I.16 L’ultime détachement

02/09/2017

La mort fait partie de la vie. C'est un sujet souvent évoqué sous l'angle des kleshas. Lorsqu'il vous touche personnellement, abhinivesha l'amour de la vie, résonne véritablement en vous. Il nous interroge sur l'être, mais aussi sur le corps et l'attachement particulier que nous lui portons.

Nos attaches sont profondes et je n'en avais pas conscience. Je ne te connaissais pas comme je le voudrais à cet instant, nos conditionnements en avaient décidé ainsi. Je t'ai découvert trop tard, mais dans mon affliction, j'ai compris qui tu étais vraiment, ce que tu m'avais apporté et ce que je suis grâce à toi. 

Lorsque ton cercueil de bois, à la fois simple et intimidant, glissa solennel et silencieux vers le foyer de ta crémation, la conscience de ta destruction me balaya comme les turbulences du vent attisé par un feu de forêt ravageur.

Nous voyons toujours le bon côté de nous-mêmes. De la collection d'événements que sont nos vies, nous gardons le meilleur, les moments heureux, ce dont nous sommes les plus fiers, comme des souvenirs de vacances ou des icônes de fortune. Tout le reste, ce que nous ne pouvons supporter parce que le témoignage de nos échecs, de nos erreurs et de nos faiblesses, nous le jetons, comme de vieux vêtements.

Le corps, aussi, est une enveloppe que nous habitons pour un temps, un vêtement que nous portons jusqu'à ce qu'il ne puisse plus nous porter. Comment se fait-il alors que même vieux, usé et incapable de nous donner encore de la joie, nous éprouvions tant de souffrance à nous en séparer ?

C'est que celui que j'ai vu partir, paisible et serein, pour un voyage sans retour, celui-là dont le corps vacillait sous son propre poids, dont le souffle court se perdait en murmures inaudibles, dont l'œil ne suivait plus que les fantômes d'une raison délirante, celui-là était toujours pour moi cette force de vie qui bâtit sa maison de ses propres mains, cet homme simple et dévoué à son prochain, ce caractère humble qui accepta fataliste les caprices du destin.

Nous ne sommes pas prêts à un tel sacrifice de la part de ceux qui nous sont chers. Nous ne le serons que pour nous-mêmes, lorsque notre heure sera venue et que le dépouillement extrême, auquel conduit la vieillesse et la maladie, ne nous laissera aucune alternative au questionnement de notre attachement à la vie.

Ta résignation à vouloir quitter ce vêtement flétri et déformé ne fut pas une abdication, mais un renoncement délibéré, un combat de chaque instant dans lequel tu jetas tes dernières forces alors que les sédatifs anesthésiaient ta conscience, que ta hanche se ressoudait en épuisant tes réserves de sang et que la dégénérescence rongeait ton cerveau rendant ton esprit fuyant.

Il faut de la détermination pour vouloir, de l'énergie pour désirer, un but pour s'orienter. Ce corps qui à la fin de notre vie peine à nous traîner, dont chaque mouvement n'est plus qu'une sourde articulation de douleur, nous rend pourtant ce monde difficile à quitter. Il nous faut beaucoup de force et un grand courage pour nous libérer. Cet ultime détachement - peut-être le seul véritable - est notre plus grand défi, notre plus grande œuvre, de toutes, celle qui n'a aucun fruit qui puisse se cueillir dans cette vie.

Au crépuscule de cette journée, face au soleil déclinant sur un ciel orageux, je sentis une dernière rafale me bousculer, telle une tape amicale sur l'épaule pour me signaler ton départ. Le dernier salut d'un être à cette vie, un clin d'œil sur le chemin qu'il me reste encore à parcourir, sur les efforts à entreprendre et les questions à me poser, pour, à mon tour, atteindre la libération.

À mon père, disparu le 27 août 2017.