I.17 Qu’est-ce que l’attachement ? – partie 1

17/09/2017

Pour atteindre la sérénité du mental et diriger les activités du psychisme, le yoga prescrit de nous détacher de nos réactions passionnelles face aux événements de la vie. Mais pour savoir de quoi nous devons nous détacher et comment, il nous faut savoir quels sont nos liens et de quoi nous sommes faits.

Le mimétisme neurosocial nous apprend que nous sommes le résultat de multiples interconnexions avec les autres. Non seulement notre cerveau se développe grâce à sa mise en réseau avec d'autres cerveaux, mais la personnalité, le moi, ce qui fait notre identité psychologique est le résultat du croisement entre nos conditionnements structurels (samskaras) et nos interactions avec les autres. Nous sommes une étoffe dont la maille est tissée de liens dont chacun est une attache.

La séparation d'avec un être cher - que ce soit par la mort, la rupture dans un couple, une séparation entre amis ou simplement la distance - est toujours une souffrance, car plus une personne est proche de nous et plus nous avons d'attaches avec elle. Ces liens ne sont pas seulement des expériences partagées, des moments vécus en commun qui nous rapprochent, ce sont des interactions littéralement constitutives de notre identité.

C'est l'abnégation d'une mère qui se dévoue sans relâche à l'éducation de ses enfants, la ténacité d'un père qui leur inculque avec fermeté le respect des valeurs, l'amour sans réserve d'un conjoint qui illumine l'instant ou la bienveillance d'un formateur de yoga qui enseigne avec sagesse la précision et la sûreté du geste.

Le relationnel nous rend plus fort individuellement, il nous permet de grandir et d'évoluer à chaque étape de notre vie, mais toute désunion est une coupure, une déchirure du tissu dont nous sommes faits, qui peut causer jusqu'à notre dislocation psychique. Lorsque l'un de nos liens relationnels casse, nous nous retrouvons isolés, fragiles et l'exclusion sociale est une cause de souffrance pour le cerveau. La douleur est causée par le déclenchement de zones cérébrales spécifiques, mais la souffrance résulte d'une perte de signifiant dans nos existences.

La reproduction mimétique de la souffrance des autres par notre cerveau est un moyen de savoir ce qu'ils éprouvent. Savoir et non connaître, car l'imitation de leur douleur n'est qu'un écho dont la raison se perd dans les arcanes indicibles de leur phénoménologie privée. Cet écho est dépourvu de la connaissance de leur histoire, de ce qu'ils sont seuls à connaître à propos d'eux-mêmes et que seul le signifiant de leur identité peut leur permettre d'éprouver.

Souffrir à l'unisson ne nous renseigne pas sur le sens intime de la souffrance qui reste propre à chacun. La souffrance éprouvée par un enfant à la mort de son père n'est pas la même que celle de sa mère, bien qu'ils partagent un vécu commun. La douleur n'est qu'un signal biochimique qui active les mêmes zones cérébrales dans notre cerveau et dans celui des autres. Ce qui différencie la souffrance d'une personne à l'autre, c'est la valeur que chacun lui accorde. Le signifiant de la souffrance est ce qui confère son caractère psychologique à la souffrance.

Comme le monde, la souffrance est à la fois réelle et illusoire. Le réel existe indépendamment de nous, mais tel que nous le voyons, il est une construction de notre cerveau. La douleur est un ressenti neurophysiologique automatique et sans contrôle conscient, mais c'est un signifiant qui détermine le degré d'intensité de notre ressenti de la souffrance. Plus une personne nous est signifiante, plus grande sera la résonance en nous de sa souffrance.

Notre réverbération de la souffrance des autres peut même être plus importante que ce qu'ils éprouvent eux-mêmes, car l'intensité de la douleur se nourrit de notre signifiant psychologique. Notre cerveau imite d'autres cerveaux, mais la signification de ce que nous ressentons à travers cette imitation vient de nous.

Notre identité psychologique se présente sous la forme d'une mémoire autobiographique formée par la combinaison du souvenir de nos expériences vécues (mémoire épisodique) et de nos connaissances sur nous-mêmes (mémoire sémantique). Leur association forme une histoire dans laquelle des événements sans lien entre eux sont vécus à la première personne par un individu qui se reconnaît et s'affirme à travers eux comme étant « je ».

Cette autobiographie émerge des expériences que le mécanisme de la subjectivité de la conscience fédère sous l'étiquette du moi. La signification que nous donnons à « qui nous sommes » est constituante d'une perspective forgée à partir du sens que revêtent les événements. « Qui je suis » est un agrégat de significations qui surgissent des circonstances, des accidents, du hasard ou de la chance, qui vont se connecter, s'apparier, se coaliser en un faisceau cohérent, signifiant, pour me donner le sentiment identitaire de cette personne nommée « je ».

Ce sentiment transforme l'entrelacs de signifiants qui forment notre identité psychologique en un point de vue personnalisé, qui est comme une toile d'araignée où chaque nouvel événement vient se prendre et son sens assimilé par le signifiant du moi.

Nos relations avec les autres sont essentielles dans la formation du signifiant de notre identité psychologique. Le sens que je donne à « qui je suis » s'élabore en conjugaison étroite avec l'élaboration du signifiant de « qui sont les autres ». Le signifiant de notre identité se façonne en miroir au signifiant d'autrui. On pourrait penser ces antagonismes radicalement étrangers - « je » ne suis pas l'autre et il n'est pas « moi » - mais parce que la subjectivité repose sur un signifiant, autrui est un autre « je ».

L'accès à la phénoménologie d'autrui, à ses pensées, au contenu de son esprit, nous est inaccessible. Nous ne pouvons jamais savoir ce que les autres pensent ou ressentent vraiment, même si nous croyions les connaître parfaitement. Toutefois, la perspective que nous avons sur nous-mêmes nous permet de conjecturer, par imitation, la réalité d'une subjectivité similaire à la nôtre.

Notre capacité à comprendre autrui provient du mécanisme commun qui fonde notre identité psychologique. Et parce que le signifiant à la base de son support est une construction et non un noyau infrangible, nous pouvons devenir « ce que les autres nous signifient d'être ». C'est d'ailleurs-là tout le problème, car le signifiant de notre identité peut nous être transmis par suggestion, c'est le propre de la mécanique du désir.

Le désir de l'autre entraîne le déclenchement de mon désir, mais il entraîne aussi, du même coup, la formation du moi. C'est le désir qui engendre le moi par son mouvement. Nous sommes des moi-du-désir. Sans le désir, né en miroir, nous n'existerions tout simplement pas en tant que personne[i].

Il est difficile d'admettre que « je » ne suis qu'une suggestion, que ma personnalité n'a pas de noyau solide, de centre irréductible qui me permette de me penser unique et inédit. Mais le processus de la sélection naturelle à l'œuvre sur des milliards d'années est tout aussi difficile à conceptualiser. La mécanique des combinaisons relationnelles à l'origine de la formation du signifiant de notre identité psychologique surpasse notre entendement limité, buddhi.

Le moi est constitué d'un entrelacement de signifiants qui ont leurs racines dans nos relations avec les autres. Notre personnalité est tissée d'attaches formées bien avant notre naissance, par le signifiant des actes de nos parents et de leurs parents avant eux, qui nous conditionnent à une causalité d'enchaînements inscrits sous l'égide de raga, le désir. Notre existence est le signifiant de nos parents et nous sommes emportés à notre tour par le courant de désirs suggérés, ballottés par un flot de suggestions vers d'improbables associations de sens.

Notre désir est toujours mimétique, c'est-à-dire inspiré par ou copié sur le désir de l'autre. L'autre me désigne l'objet de mon désir, il devient donc à la fois mon modèle et mon rival[ii].

Le moi est pareil au libre-arbitre, nous le croyons fondé et souverain, mais il est artificiel et illusoire. « Notre conscient se persuade qu'il fait librement des choix même quand ce n'est pas le cas NR1 ». Les liens qui fondent le sentiment du « je » sont individuellement déterminés, mais la complexité de la combinatoire de leurs influences forme un signifiant unique qui nous fait nous penser authentique, « le mécanisme se décore de tous les fantasmes, de tous les habillages normaux, névrotiques ou psychotiques, mais il est toujours mimétique[iii] ».

Ce phénomène transparaît dans l'hypnose qui vient avaliser le caractère sémantique de notre identité psychologique. L'hypnose serait impossible si elle devait transmettre le contenu entier d'une mémoire autobiographique. Au lieu de cela, l'hypnotiseur se contente de suggérer un signifiant. « L'hypnotiseur en substituant par la suggestion son désir au désir de l'autre fait disparaître le moi qui s'évanouit littéralement. Et surgit un nouveau moi (...) avec tous ses attributs : une nouvelle conscience, une nouvelle mémoire, un nouveau langage et des nouvelles sensations[iv] ».

Les publicitaires l'ont bien compris, pour vendre, il faut amener les consommateurs non pas à ressentir un manque pour ce dont ils n'ont pas besoin, mais à croire que leur vie revêtira un sens meilleur et plus valorisant. Nous sommes assénés de propositions conditionnelles visant à substituer à notre signifiant identitaire des signifiés imposés par la société : « achète une belle voiture » ; « part en vacances » ; « fais un régime » ; « met-toi au sport » ; etc. Ne nous leurrons pas, ce discours commence dès l'enfance : « travaille à l'école » ; « apprend un métier » ; « marie-toi » ; « fonde une famille ». A croire que la quête du bonheur n'est rien d'autre d'une prescription dogmatique parmi tant d'autres.

Il se crée ainsi un cercle vicieux. Le désir engendre la rivalité qui engendre à son tour la souffrance. Tous trois sont mimétiques. « Si ce qu'il voit faire consiste à s'approprier un objet, il souhaite faire la même chose et devient rival de celui qui s'est approprié l'objet avant lui NR2 ». La souffrance ne nait pas de la non-réalisation du désir, de l'incapacité à posséder son objet du fait de conflits de rivalité ou d'obstacles impondérables. La possession n'est pas la fin en soi. L'objet du désir est le support totémique d'un signifié, pouvoir ou bien-être suggéré, qui est en même temps un signifiant d'échec tant qu'il n'est pas réalisé.

La suggestion est le moteur du désir et la souffrance est son carburant. Raga utilise l'aversion pour la souffrance déclinée par dvesha et la peur de la souffrance liée à la mort émise par abhinivesha pour accroître la force d'attraction gravitationnelle du désir. Le besoin incoercible de la possession de l'objet du désir est mû par le signifié qui s'y attache et il est attisé par la souffrance induite par sa non-possession.

Prenons le slogan publicitaire d'Apple pour son téléphone, « la vie est plus simple avec l'iPhone ». L'objet du désir se charge ici du signifié totémique de la simplicité. En parallèle, il génère une souffrance, car tant que ma vie ne s'est pas simplifiée, elle est si affreusement complexe qu'il me faut, pour cesser de souffrir, acquérir à tout prix l'objet qui annulera mon tourment !

L'artifice peut être plus habile encore. Prenons ce célèbre slogan d'une marque de cosmétiques « parce que vous le valez bien ». Ici, les acheteuses potentielles sont déjà détentrices du signifié de la beauté et le produit qu'on leur fait miroiter leur rappelle, par une mise en scène adaptée, que résister à son achat, c'est nier leur valeur intrinsèque et se refuser à être elles-mêmes !

Le désir ne se réduit donc pas à une attraction entre moi et un objet. Je peux être le support totémique du signifié de mon propre désir. La puissance ou le bonheur qui nous est suggéré est déjà en nous, à l'état de germe ou de potentiel. Le désir n'est pas ici une pulsion qui me pousse vers un objet, mais une tension impérieuse à me connecter à une autre version de moi-même.

Ces « moi-du-désir » seraient donc déjà en nous, comme des personnalités multiples endormies - ce qui faciliterait la tâche de l'hypnotiseur qui se résumerait à l'invocation d'une persona -. Qui je suis » ne diffère pas fondamentalement. C'est une version, une vision personnelle, élaborée dans l'alcôve alchimique de mes conditionnements et de mes propres suggestions.

Cette idée que j'ai de moi-même, ce « je », évolue dans le temps, s'affine et se renforce à mesure de mes expériences. Le sentiment de son caractère authentique ne provient ni de sa pérennité, ni de sa constance. Le signifiant de mon identité psychologique est dynamique, il se charge au réveil dans mon cerveau comme le système d'exploitation d'un ordinateur à l'allumage. Et comme dans l'annulation de la suggestion hypnotique, le moi qui surgit « avec tous ses attributs » (conscience, mémoire, langage, sensations, etc.) est le même que celui qui s'est résorbé, dissimulé dans les replis de l'inconscient, au seuil du sommeil.

Parmi ces attributs se trouve la capacité à exprimer du désir. Or, la durée vécue n'est pas synchrone au temps physique. Une seconde peut paraître une éternité ou une heure un instant. Cette discordance temporelle emporte l'identité psychologique dans une uchronie identitaire, une histoire réinventée. Le « moi-du-désir », né par suggestion hypnotique, se croit à l'origine de la pulsion qui le signifie ! « Le temps psychologique fonctionne à l'inverse de celui de l'horloge, le moi s'imagine être possesseur de son désir et s'étonne de voir le désir de l'autre se porter sur le même objet[v] ».

La dépendance engendrée par le désir provient donc de la sujétion au signifiant qu'il véhicule, mais également du caractère structurel du désir dans le processus de construction du moi. « Désirer, c'est souffrir », car la souffrance est à la fois consubstantielle au désir et intrinsèquement constitutive du moi.

Si « qui je suis » est le support totémique du désir qui me constitue, alors le changement devient synonyme d'un signifiant d'échec. S'accrocher à ce qui nous fait souffrir paraît illogique, mais c'est la condition pour satisfaire la réalisation du désir qui nous meut. Car, si je change le signifiant de mon identité psychologique, je change également le signifié de mon désir.

La souffrance qui s'installe avec le désir est la même que celle que nous éprouvons à la perte du signifiant que nous conférait la possession de l'objet de ce désir. Ainsi dans le deuil, la souffrance est-elle induite par le désir de la présence de l'être cher. Faire son deuil, c'est adapter le signifiant de son existence, se repenser « qui je suis » sans le signifié que nous conférait la personne qui n'est plus. Il en va de même de la rupture sentimentale qui oblige à repenser le sens de sa vie.

Nous sommes pris au piège d'un étau. La force qui nous fait nous accrocher à une version de nous-mêmes - le sentiment du « je » - est une cause de souffrance, puisqu'elle nourrit le signifié d'échec de la non-réalisation de nos désirs. Le moi est un alpiniste aux mains nues qui ne peut ni arrêter de monter ni redescendre et qui, à chaque mètre parcouru, doit renforcer ses prises sur la paroi à la limite de la contracture musculaire.

Le moi, produit du désir et vecteur de souffrance, est à lui-même l'objet de son propre désir, l'ego. L'ego naît du désir et parce que le signifiant de « qui je suis » est le produit d'un désir signifié, la satisfaction du désir coïncide avec la réalisation du moi. L'ego est auto-réalisateur. Le sentiment du « je », asmita, est une corde tressée de signifiants qui forme une boucle sur elle-même, sans commencement ni fin.


- Namasté -


NR1 Au cœur du cerveau - Qui décide ? https://www.youtube.com/watch?v=AO13T4hIIr4 

NR2 Au cœur du cerveau - Qui serons-nous ? https://www.youtube.com/watch?v=m-iNF2vwEag 

[i] Votre cerveau n'a pas fini de vous étonner, Collectif, page 108

[ii] Votre cerveau n'a pas fini de vous étonner, Collectif, page 107

[iii] Votre cerveau n'a pas fini de vous étonner, Collectif, page 109

[iv] Votre cerveau n'a pas fini de vous étonner, Collectif, page 108

[v] Votre cerveau n'a pas fini de vous étonner, Collectif, page 108