I.3 - Le corps dans l'espace
Vous pratiquez
le yoga depuis un certain temps déjà et vous croyez avoir une conscience juste de
votre corps, détrompez-vous...
Après l'a priori erroné de la similitude (anatomique) des corps, la seconde fausse conviction à être remise en cause par la formation de professeur de yoga est la conscience du corps. Jusqu'à ce qu'un professeur nous ajuste, nous pensons connaître la position de notre corps et le degré d'engagement de nos muscles. En réalité, cette image mentale ne correspond pas à la réalité, elle en même très éloignée.
« L'erreur est une connaissance incorrecte établie sur une interprétation inexacte de la réalité »,(I.8)[1].
Focus : Comment savoir si votre alignement est correct ? Posez-vous des questions simples comme, en Adho Mukha Svanasana (chien tête en bas), mes ischions sont-ils vraiment levés vers l'arrière et vers le haut ? En Chaturanga Dandasana, comment puis-je être sûr que ma courbure lombaire n'est pas trop accentuée ? En Virabhadrasana II (guerrier 2), mes bras sont-ils fermement tendus à l'horizontale ?
Les raisons de cette méprise sont multiples : nous n'avons pas sur nous-mêmes une vue extérieure permettant de corriger l'image ou le « schéma mental » de notre corps ; le ressenti proprioceptif de nos articulations et de nos os est difficile à appréhender, donc à adapter ; l'adoption des bons alignements dans les asanas implique des ajustements parfois subtils. Mais une raison plus fondamentale est liée au fonctionnement de la conscience elle-même.
Le cerveau exerce un contrôle automatique sur notre corps à travers le système nerveux périphérique (actions volontaires, capacités sensorielles) et somatique (contrôle volontaire des muscles). La conscience ajoute un niveau de contrôle supplémentaire. Une asana est une construction à la fois mentale (la représentation de la posture dans notre esprit) et corporelle, le résultat d'un ensemble de mouvements et d'actions coordonnés de nos membres pour adopter une position particulière. Or, la conscience a une focale réduite. Une posture de yoga exige d'engager musculairement plusieurs parties du corps de manière simultanée, dans des directions parfois opposées et asymétriques.
Focus : En Chaturanga, pouvez-vous maintenir aisément votre attention sur vos jambes (en les gardant tendues), sur votre sternum (en le pointant vers l'avant), sur vos omoplates (en les serrant l'une contre l'autre), sur vos coudes (collés contre votre torse), sur votre dos (en conservant la neutralité de la colonne pour éviter de creuser vos lombaires), le tout synchronisé avec une respiration lente et profonde ?
Une posture ne peut être tenue longtemps non en raison de l'intensité musculaire développée mais de la fragilité de notre concentration. Dès que l'attention s'éloigne d'une partie de notre corps pour se focaliser sur une autre, sa conscience tend à s'estomper et l'engagement musculaire à perdre en intensité. Même si le corps s'éduque à force de pratique, son enseignement prend du temps, exige de la patience, de la persévérance et une concentration affinée.
Pour pallier cet obstacle, le rôle du professeur est essentiel. À travers les Instructions, démonstrations et autres ajustements qu'il délivre (pour donner l'image de ce que doivent être la position et l'alignement des différentes parties du corps dans une asana), le professeur de yoga est un miroir pour ses élèves. Encore faut-il que ses élèves le comprennent... Car, de ces instructions, ils construisent une représentation mentale elle-même sujette à l'erreur en grande partie du fait de la méconnaissance de leur corps.
« La surimposition mutuelle du mot, de la réalité objective et de sa représentation mentale (engendre) la confusion », (III.17).
En effet, certaines instructions peuvent être mal comprises. Une instruction mal interprétée a le même effet qu'un miroir déformant, elle amplifie un défaut plutôt que de le corriger. Pour être sûr de bien se faire comprendre, le professeur de yoga doit discerner ces difficultés de compréhension.
« La première étape consiste en une longue observation du décalage possible entre nos propres paroles et ce qu'elles expriment après avoir été colorées par notre mental. Le but (...) être conscient de : Ce que l'on dit ; Pourquoi on le dit ; Et dans quelles circonstances on le dit [2] ».
Pour réaliser une asana correcte sur le plan de l'alignement, au regard des risques anatomiques liés à la posture, une conscience plus aiguë du corps est nécessaire. Son renforcement passe par l'amélioration de l'attention. Les instructions données par le professeur de yoga ne visent pas seulement à aider les élèves à réaliser la juste compréhension de l'alignement correct, mais à renforcer la conscience de leur corps.
Trop d'instructions peuvent tuer les instructions, générer de la confusion, voire empêcher une exploration plus intériorisée des asanas. Quel intérêt y-a-t-il à nous focaliser sur la procédure au détriment de cette dimension plus subtile ? Ou autrement dit, en quoi la précision technique peut-elle améliorer notre pratique pour en faire un meilleur outil d'introspection de l'être profond ?
Mettons les choses au point. La révélation de la véritable nature du soi, visée par le yoga, est l'aboutissement d'un processus qui emprunte les huit voies de l'Ashtanga, dont la pratique des asanas n'est que le troisième membre. A l'origine, une asana consistait dans la capacité à rester assis longtemps, sans effort et avec aisance, dans une position confortable pour méditer.
« Ferme et douce est la posture », (II.46).
S'il n'est nullement question d'alignement dans la définition de Patanjali, c'est parce que la posture (assise) est le support de la méditation, porte d'entrée à l'exploration de soi. Les asanas modernes sont des ponts qui mènent d'une posture à une autre à travers le flux des vinyasas sans véritable destination autre que celle de bienfaits physiques. Le temps très court pendant lequel une asana moderne est tenue n'est pas de nature introspective. 5, 10 ou 15 respirations sont insuffisantes pour entrer en état de méditation (en tout cas pour un occidental non entraîné), mais représentent une éternité lorsque l'intensité musculaire, la gêne, le souffle court ou la douleur se font sentir dès les premières secondes de la posture. Pour méditer, l'alignement utile est celui de l'esprit à son objet. Pour étirer, allonger son corps efficacement et sans risque, c'est à un alignement correct qu'il faut procéder. Cette différence d'objectif ne signifie pas que les deux activités ne sont pas liées et que le développement du corps n'amène pas plus d'intériorité.
« La précision technique - même dans des postures très simples - plus concentrée, plus excitante, développe une profondeur dans la compréhension même du yoga[3] », Joel Kramer.
Pour la Bhagavad-Gitâ, le yoga est l'habilité dans les œuvres. Certaines actions requièrent une grande attention du fait de leur précision, comme peindre le plafond de la Chapelle Sixtine. La qualité de l'œuvre produite est en lien direct avec la concentration. La concentration, voilà le mot clé. Le yoga l'invoque pour toutes nos activités, car le yoga réside autant dans les actions simples du quotidien que dans le flux des vinyasas accomplis dans l'harmonie du corps, du souffle et du mental.
Des instructions concises et judicieuses (données par le professeur de yoga ou récitées mentalement par le pratiquant, tel un mantra) ne détournent pas l'esprit d'une exploration plus intérieure de l'asana (dès lors qu'elles ne sont pas une simple check-list), elles l'y font converger. Outre l'attention portée à une pratique sécuritaire pour le corps, l'important n'est pas l'alignement, mais sans alignement, il n'y a pas de concentration.
Comme une pensée demeure évanescente tant qu'elle n'est pas retranscrite sur le papier, les ressentis physiques profonds de l'asana ne sont pas perçus ni compris s'ils ne sont pas canalisés par un alignement correct produit d'un esprit concentré. Trouver les mots justes pour exprimer ses idées n'est pas facile. Le travail d'écriture révèle que des idées qui paraissent claires à l'esprit le sont en réalité beaucoup moins. Les mots font émerger des idées cachées derrière l'imprécision de la pensée. C'est la maîtrise technique qui permet à l'écrivain de donner aux lettres le pouvoir de ravir l'esprit.
La pratique des asanas modernes s'accompagne du Drishti, le regard dirigé vers un point précis. C'est la traduction yogique du mécanisme qui dirige le corps là où porte le regard et qui fait écho à la tendance du corps à « adopter » la forme de la pensée. Or, si la pensée de l'asana est imprécise ou incomprise, l'alignement risque d'être incorrect.
Selon ces considérations, l'aphorisme II.46 (Sthira Sukham Asanam) appliqué à la pratique des asanas modernes signifie que la « fermeté » (Sthira) est à la fois de nature physique, c'est un engagement musculaire juste, et psychique, ainsi que la concentration sur un alignement correct combiné à la compréhension claire des actions entreprises (propre à l'asana et relatif à l'anatomie et à la morphologie du yogi) :
« La pensée doit être dirigée dans la posture de façon à être totalement et fermement absorbée dans celle-ci [4] », (II. 47).
Lorsque cette concentration est obtenue, il est alors possible d'atteindre à plus de « douceur » (Sukham) ou d'aisance dans la posture. Il ne s'agit pas d'une forme de relâchement ou d'abandon à un état second, mais de l'absence d'attachement au résultat. Lorsque la concentration est plénière, l'alignement du corps n'apparait plus comme un objectif de perfection.
L'habileté donne une compréhension plus profonde du yoga. Défini comme la conscience de l'instant présent (« Et maintenant le yoga »), le yoga se révèle être la concentration de notre attention sur cet instant. Le second aphorisme, « Le yoga est la faculté de diriger les activités du mental », se comprend ainsi comme la concentration du mental sur l'œuvre à accomplir qui permet d'atteindre à la maîtrise de l'habileté.
A suivre...
[1] Yoga-Sutra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud
[2] Ibid, page 193.
[3]
Manuel de philosophie Yogaworks, tous droits réservés, page32. Source
web www.joeldiana.com/downloads/yoga/Yoga
as Self-Transformation_French.pdf