I.15 Les « quatre clés » de Patanjali – partie 2

26/08/2017

Pour connaître l'autre, il faut éprouver ce qu'il ressent, sa joie comme sa souffrance. Le cerveau met en œuvre ce mécanisme à un niveau inconscient. Le yoga le déplace à un niveau conscient et en fait un vecteur d'accès à notre être intérieur. Pour nous unir à nous-mêmes, nous devons entrer en synergie avec les autres.

Quand nous voyons quelqu'un éprouver de la douleur, les zones de notre réseau cérébral dédiées à l'expérience émotionnelle de la douleur s'activent. Nous ressentons la douleur d'autrui via le réseau neuronal de notre propre douleur (...) l'exclusion sociale est ressentie comme une véritable douleur. La douleur sociale a une fonction, elle nous pousse à tisser des liens avec les autres NR».

La douleur sociale présente un avantage qui est en même temps un inconvénient. Il active le mécanisme de lutte et de fuite. Le signal émotionnel reçu à la douleur des autres s'apparente à un appel au secours qui nous pousse, par solidarité, à leur venir en aide. Ce même signal peut toutefois déclencher une réaction de rejet, laissant l'autre à son triste sort. « Le cerveau s'épargne des sentiments négatifs NR». Qualifié «d'évitement social », le terme fait curieusement écho à dvesha (répulsion, aversion, antipathie).

Ce comportement d'évitement va déclencher en retour un sentiment d'exclusion sociale chez les personnes qui en sont les objets et générer en elles de la douleur. Venir en aide à ceux qui souffrent, c'est donc bien plus que s'opposer à un instinct, agir pour le bien des individus ou celui de la communauté entière. La compassion est un acte de non-violence.

Si venir en aide aux autres, c'est agir selon ahimsa, les modalités relatives aux yamas s'appliquent donc également à la compassion. L'aphorisme II.31 précise que nos attitudes envers les autres ne doivent pas être « limitées par les considérations sociales (jati : naissance, position sociale, caste), géographiques, de temps et de circonstances ». Il n'a en effet pas échappé à l'exégète que « des contraintes extérieures ou intérieures peuvent limiter le respect des principes relationnels. Leur approche est modulée par la fonction et la position dans la société[i] ».

Cette clause n'a pas seulement pour valeur de conférer aux yamas la portée d'une morale universelle qui dépasse le cadre des religions, elle répond à une autre spécificité du fonctionnement cérébral qui peut avoir des conséquences dramatiques sur la manière dont nous traitons nos semblables, la catégorisation.

Classer les choses par catégorie est un moyen de simplifier les tâches cérébrales. Au lieu de considérer un ensemble d'éléments individuellement, il est plus simple et plus économique pour le cerveau de les classer selon certaines caractéristiques. Là où la situation dérive, c'est lorsque nous donnons à certaines étiquettes une connotation négative ou une importance supérieure, créant ainsi les conditions d'une ségrégation.

L'Inde est un pays où la religion majoritaire est l'hindouisme, un culte qui a développé le système des castes, une forme de catégorisation qui attribue héréditairement des droits aux individus selon leur appartenance à des groupes. Or pour le cerveau, l'appartenance à un groupe a une incidence sur la manière dont nous considérons les autres. « Face à une personne en souffrance, notre degré d'empathie varie selon l'appartenance ou non de cette personne à notre groupe NR».

Les critères utilisés pour qualifier les membres d'un groupe en regard de ceux d'un autre groupe attribuent une valeur qui sert de norme dans la manière de traiter les autres. Selon le groupe dans lequel nous rangeons une personne, nous lui attribuons un statut éminent ou subalterne. « Cette réaction cérébrale déshumanise et entraîne un manque d'empathie NR». La conséquence est lourde et l'histoire en porte les stigmates. « Si nous ne considérons pas ces personnes comme des êtres humains, les règles morales que nous réservons aux humains risquent de ne pas s'appliquer NR ».

Derrière les effets exclusifs et excluant de la catégorisation se cache les mécanismes de l'attrait et de la répulsion, raga et dvesha. Dans le contexte des relations sociales, les kleshas sont donc assimilables à des actes de violence.

Les kleshas encore et toujours, car les étiquettes que nous apposons sur les autres sont des « racines d'illusion et de souffrance » : illusion du fait de la nature trompeuse des classifications et du caractère toxique qui peut être fait de leur usage par des moyens comme la propagande qui « nous indique le degré d'empathie que nous devons avoir pour les autres NR» ; et des racines de souffrance en raison du sentiment d'exclusion social qu'elles provoquent.

Le yoga prescrit de ne pas nous attacher aux fruits de nos actes. En nous enjoignant de ne pas attacher de « racines d'illusion et de souffrance » aux catégories de pensée, l'aphorisme II.31 insiste sur l'importance de ne pas discriminer les autres et d'agir avec non-violence en toutes circonstances. Mais nous ne devons pas seulement combattre les stéréotypes en évitant de penser « certaines catégories de personnes comme des objets NR », nous devons abandonner la propension à catégoriser.

Lorsque les gens sont rangés dans des catégories, ils sont absorbés dans un ensemble et perdent ce qui fait leur singularité. Par effet de généralisation, l'individu devient un simple item. La personne, avec ses particularités et ses différences, disparaît sous le masque du stéréotype. La catégorie entraîne l'uniformisation et l'uniforme est souvent synonyme de répression.

Ce phénomène trouve son contre-exemple dans les catastrophes naturelles qui déclenchent de grands élans compassionnels pour la masse sinistrée. Dans les tragédies d'une telle ampleur, l'individu s'efface devant le nombre. Peut-être que la stupeur nous rend incapables de penser un ensemble si grand de victimes et nous ramène à la souffrance individuelle ou peut-être est-ce la vue de la mort qui fait l'effet d'un aiguillon sur abhinivesha en nous rappelant notre propre vulnérabilité ?

Dans tous les cas, la catégorie est réductrice et il n'y a parfois pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre pourquoi un tel comportement est dommageable. Ne pas penser par ensemble permet de considérer chaque personne individuellement, de voir en l'autre ce qui le distingue en tant que personne, de s'ouvrir à sa découverte, à la connaissance de son altérité pour transformer l'inconnu en connu, l'étranger en l'ami, l'éprouvé en condisciple.

Du point de vue cérébral, venir en aide aux autres leur évite de souffrir. Sur le même principe, un moyen de ne pas déclencher notre propre réseau de la douleur sous l'effet du sentiment d'exclusion que nous pourrions ressentir à la vue du bonheur d'autrui est d'adopter une attitude d'amitié (maitri).

Certes, nous n'agissons pas uniquement pour des raisons neuronales et nous avons besoin des autres pour des raisons autres que neuronales. Mais quels que soient nos sentiments, amitié, compassion, joie, altruisme ou bienveillance, nous sommes mus par des intentions qui ont leurs racines dans notre cerveau, mais également dans celui des autres.

On identifie souvent le cerveau comme un organe isolé, alors que la plupart de nos connexions neuronales sont liées à d'autres cerveaux. Nos neurones ont besoin des neurones d'autres personnes pour survivre NR.

L'autre permet une perspective non égocentrée sur nous-mêmes. La présence d'autrui nous rappelle que nous ne sommes pas seuls, que notre point de vue n'est pas unique. Les mécanismes cérébraux de la douleur et de l'évitement social nous apprennent que la souffrance des autres est un échange et un partage, une expérience conjointe et collective.

La société est fédératrice, structurante, nous lui devons pour une part importante d'être ce que nous sommes. Comme, il n'y a pas d'isolement sans société, d'exclusion sans inclusion, il n'y aurait pas de moi individuel sans autrui. La raison d'être de la société ne se réduit pas à une question de survie darwinienne en regard de laquelle «Notre identité individuelle dépend de notre identité collective NR ». Nous ne sommes pas seulement reliés aux autres par des liens familiaux, des attaches affectives ou sentimentales. La société humaine n'est pas une simple réunion d'individus indépendants qui mettent leurs aptitudes au service de l'ensemble. Vivre en groupe, c'est naître en groupe, grandir et évoluer en groupe. Notre personnalité se construit à partir de nos interactions avec les autres. Cette intrication est profonde et étendue. « Notre cerveau interagit tellement avec les autres que les limites de notre identité ne sont pas toujours claires NR ».

La manière dont nous réagissons au comportement d'autrui donne forme à la société. Lorsque nous éprouvons de la joie à la vertu de l'autre, notre cerveau lui signifie notre approbation, notre envie de voir également d'autres cerveaux l'imiter en se comportant de manière vertueuse. Notre cerveau influence la manière dont la société de cerveaux dans laquelle nous vivons évolue, il renforce ou délite les liens qui unissent ses membres. En adoptant une attitude de neutralité devant l'erreur d'autrui, en s'interdisant de le juger, notre cerveau signifie à son cerveau qu'il ne l'exclu pas et réaffirme qu'il a besoin de lui.

L'enjeu crucial du XXIe siècle sera d'élargir le cercle de ceux que nous considérons comme Nous et de réduire le nombre de ceux qui nous apparaissent comme Eux[ii].

D'une manière ou d'une autre, que ce soit par discrimination, par amitié ou par compassion, nos réseaux neuronaux activent en permanence les réseaux neuronaux des autres et réciproquement. Notre cerveau est toujours en résonance. Or, les signaux qui se réfléchissent dans ce vaste jeu de miroirs ne sont pas uniquement porteurs de bonnes intentions comme maitri ou mudita, mais sont également empreints de raga et de dvesha. Le neuromimétisme déclenche des effets d'engouement fulgurants pour un produit de consommation ou la désignation d'un bouc émissaire à la vindicte populaire. Abhinivesha peut provoquer des mouvements de peur panique dans une foule où la perte de contrôle des individus est le reflet de la mise au diapason parfaite de tous les cerveaux.

La peur de la mort a une base cérébrale. Y joue un rôle important, la perte des illusions dans lesquelles vit le jeune enfant esseulé qui, à mesure de l'augmentation des interactions de son cerveau avec celui des autres enfants et du ressenti émotionnel mimétique à la vue des adultes éprouvés par la mort, le fait se découvrir lui-même vulnérable, fragile, éphémère, mortel.

Parmi toutes les influences extérieures qui s'exercent sur nous, certaines pourraient ne plus avoir un cerveau pour origine. Par résonance neuronale, une émotion se répand entre les cerveaux comme un son se propage dans un milieu conducteur. Dans les phénomènes de foule, il est difficile sinon impossible de savoir d'où l'impulsion initiale est partie. La société de cerveaux n'a pas de frontière. Des échos neuronaux pourraient s'y réverbérer après la disparition de leurs émetteurs. Ces échos se mélangeraient, pour former un bruit de fond, une résonance ininterrompue depuis un passé lointain, sortes de samskaras sociétaux, « d'inconscient collectif » de Jung, qui continueraient d'exercer leurs influences.

Nous vivons sur une couche psychique commune à tous les humains, faite chez tous de représentations similaires (...) quelque chose comme une possibilité formelle de reproduire des idées semblables ou analogues, un archétype, une propriété ou condition structurale inhérente à la psyché[iii].

De nombreux facteurs concourent à faire de nous ce que nous sommes. On les pensait conscients, le yoga nous les fait découvrir subconscients (samskaras). On les croyait personnels (kleshas), les neurosciences nous les font découvrir collectifs. « Si notre réseau neuronal nous donne une personnalité unique, il ne faut pas oublier qu'il fait partie intégrante de tout un monde de réseaux neuronaux NR». Dans cet enchevêtrement de déterminismes, qui suis-je réellement ? Ma personnalité possède-t-elle la moindre substance qui puisse me permettre d'affirmer, « j'existe » ?

Nous avons chacun une histoire personnelle, faite d'expériences vécues en propres, mais nous vivons infiniment plus d'expériences par l'intermédiaire des autres - de la résonance de leur ressenti émotionnel - qu'il est erroné de penser le moi comme indépendant et original. « Nous dépendons les uns des autres au point que l'on pourrait dire que les sept milliards d'êtres humains répartis sur la planète forment un seul super-organisme NR».

Pouvez-vous trouver un seul moment de votre vie où vous vivez véritablement par et pour vous-mêmes sans aucun lien de causalité avec quiconque, fût-ce indirect ? Si un tel moment existe, c'est peut-être pendant les premiers mois de notre vie, une période dont nous n'avons nulle souvenance car notre identité psychique, en plein développement, ne nous permettait pas d'avoir conscience de cela mème qui était en train de la former.

La société des cerveaux est composée d'un nombre si vaste de réseaux neuronaux, leurs interconnexions sont si nombreuses que la somme de toutes les entités qui la composent ne peut unir la multiplicité infinie de ses combinaisons en un tout cohérent en regard duquel ses liens seraient signifiants d'une identité propre.

À l'opposé de cet entrelacs global, notre histoire personnelle est un récit d'expériences enchaînées, parfois décousues et non linéaires, faites de succès et d'échecs, de joies et de peines, mais qui toutefois s'articulent de manière cohérente pour dessiner la physionomie d'une individualité qui leur donne sens. Le moi émerge du croisement de déterminismes internes et de résonances neuronales collectives, comme un point de vue cohérent sur l'individualité qu'il circonscrit et dont l'accrétion s'accompagne de l'émergence de la perception (semi) consciente de lui-même que nous appelons « je ».

Si notre cerveau est le produit d'interactions neuronales avec d'autres cerveaux, si notre moi est le résultat de l'interaction de déterminants internes et collectifs, alors en rejetant les autres, c'est nous-mêmes que nous rejetons, car tout échange qui ne se produit pas ne peut enrichir ni développer notre personnalité et celles des autres. Tout échange qui ne se produit pas, nous affaibli tous.

Dans une telle perspective, le rôle des « quatre clés » de Patanjali n'est pas diminué, mais amplifié à la hauteur de l'enjeu de notre destin collectif. Dans un contexte d'universalité, il est essentiel que tous, nous adoptions un comportement fédérateur et non discriminant. Nous sommes reliés aux autres d'une multitude de manières. De fait, nous avons une part de responsabilité, directe ou indirecte, dans leur bonheur comme dans leur malheur, dans leurs vertus comme dans leurs erreurs.

Ce à quoi le yoga nous enjoint, c'est de réaliser le passage d'une responsabilité individuelle d'assèchement de nos déterminismes et de transformation sereine à une responsabilité collective d'assainissement et de transformation pacifique de la société. Devoir que les yamas prolongent, avec la non-violence, à une responsabilité qui s'étend à l'ensemble du règne vivant et à tout l'écosystème planétaire.


[i] Yoga-Sutra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud, page 134

[ii] Votre cerveau n'a pas fini de vous étonner, Collectif, page 78

[iii] Ysé Masquelier : Dialogue entre Jung et le yoga : à propos de la conscience et du symbole https://www.revue3emillenaire.com/blog/dialogue-entre-jung-et-le-yoga-a-propos-de-la-conscience-et-du-symbole-par-yse-masquelier/