I.27 - Pure expérience de l'Inde, partie 5 : croire
L'Inde, lieu de tous les antagonismes, où le faste côtoie la misère, où la beauté des paysages est entachée par la pollution, où la profusion des ressources tranche avec le dénuement le plus complet. Les opposés dans leurs extrêmes, l'humanité dans tous ses excès, l'argile de notre propre identité.
L'incroyable diversité de l'Inde s'exprime partout : dans le paysage urbain amalgame de mobiliers neufs et anciens, d'habitations modernes et surannées, de lieux grouillants de vie et d'autres totalement laissés à l'abandon, de véhicules rutilants et de tacots vétustes ou de carcasses rouillées sur les bas-côtés ; dans la frénésie des rues, embouteillées d'activités, surchargées de travailleurs vacants à des tâches disparates sans aucun lien entre elles ; dans la foule des passants qui brasse des femmes au sourire rayonnant vêtues de saris multicolores, des enfants dans les bras de leurs parents, des vieillards peinant à se déplacer sous le poids des âges, des mendiants en loques au regard vide.
Chaque action accapare le regard, chaque objet aimante les sens, chaque détail excite la sensibilité. La stimulation est continue, l'éblouissement est constant, l'effarement est permanent. Il suffit de lâcher-prise pour glisser spontanément dans le flow.
Dans le flow, l'altérité rayonne, les opposés sont mis en relief, les différences sont magnifiées. Le flow aboli les contraires et met fin aux « perturbations dues aux paires d'opposés » (II.48). Les contours se détachent avec netteté, les contrastes sont tranchés, les nuances éclatantes. Tout est à sa place, rien n'est dissonant. Sans laideur pas de beauté, sans sauvagerie pas d'humanité, sans affliction pas de joie.La somme des parties est en équilibre, la vie est en harmonie.
Dans le flow, la conscience embrasse l'incroyable diversité du sous-continent, de son panorama urbain à son paysage humain dans la vision holistique d'un brassage cosmopolite en perpétuel mouvement, récital étincelant de splendeurs et d'obscurité, canon flamboyant de sirènes et de fracas, concert radieux de naissances et de trépas, symphonie irradiante de décadence et de renouveau.
Les contrastes sont la manifestation du champ des possibles, l'essence de la nature. La pensée occidentale, aristotélicienne dans son modèle, réductionniste dans son approche, veut aseptiser le réel, éliminer tout ce qui de son point de vue le souille, ne conserver que ce qu'elle valorise. Ce qui revient à gommer les différences, à inhiber l'altérité. A l'opposé, les sagesses de l'Inde ont promu un modèle de science holistique, l'Ayurvéda.
L'Ayurvéda ou « science de la vie » postule que toute chose dans la nature est composée de cinq éléments fondamentaux : la terre, l'eau, le feu, l'air et l'éther ou l'espace. Ces éléments sont présents dans les organismes vivants à la fois sous la forme de composés élémentaires et également sous la forme de trois doshas, issus de la combinaison de ces éléments par paires: vata le mouvement, pitta la transformation et kapha la stabilité. Ces doshas sont des gestionnaires dynamiques de l'organisme qui régulent l'expression physiologique et psychique des cinq éléments dans le corps.
En comparaison avec la génétique, le phénotype où l'ensemble des caractéristiques physiques propres à un individu, est le produit direct ou indirect de l'expression de son ADN. A partir d'un nombre réduit d'éléments, communs à toutes les formes de vie carbonées - et de l'action combinée d'autres facteurs comme l'environnement - le génotype produit une infinie diversité d'infinies combinaisons. Sous l'angle de l'Ayurvéda, chaque personne est en quelque sorte l'expression « phénotypique » des trois doshas. Cette totalité intégrative est l'essence de la vie, le flow de l'imprévu qui permet l'émergence d'une infinie diversité de phénotypes à travers d'infinies combinaisons de génotypes.
La science holistique de l'Ayurvéda conçoit la santé comme l'état d'équilibre d'un individu à l'intérieur de son dosha. La finalité n'est pas d'établir une harmonie entre les trois doshas, mais plutôt de respecter sa constitution élémentaire (dosha de naissance) dans son expression phénotypique. L'organisme est un tout qui s'étend du microcosme ou « dosha génotypique » au macrocosme ou « dosha phénotypique », son expression phénoménale.
La santé implique donc un travail sur le corps (l'alimentation, le mode vie, etc.) mais également sur l'esprit. Pour atteindre à l'équilibre, il faut être en phase avec soi-même. Pour cela il faut prendre conscience de qui nous sommes, connaître nos forces, reconnaître nos faiblesses et accueillir le changement.
Chaque étape est difficile, mais la première exige beaucoup de discrimination. Réaliser qui nous sommes constitue une révolution aussi importante que de prendre conscience de notre corps. La pratique des asanas nous aide à poser nos bases, à percevoir nos fondations, à nous ancrer dans le sol, à nous ouvrir à l'écoute de notre ressenti proprioceptif.
Écouter son corps peut rebuter ou faire peur, surtout lorsque nous avons pris l'habitude de nous discipliner. Mais ce qui nous retient à plus de liberté, d'authenticité, est-ce la peur de nous « laisser aller » ou un contrôle que nous exerçons sur nous-mêmes depuis si longtemps et d'une manière si automatique qu'il en devenu implicite, sans plus aucune conscience de notre part ?
Selon le Samkhya, l'esprit est « sat l'être, cit conscience, ânanda béatitude ». Mais comment comprendre cette béatitude, autrement que comme un mode de contemplation métaphysique par essence inaccessible, si notre pratique est trop disciplinée, notre approche trop cérébrale et si notre vie baigne dans le contrôle ?
Nous avons exploré la terre, sondés les océans, traversés le ciel, lancés dans l'espace, mais il reste un inconnu majeur, un endroit que nous croyons connaître mais dont nous ignorons presque tout ou sur lequel nous nous méprenons complètement, nous-mêmes.
Nous sommes un monde inexploré, dissimulé à nos propres yeux derrière une fausse image, un mythe fabriqué de toutes pièces sans réelle connaissance de notre véritable nature, un substitut de notre identité profonde, le complexe essentialiste « d'identification du principe de conscience à l'instrument de perception », cf. II.6. Comment effectuer un changement de paradigme qui nous permette d'être d'une manière authentique ?
Pour
déterminer quel est notre dosha, il nous
faut discerner l'élément prédominant en nous. S'agissant de mesurer notre
dépendance au contrôle (en partie responsable de nous rendre aveugle à notre
propre perception), il nous faut mettre en évidence son influence sur notre
manière de penser, de décider, d'agir. Nous croyons ne pas être sous l'emprise
du contrôle, affirmons ne pas avoir d'ego, autant de témoignages de la fermeté
du contrôle que nous exerçons sur nous-mêmes.
Lorsque le contrôle est profondément intriqué à notre conscience, il engendre des biais de pensée. Nous croyons notre entrain à la pratique des asanas affranchi de tout esprit de compétition, de toute recherche d'habileté, alors même que notre patience et notre persévérance sont au service d'une volonté de dépassement continue, mue par un contrôle sous-jacent.
Nous méditons à la recherche de notre être profond et utilisons pour cela des outils comme le scan corporel ou la visualisation. Mais, comme nous nous voulons des élèves modèles en toutes choses, nous nous appliquons à la tâche d'une manière trop cérébrale et par trop sérieuse. Il nous faut oser mettre plus de simplicité, plus de spontanéité dans notre pratique. Apprendre à relâcher son corps est facile, mais pour nous détacher du contrôle, réaliser un véritable lâcher-prise, il nous faut surmonter notre peur de l'échec, de la culpabilité, de l'abandon.
Le contrôle est rassurant. En échange de ce qui semble être une modeste contribution à l'effort, au consentement de laquelle nous croyons être décisionnaire, il nous garanti un résultat certain. Or, ce tribut augmente avec l'efficacité. Plus le contrôle instaure en nous un sentiment de sécurité, plus nous voulons nous dépasser et plus nous devenons dépendants.
Le contrôle est tranquillisant, il nous évite de nous laisser aller, de sombrer dans trop de facilité et de culpabiliser en retour. Ne rien avoir à se reprocher est agréable, mentalement reposant, mais ce calme apparent engendre un état de tension constant. La juste tension des cordes d'un violon permet de produire des sons nets et harmonieux, mais si la tension est trop forte, le son est faussé.
Le contrôle est anesthésiant. Il n'a pas le visage de la laideur, ne provoque pas de rejet. Il est séduisant, charismatique. Il n'a pas non plus le visage d'un tyran, il ne s'impose pas par la force, mais prêche pour sa préférence. Il est progressif et structurant, ne crée pas de déséquilibre apparent. Le contrôle est quasi affectif, comme une mère protectrice.
Plus encore que ces peurs primaires, c'est de l'incertitude que notre attachement au contrôle tire sa force. Sommes-nous réellement sûrs de vouloir changer ? Sommes-nous véritablement prêts à accueillir le changement qui s'opère en nous, à nous ouvrir à notre vraie nature, à exprimer notre être profond ?
Le changement ne s'impose pas par le contrôle. Ce n'est pas tant que le contrôle assure une hégémonie sur nous-mêmes qui interdit toute transformation ou toute évolution. Changer, c'est ne plus être ce moi auquel nous nous identifions, ce logiciel à travers lequel nous nous pensons, concevons et vivons notre vie. Les racines de notre attachement à cette identité sous laquelle nous vivons sont plus profondes que le contrôle que nous exerçons sur nous-mêmes. Le contrôle est l'acceptation de la définition que nous nous donnons. Relâcher le contrôle n'est pas le refus de soi-même, mais l'approbation de qui nous sommes vraiment.
Lâcher-prise, ce n'est pas mettre plus de souplesse, plus de flow, plus de joie ou tout ce que nous croyons nécessaire de devoir ajouter à notre pratique pour la rendre spontanée. Lâcher-prise, c'est nous ouvrir à qui nous sommes authentiquement, c'est inspirer dans l'exaltation du mouvement, expirer dans la délectation de l'immobilité, fêter le corps, célébrer la vie.
Franchir le pas, lâcher-prise implique d'avoir confiance, de croire dans le possible, c'est un saut dans l'inconnu. Le lâcher-prise est un acte de foi, c'est accepter de nous en remettre à l'imprévu, de ne pas savoir où nous allons, de ne pas savoir ce qu'il va advenir, simplement accepter tout ce qui peut arriver.
Le mental cultive le contrôle parce qu'il nous donne un objectif et que nous aimons savoir où nous allons. Mais cette vision est bornée, dans tous les sens du terme. Le contrôle nous enferme dans une représentation étriquée de la vie, de notre vie. Le contrôle a un caractère paradoxal. Par peur de souffrir, pour nous éviter tout désagrément, nous prémunir de toute désillusion, nous ruinons sciemment nos chances de bonheur, nous inhibons notre potentiel et stagnons dans l'œuf en nous retenant d'éclore.
Chaque revers, chaque déception, chaque échec est douloureux et blessant pour notre ego, mais plutôt que de croire en notre réussite, nous en venons à nous persuader de l'impossible. Nous nous répétons que certaines choses ne sont pas faites pour nous, que nous n'avons pas les capacités et encore moins le talent pour oser entreprendre ce que d'autres font mieux que nous, que toute comparaison penche invariablement en notre défaveur, qu'il nous est impossible de rivaliser avec meilleur que soi.
A force de répéter ce mantra défaitiste, nous finissons par y croire. Nous orientons notre personnalité, façonnons nos vie, structurons notre existence sur ce leitmotiv. Ce qui n'est qu'à la base un simple état d'esprit passager s'enracine profondément en nous. Le pessimisme et la mélancolie vampirisent notre mental et phagocytent notre pensée. Nous croyons cet état irréductible car nous lui attribuons une cause extérieure contre laquelle il nous est impossible de lutter, la fatalité, le destin, voire l'univers lui-même.
Mais, si nous ne voulons pas croire en nos chances, c'est parce que nous refusons de renoncer au contrôle. Croire que rien n'est perdu, que rien n'est figé, qu'il nous est toujours possible d'être heureux ou d'accomplir ce pour quoi nous sommes faits, tout cela dépend de nous, à la seule condition de lâcher-prise, d'accepter de ne rien contrôler, prévoir ou anticiper.
Il ne s'agit pas non plus de mentaliser nos objectifs en donnant un visage à la fortune, ce qui les placeraient sous l'égide du contrôle par l'attachement aux fruits de nos actes. Tout l'art du lâcher-prise est de ne s'attacher ni à l'impossible, ni au possible, de reconnaître que nous sommes une part de l'infinie diversité des possibles, que notre vie est une occurrence parmi une infinie combinaison.
Nous sommes le possible, nous sommes l'imprévu.
Namasté