I.19 - Arrêter les fluctuations du mental

03/10/2017

Notre mental est rempli de bruits, d'échos sourds du passé qui heurtent les rumeurs du futur, pensées lancinantes qui nous assaillent de leurs sentences acerbes, démangeaisons urticantes du désir qui nous poussent à l'avoir par illusion de l'être. Comment faire taire cette clameur et trouver la paix avec soi-même ?

Rares en Occident sont ceux qui commencent le yoga par la méditation. Le culte du corps prend le pas sur le développement de l'esprit et l'activité sportive est conçue comme un défi avec soi-même. En yoga, toute pratique physique est indissociable de la recherche de soi. Le yoga ne distingue pas le corps de l'esprit, le physique du mental, le temps de l'être. La méditation et les asanas ne s'apprennent pas, elles se pratiquent, se répètent, inlassablement - abhyasa la pratique persévérante -. Apprendre, c'est acquérir des automatismes. Le yoga rend nous conscients de chacun de nos gestes, de chacune de nos respirations. Le yoga nous rend présents à notre corps, ici et maintenant.

Méditer, c'est s'ancrer dans l'instant. Le moi nous éloigne du présent, nous aspire dans le passé, nous fait divaguer dans le futur. Le moi dissocie, divise, morcelle. Le yoga réunit ce qui est uni en montrant ce que cette séparation à d'illusoire.

Le moi est un récit d'anticipation écrit au passé. Le récit que nous faisons de notre histoire est une reconstruction de notre vécu, une redéfinition plus ou moins importante du signifiant de notre identité psychologique en fonction des événements et des expériences, reflet de l'activité cérébrale de remodelage neuronal.

En analysant et en jugeant nos actions sans discontinuer, le moi nous fait vivre au passé, « j'ai fait ceci ou comme ceci, peut-être aurait-il mieux valu que je fasse cela ou comme cela ». Ce procès quasi permanent fait de notre futur une réécriture de notre passé, « et si je faisais comme cela la prochaine fois ? ». Bien que nous soyons de parti-pris avec nous-mêmes, le regard que nous portons sur nous est sans ménagement, parfois cynique, voire négatif : « si j'avais su, j'aurais agi différemment » ; « qu'est-ce qui m'a pris de faire ça ? », « je suis vraiment nul... ».

Ces pensées instillent un sentiment d'autodépréciation de soi et nous conditionnent à anticiper le résultat de nos actes dans un esprit de reproches pour nos comportements passés qui n'étaient peut-être pas objectivement des erreurs, ni des échecs. Le yoga nous enseigne à cultiver santocha le contentement, la capacité à nous satisfaire de ce que nous avons, de ce que nous pouvons accomplir, loin des mirages et des outrances du désir.

La pratique de Santocha est l'art de relativiser. Pour atteindre le contentement, nous devons considérer les choses selon leur juste valeur, ne pas surévaluer nos objectifs ni sous-estimer nos capacités, « c'est au-delà de mes possibilités », « je ne ferai jamais ça » ou « je ne pourrai pas y arriver ». Le yoga nous apprend la vraie mesure des choses. Nous sommes à nous-mêmes notre propre échelle de valeurs. Notre perfectibilité devient une force dès lors que nous cessons de viser l'impossible, la chimère de nos désirs - ou de ceux des autres -, pour considérer le possible et le concret. Ce que la pratique persévérante, abhyasa, nous permet d'accomplir en agissant avec patience, régularité, constance à l'effort et en nous ouvrant au contentement pour chaque pas accompli.

Le moi est comme le scorpion qui demande à la tortue de le porter sur son dos pour traverser la rivière et qui le pique de son dard au milieu du gué alors qu'il sait que cela le tuera également, car telle est sa nature. Nous pourrions en effet nous attendre à ce que le moi qui nous définit et nous gouverne soit plus conciliant et moins toxique avec lui-même. Comment se fait-il que nous critiquions en permanence nos comportements au point de dénigrer ce qui nous fonde, voire de nous auto-flageller pour ce que nous sommes ?

Évaluer et anticiper nos actes et leurs conséquences est une stratégie évolutive qui a permis à l'homo sapien de survivre, mais elle devient délétère et contre-productive lorsqu'elle se transforme en acharnement méthodique et en critique destructive de soi. Si le moi est un récit, le moi-écrivain pourrait aisément réécrire sa propre histoire d'une manière flatteuse, en gommant les erreurs et les imperfections et en s'auto-félicitant d'être ce qu'il est - c'est d'ailleurs la manière d'être des individus à l'ego surdimensionné, attitude qui traduit souvent le déni de leur incompétence -.

Cette concurrence sous-jacente reflète la lutte incessante entre les mèmes. La formation d'un désir s'accompagne de l'apparition d'un signifié d'échec - source de souffrance - qui perdure jusqu'à la réalisation de ce désir et agit comme une action complémentaire à sa force d'attraction. Cette souffrance s'exprime sous la forme d'une répulsion pour ce nous sommes(notre mème actuel) et nous empêche de réaliser celui que le désir nous prescrit d'être (le mème qui tente de s'imposer à nous). Les batailles permanentes entre les mèmes pour le contrôle du moi nous prennent au piège dans un étau, nous tiraillent entre des injonctions contradictoires qui nous imposent d'agir différemment, tout en dénigrant notre capacité à faire autrement.

L'illusion du moi nous maintient dans l'ignorance, avidya, de ce qui se trame dans notre esprit. Notre incapacité à distinguer les voix des moi-du-désir qui cherchent à nous soumettre à leurs appétits - ces contestations de « qui je suis » s'érigeant en parallèle au désaccord sur « qui je pourrais être » - dessine une personnalité schizophrène partagée entre des tendances antagonistes.

Le moi est un récit polémique écrit par plusieurs mains, celles d'assemblées de neurones, de mèmes concurrents, d'historiens, d'avocats et de juges de nos expériences, qui sont autant de voix différentes qui s'influencent mutuellement. Le moi se décline en une infinité de pourquoi, en d'incalculables peut-être qui donnent lieu à d'interminables débats, à d'incessantes joutes oratoires. Notre personnalité est un champ de bataille qui commence dans les zones les plus profondes du cerveau jusqu'à ces cohortes de prétendants mémétiques animés d'une légitimité tyrannique. Cette lutte perpétuelle est le terrain d'alliances et de désunions, de pactes et de schismes, entre ces mêlées de gladiateurs aux influences combinées et antagonistes. Chacune de nos pensées, chacun de nos jugements, est le reflet de collaborations et d'affrontements qui forgent nos convictions, modèlent nos valeurs et façonnent le récit de notre moi.

De ce processus de mémogenèse - auxiliaire à l'embryogenèse cérébrale et à la neuroplasticité qui s'exerce durant toute la vie - émerge un système de pensée et de croyances, structure du signifiant de notre identité psychologique, sentiment du « je » qui nous donne sens et l'impression de paraître unifié, doté d'une individualité propre, d'une indépendance à ce qui nous origine.

Le récit du moi est comme un habit qui attire l'œil, un vêtement qui semble parfaitement taillé et couturé, mais qui de près se montre tissé de fils qui se révèlent entortillés, distendus par d'effroyables tensions internes. Défaire ces nœuds psychiques, délier ces entraves mentales, exige un long travail méditatif, une écoute patiente de soi pour remonter à la source de nos croyances, dénouer les chaînes de nos conditionnements et nous libérer du joug du récit fictionnel du moi et de ses jugements.

S'écouter, être présent à soi-même, c'est revenir au moment présent, lieu de la réalisation d'une seule réalité, d'un seul être. Le moi, structure composite, amas de faisceaux hétérogènes, est attiré par l'altérité, aimanté par la divergence. Le moi éclos de la redéfinition du passé, se nourrit de la scénarisation du futur, s'épanouit de l'infinie diversité combinatoire des possibles.

Le moi fuit le silence, abhorre le dépouillement, comme le retour réflexif sur soi - pratyhara, le retrait des sens - qui l'isole de l'activité et du tumulte du monde, carburant sensoriel des rivalités incessantes qui le fondent. Le yoga appelle au détachement, vairagya. «C'est s'écarter des intrusions externes pour atteindre la stabilité et la sérénité, c'est-à-dire aller vers plus de recul et de paix intérieure, malgré les difficultés[i] ».

Il est difficile de se recentrer sur le présent lorsque l'on est absorbé dans ses pensées, que le mental est vagabond, divisé par des points de vue divergeant ou dispersé entre ce qui aurait pu être et ce qui peut advenir. Fermer les yeux suffit à nous couper de ce flux tumultueux, à enclencher un mouvement de retour sur soi. Le méditant n'entre pas dans un état d'isolement sensoriel total, simplement ses sens ne sont plus tournés vers l'extérieur.

La Bhâgavata gîta prescrit de « ne pas s'attacher aux fruits de nos actes ». Le fruit est le produit du devenir, la métaphore du futur. Ne pas s'attacher à ce qui adviendra, c'est ne pas penser à la manière dont une plante va pousser, à tous les impondérables qui peuvent empêcher son développement. Se concentrer sur le moment présent, c'est soigner cette plante à chaque étape de sa croissance jusqu'à la moisson qui surviendra d'elle-même.

Ici et maintenant est le terreau de notre développement intérieur. La méditation est une graine que l'on plante au cœur de soi-même sans préjuger de sa germination, ni rien désirer quant à ce qu'elle produira. Nous ne pouvons que l'accompagner avec patience et persévérance tout au long de son déroulement et nous laisser surprendre par ce que nous rencontrerons sur le chemin.

Abhyasa est l'effort en vue de refréner les modifications du mental (...) La conscience doit faire acte de présence (...) elle doit se recueillir, se rassembler, pour focaliser en un point les rayons divergents de son être (...) Cependant, le moi refuse obstinément ce resserrement, car il désire toujours se divertir et se diluer dans la multiplicité (...) il est nécessaire de forger sa force intérieure par une tentative persévérante, soutenue, inlassable[ii].

L'effort persévérant du méditant consiste à fixer son attention pour éviter à sa conscience de se laisser entraîner par des pensées fugitives, sans chercher à lutter. S'opposer au moi, c'est lui donner plus de poids. Son emprise augmente avec l'attention qu'on lui porte. Sans attachement, le moi s'allège, se fait évanescent. La concentration accroit le discernement, densifie la lucidité sur soi, nous rend conscients de nous-mêmes.

La concentration s'appuie sur la respiration. Elle commence par le corps et la recherche de l'immobilité dans la posture. « Ferme et douce est la posture », II.46. Trouver sthira dans la méditation, c'est réaliser la fermeté de l'assise, la rectitude de la tenue, la linéarité de la conscience. Susciter sukham, c'est nous établir en état de relaxation, de relâchement, de lâcher-prise. Cet état de concentration rend la conscience hydrophobe, non soluble dans nos pensées. Elle n'est toutefois pas totalement insensible et il nous faut veiller en permanence à ne pas nous engluer dans nos jugements. La pratique persévérante consiste à revenir sans cesse au présent, à contrebalancer la tendance captatrice du moi en lui opposant le retour conscient à ici et maintenant.

Une concentration ferme assure le « lâcher-prise » du mental. Le moi, rassemblement de mèmes obstinés à s'imposer despotes, est avide de contrôle. Les capacités computationnelles du cerveau, déployées au service de la simulation des effets de nos actes, confèrent un pouvoir prédictif qui renforce, à l'épreuve des faits - ou à leur falsification - l'emprise mémétique du signifiant de notre identité psychologique. La guerre permanente à laquelle se livre les mèmes déclenche une plus grande ivresse à la recherche de contrôle qu'une situation de monopole ou l'absence d'opposition.

Lâcher le contrôle sur nos pensées, ne plus juger, être sans a priori, affranchi de tout questionnement et de toute attente permet de nous établir dans un état de réceptivité propice à la méditation. La nature introspective de l'exercice ne permet pas de savoir à quoi s'attendre. L'immobilité nous donne l'impression qu'il ne se passe rien alors même que nous nous déplaçons sous la surface, vers les profondeurs ignorées de notre être.

La méditation constitue une expérience de notre réalité intérieure difficile à décrire. Elle induit un état d'apaisement profond, un sentiment d'authenticité inégalable. Notre palette émotionnelle doit s'enrichir d'une tonalité additionnelle, telle la cinquième saveur japonaise, unami, un « goût savoureux » bien qu'indescriptible.

Lorsque la concentration atteint un point imperceptible de jonction entre le corps, le souffle et la conscience, la présence à soi ici et maintenant crée une sensation de distanciation avec le moi, comme le décollement d'une pellicule invisible à la surface de notre être qui masquait notre essence véritable. Une réalité sous-jacente se révèle. La levée du voile s'accompagne de l'impression curieuse que nous ne sommes pas celui que nous croyons être. Une savoureuse sensation de quiétude nous envahis alors sous l'effet du sentiment d'être véritablement soi-même.


- Namasté -

[i] Yoga-Sutra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud, page 33

[ii] Les Yoga-Sutras de Patanjali à la lumière des premiers commentateurs indiens, page 24