I.22 – Être en cohérence avec soi-même
La rétractation des sens extrait la conscience de sa perception, lève le voile qui masque la dispersion du moi empirique, délivre du sentiment qui fait nous penser comme un être propre. Lorsque notre conscience entre en état de cohérence, nous devenons un observateur impersonnel, un témoin intemporel.
La conscience de soi est implicite, immanente à notre propre perception, comme la couleur, la forme, la perspective des objets sont intrinsèques à l'image que nous renvoie le monde. Au caractère illusoire de la réalité telle que nous la voyons, produit et construction du cerveau, s'ajoute l'illusion du sujet. La conscience de soi masque la nature composite, hétérogène, divergente, de « qui nous sommes » sous le sentiment d'unité du « je ».
L'illusion subjectiviste nous fait croire à la genèse de nos affects. « Je » pense, vois, expérimente, donc « je » suis à l'origine de tout ce qui par moi est pensé, perçu et ressenti. Ma faiblesse est de m'attacher à mes affects, de m'identifier à mes pensées. Mon défi est de faire cesser leurs fluctuations, de me rendre maître de mon mental. Lorsqu'un état de sérénité profond survient, le sentiment du « je » se dissipe, ma perception n'est plus égocentrée. Ce qui se révèle alors ne se perçoit plus comme personnel.
Le conscient personnalisé, qui se pensee i est us sommes nos pensé « je » et s'articule autour du moi,es.roir est la faculté proper aux ruction mentale la conscience de soi, asmita, résulte de la réfraction synthétique des affects qui se condensent jusqu'à gommer leur caractère propre. Ce reflet dans le miroir phénoménologique devient une instance psychique qui s'éveille à la conscience de soi lorsque le mécanisme d'antidatation du temps psychologique sur le temps physique donne à sa propre perception un caractère homogène, faisant apparaître le sentiment du « je » et créant l'illusion que ces affects sont les siens et qu'il en est à l'origine. Le moi, originé par le désir, se pense à l'origine du désir qui l'anime.
C'est comme si la lumière circulait à une vitesse considérablement réduite, de sorte qu'un objet ne se refléterait pas instantanément sur un miroir mais avec un temps de retard. Si l'on inverse le sens de la flèche du temps, l'on verrait le reflet se former sur le miroir avant qu'un objet ne se place devant.
La lumière est composée de photons, l'eau de molécules. Pourtant ils nous apparaissent sous une forme pleine et cohérente. Vue d'assez loin, une cascade qui descend d'une montagne semble former immobile. A mesure que l'on s'en rapproche, il devient possible de distinguer la multitude de lignes d'eau qui la compose et de percevoir leur écoulement.
La rétractation des sens agit pareillement sur notre perception subjective. Elle distingue le contenu de la phénoménologie du conscient personnalisé, révèle la dispersion du sentiment du « je » à travers les pensées, les émotions et les sentiments qui le composent et dissémine la conscience personnalisée comme la pesanteur éparpille les lignes d'eau d'une cascade.
Nous évoluons en-deçà de l'horizon constitué par les événements psychiques du «conscient personnalisé », dans une illusion phénoménologique formée par asmita, la conscience subjective. Nos affects nous dispersent, masquent notre perception, obturent notre horizon cognitif. Nous doutes et nos craintes nous replient sur le moi, ahamkara, nous isolent de notre réalité intérieure. Nos pensées limitent nos possibilités, étouffent notre devenir, nous piègent dans la sphère étriquée du moi. L'inquiétude compulsive à vouloir être nous empêche d'être véritablement.
Contrairement à « l'horizon des événements » d'un trou noir - frontière physique sur laquelle la lumière reste suspendue sans jamais tomber ni pouvoir s'échapper -, la rétractation des sens rend possible le dépassement de la sphère psychique de la conscience personnelle. Pratyâhâraouvre notre espace intérieur, déploie les dimensions enchâssées de notre être profond.
La rétractation des sens permet d'appréhender une réalité cachée par l'illusion du «conscient personnalisé ». Étendue indéfinie, ineffable, au-delà d'asmita et par-delà ahamkara, sa présence sous-jacente à « ici et maintenant » se manifeste par l'état de cohérence de la conscience impersonnelle et nous emplis du sentiment d'être « qui nous sommes vraiment ».
Patanjali défini cet état comme le « principe de conscience » (I.3), drastr, « dérivé de la racine drs voir, percevoir, observer (...), « plan profond, absolu, plénitude de connaissance et de béatitude, qui perçoit, expérimente YS-21 ». Le Samkhya le nomme Purusha, le Soi, « celui qui voit [sâkshin = témoin], isolé [kaivalyam], indifférent, simple spectateur inactif PAT25-26 ».
La méditation permet d'expérimenter cet état de « témoin », de « simple spectateur » de nos pensées. Méditer, c'est laisser se jouer le théâtre de notre phénoménologie mentale sans nous y identifier, sans juger, ni en être captivé. L'identification (sarupyam) à nos activités psychiques (vrtti) est la base de l'envoûtement (I.4). « L'homme joue un rôle comme un acteur sur scène. Il s'identifie au personnage qu'il interprète YS-22 ». La qualité de témoin implique de prendre du recul, de mettre de la distance entre soi et le spectacle qui se joue dans notre mental.
Pour adopter un point de vue extérieur à nous-mêmes, il faut nous détacher du sens que peuvent revêtir les événements qui se déroulent dans le huit clos de notre scène mentale. Méditer ne consiste pas à éprouver de l'indifférence, mais à adopter une attitude de neutralité, d'objectivité envers soi-même.
Ce comportement fait écho à upeksanam, la neutralité, l'une des quatre clés de Patanjali (I.33). Rester indifférent aux pensées qui surgissent spontanément pendant la méditation « ne signifie nullement abandon des responsabilités YS-66 », mais l'idée que pour les exercer correctement, prendre une décision juste, notre mental doit être calme, apaisé et équilibré.
Cette distanciation à nos problèmes - libératoire de par son retrait au signifié de notre souffrance - conduit subrepticement à une séparation physique avec nos pensées auxquelles nous devenons insensibles au point de nous étonner et de ne plus comprendre pourquoi elles pouvaient autant nous affecter.
« Ici et maintenant » nous permet de comprendre l'insensibilité du témoin, non comme une présence qui ne fait pas sens, mais comme l'incapacité de nous représenter son signifiant, comme si nous avions perdu notre capacité de représentation.
L'indifférence du Soi est ontologique. « L'esprit est éternellement libre, les « états de conscience », le flux de la vie psycho-mentale lui étant étranger PAT-25-26 ». L'altérité de l'essence du Purusha par rapport à la Prakriti se traduit pour le Soi par le fait de ne pas être affecté par les phénomènes de la nature, à l'ordre duquel appartiennent les pensées, le psychisme, le mental, l'intellect, le moi, la conscience de soi.
Il est impossible de nous représenter le témoin de son point de vue, isolé de la nature, hors de l'espace et du temps déterminé par la physique de notre univers, dans une position d'observateur pur. Cependant, l'horizon perceptuel de « ici et maintenant » revêt un caractère palpable. On ne peut pas le percevoir, ni interagir avec lui - comme avec la matière noire - mais pourtant il est là et nous influence sans que nous sachions trop comment. Comment se fait-il que nous puissions avoir conscience de quelque chose qui par définition est hors de toute perception consciente ?
Le Purusha, le Soi, cet état de cohérence de la conscience est incommunicable du fait de l'arrêt de la pensée subjective, de l'abolition de la conscience de soi « ici et maintenant ». Hors de l'intellect l'être est indéfinissable, hors de la substance l'enséité est impénétrable. Comment les premiers yogis ont-ils pu en avoir l'intuition ? Comment ont-il pu en formuler les caractéristiques ?
Comment savoir si le Soi a une existence réelle - par ailleurs niée par le Bouddhisme -, qu'il n'est pas une illusion au même titre que le moi composite, bien que d'un autre ordre (nous mettrons de côté l'aspect métaphysique de la question de son essence) ?
La nature a horreur du
vide. Notre cerveau n'aime pas ce qu'il ne peut pas expliquer. Il comble les
blancs, compense les vides. La mécanique psychique de la perception à tendance
à personnifier, elle nous fait voir les choses selon notre modèle. Notre
instinct nous fait imaginer une présence dans un recoin sombre, discerner un
murmure dans la pénombre. L'intellect ne peut pas se représenter le vide sans
contenant, la connaissance sans sujet connaissant, l'être sans identité, l'enséité
sans substance.
Notre esprit peut voir une forme à partir des contours flous des nuages, halluciner une présence là où il n'y a rien. La certitude se nourrit de l'indéfinissable. L'intangible nous persuade de son existence. Quelque chose que nous ne pouvons voir est là et nous observe, tel le « hors-là » de Maupassant. Expurgé de toute enveloppe, épuré de toute qualité, le Soi ne peut se définir que par opposition à ce qu'il n'est pas, neti neti, « ni ceci, ni cela » : « l'incommunicabilité de l'Être qui ne peut être caractérisé qu'en niant qu'il ait aucune propriété particulière HUET ».
Paradoxalement, l'hypothèse du Purusha, qui postule sa non-appartenance à l'ordre de la nature et ne saurait donc être pensé par la raison, permet d'éviter une incohérence logique. « Tout dans la nature est composé ; tout doit donc avoir un surintendant. Ce ne saurait être l'activité mentale, ni les états de consciences [car alors, « la série des interdépendances [des composés] conduirait à un regressus ad infinitum »]. Il doit y avoir une entité qui dépasse les catégories de la substance (guna) COLL-34 ». La définition du Purusha, dont l'essence est distincte de la Prakriti, évite cet écueil. « L'esprit, le Soi est un principe simple et irréductible, autonome, statique, non productif, non impliqué dans l'activité mentale ou sensorielle COLL-34 ». Étant non impliqué dans les fonctions psychiques, il est naturellement éligible au rôle de superviseur de l'activité mentale.
L'argument du risque de régression à l'infini repose sur une conception dualiste qui postule l'existence d'un « centre de contrôle et de décision » dans notre cerveau. Ce modèle est celui du « théâtre cartésien de la conscience » : « l'idée d'un point de vue unique et continu qui coïnciderait avec ce qu'on appelle la conscience ou l'expérience intime, et qui serait au fond ce à quoi je me réfère lorsque je fais usage des mots "je", "moi" [i]».
Le philosophe de l'esprit Daniel Dennett[ii] lui oppose une théorie globaliste du fonctionnement cérébral à l'origine de la conscience. « Il n'existe pas de "moi total" qui serait le spectateur désincarné de notre vie mentale, car il n'y a pas dans le cerveau de point unique correspondant à un prétendu "siège" de notre pensée ou de notre personnalité, mais seulement de multiples flux d'activité localisés dans des zones très diverses du cerveau[iii] ». Ces flux sont élaborés de manière inconsciente par des assemblées de neurones qui travaillent en concurrence les unes avec les autres pour imposer leur production. « Les contenus cérébraux, d'abord inconscients, peuvent remporter quelque chose qui ressemble plutôt à ce qu'est la notoriété, dans une lutte avec d'autres contenus eux-mêmes en quête de notoriété ». Ce dont nous sommes conscients est le résultat de ces luttes et non la faculté d'un centre de contrôle autonome de la conscience.
La question de Leibniz « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » - formule d'exclamation devant le mystère de la réalité autant que son questionnement - est retournée à cet observateur hypothétique de notre phénoménologie mentale, «pourquoi y a-t-il quelque chose là où il n'y a peut-être rien, voire même alors qu'il n'y apossiblement rien pour le voir ni pour se voir lui-même ? ».
La rétractation des sens nous fait expérimenter un état de conscience cohérent : dans lequel nos fonctions sensorielles et cognitives sont suspendues ; un état dans lequel la perception ne transite plus par le filtre du moi ni par la conscience de soi ; un état dans lequel la connaissance ne passe plus par les catégories de la représentation. C'est donc, semble-t-il, qu'une certaine forme de conscience serait possible hors de la conscience subjective. Comment savoir si cette intuition est elle-même a-subjective ?
L'hypothèse du Soi s'inscrit dans une pensée réductionniste. « Le postulat demeure toujours le même : nous nous disons capables de nous positionner en dehors de la nature, pour la comprendre (...) Or, cette démarche repose sur une illusion : croire que l'on peut utiliser un outil d'esprit analytique pour appréhender un phénomène qui demanderait un esprit intégratif COLL-201 ».
Plus la mesure de l'objet à connaître est difficile, plus l'intellect rencontre d'opposition à poser une définition positive de ce qu'il cherche à comprendre et plus cela renforce la sensation d'être en présence de quelque chose, ce qui accrédite la théorie qui sous-tend son existence. L'hypothèse du Soi repose-t-elle sur une mécanique autoréférentielle qui infère sa démonstration d'un postulat établi sur la base du sentiment de son émetteur ?
Il est probable que le Soi est tout à la fois une hypothèse logique fruit de longs débats philosophiques, une sensation produite par la rétractation des sens (sous la forme d'un sentiment d'authenticité) et une intuition qui surgit au cœur méditatif de « ici et maintenant » lorsque la conscience entre en état de cohérence.
L'intuition est typiquement un phénomène intégratif, qui met en relation des niveaux très différents de notre fonctionnement psychique COLL-202.
Le moment où s'est élaborée la théorie du Soi dans l'histoire des darshanas védiques est impossible à déterminer avec précision, mais son questionnement est reproductible. Quant à la question de son ressenti, elle demeure contemporaine à chacune de nos méditations yogiques. Mais, si la rétraction des sens conduit à un état hors du temps psychologique, comment peut-on affirmer la simultanéité de ce ressenti à « ici et maintenant » ?
Nous rêvons tous et personne ne remet en doute le fait que nous soyons conscients pendant notre sommeil. Et pourtant, il s'agit là d'une illusion ! « Pendant le sommeil paradoxal, le cerveau, libéré du contrôle conscient remodèle les réseaux neuronaux (...) Tout ce à quoi vous avez accès [au réveil], c'est à la traduction qu'en a fait votre moi conscient COLL-177 ».
Comment cela fonctionne-t-il ? « Lorsque nous nous endormons, le cerveau cognitif lent est mis hors circuit et les informations se trouvent traitées de façon analogique rapide [par des instances inconscientes] (...) Le rêve ne peut survenir qu'au moment où (...) le cerveau cognitif lent se réveille et en une fraction de seconde, fabrique une histoire COLL-183 ».
Dans le sommeil profond, mon cerveau est toujours actif, mais pas ma conscience. Pendant les phases de sommeil profond, nos neurones se synchronisent. Aucun rythme ne peut surgir, donc aucune conscience ne peut naître. Nous n'avons plus ni identité, ni personnalité (...) Au réveil, quand les neurones reprennent leur rythme [asynchrone], j'ai à nouveau conscience de moi[iv].
Je rêve quasiment chaque nuit et après m'être réveillé bien plus de dix mille fois dans ma vie - « dix mille » est le nombre d'heures passées en méditation par les moines bouddhistes dont l'activité cérébrale est analysée par les neuroscientifiques COLL-189 - j'ai toujours l'impression d'avoir rêvé pendant mon sommeil et cela pour une raison simple : la vitesse du temps est la même que ce dont j'ai conscience à l'état d'éveil. Si l'impression d'avoir été conscient pendant le sommeil est une illusion, comment puis-je savoir si ce dont j'ai connaissance « ici et maintenant » (hors de la conscience de soi), est vrai ou n'est pas une illusion ?
Le sentiment de profonde authenticité qui inonde l'esprit du méditant, l'état de «cohérence » de sa conscience pourraient être une traduction, une reconstruction sensorielle et cognitive qui se forme aussitôt sortit de « ici et maintenant », comme la rémanence d'un rêve perdure au réveil car il se forme à ce moment-là.
Si le scénario de nos rêves s'écrit à la seconde où nous nous éveillons, que se passe-t-il, subjectivement, pendant le sommeil paradoxal ? Non seulement, on ne le saura peut-être jamais, mais la question n'a sans doute aucun sens COLL-184.
Ce qui nous donne l'impression d'être témoin de nos rêves et de ce dont nous prenons connaissance dans « ici et maintenant », ce n'est ni notre isolement, ni notre indifférence, ni notre position de spectateur hors de l'écoulement du temps. C'est la capacité de notre mémoire d'en saisir le flash et d'en conserver la trace mnésique assez longtemps pour que son imprégnation atteigne le seuil de la conscience personnalisée, de sorte à pouvoir dire : c'est moi qui en ai fait l'expérience.
L'état de cohérence de la conscience est non borné. Sans commencement ni fin, aperceptif à la pensée, il est au-delà de l'horizon des événements psychologiques. L'harmonie que cet état instille en nous est la seule manifestation et le seul témoignage subjectifs sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour affirmer la réalité de l'expérience. La quiétude subsume l'incapacité de toute représentation. Comment pourrais-je avoir le souvenir de ce dont « je » ne peux pas avoir eu connaissance puisqu'il n'y avait ni « je », ni conscience de ce « je » à ce moment-là ?
Daniel Dennett pense que « ce dont nous avons conscience » est le résultat d'une lutte darwinienne pour la « notoriété » entre des contenus phénoménologiques rivaux. Peut-être doit-on rajouter à cette lutte d'autres éléments relatifs à la sélection naturelle, le métissage et la mutation de ces flux d'informations, pour aboutir à l'émergence de nos affects. Toutefois, la caractéristique principale de ces flux est d'être perceptibles à la conscience. Autrement dit, « ce dont nous avons conscience » - que cela constitue la conscience ou ce dont quelque chose en nous aurait conscience - est « ce que nous pouvons connaître ». Le contenu de la conscience n'est pas une donnée brute mais un résultat, le produit d'un traitement qui nous le rend perceptible et compréhensible.
Si nous ne sommes pas conscients de ce traitement, ce n'est pas parce qu'il s'effectue à un niveau auquel la conscience n'a pas accès, que les informations traitées sont brutes ou en quantité si considérable qu'elles produiraient une saturation de la conscience. La raison est à rechercher dans la différence de fonctionnement entre le cerveau analogique et le cerveau cognitif. « La pensée chinoise est peut-être plus à même de comprendre le fonctionnement cérébral que la pensée occidentale, parce qu'elle est non linéaire, multidimensionnelle et ne fait pas forcément intervenir des liens de causalité immédiate COLL-202 ».
L'organisation des neurones en assemblées, à la fois coalisées et concurrentes, permet au cerveau de traiter les informations d'une manière non séquentielle. L'activité cérébrale inconsciente est massivement parallèle. La computation s'effectue sous des angles différents et dans toutes les directions à la fois, sans contrainte de causalité. La chronologie psychologique qui structure la pensée discursive est établie a posteriori de ces traitements. Ce qui émerge du résultat de cette activité multidimensionnelle est subjectivement intelligible, car il est la traduction dans un langage et un ordonnancement que nous pouvons comprendre : la conscience.
Dans ce schéma, si le cerveau se livre à une lutte darwinienne, s'est pour « traduire » ce fonctionnement intégratif, qui connaît les objets et pense leur manifestation à la manière d'un tout, sous une forme de pensée non intégrative, structurée sur la base d'une représentation régie par la causalité linéaire et la flèche du temps. La conscience s'expliquerait ainsi comme la version ou le versant, la projection ou le reflet, unidimensionnel d'une activité cérébrale multidimensionnelle inconsciente.
Si le purusha nous apparaît comme agent (kartr), cela est dû tant à l'illusion humaine de ce rapprochement suis generis qui s'appelle yogyatâ et qui désigne une sorte d'harmonie préétablie entre ces deux réalités essentiellement distinctes que sont le soi (purusha) et l'intelligence (buddhi) PAT-26.
Cette étrangeté radicale du fonctionnement de notre cerveau rend impossible de savoir ce qui se passe subjectivement en-deçà de l'horizon cognitif de la conscience. « Le principe de conscience n'est que perception ; bien que pur, il expérimente à travers le psychisme », II.20. « Tout ce que, selon le Sâmkhya et le Yoga, on peut affirmer au sujet du Purusha, c'est qu'il est et qu'il connaît PAT-25 (...) Le Soi ne se pense pas puisque la pensée est elle-même une expérience et comme telle appartient à la prakrti PAT-39 ».
Le cerveau multidimensionnel constitue un mode de connaissance propre, hors de l'intellect (buddhi) et hors de la pensée subjective Ce mode de connaissance intégrative est indissociable et nécessaire à la conscience personnalisée sans lequel elle ne pourrait émerger. « L'esprit se reflète dans l'intelligence, mais il n'est ni semblable, ni différent d'elle (...) le purusha dispose d'une connaissance ininterrompue, il est connaissance PAT-36 ».
De pur inconnaissable, le yoga affirme possible la conscience de cet état à travers une ascèse psychophysique. A la suite des quatre premiers angas, la rétractation des sens (pratyâhâra), la concentration mentale parfaite (dhâranâ), la contemplation (dyâna) permettent d'accéder à cette dimension profonde de l'être.
Lorsque l'esprit du méditant se dissocie complètement de son appareil psychique (mental et intellect), que cessent ses productions phénoménologiques (citta vrtti nirodhah) « la pensée est délivrée du moi, car l'acte cognitif ne se produit plus ; c'est la pensée qui est (devient) cet objet PAT-82 ».
Le sujet-méditant fait place au méditant-témoin, la conscience devient un plan non-conditionné d'expérimentation, c'est le Samâdhi.
Dans le samâdhi, à lieu la rupture de niveau qui est le passage paradoxal de l'être au connaître. Cette expérience supra-rationnelle, en laquelle le réel est dominé et assimilé par la connaissance, conduit finalement à la fusion de toutes les modalités de l'être PAT-83
Pour aller plus loin : « Une étude scientifique suggère que des réseaux du cerveau peuvent créer des structures en onze dimensions[v] ». En mécanique quantique, la «théorie des cordes » postule l'hypothèse d'un univers qui comporterait onze dimensions (certaines de ces dimensions, invisibles, seraient enroulées sur elles-mêmes à l'échelle quantique). Voir à ce propos la série de documentaires du physicien Brian Greene, spécialiste de la théorie des cordes et l'ouvrage dont ils sont tirés [vi].
- Namasté -
PAT : Patanjali et le yoga, Mircea Eliade
YS : Yoga-Sutra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud
[ii] La conscience expliquée, Daniel C. Dennett, Editions Odile Jacob, 628 pages
[iii] Cf. Le monde
[iv] Au cœur du cerveau, qui suis-je ? https://www.youtube.com/watch?v=cNzwYZwd-80
[v] https://sciencepost.fr/2017/06/cerveau-humain-creer-structures-11-dimensions/
[vi] "La magie du cosmos" 3/4 - La saut quantique, Brian Greene https://www.youtube.com/watch?v=5XuJiY8Pd_E