi.
Dans ce schéma, la respiration est une corde tressée de cordons, inspirations et expirations, noués ensemble. Les liens de la corde sont des nœuds formés par la rétention du souffle poumons vides ou poumons pleins. À chaque nouvelle inspiration, sous l'effet de l'attraction/aspiration du paksaka drishti, visualisez l'extrémité de la corde au point de fixation du regard qui s'enfonce d'une longueur, tandis que l'autre extrémité s'enroule autour de l'intérieur de votre être profond. Cet enroulement évoque l'image d'un serpent lové autour d'un axe, représentation de Patanjali.
L'utilisation des serpents comme symboles de support repose sur une vérité selon laquelle l'existence de schémas d'organisation dépend de quelque chose en dehors d'eux, qu'ils ne peuvent reconnaître sans risquer leur effondrement. Ces plans que nous appelons « nous-mêmes » dépendent d'une intelligence qui nous supporte du dessous. Elle est à la base des processus créatifs de la pensée, des sentiments et de l'action, des processus qui nous confèrent notre identité, font de nous des personnes particulières[vi].
Ainsi, la respiration acquiert une qualité phénoménologique, elle se fait perception de soi, connaissance de notre nature profonde. La corde, sutra en sanscrit, confère au phénomène une dimension épistémologique en tant qu'elle éclaire la formation de l'image de la réalité fabriquée par le mécanisme de « respiration du réel ».
L'existence des nœuds dans la corde, son déroulement à une extrémité et son enroulement à l'autre suggèrent un mouvement cyclique dont une partie du chemin nous invisible, car en dehors de l'espace dans lequel nous évoluons : comme si, à mesure qu'un tronçon de corde était absorbé par cet autre côté, une fraction de percepts sensoriels était aspirée par le cerveau pour alimenter la mécanique neuronale et organiser l'image du réel ; comme si la corde reliait deux points de l'univers par un « trou de ver », qui sont également des « points de vue » sur nous-mêmes, notre conscience superficielle et notre intérieur profond.
Nous pourrions penser que par l'entremise de cette intuition, notre fonctionnement infraconscient se révèlerait un peu plus à nous, que notre intérieur insondable se ferait moins ineffable. Ce qui est visualisé dans le paksaka drishti, la sensation qui accompagne l'attraction vers le point de fixation du regard, s'apparente en effet à une forme d'extraction, de remontée de l'intérieur de notre être profond à sa surface consciente. Toutefois, cette transmission d'information entre deux points sans lien direct met en réalité en évidence l'identité de leur caractère.

Le mouvement cyclique d'enroulement évoque un anneau de möbius, une figure topologique constituée par un ruban d'espace tordu et replié sur lui-même de sorte à ne posséder qu'une seule face. Une fourmi qui arpenterait cet anneau serait trop près de la surface des choses pour avoir conscience de revenir à son point de départ. Elle croirait avancer sur le corps d'Ananta, le serpent cosmique hindou infini, dans l'incapacité d'atteindre l'autre côté.
L'image suggère que l'inspire et l'expire, l'extérieur et l'intérieur, le conscient et l'infraconscient forment des points de vue qui se dissimulent l'un l'autre. La raison pour laquelle la mécanique neuronale est inaccessible à la conscience ne réside pas dans les limites de la perception cognitive, mais dans le caractère occultant de la phénoménologie consciente.
La conscience psycho-mentale (en tant que forme et produit de l'activité neuronale) est un phénomène de surface, qui plus est une surface aux propriétés « réfléchissantes ». La réflexivité, ou la propriété de la conscience phénoménale d'être subjective, d'avoir «conscience de soi», forme un point de vue qui occulte la cognition de ce qui l'origine. «L'instrument de perception», engendré par la Prakriti, masque l'autre versant du conscient, le «principe qui perçoit», l'Atman, parcelle singulière du Purusha.
La pratique de l'Asthanga yoga de Patanjali ne vise donc pas à étendre le champ de la perception pour atteindre à la cognition de l'infraconscient et des profondeurs insondables de l'être. Ses méthodes psychosomatiques ont pour finalité de lever le voile d'illusions posé par la conscience subjective, d'éclairer sa surface réfléchissante pour voir au travers de son miroir sans tain. En redonnant sa lucidité au « principe qui perçoit », le yoga rétablit l'acte de cognition dans sa forme pure.
Les activités psychiques étant réduites, le samapatti est l'état où l'esprit transparent telle une pierre précieuse reflète uniformément les caractéristiques de "l'agent qui comprend", de l'instrument de compréhension et de l'objet compris, (I.41 et suivant jusqu'à I.51).
[i] https://sanskrit.inria.fr/Dico.pdf Héritage du Sanskrit, Gérard Huet, page 425
[ii] https://sanskrit.inria.fr/Dico.pdf Héritage du Sanskrit, Gérard Huet, page 272
[iii] https://www.maxisciences.com/douleur-fant%F4me/un-miroir-pour-soulager-les-amputes-atteints-de-douleurs-fantomes_art22340.html
[iv] Encyclopédie Van Lysebeth du Yoga
[v] https://yoga-et-vedas.com/morphologie-spirituelle-la-structure-tripartite-de-tout-etre/
[vi] https://www.tylandrum.com/serpent-imagery/