I.28 - Pure expérience de l'Inde, partie 6 : conjonction

17/12/2017

A certains moments, dans certaines conditions, au contact de certaines personnes, la vie s'éclaire d'une lumière extraordinaire. Nous sommes envahis d'une sérénité instillée par un lieu de paix, d'une harmonie produite par le bien-être du corps, d'une révélation rendue possible grâce à l'authenticité et à la bonté d'un être.

Ce phénomène est impromptu. Parfois nous l'appelons en silence, l'espérons en secret, mais nous n'en prenons véritablement conscience qu'après coup, lorsque la pure expérience que nous venons de vivre apparaît dans toutes ses dimensions et l'étendue de ses ramifications. Nous comprenons alors quelle formidable conjonction il fallut pour la rendre possible, pour qu'un événement, simple en apparence, devienne un processus alchimique d'une intensité et d'un retentissement considérable dans nos vies.

L'origine du changement est d'abord insaisissable. L'événement en lui-même semble être un déclencheur qui implique de percevoir le bon moment, sentir le bon endroit, reconnaître le bon interlocuteur pour qu'un déclic se produise, toutes choses qui nous apparaissent dans l'instant sous la forme d'une intuition et qui ne se révèlent dans leur évidence qu'une fois que nous avons réalisé leur complète compréhension.

Tous les aspects de l'expérience jouent un rôle, même si nous ne les ressentons pas immédiatement, ni ne le comprenons sur le moment. Certaines personnes seront plus sensibles à la nature et à la magie d'un lieu, d'autres percevrons l'atmosphère de quiétude qu'il dégage où seront touchés par sa spiritualité, certaines seront réceptives au discours qui sous-tend le yoga et l'Ayurveda, tandis que d'autres accrocheront plus difficilement ou devront prendre plus de temps pour adopter leur philosophie.

Aucune approche n'est plus vraie qu'une autre, ni incompatible. Le discernement s'exercera chez certaines personnes d'une manière analytique, rationnelle, cérébrale, alors que d'autres seront plus sensitive, intuitive, charnelle[i]. Le besoin de comprendre est universel à l'Homme et utilise de multiples modes de transmission. Chacun de nous est un récepteur, un transistor psychique, branché sur une (ou plusieurs) fréquence parmi un large spectre, chacune d'entre elles étant la déclinaison d'une seule et même résonance, celle de notre être véritable.

La fréquence change également selon les périodes de notre vie et selon la conception que nous avons de nous-mêmes. Parfois, une connexion peut s'établir à travers l'évidence d'une intuition ou la fulgurance d'une illumination. Notre accord à une fréquence se traduira par une pensée plus cérébrale et sous une instanciation plus rationnelle selon que nous exercions un contrôle sur nous-mêmes, ou d'une manière plus spirituelle et sous une licence plus poétique selon que, par le lâcher-prise, nous nous ouvrons à la liberté de croire au possible lui permettant ainsi de se réaliser.

Nous cherchons tous à comprendre d'où nous venons, où nous allons et pourquoi nous existons. Mais par-dessus tout, nous cherchons à nous comprendre nous-mêmes, à savoir qui nous sommes réellement, comme si nous avions l'intuition du fait que « qui je suis », cette personne, ce moi, ne sont pas notre véritable nature, qu'il y a quelque chose de bien plus profond et de bien plus vaste dissimulé sous leurs artifices, qui demande à être libéré.

Cette introspection a des racines lointaines qui disparaissent dans les fondement de notre personnalité consciente. Souvent, elle n'est que l'examen du moi par lui-même, l'analyse orientée que le moi juge et écrivain fait de ses propres actes pour optimiser ses actes futurs. Mais lorsqu'elle atteint un certain degré de lucidité, à force d'enlever les couches psychiques qui recouvrent notre être véritable, elle révèle un ancrage profond mu par une aspiration à son discernement qui témoigne d'une éblouissante authenticité.

Cette compréhension prend du temps pour atteindre la masse aperceptive lui permettant d'émerger au seuil de la conscience. La transition devient perceptible lorsque le changement qui s'opère en nous révèle celui que nous sommes en train de devenir par opposition à celui que nous étions.

A l'instar du flow de la circulation routière en Inde, le changement s'exprime à travers une conjonction de facteurs (le bon moment, le bon endroit, le bon « interlocuteur », celui à qui nous confier en toute bienveillance et dans le respect mutuel). Il semble que ces facteursdoivent être tous réunis, à la place qu'ils occupent et établis selon une disposition précise pour constituer une « pure expérience » qui permette notre transition vers un état toujours plus profond, plus vrai et plus authentique de nous-mêmes.

Au nombre de ces éléments figure l'Ayurvéda dont l'image est emprunte d'un jugement préconçu qui s'attache à une définition limitée de la santé, comme le yoga est souvent réduit dans les mentalités aux seules asanas. Or, la pratique posturale n'est que le troisième membre de l'Asthanga yoga de Patanjali qui en compte huit et qui vise la libération de l'être profond, le Soi, par l'arrêt des fluctuations du mental et la discrimination du « principe de conscience » de « l'instrument de perception ».

La « science de la vie » conçoit l'être comme une totalité, dont le corps physique n'est qu'une strate, un aspect phénoménal autant qu'une dimension constitutive. La santé en Ayurvéda englobe à la fois le corporel et le psychique, le somatique et le mental, l'intellectuel et le spirituel dans un ensemble organique ininterrompu qui constitue le continuum de notre être.

La santé est l'état de ces composants lorsqu'ils sont à l'équilibre. « Un déséquilibre est souvent dû à une rupture avec les besoins naturels », aussi la première phase d'une cure ayurvédique consiste-t-elle à « faire remonter les toxines de toutes ordres[ii] ». A leur nombre figurent les pensées et les émotions qui créent en nous des blocages psychiques somatisés, dont l'origine provient de nos conditionnements, des événements vécus et du contrôle que nous exerçons sur nous-mêmes. Une cure ayurvédique est en quelque sorte une « psychanalyse psychocorporelle » qui nettoie l'âme en purifiant le corps. L'Ayurvéda fait donc partie intégrante du processus de notre transformation.

Le plus grand problème de la vie moderne est probablement de ne pas écouter notre corps autant que de trop écouter notre mental. Les deux sont liés, les voix du mental qui résonnent de leurs clameurs telle une logorrhée verbale, occultent le chant du corps.

Écartons tout de suite un argument avancé par le mental face à ce qui peut apparaître comme une perte de son emprise. Le corps n'est pas le rival du mental. Le corps s'exprime dans la liberté, à travers des « mélodies de joie ». La joie naît de l'absence du contrôle, comme lâcher-prise permet de croire dans le possible. La joie qui accompagne et transparaît dans tout acte créatif est le témoignage de la liberté de tout notre être, corps et esprit.

« Écouter son corps » ne consiste pas simplement à être sensible au ressenti physique dans l'effort afin d'éviter la douleur lors de la pratique des asanas, ce qui implique de développer la conscience limitée que nous avons de notre corps et de lâcher-prise quant à une recherche d'habileté mue par le contrôle.

Le corps (qui inclut le cerveau) est un radiotélescope qui capte les signaux en provenance de l'univers. La plupart du temps leur réception est parasitée par des pensées disparates qui font le siège du mental et empêchent la conscience d'écouter le cosmos. Le fonctionnement automatique et inconscient du cerveau y à son rôle. Les assemblées de neurones rivales produisent un contenu dont la masse aperceptive atteint - par notoriété ou translation dans un langage intelligible par la conscience - le seuil de cette dernière et se manifeste par des pensées hétéroclites.

La conscience y a son quota de responsabilité, en nous laissant captiver par ces pensées, en les ressassant en boucle et en nous identifiant à elles. Les pensées sont comme les lumières des villes qui masquent l'éclat des étoiles et nous empêchent de voir le spectacle grandiose de la nuit constellée, lorsque la voie lactée imprime, majestueuse, le fond de la voûte céleste.

Nous vivons la plupart de notre vie sous la couverture nuageuse du mental. Ce n'est qu'à de rares occasions qu'un coin du ciel se dégage, que la splendeur du cosmos se révèle fugitivement et nous ramène à notre juste mesure, celle d'un grain de poussière dans l'infini. C'est à cette occasion que quelque chose de bien plus vaste fait écho en nous depuis les profondeurs insondées de notre être, vibre et résonne d'un appel d'une joie incomparable.

En faisant cesser les fluctuations du mental, la méditation rétablit le silence intérieur qui permet à notre conscience de restaurer le lien natif avec notre corps et de rediriger nos sens vers notre être véritable. Mais, si les pensées du méditant se font diffuses et son mental silencieux, son identification au moi est seulement levée. Une cure ayurvédique crée un décalage plus important en suspendant plus longuement l'enveloppe du moi, sans autre choix que de nous faire face à nous-mêmes.

Cette confrontation est sans ménagement et peut être violente. Remonter à la source de nos conditionnements, comprendre les raisons qui nous font agir, lever le voile sur des pans entiers de notre vie, chasser l'illusion dans laquelle nous trouvons refuge, dissiper les artifices et les mensonges derrières lesquels nous nous protégeons, déclenche des réactions de surprise et d'étonnement, d'incompréhension et de stupeur, de culpabilité et de honte, voire de colère et de rejet.

La force de cette introspection nous éperonne d'incrédulité au discernement de l'étendue du contrôle que nous exerçons sur nous-mêmes, sourdre de stupeur à la découverte de notre enfermement dans une conception biaisée de nous-mêmes, brûle d'une douleur incoercible induite par la dissonance cognitive entre la personne que nous pensons être et ce à quoi nous aspirons véritablement du plus profond de nous-mêmes.

Aussi douloureux qu'il puisse être, ce séisme psychique est l'onde de choc qui accompagne la déconstruction de notre propre mythe, l'effondrement du règne arbitraire de l'ego. Il est l'étape nécessaire avant la reconstruction d'un mode de fonctionnement plus libre et plus ouvert, ancré sur l'écoute du corps, ouvert à croyance dans le possible, qui appelle à la joie et à la vie.

Nos souffrances sont souvent le fruit d'une méprise. Nous avons notre part de responsabilité dans nos propres tourments en raison du rôle joué par le mental dans leur survenue, leur attisement et leur perpétuation. Le moi-du-désir est par nature générateur de souffrances. Mais, si nous ne cherchons pas à souffrir sciemment, nous sommes toutefois prompts à en nous convaincre - et parfois sur de très longues périodes - qu'un changement de point de vue semble paradoxalement inévitable.

Même s'il est clair qu'il nous faut passer par des étapes difficiles pour prendre conscience de nos souffrances et changer, nous ne nous infligeons pas ces souffrances en vue de nous transformer. Mais, le fait de croire avec conviction dans un paradigme finit par entraîner l'émergence d'un autre modèle qui, un jour ou l'autre, le remplace, comme si le moi travaillait contre lui-même.

Cette transformation a de profondes racines qui témoignent du fait que l'on ne puisse pas enfermer indéfiniment notre être véritable sous l'identité d'apparat du moi. L'ego crée une dissonance qui finit par provoquer la désagrégation de l'illusion dans laquelle nous nous sommes englués par l'oubli de notre véritable nature. La Joie de cette libération est la résonnance harmonique du Soi qui reflète l'accord de notre vie à notre nature profonde.

La cure ayurvédique ne se résume pas à une confrontation ni ne se réduit à une catharsis au cours de laquelle nous ne faisons qu'expurger des émotions négatives ou somatisées. Le processus d'introspection peut nous amener à comprendre des sentiments que nous croyons connaître, voire à nous les faire éprouver sous leur forme véritable, délivrés de la méprise qu'en fait le moi.

Il est un domaine en particulier pour lequel nous nous bernons souvent nous-mêmes, l'amour. La méprise provient du fait que nous croyons aimer une « personne » alors que l'amour est une émanation de notre être profond, qui exprime à la fois de la perception de la nature véritable de l'autre, la Joie de sa reconnaissance et l'élan qui nous porte vers sa lumière.

En Ayurvéda, plusieurs principes président : « le même augmente le même », « les opposés s'équilibrent ». Le moi est propre à chaque individu qu'il différencie de par son vécu, sa personnalité, sa psychologie. Le Soi réside en chacun de nous, son essence est une. Le Purusha est un principe unique décliné en de multiples avatars. Reconnaître la nature véritable de l'autre, c'est reconnaître sa propre nature. L'amour, c'est se trouver Soi-même en l'autre. Cet élan profond qui nous pousse vers l'autre est le surgissement de notre propre authenticité.

La Joie qui nous emplit de la reconnaissance du Soi est la traduction, sous la forme du langage émotionnel que nous permet la palette sensorielle du corps, de l'état de béatitude du Purusha à la contemplation de sa propre nature métaphysique. L'amour est la lumière qui rayonne de la résonnance du Soi.

Nous sommes aveugles à notre propre aveuglement, car le moi crée un biais de perception qui nous empêche d'accéder au Soi. Ce biais n'est levé qu'à certaines occasions, comme une cure ayurvédique ou lorsque le Soi apparaît chez autrui avec d'autant plus de clarté que sa vie est à l'opposée radicale de la nôtre.

Les différences du moi font ressortir l'identité du Soi, mais elles peuvent aussi le déformer et nous faire nous méprendre quant à l'origine de nos sentiments. L'amour est le discernement subtil de l'être profond par-delà les différences phénoménales du moi. C'est une alchimie où l'équilibre entre des opposés de la même nature fait intervenir un même d'essence distincte.

Notre identification à l'ego nous fait croire que nos sentiments vont à une personne, ce qui a pour effet de les transformer en désir. Un désir impossible à assouvir, car l'ego entre dans une compétition qui détruit ce qu'il cherche à atteindre. L'ego nous contraint alors contrôle afin de s'éviter la souffrance de ne pas réaliser son désir.

Réprimer nos sentiments, c'est refouler notre être profond. L'amour est la reconnaissance du Soi et le nier revient à rejeter notre véritable nature. C'est un acte spirituel. L'amour est un discernement qui résonne de l'essence du Soi et se propage vers un autre Soi en emportant tout notre être dans un embrasement de Joie sans limite.

Cette rencontre est inattendue. Le bon moment et le bon endroit sont impondérables. Nous n'y sommes pas toujours attentifs. Il semble en aller de même lorsqu'un changement s'opère en nous. La conjonction des événements qui le produit paraît échapper à toute détermination. L'expectative n'engendre que le désarroi. Il nous faut lâcher-prise et nous en remettre à l'imprévu.

Notre chemin de yoga nous amène à exprimer notre véritable nature chacun à notre manière et à notre rythme. Lorsque cet événement survient le changement qui nous y a conduit n'apparaît plus comme conditionné par une conjonction de facteurs externes mais comme l'expression d'un alignement interne des dimensions de notre être. L'évidence se fait alors jour : le bon moment est celui où s'opère notre changement, le bon endroit son berceau, la bonne personne celle qui saura nous écouter, nous comprendre, nous guider et nous aider à accoucher de nous-mêmes.


Namasté


[i] https://lapuissanceducerveaudroit.com/2015/09/18/12-traits-caracteristiques-dune-personne-au-cerveau-droit-dominant/ 

[ii] https://www.kamaia.com/single-post/2016/12/19/Cure-Ayurv%C3%A9dique-en-Inde---Panchakarma