I.20 – Le temps de la méditation

14/10/2017

La méditation est un voyage dans l'immobilité, une exploration du microcosme de l'instant, le déploiement de la conscience dans les replis de notre espace intérieur, une éclosion de plénitude dans un mental vide, une illumination de lucidité dans l'impermanence de l'esprit. Méditer, c'est revenir à notre véritable nature.

Nous vivons dans la précipitation et l'impatience, nous sommes devenus intolérants à l'incertitude et aux tergiversations, souffrons du plus petit retard, du moindre ajournement. Nous avons mis notre vie en suspends pour que la partie ne s'arrête jamais. Un chronomètre tourne en permanence dans notre mental qu'il nous faut apprendre à arrêter.

Si vous sortez d'une méditation avec une idée précise de sa durée, une sensation de langueur ou le sentiment d'être libérés, ne pensez pas que méditer n'est pas pour vous. Beaucoup pensent que les asanas ne sont pas faites pour eux, car ils sont trop raides. Pas plus qu'il n'y a besoin d'être souple pour « faire du yoga », l'impatience, la nervosité ou l'anxiété ne sont excluant - le yoga ne remplace toutefois pas le médecin -. Méditer n'a pas de contre-indication ni d'effet indésirable comparé aux anxiolytiques et il n'y a pas de limites à la posologie du lâcher-prise.

L'impression de brièveté à la sortie de la méditation témoigne de la capacité du méditant à se déconnecter et à se retirer en lui-même. Elle nous rappelle que le temps de la méditation n'est pas un temps physique, ni psychologique - même si la détermination de sa durée procède de notre subjectivité -.

Le moi-récit nous fait vivre de « ce qui a été », le moi-juge de « ce qui aurait pu être », le moi-écrivain de « ce qui pourrait être » et le moi-du-désir de « ce que nous pourrions avoir ». Nous voulons devancer le moment non pas pour faire plus de choses, mais pour avoir le temps de les réaliser, temps que réduit l'augmentation constante de la pression sociale. La vie nous entraîne dans son mouvement, mais le moi en fait une course contre la montre.

Le temps n'est pas une loi, « ne pas y être à temps » où « ne pas avoir fini à temps » n'est en rien passible de prison. Pourtant, nous vivons dans l'angoisse quasi permanente de la transgression. Le tabou du dépassement de délai régi nos existences. La société que nous avons bâtie nous a industrialisés. Le désir nous mets de facto en compétition. Pour réaliser ses désirs, le moi nous a commercialisés, transformant la nature de la violence et du sacré. Le non-respect du temps prescrit est devenu un crime. La victime expiatoire, le bouc émissaire, est celui qui ne tient pas les délais.

Le moi transforme le temps en adversaire, en antagoniste, alors que le présent est notre véritable essence. Se fixer des objectifs, préempter le futur, c'est se déphaser, se désynchroniser avec soi-même. Notre mental est saturé d'impératifs, d'injonctions qui nous imposent d'agir par ultimatum pour obtenir l'objet de nos désirs ou par l'affolement instillé par ce qui se produira si nous sommes hors délai. Nos pensées sont source de distractions. Les fluctuations du mental déséquilibrent notre humeur, perturbent notre comportement, nous éloignent de l'instant présent.

Prendre le temps de méditer, c'est redonner la prépondérance à l'attention sur la rêverie, au réel sur le spéculatif, à la conscience sur le spontané. Cet effort est au cœur du lâcher-prise, « volonté dans l'abandon», « fermeté dans le relâchement ». Nous croyons être prêt pour cela, mais notre mental n'en est parfois pas moins traversé par des pensées contestataires comme « qu'est-ce que je fais ici » ou « je perds mon temps». Entrer en méditation, c'est comme entrer dans un lieu chargé d'histoire, de sacré ou de mystère, c'est abandonner notre volonté de contrôle et mettre de côté notre jugement, pour écouter, observer, nous laisser imprégner par l'atmosphère, la solennité et l'énergie du lieu. La méditation est notre temple intérieur.

La méditation se laisse difficilement narrer. C'est une expérience personnelle, unique, à chaque fois recommencée et différente. Comme un rêve, elle imprime de ses sensations la rétine de notre conscience. Son ressenti immédiat se dissipe d'une manière variable à chacun et à sa pratique, mais ses effets perdurent dans le long terme. La méditation met en jeu des mécanismes profonds. Elle est un miroir qui reflète notre fonctionnement psychologique, un phare qui éclaire des aspects insoupçonnés de notre être. La méditation est une exploration de soi-même, non critique et sans jugement. Méditer, c'est déchiffrer, comprendre qui nous sommes et découvrir le sens authentique de notre être.

La méditation est hors du temps. La durée que l'on s'accorde pour méditer s'inscrit comme un événement dans un calendrier, mais le temps propre de la méditation, sans repère ni comparaison, est indéfinissable. Comme l'intelligence qui n'est pas uniquement rationnelle - mais également émotionnelle, linguistique, spatiale, corporelle, etc. -, le temps subjectif se décline sous plusieurs instanciations : le temps narratif du moi-récit ; le temps spéculatif du moi-juge de nos actes ; le temps corporel de la pratique physique ; le temps discursif lié à la pensée rationnelle ; et parmi d'autres encore le temps introspectif et méditatif.

Ces durées subjectives se différencient par la conjugaison du temps (passé de la narration, futur de la spéculation), leur objet (le moi, le corps, la logique), leur vitesse, la distorsion exercée sur la focale de la conscience, etc. La méditation se distingue par le non écoulement du temps qui va de pair avec l'immobilité du mental. Lorsque les pensées se dissipent, que le champ du mental se vide, l'esprit s'installe dans la permanence, dans la continuité sans interruption de « ici et maintenant ».

Se concentrer sur « ici et maintenant » ce n'est pas fixer son attention sur le « moment actuel ». L'instant présent est une représentation subjective, une pensée qui sert d'unité de mesure à notre conscience pour penser la durée. Sans idée de durée, de mobilité, de changement, isolé sensoriellement de la réalité physique par le retrait des sens, sans information du monde extérieur, le temps cesse simplement de s'écouler, le mouvement s'arrête, le temps s'immobilise, n'a plus ni commencement ni fin.

L'immobilité du corps amène à la stabilité du mental. Elle ralentit la pensée, diminue l'activité computationnelle du cerveau, fige les spéculations du moi. Construction mentale, la pensée a un caractère rythmé. L'idée du temps se densifie à son accumulation. Arrêter les fluctuations du mental nous extrait du temps.

La forme que nous donnons à l'idée et à la pensée du temps, ses caractéristiques et ses propriétés, mouvement, direction, vitesse sont une construction mentale, comme la vision que nous avons de la réalité. Notre idée du temps n'est pas calquée sur le temps physique, mais sur la signification qu'il revêt pour nous et l'intérêt que nous avons à définir ses qualités pour notre survie.

Le temps est une invention cognitive, une pensée qui sert de substrat au moi. Je «pense » donc je « suis ». Le moi n'est pas une entité autonome et transcendante au corps et au cerveau comme le pensait Descartes, c'est une pensée qui se pense. L'idée du temps conditionne la forme du moi. Nous sommes les produits de notre environnement, de la nature, la Prakriti. La manière dont nous pensons le temps est le résultat de l'évolution de la vie dans le cadre de la physique de notre univers.

La manière dont nous pensons le temps donne sa forme au moi. Comme dans les asanas où le contrôle du souffle soutient le mouvement qu'une respiration inconsciente rend malaisé, notre manière de penser le temps agit sur notre humeur, influe sur notre caractère, façonne notre personnalité, pétrit le signifiant de notre identité psychologique. Elle fait de nous des personnes flegmatiques ou tourmentées, sereines ou angoissées.

La méditation calme le mental et apaise l'esprit, car elle permet de prendre conscience de soi « hors » de la pensée du temps, « hors » de l'idée que notre perception du temps fait de nous-mêmes, « hors » de toute représentation. Méditer, c'est ouvrir sa conscience à une perception authentique de soi.

Dans ce temps suspendu, intervalle entre deux pensées sur le cadran de l'horloge du mental, interstice intemporel vide de toute cogitation, vacuum épuré de tout mouvement de l'esprit, prend forme une expérience non narrative, qui ne s'inscrit pas dans le récit du moi, ne remplit pas une page de notre fable personnelle à l'encre de notre subjectivité égocentrée. Méditer ce n'est pas penser à soi, fût-ce avec recul et objectivité. Ce n'est pas passer de juge à procureur avec le moi pour unique et constant objet.

Le moi n'est pas seulement un récit en réécriture permanente, il transpire littéralement de sa propre locution. Nos actes sont une logorrhée à propos de nous-mêmes. Nous n'agissons pas pour faire ni pour être, mais pour nous dire et nous libérer, comme les asanas libèrent des tensions émotionnelles accumulées dans certaines régions du corps au fil du temps. Ainsi, toute forme d'expression artistique, toute activité psychocorporelle peut être utilisée comme un vecteur d'expression du moi, une catharsis.

La méditation n'a pas le moi pour objet. Elle ne s'inscrit ni dans la durée subjective, ni dans la narration de l'ego. Méditer, c'est s'installer dans la neutralité, devenir une conscience-témoin, perception pure hors de toute représentation. Il n'en demeure pas moins que le moi se met inévitablement sur notre chemin et demeure un obstacle à une perception authentique tant que nous ne nous sommes pas abstraits, épurés, de sa pensée.

La dégagement temporaire et relatif de la « pensée » du moi par la méditation - qui n'est pas la libération de la souffrance kaivalya au sens du Sâmkhya - s'accompagne d'un état de sérénité instillé par la sensation de ne plus être ligoté, enchaîné aux préoccupations du quotidien, écartelé par d'incessantes spéculations. L'interruption du temps narratif, la suspension du jugement, ouvre sur l'intuition ou la perception que notre être, ce que nous sommes vraiment, est bien « plus grand » que le carcan du moi. Méditer, c'est faire l'expérience de la présence à soi-même au-delà du dire de « qui je suis », au-delà du définissable

Qui je suis vraiment est indicible dans la sémantique du moi et ne se limite pas au moi, c'est quelque chose que mon esprit et ma conscience, bornés par les prédicats de la nature et voilés par les fluctuations du mental, ne peuvent se représenter.

Qui je suis vraiment pendant cette échappée n'est pas une excroissance, une extension de moi, comme le scaphandre d'un astronome enclos les conditions environnementales de son milieu vital lors de ses sorties extravéhiculaires dans l'espace. Le temps que nous consacrons à la méditation est une bulle, une bulle de paix et d'harmonie, mais une toute petite bulle dans le calendrier de la vie agitée et convulsive du moi. Mais au cœur de l'entre-temps de la méditation, la perspective s'inverse, l'ego devient une bulle minuscule au sein d'un univers infini.

Méditer, c'est se dévêtir de l'habit du moi pour plonger dans un vaste océan de contemplation. Nager dans ces ondes de sérénité, ce n'est pas seulement sentir le contact de l'eau sur sa peau, les flots qui vous emportent, c'est « faire corps » avec les vagues, « devenir un » avec le courant, « entrer en état de flux ». C'est aussi prendre subitement conscience, comme un flashback, que cet océan a toujours été notre habitat naturel.

Le moi est une boite dans laquelle nous vivons recroquevillés, repliés un nombre incalculable de fois sur nous-mêmes comme des origamis. Méditer, c'est sortir de cette réclusion, se déplier, s'étendre, c'est découvrir notre véritable étendue comme les asanas nous apprennent à habiter tout l'espace de notre corps.

Ce « développement » de soi auquel conduit le yoga, cette « ouverture » du corps, cette « expansion » de l'être, entraîne dans son sillage le déploiement de la conscience. La conscience subjective - le fait d'être conscient de soi - est une perception imbriquée, je suis conscients de l'existence du monde extérieur conjointement à la conscience de ma propre existence.

Au réveil, nous prenons conscience de nous-mêmes avant de prendre conscience du monde, mais le temps subjectif n'est pas synchrone au temps physique. En réalité, je prends conscience de là où je suis avant de prendre conscience - de me souvenir - de qui je suis. De la même manière que notre cerveau a besoin des autres pour se développer, notre conscience a besoin de se situer à l'intérieur d'un référentiel cognitif. La conscience telle que nous en avons la perception subjective est une représentation mentale au même titre que la réalité telle que nous la voyons est une construction cérébrale.

Un détenu placé au mitard, isolé et plongé dans l'obscurité, finira au bout de quelques jours par halluciner un monde alternatif, reflet de la construction mentale de la réalité telle que nous la voyons qui constitue la toile de fond à partir de laquelle se dessine la perception de soi comme un repli de la conscience du monde.

La conscience est une poupée gigogne. Le monde est un miroir dans lequel se forme l'image de soi. Comme le monde est une représentation, la conscience subjective est le reflet d'une pensée.

Lorsque nous fermons les yeux, le flux des percepts sensoriels en provenance de la réalité - la vue étant notre sens principal - se tari brusquement, déclenchant un signal d'alarme qui interrompt la représentation que notre cerveau produit du monde. Le champ de ma conscience se replie alors brusquement sur mon corps, mes sensations internes et mes pensées, tout en continuant à chercher d'autres sources de percepts avec mes autres sens.

Ma conscience subjective se surimpose à ma conscience du monde, devient ce dont j'ai désormais prioritairement conscience, ce qu'il me faut veiller à protéger des dangers qui peuvent surgir lors de cette éclipse temporaire de l'image du réel. La conscience de soi apparaît sous cet angle comme une stratégie évolutive qui vise à assurer notre survie dans un environnement devenu hostile. Son apparition a entraîné l'émergence d'une faculté inédite, que les prémisses qui l'ont engendré ne laissaient pas présager et qui lui est irréductible : la faculté de se penser comme autonome à ce qui la produit, de constituer pour elle-même un monde en soi.

La concentration sur « ici et maintenant » ouvre sur une expérience abstractive de la conscience, quasi impossible à décrire. Sous l'effet de la suspension de la durée, de l'arrêt de l'écoulement du temps, du retrait des sens - qui s'accompagne de la résorption du monde représenté - et de la concentration sur le moment présent, la conscience se « retire » de la conscience de soi, « s'extrait » de son propre processus de pensée.

Au-delà de la prise de conscience du caractère représentatif de la conscience de soi, c'est le sujet lui-même qui s'efface et disparaît. La description la plus proche - pour qui posséderait encore une conscience subjective - serait de dire que « je suis conscient hors de la conscience d'être conscient de moi ». C'est comme si j'étais un miroir et que je me voyais me regarder en moi-même, mais que « celui » que j'avais devant moi était un reflet, une projection. C'est comme si je découvrais que j'étais un fantôme faisant face à mon corps physique, mais que ma condition spectrale m'apparaisse plus vraie et naturelle que cette enveloppe physique.

A l'instar de la bulle dérisoire du moi au sein de l'infini méditatif, la conscience de soi devient translucide, évanescente, révèle à travers ses contours diaphanes la présence dans « l'ici et maintenant » d'un discernement pur d'une lucidité cristalline.

Méditer, c'est passer d'un mental agité, tourmenté, à un esprit libéré et apaisé. Ce mouvement n'est pas une asphyxie du moi par l'assèchement de nos pensées. Méditer, ce n'est pas anesthésier et diminuer une partie de nous-mêmes, mais réveiller et déployer une dimension enfouie de notre être. A travers un processus graduel, la méditation conduit au dévoilement. Le moi nous occulte, le désir nous aveugle. Nous sommes des chenilles qui avons oubliés que nous étions des chrysalides.

La pensée est un tour de magie qui nous masque le temps, tronque notre identité et trompe notre conscience. La méditation est hors de toute temporalité narrative, hors de tout signifiant psychologique, hors de toute subjectivité. Méditer, c'est discerner le réel en-deçà d'un temps circonstancié par un sujet qui se prononce « je », déceler l'être au-delà d'une identité qui s'affirme « moi », saisir l'existence par-delà la perception d'elle-même.

La méditation est une phase de transition, un état en équilibre entre deux conditions, un instant figé qui précède la bascule dans un changement d'état. « Ici et maintenant » est le pivot de cette conversion, l'axe de cette métamorphose. La félicité qui naît du sentiment d'être vraiment soi est l'ovation du renouveau, le chant d'une vie nouvellement éclose.


- Namasté -