I.18 Qu’est-ce que l’attachement ? – partie 2

30/09/2017

« Qui je suis » est cette idée qui me signifie et dans laquelle je me reconnais comme étant moi. Me défaire de mes attachements, me délier de l'ego, c'est déplier cette boucle comme les asanas déplient le corps, c'est redresser la courbe de mon existence, donner de la flexion à ma vie et de l'extension à mon âme.

« Qui je suis » est une proposition, une suggestion que je me fais à moi-même, qui me donne sens, me justifie et me fais me reconnaître continu malgré les tourments de l'existence. Toute expérience est une épreuve qui modèle, altère ou modifie le signifiant de mon identité psychologique. « Une psyché peut se structurer, ou se déstructurer, autour d'un seul mot COLL-57 ».

Ce signifiant nait de la décohérence entre le temps psychologique et le temps physique. Mon histoire, mes interactions avec les autres, me signifient, mais je pose ce signifiant comme premier, originel et conditionnant de « qui je suis ». J'en fais le prélude de ma pensée, le mobile de mes actes, la signification liminaire de mon vécu. Tout ce qui m'arrive trouve sens en regard de la conception que j'ai de moi-même, de mon rapport au monde, de mes relations avec les autres, de ce que j'attends de la vie. Tout, à l'exception de mon propre changement.

La destinée est une idée séduisante. Nous cherchons du sens à tout, un mécanisme propre au fonctionnement cérébral. « Notre cerveau est bâti pour systématiser, intégrer, rationaliser, parfois à outrance COLL-87 ». Cette croyance est plus ou moins forte. Nous la désignons sous les termes de coïncidence ou de prédestination. « Les événements qui m'ont amené à être qui je suis, les raisons qui m'ont conduit à me penser tel que je me pense, à concevoir le monde tel que je me le représente », je les interprète comme ayant toujours fait partie de moi-même. Si j'ai changé à un moment donné de ma vie, c'est parce que l'idée de « qui j'étais » contenait l'ébauche, le germe, de « qui je suis » aujourd'hui.

C'est un principe physique que « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » et la génération spontanée est un antique concept fruit de notre ignorance qui ne satisfait pas notre besoin impérieux de sens. Mais « qui je suis » n'est pas une théorie scientifique que je corrige à mesure de sa confrontation aux faits jusqu'à atteindre à la vérité. C'est un mème psychique, une entité mémétique qui cherche à se reproduire à l'identique. Comme un système politique ou une dictature qui se perpétue en éliminant ses opposants, le mème de « qui je suis » n'a aucune raison de vouloir céder la place à un quelconque rival.

Nous ignorons souvent de quelle manière nous sommes devenus « qui nous sommes » et nous entretenons inconsciemment cette image. L'idée que nous avons de nous-mêmes développe des habitudes, crée des attaches qui renforcent notre conception de l'existence - le moi se nourrit du moi -. Mon signifiant me conditionne à pratiquer les mêmes activités, à côtoyer les mêmes personnes, à partager un même point de vue.

La conception de « qui je suis » s'accompagne d'un mode de pensée qui m'entraîne à créer un environnement psychologique dans lequel tout ce qui m'arrive trouve sens. Si un événement peine à s'inscrire dans le dogme de ma personne actuelle, soit je l'y force en déformant son signifié, soit je le dénie en rejetant l'idée que je puisse m'être trompé sur moi-même, soit encore j'adopte une position de statu quo. Lutte, fuite ou inhibition de l'action, les trois comportements primaires face au danger.

Mais le contrôle est une illusion, notre résistance est limitée et nombreux sont les hasards de la vie. Le changement peut parfois sembler survenir de notre propre fait. Rechercher brusquement la nouveauté alors que d'ordinaire nous exécrons l'inattendu peut autant être le signe d'un changement que la soumission à un puissant signifié du désir.

Lorsqu'un véritable changement s'opère, c'est la plupart du temps de manière subreptice. Nous n'en sommes pas les instigateurs et en constatons les résultats comme des témoins médusés. L'asynchronisme du temps psychologique sur le temps physique - qui fait croire au « moi-du-désir » qu'il est à l'origine de cela même qui l'origine -, nous induit à inférer que puisqu'il est survenu ce changement était attendu, logique et inévitable en regard de celui que nous sommes devenus, alors qu'il était inopiné, accidentel, voire antagoniste à celui que nous étions et dont nous pouvons nous être éloignés d'une manière radicale.

L'idée que rien n'arrive par hasard est porteuse de sens. Nous pensons que nous avons toujours été celui que nous sommes, dissimulés, tapis dans l'ombre de nous-mêmes, dans l'attente de nous révéler, que tout dans notre existence menait à ce moment de prise de conscience libératrice de notre véritable moi. Après tout, c'est bien parce que je me suis dit « ose », « pourquoi pas », « arrête de réfléchir », « vas-y » que j'ai franchi le pas. C'est donc bien que « je » suis la cause de mon propre changement. Ce serait vrai si « je » n'étais déjà le produit d'un « moi-du-désir » qui a défini le signifiant de mon identité psychologique, m'a donné à me penser - et me fait penser - que j'en suis l'inspirateur.

Lorsque le nouveau mème de « qui je suis » détrône son prédécesseur, son signifiant donne sens à mon changement. « Lorsque le yoga entre dans notre vie, il éclaire notre existence d'une manière qui fait subitement sens à ce qui était déjà là en aspiration, parfois en actes ». Pourtant, à y réfléchir, il n'y a souvent aucun lien ni relation causale entre l'ancien et le nouveau moi. La seule corrélation est le regroupement de ces « moments » de mon identité psychologique sous la vision rétrospective de mon histoire, ce qui ne lui confère en rien un caractère finaliste.

Mes aspirations étaient conditionnées par mon précédent signifiant et mes actes traduisaient son emprise sur mon comportement. Pourtant, la nouvelle définition de moi-même me persuade que mes raisons d'agir la préfiguraient ! Le pouvoir de conviction du nouveau mème de mon identité psychologique réécrit les événements de ma mémoire épisodique de son signifiant. Le changement est un jardinier qui déracine le sens que nous donnons à notre être jusque dans ses ramifications les plus profondes et le remplace par un autre qui crée de nouveaux rhizomes à la place des anciens. Au final, je sais avoir changé, mais avec cette intime et profonde conviction que c'est pour devenir celui que j'ai toujours été sans le savoir !

Tout despote s'assure de ne pas être renversé. Si je me mets à agir d'une façon qui ne concorde pas avec l'idée de « qui je suis », qui est contraire à la conception de l'existence relative au signifiant de mon identité psychologique actuel, je peux en éprouver du malaise, voire du mal-être qui peut être subit et violent. Proche de dvesha, il peut revêtir la forme du remords, s'ériger en anxiété, m'instiller le besoin irrépressible de renoncer à accomplir un acte, fuir une situation qui ne me correspond pas. La psychologie sociale désigne par le terme de dissonance cognitive, « la tension qu'une personne ressent lorsqu'un comportement entre en contradiction avec ses idées ou ses croyances[i] ».

Ce mécanisme est une forme de protection contre le changement, mais il constitue également un puissant levier pour nous inciter à adopter le type de comportement en phase avec la nouvelle idée que nous avons de nous-mêmes. À condition toutefois que le mème qui le définisse se soit déjà instauré. Nous pouvons tous témoigner de ces résolutions qui s'évanouissent plus vite qu'elles ne sont apparues, victimes de nos : « je n'y arriverai pas », « c'est trop difficile ...», « à quoi bon ? ». Ce discours n'est pas le fait d'un manque de volonté, mais d'une conception de nous-mêmes qui ne s'accorde pas avec une idée que nous n'avons pas fait nôtre.

La foi n'est que l'expression de nos croyances. Si la foi « soulève les montagnes », c'est parce que nous croyons qu'elles peuvent être soulevées ! Lorsque nous sommes en parfait accord avec nous-mêmes, aucun obstacle ne nous résiste, rien ne peut nous décourager ni s'opposer à notre détermination. Nous nous sentons invincibles, car tout nous réussis et cette réussite provient de la confiance aveugle que nous confèrent nos croyances.

En réalité, la volonté n'engage pas l'action, elle témoigne de notre adhésion à une certaine idée de nous-mêmes exprimée en actes. Elle n'est pas ce pouvoir de contrôle que nous aurions sur nous-mêmes d'agir par intention souveraine, mais le zèle mis au service du désir qui nous anime. La volonté y puise sa force et plus il est puissant, plus notre détermination sera grande.

Ce que nous appelons changement n'est que la prise de conscience de l'implantation d'un nouveau mème de notre identité psychologique. Nous voudrions que ce changement soit porteur d'une valeur admirable, que notre transformation soit sublime, que nous parvenions à une sorte de transcendance, mais il n'est qu'une révolution de palais d'un moi par un autre. Il n'y a pas de version de moi qui prépare à une meilleure version de moi. Nous devons sortir du désir du moi pour le moi.

Mais comment distinguer cette intention d'une sujétion mémétique alors que le signifiant de mon identité façonne ma conscience ? Puis-je être animé d'une volonté de changement authentique, qui ne soit pas le produit du désir pour un autre moi, instillé par un mème qui veut prendre sa place ?

Deux choses sont à considérer. En premier lieu, l'artificialité de l'image que j'ai de la réalité - une construction cérébrale - n'induit pas l'idéalisme du réel. La domination du moi peut donc ne pas emporter la définition de la totalité de mon être. En second lieu, le changement de signifiant de mon identité psychologique ne signifie pas qu'il soit un instrument au service exclusif d'un même. Il peut devenir l'instrument de la libération du moi. « Une mutation autocontrôlée de l'être humain est neuronalement possible COLL-26 ».

Le changement de paradigme identitaire causé par un renversement mémétique peut donc constituer une étape qui prépare à une transformation plus profonde, une métamorphose réelle de tout mon être, physique, mental et spirituel. « S'ouvrir au yoga demande de dépasser celui que nous étions et d'accepter celui que nous sommes en train de devenir. Il discerne la nature du changement qui s'opère en nous, au sein de notre conscience, en lien avec la réalité ».

Si la dissonance cognitive a son origine dans « la tension interne propre au système de pensées, croyances, émotions et attitudes (cognitions)[ii] » par inadéquation de nos actes au signifiant de notre identité psychologique, nous devrions pouvoir en inférer l'existence d'un sentiment d'adhésion de nos actes à leur référent mémétique, sorte « d'assonance cognitive » du moi.

Cette approbation s'inscrit dans le système plaisir/récompense - contrepartie à la dissonance cognitive, reflet du système douleur/punition - et du mécanisme de renforcement, moteur de l'apprentissage. Ce n'est pas à un yogi que l'on va l'apprendre, la pratique développe l'habileté. « Pratiquez, pratiquez, pratiquez et tout devient possible ». Derrière ce phénomène, il y a la création et le renforcement constant de réseaux neuronaux spécialisés, un remodelage rendu possible par la plasticité cérébrale.

Le cerveau n'est pas figé. Il continue de se développer bien après sa phase d'embryogenèse, de former des réseaux de neurones qui se remodèlent en permanence. « N'importe quelle zone du cerveau est modelable (...) de nouveaux neurones peuvent naître ; se multiplier et l'ensemble de notre cerveau peut entièrement se réorganiser COLL-14 ».

Découverte chez des sujets victimes de lésions cérébrales, cette « plasticité » permet aux nouveaux réseaux de contourner les zones endommagées pour reconstituer des fonctions détruites. « Il faut une volonté de fer pour ne pas se décourager devant la lenteur des progrès et l'apparente impossibilité de la tâche. Moyennant quoi l'adaptabilité de notre système nerveux central dépasse l'entendement COLL-18 ».

Ce remodelage cérébral ne cesse jamais, pas seulement lorsque nous sommes endormis, mais à chaque instant de notre vie.

Notre cerveau travaille à flux tendu, toujours à 100% de ses capacités, que l'on soit éveillé ou endormi. Seulement 1% de cette activité est accessible à la conscience (...) Avec les 99% restants, il consolide, confirme, infirme, corrige ou reformate tous les réseaux neuronaux, en permanence, 24h/24, depuis notre naissance jusqu'à notre mort COLL-135.

Si la conscience prend une infime part de ce processus, nos activités cognitives exercent toutefois une action rétroactive sur l'organisation de notre cerveau. Le mème de notre identité psychologique façonne nos circuits cérébraux. « L'image que nous faisons de notre cerveau change sa structure. Autrement dit, en lisant cet article, vous modifiez vos neurones... COLL-26 ».

Le gouvernement de nos pensées et de nos comportements commence au niveau le plus élémentaire du cerveau. Mais quelle est la fréquence de remodelage du moi ?

Nous changeons à chaque âge de notre vie. Les événements et les expériences contribuent à façonner l'idée de nous-mêmes. « Toute expérience - physique, émotionnelle ou intellectuelle - fait naître ou remodèle en nous un réseau neuronal COLL-133 ». Une fois consolidé, le signifiant de notre identité psychologique peut rester stable sur une très longue période. « Tous ces réseaux de neurones sont à la fois stables (sinon, on ne saurait plus qui on est en se réveillant) et mouvants (se rappeler quelque souvenir que ce soit, c'est aussitôt en modifier le réseau COLL-134 ) ».

Mais cette stabilité sur le plan psychologique n'induit pas son pendant sur le plan neuronal. Notre cerveau remodèle-t-il notre moi à un rythme aussi soutenu que nos souvenirs ? Les circuits procéduraux où est engrammée notre pratique des asanas se modifient pendant leur réalisation. La méditation modifie le fonctionnement du cerveau et possède même un effet de ralentissement sur le vieillissement cellulaire[iii]. Au point que nous pouvons en venir à nous demander si nous sommes toujours le même à la fin d'une expire qu'au début d'une inspire ?

Cette reconstruction, est-elle fragmentée et parcellaire, du support neuronal du signifiant de « qui je suis » rend plus évident le caractère discontinu du moi. Même si ce remodelage se produit à des intervalles plus longs et uniquement lorsque nous sommes inconscients, reste que le moi repose sur des sables mouvants.

Ce que nous appelons la stabilité du moi, qui repose sur le support physique de nos réseaux neuronaux, le sentiment de la continuité du « je » - qui me fais me reconnaître comme étant moi-même - est une construction mentale, une illusion subjective au même titre que l'image du réel.

Les théories du « Moi illusoire » comparent le Moi à un faisceau de pensées, sensations et expériences, nouées ensemble par une histoire commune (Hume 1739-1740, Parfit 1987), ou à une série de perles sur une ficelle (Strawson, 1997). Selon ces théories, l'illusion de continuité et d'autonomie est fournie par un récit raconté par le cerveau, une fantaisie qu'il tisse[iv].

Derrière la conscience, qui me donne le sentiment d'exister d'une manière autonome et d'être moi sans discontinuité, se cache une incroyable industrie. La fiction du moi est réelle, mais c'est une reconstitution fantasmagorique, l'œuvre d'un docteur Frankenstein qui dans le secret de son laboratoire relie, recoud et soude ensemble des membres épars d'un homoncule cartésien.

La conscience que j'ai de moi-même ne me laisse pas voir les coutures entre les différentes images de moi, comme le défilement de la pellicule d'un film de cinéma à 24 images par seconde crée l'illusion d'un mouvement continu. L'assemblage des différentes phases, versions ou clones de mon moi est totalement transparent à ma conscience. Ils ne m'apparaissent qu'à l'occasion d'événements marquants ou d'expériences fortes qui entraînent le changement du signifiant de mon identité psychologique.

La dissonance cognitive est un phénomène assez fréquent, car les sirènes du moi-du-désir nous font croire que nous pouvons être plus que ce que nous sommes. Or, le caractère composite du moi le rend vulnérable aux attaques extérieures. Le remodelage du signifiant de notre identité psychologique est une opportunité pour les mèmes concurrents d'introduire leur séquence gémémique dans le système de pensée et de croyances du moi. L'activité de ces composants cognitifs nous entraîne à agir d'une manière contraire à celui que nous sommes. Cela crée un sentiment de dissonance cognitive qui en même temps révèle la présence d'idées étrangères dans notre structure mentale.

Le postulat de la nature composite du moi n'est pas incompatible avec la capacité d'éprouver un assentiment (persistant) ou de la désapprobation, selon la conformité ou non de nos actes au mème qui nous gouverne. Il ne nous autorise pas à inférer qu'un système discontinu ne peut pas formuler de pensées, apanage que seules pourraient revendiquer les théories du « Moi réel, entité persistante durant toute sa vie, séparée du cerveau et du monde environnant, qui a des souvenirs et des croyances, est à l'origine des actions, fait l'expérience du monde et prend des décisions[v] ».

La stabilité de l'idée de moi, la persistance des sentiments, la capacité à formuler des pensées n'induisent pas la continuité de ce qui les produits. La perception subjective que j'ai de moi est homogène. Elle transcende la segmentation du temps physique, englobe une suite d'instants dont elle gomme les intervalles en un tout cohérent uniquement différencié par les fluctuations de son contenu phénoménologique. Descartes s'est trompé en pensant que « même un malin génie infiniment puissant ne pourrait lui faire croire qu'il existait s'il n'existait pas : cogito ergo sum[vi] ». Ce génie existe, c'est notre cerveau. Notre cerveau invente une histoire à la première personne, une narration qui parle d'elle-même et qui se parle à elle-même : « je » pense donc « je » suis.

Entre les théories du moi illusoire et celles du moi réel, la nature du moi n'est pas à rechercher dans ce qui oppose le continu au discontinu, le permanent au temporaire, l'homogène au composite, mais dans ce qui le caractérise en tant que récit. Le signifiant de mon identité psychologique émerge de l'histoire formée par une suite d'événements reliés entre eux par des liens narratifs. Ils forment un récit vécu à la première personne qui me fait sens.

Toute histoire est une reconstruction. La chronologie narrative de l'histoire du moi ne suit pas la chronologie de mon vécu. Mon existence trouve une finalité a posteriori dans le discours que « je » me raconte à propos de « qui je suis ». Le moi est une réinvention du « récit des événements CNRTL » de ma vie.

Le cerveau y prend part comme un historien qui reconstruit et remodèle en permanence cette histoire du moi. Qu'en est-il alors du changement ? L'histoire du moi est une suite de changements. Nous les voyons comme des améliorations. Nous pensons le changement inscrit dans un plan. Mais le récit narratif du moi ne contient pas de véritables changements. Chaque nouveau chapitre est écrit par un mème différent qui réoriente l'histoire dans une autre direction. Ce qui confère à la narration du moi son caractère évolutif, c'est sa lecture rétrospective.

Le moi n'est pas seulement une histoire qui s'écrit elle-même, c'est un récit auto-justifié, un plaidoyer, un exposé convaincu et convainquant en faveur de lui-même. La rhétorique de ce discours s'édifie en système de valeurs, d'opinions et de croyances qui, sous l'effet du caractère réflexif de la conscience, s'érige en juge de ses propres actes et de ses propres pensées.

Le moi-juge approuve ou condamne ses propres comportements. La dissonance cognitive apparaît comme une incohérence dans le scénario. Elle surgit lorsque l'acteur ne suit pas le script du rôle qu'il s'est lui-même assigné. Nous juger permet de corriger nos erreurs, de nous adapter, de devenir plus efficace, ce qui renforce notre emprise mémétique. Mais le moi-juge se ment aussi à lui-même. Ses jugements sont corruptibles. La dissonance cognitive entraîne souvent une modification du scénario.

Le moi-récit est changeant, modelable et composite. Tous les composants qui structurent le moi œuvrent à cette fin de constituer une histoire d'elle-même : le moi ahamkara, la conscience du moi asmita. Le moi-juge est partial, arbitraire, glorificateur. Les « sens psychiques ou fonctions intellectuelles GH» du mental manas, de l'intellect buddhi, de l'esprit citta, concourent à faire de ce récit une rhétorique au service d'un système de croyances et de pensées. Le moi participe de tous les éléments qui relèvent du discontinu et du changement, subsumés sous la catégorie de la nature ou Prakriti. Mais « qui je suis » se résume-t-il uniquement à un discours basé sur un récit fictionnel ? Ce malin génie qu'est la nature pourrait-il nous faire croire en cette histoire s'il n'existait pas un spectateur de cette représentation ?

Le Samkhya postule la réalité métaphysique d'un témoin, le Soi profond ou Purusha. Le Soi est continu, immuable, permanent. Le Soi n'est pas une construction, une invention narrative, mais sa véritable différence par rapport au moi réside dans son caractère non-discursif. Le Soi ne juge pas, c'est un témoin totalement neutre, imperturbable et insensible, « l'observateur qui ne subit aucun changement, mais dont la perception est faussée par le voile d'avidya qui recouvre l'esprit[vii] ».

Le moi travaille à sa propre édification et à son renforcement mémétique permanent, il n'a pas d'autres visées que lui-même : nous agissons pour son seul profit, « fait ceci ou cela pour moi » ; il nous impose constamment son point de vue, « c'est ce que je dois faire » ; il nous soudoie de ces valeurs, « de mon point de vue, cela est juste » ; et nous assujettis à la rhétorique de son jugement, « d'après moi, cela est bien ».

Le témoin n'est pas un système de pensée, il n'a pas de point de vue et n'émet pas de jugement. « Quand la compréhension est claire, on ressent quelque chose au plus profond de soi, il n'y a pas de perturbation[viii] ». Le témoin a une sorte de connexion avec la vérité, quelque chose qui relie son essence à l'absolu. Le Soi se signale par une lucidité de discernement, par un sentiment d'évidence face à la vérité, un état de clarté et de sérénité. Toutefois, sa vision de la vérité est voilée par la chimère du moi.

Se libérer du moi, ce n'est pas le remodeler, refondre le système de pensée et de croyances du mème qui nous gouverne. Changer ce n'est pas remplacer un moi-du-désir par un autre. Dissiper l'illusion ne consiste pas à gommer le signifiant de notre identité psychologique, mais à comprendre qui nous sommes vraiment.

Le Soi n'est pas le vrai moi. Lorsque le moi se taît, c'est-à-dire lorsque nous suspendons nos pensées et arrêtons de juger, le témoin apparaît. « Yoga citta vritti nirodhah », I.1. La cessation de la narration du mental nous délie du récit qui nous signifie, entraîne la suspension des jugements du système de pensée et de croyances qui nous justifient, et nous ouvre à l'état d'observateur pur, de témoin véritable. « Alors le principe de conscience s'établit en sa vraie nature, I.3 ».


- Namasté -


Lexicographie :

GH : Dictionnaire « L'héritage du Sanskrit », Gérard HUET https://sanskrit.inria.fr/Dico.pdf 

SNR : « Dictionnaire Sanskrit Français », STCHOUPAK, NITI, RENOU https://archive.org/details/dictionnairesans00stchuoft 

EB : « Dictionnaire classique Sanskrit Français », Émile BURNOUF https://archive.org/details/dictionnaireclas00burnuoft 

CNRTL https://www.cnrtl.fr/etymologie/ 


COLL : Votre cerveau n'a pas fini de vous étonner », Collectif

Boris CYRULNIK, Pierre BUSTANY, Jean-Michel OUGHOURLIAN, Christophe ANDRE, Thierry JANSSEN, Patrice VAN EERSEL

[i] https://fr.wikipedia.org/wiki/Dissonance_cognitive 

[ii] Ibid 

[iii] Les étonnantes vertus de la méditation https://www.youtube.com/watch?v=Kfzu8hzeUAs&feature=share 

[iv] La théorie des mèmes, Susan Blackmore page 364

[v] Ibid

[vi] La conscience expliquée, Daniel C. Dennett page 15

[vii] Le yoga un éveil spirituel, T.K.V. Desikachar, page 48

[viii] Le yoga un éveil spirituel, T.K.V. Desikachar, page 23