I.26 - Pure expérience de l'Inde, partie 4 : flow

04/12/2017

L'Inde, univers d'opposés, galaxie de contraires. L'Inde, croisée de civilisations, carrefour de nations. L'Inde, géométrie hétéroclite, arithmétique des inégalités. L'inde, cosmos de confusion, ciel de désordre. Mais l'Inde unie par ses différences, unifiée dans sa multiplicité, singulière dans son détachement.

L'inde est un brasier d'activités avivé par le souffle d'un tourbillon sans fin, un kaléidoscope d'images bigarrées qui se recomposent à chaque instant, une floraison de parfums distillées par l'alchimie d'une humanité épicée, un arc-en-ciel de couleurs éclairées par le soleil de la beauté sous l'ondée de la misère.

Cet enchevêtrement antinomique confine au paroxysme avec la circulation routière, qui demande d'abandonner le contrôle, de mettre notre cerveau analytique sur pause. Un défi pour nos esprits cartésiens dont la pensée s'est construite autour du contrôle et dont le trafic routier ne saurait se concevoir sans une surabondance de codes et de règles. Tout l'opposé de l'Inde où la conduite automobile n'a pas de chef d'orchestre, mais dessine un ballet, une symphonie en apparence chaotique dans laquelle chaque véhicule trouve place comme par magie.

Malgré l'affluence et la saturation, le trafic routier parvient à s'autoréguler d'une manière étonnement fluide. Mais, le plus surprenant est que ce phénomène se produit sans heurt ni friction, sans nervosité ni appréhension, sans agressivité ni colère, dans un état de neutralité et d'indifférence quasi lénifiantes.

L'Inde n'a pas le même rapport à la mort et la conduite automobile reflète un détachement qui s'apparente à de l'inconscience. Pour que la conduite ne génère ni anxiété ni d'accidents, le mode de fonctionnement du cerveau doit être optimisé ou transcendé par un état de conscience comme le flow. « Cet état psychologique optimal dans lequel les circuits cérébraux fonctionnent sans aucune intervention de la conscience (...) Les sens sont plus aiguisés. Ce que je perçois est bien plus clair. Je remarque les particules de poussière dans l'air. J'entends le moindre petit bruit. Je vois des déplacements rapides au ralenti CERV ».

Cette amplification du détail est un atout indéniable. Le ralenti permet de saisir ce qui est imperceptible à vitesse normale et ainsi de pouvoir suivre les mouvements de chaque véhicule, d'anticiper leur trajectoire et d'exécuter des manœuvres totalement folles pour qui n'est pas dans le même état de perception exacerbée. Mais comment le cerveau peut-il ralentir le flux de la réalité ?

La réponse tient en deux mots, prévoyance et artifice. « Quand un événement est potentiellement dangereux son souvenir est plus riche. Si nous nous retrouvons un jour face au même danger, nous disposerons de plus d'information pour survivre. Voilà pourquoi il nous paraît plus long. L'impression de temps ralenti se forme a posteriori. Notre mémoire réécrit l'histoire de notre réalité CERV2 ».

L'habileté des conducteurs indiens ne s'active pas en un instant en commutant leurs cerveaux sur le mode « flow ». Elle résulte d'une pratique qui permet à leurs cerveaux d'acquérir des automatismes, de développer des réflexes et de les aiguiser. Le cerveau se nourrit du flow avec une efficacité croissante. La conduite automobile est une forme de sélection naturelle : les plus rapides à atteindre leur destination sont également les plus aptes à survivre.

La circulation reflète l'organisation et le fonctionnement cérébral. Ils reposent tout deux sur la rivalité. « Nos cerveaux se composent d'experts [semblables à des machines, interconnectés et dénués d'intelligence IN-166], dont les compétences se recoupent, et qui pèsent de tout leur poids, luttant les uns contre les autres [tous persuadés de connaître le meilleur moyen de résoudre le problème posé au système], dans les différentes décisions à prendre IN-169 ».

En état de flow, le cerveau fonctionne plus efficacement, car il s'appuie sur des automatismes mis en œuvre sans l'intervention de la conscience. Il est toutefois surprenant qu'une telle habileté puisse se développer de manière automatique, vu le nombre considérable de variables à traiter et du caractère impondérable des événements qui peuvent survenir sur la route.

La question de l'absence de contrôle conscient est en réalité celle de savoir comment le cerveau parvient à anticiper alors même que « La quasi-totalité de nos actions sont réalisées par des sous-programmes où systèmes zombies IN-205 ». Que le cerveau soit plus efficace sans la conscience ne signifie pas luestèmes zombies la route. qu'il soit incapable de prévoir. Si le cerveau réussit à commander les réactions adaptées et à mettre en œuvre les réflexes nécessaires dans des situations qui semblent échapper à toute prédictibilité, c'est parce qu'il s'appuie au contraire sur une prévisibilité accrue.

Sans le flow, le cerveau serait dépassé. « Lorsque les systèmes zombies ne sont plus en mesure de gérer la tâche à accomplir, le problème est soumis à votre conscience IN-218 ». Si la conscience n'est pas sollicitée, c'est parce que les « données extérieures IN-81 » n'entrent pas en contradiction avec les prévisions effectuées par le cerveau.

De plus, le flow n'est pas un état de fonctionnement cérébral dans lequel la conscience n'est pas présente.La fonction « contrôle » de la conscience et sa capacité à trancher une situation de blocage ne sont simplement pas sollicitées. Le sujet demeure conscient, mais sa perception est liminaire, sans changement, réduite à un instantané photographique. « Il s'avère que nous sommes aveugles à certains changements criants entre les scènes qui nous sont données à observer. Cet aveuglement au changement souligne l'importance de l'attention : pour voir un objet changer, il faut être concentré sur lui IN-47 ».

Pour ralentir la réalité, le cerveau doit mobiliser l'ensemble de ses ressources, reléguant la production d'une « masse aperceptive » au second plan. La conscience devient un témoin, sâkshin, « simple spectateur indifférent » (cf. I.3).

Quant à la rivalité, « les membres d'une équipe peuvent être en désaccord, mais la plupart du temps, les rivaux sont d'accord les uns avec les autres IN-199 », surtout lorsque le cerveau fonctionne en mode flow. Dans un orchestre, chaque musicien joue sa propre partition en lien avec celle des autres, « c'est cette interaction complexe [de milliards de neurones travaillant conjointement] qui fait surgir la conscience (...) performance de notre cerveau CERV3 ».

L'état de flow se caractérise par le synchronisme des équipes de rivaux neuronaux et le fonctionnement automatique du cerveau hors du contrôle de la conscience. Le flow apporte ainsi une réponse automatique optimale au problème complexe et autrement insoluble de la conduite automobile en Inde, grâce à la prévisibilité maximale des fluctuations du trafic routier.

De plus, ce synchronisme transcende la sphère cérébrale d'un seul individu. Lorsque plusieurs personnes accomplissent le même type d'action en état de flow, un orchestre symphonique, une équipe de sport collectif, un ballet aérien de parachutistes, les conducteurs sur une route, il s'établit un état de « flow global » dans lequel chaque élément entre en osmose avec les autres.

Derrière le chaos qui règne sur les routes de l'Inde, se dissimule un ordre implicite. Comme dans une composition symphonique, chaque véhicule tel une note de musique est à sa place, là où il doit être à chaque mouvement de la partition routière. Chaque véhicule, tel un accord musical, joue une manœuvre à l'instant précis où elle doit être jouée. Chaque véhicule fait ce qu'il doit faire pour que la performance soit organique et mélodieuse (même si ses harmoniques résonnent d'une manière brutale à nos yeux).

Ce flow global est spontané, non permanent et extrêmement volatil. Il se forme sans chef d'orchestre, ni calcul prédéfini, hors de toute entente entre les protagonistes, sans aucune connexion entre le cerveau des conducteurs. Ce flow global est un phénomène qui apparaît sous des conditions particulières, comme la supraconduction à très basses températures. En état de flow, chaque automobiliste devient supraconducteur !

L'Inde est le pays de l'imprévu. Or, moins il y a de règles qui régissent un système donné, plus la place laissée à l'imprévu est grande et plus le champ des possibles est ouvert. La fluidité du chaos induit l'émergence de l'ordre. Plus un système est fluide et plus il pourra s'auto-organiser facilement.

Individuel ou collectif, le flow fonctionne en mode automatique. La conscience et le contrôle produiraient leur effondrement, non pas parce qu'il y a trop d'informations à gérer, mais parce que la conscience est intriquée à la prévisibilité et que prévoir c'est contrôler, se concentrer sur certaines éventualités, apposer des filtres statistiques qui vont réduire l'ensemble des conjonctures aux plus pertinentes pour optimiser les réponses à donner face à une situation, et y survivre. Le contrôle masque la multitude des possibles, inhibe l'imprévu.

Les cerveaux qui composent le flow global apprennent les uns des autres mutuellement. « Les réseaux de circuits neuronaux se recoupent, échangent les données et accomplissent leurs fonctions en utilisant des stratégies multiples, découvertes indépendamment les unes des autres IN-203 ». La réci-flow-cité de la conduite augmente, par l'imitation et l'apprentissage, le champ des possibles qui accroît en retour la fluidité du flot routier.

Le flow global est en constante redéfinition. Une manœuvre plus habile va en remplacer une autre, dans un mouvement visant toujours plus d'efficacité. Comme la biologie, le flow ne s'arrête pas à une solution pertinente même si elle répond pleinement au besoin recherché. Le flow global évolue donc constamment pour mettre au point de nouvelles stratégies de conduite, de nouvelles manœuvres toujours plus risquées qui repoussent sans cesse l'objectif recherché et les limites du danger. « La biologie ne coche jamais la case d'un problème pour considérer qu'il est résolu une fois pour toutes. Elle réinvente continuellement des solutions. La conséquence, c'est l'émergence d'un système de solutions multiples qui se chevauchent et se recoupent - conséquence nécessaire à l'architecture de l'équipe de rivaux IN-199 ».

La flexibilité du flow global ne dépend donc pas seulement de la marge de liberté laissée à chaque conducteur pour entreprendre les manœuvres de son invention, mais dans la capacité à permettre l'émergence de « solutions communes et qui sont aussi opposées les uns autres aux autres IN-227 (...) la principale leçon que nous donne la neurobiologie, c'est qu'il est préférable de cultiver une équipe de populations variées, qui s'attaquent aux problèmes sous des angles différents et qui se recoupent IN-228 ».

Pour que le flow soit véritablement holistique, le champ des possibles doit être non borné, il ne doit pas contenir un nombre fini d'éléments. La conscience est incapable d'appréhender l'imprévu et le cerveau encore moins de le calculer. L'imprévu dissimule l'infini mathématique. Le flow nous permet de transcender l'étroitesse de notre perception cognitive et de dépasser les limites de computation du cerveau.

Pour entrer dans le flow, il faut lâcher-prise, relâcher le contrôle de la conscience et laisser au cerveau la gestion automatique de la prévisibilité. Le lâcher-prise est un abandon total et confiant à l'imprévu. C'est adopter un mode de perception libéré de la pression du contrôle, délivré des limites de l'anticipation, dégagé de l'étroitesse de la prévision. C'est entrer dans un état de conscience où la perception devient claire, où ce qui paraissait auparavant indéchiffrable se révèle subitement transparent, où tout s'articule avec évidence, dans une illumination.

Le flow permet d'embrasser l'inattendu, d'être porté par les vagues gravitationnelles du hasard, d'entrer dans la danse des galaxies, de faire un avec l'expansion de l'univers, de s'unir à l'essence même du réel qui est l'incertitude et l'imprévisibilité quantiques.

Le lâcher-prise en mode flow est créateur du possible. Un possible inimaginable en temps normal, car masqué par la conscience, dissimulé par le contrôle tel un véhicule qui surgit subitement à toutes trombes au détour d'un tournant, sans que l'on s'y attende, et se faufile entre deux autres véhicules bloqués sur la route, alors que notre attention est rivée ailleurs vie, faire un avec le courant, entrer so.

En entrant dans le flow, les fonctions de contrôle cognitives ne sont plus sollicitées, tous les filtres sont levés. Le flow permet de saisir directement l'instant présent, « ici et maintenant », hors du temps de la conscience, hors de toute représentation, hors de toute subjectivité, hors de la causalité linéaire. Ne plus contrôler, ne plus prévoir, conduit à l'arrêt des fluctuations du mental (I.2). Il devient alors possible de nous ouvrir à une conscience intégrative de la réalité.

Plutôt que de rester à la surface des choses, attaché à la perception d'ensemble du tableau (par exemple à la galaxie des opposées qui composent l'Inde), il devient possible de concentrer la focale de notre attention sur un détail, un véhicule ou une personne, en occultant tout le reste. L'objet de notre attention se révèle alors dans son entière altérité, tel qu'il est en lui-même, en sa nature propre, au-delà des différences qui le distinguent de l'identité des autres objets.

L'attention n'est plus captive, mais peut se reporter d'un objet à un autre dans un enchaînement lucide. Le flow permet de devenir « apte aux concentrations » (II.53), c'est-à-dire de se concentrer « successivement sur différents types d'objets[i] », spontanément, sans anticipation ni calcul. L'imprévu cesse alors d'être une donnée statistique pour devenir le fragment d'un tout dont la connaissance apparaît avec la clarté d'un discernement non limité.


Namasté


CERV1 : Au cœur du cerveau - Suis-je maître de moi-même ? https://www.youtube.com/watch?v=AO13T4hIIr4 

CERV2 : Au cœur du cerveau - Au cœur de la réalité

https://www.youtube.com/watch?v=3rFpEqcx6nc 

CERV3 : Au cœur du cerveau - Qui suis-je ?

https://www.youtube.com/watch?v=cNzwYZwd-80 

IN : Incognito, Les vies secrètes du cerveau, David Eagleman

[i] Les Yoga-sutra de Patanjali, Bernard Bouanchaud, page 164