I.31 - Retour à l'unité

10/02/2018

Retour au calme après la tempête. Revenir à la stabilité après avoir été secoué par de puissants courants de pensées, électrisé par des émotions intenses. Retrouver la paix de l'esprit, tel un rocher solidement ancré au milieu des flots, insensible à l'écoulement du mental, indifférent au passage du temps, dans le silence et l'immobilité.

Conscient et concentré, cohérent et unifié, « ici et maintenant » relie les parties de nous-mêmes morcelées par les désirs du moi, divisées par l'ego, suppliciées par le contrôle. Les mouvements mesurés du corps, les actions coordonnées du souffle, l'alignement subtil des énergies rétablissent notre cohésion par une pratique intérieure des asanas. Le retrait des sens, le maintien du corps et du mental dans l'immobilité, le ralentissement de la respiration et de l'esprit restaurent l'unité de notre être au coeur de l'équilibre entre la fermeté et le confort de la posture méditative.

Le moi est une planète tellurique, un système construit sur le jeu de forces puissantes, du signifiant psychologique qui donne sens au « je », de l'ego qui assure l'hégémonie du point de vue sur nous-mêmes, les autres et la vie, par le contrôle de notre manière de penser et d'agir, du mental qui juge nos décisions et détermine nos choix. La plupart du temps, nous ignorons ces influences qui s'exercent et dirigent notre vie de manière inconsciente. Un effort d'introspection permet d'en devenir conscients, d'en explorer et d'en comprendre les raisons, de changer de perspective, de modifier notre point de vue sur nous-mêmes et de nous repenser d'une manière plus équilibrée.

Se connaître permet d'apaiser les forces de notre nature psychologique, de rendre sa surface viable. Toutefois, le moi n'est pas notre habitat naturel ni le lieu dans lequel nous sommes destinés à vivre. Nous pouvons le transformer, l'adapter, le rendre suffisamment paisible pour en faire un cadre d'existence agréable, voire même l'accorder tant soit peu avec ce que nous sommes au plus profond de nous-mêmes. Mais, même reconstruit en « mieux », le moi n'est pas la réponse à la cessation de la souffrance. Notre paix ne sera jamais totale, notre sérénité plénière tant que nous demeurerons dans la projection du doute, dans l'ignorance de notre véritable nature.

L'unité de notre être n'est pas dans le moi. « Je » est fait de pensées contraires, de propositions indécidables. Le dialogue mental que soulève le moi n'a pas de termes en lui-même. Aucune réponse n'y trouve satisfaction. Le mental ne pose pas de question pouvant être résolue par une solution qui conduirait à un bonheur salutaire. Le mental débat sans cesse de nos choix sans logique autre que celle du moi. Vivre sous l'égide du moi, c'est réécrire en permanence les événements de notre vie afin de les adapter à sa vision.

Tant que nous n'aurons pas compris que le moi est l'origine et la source du problème, nous penserons pouvoir éviter de souffrir et trouver le bonheur dans l'affirmation du « je ». Lâcher-prise sur le contrôle que nous exerçons sur nous-mêmes et qui nous interdit de croire en notre potentiel, nous ouvrir à l'imprévu, accepter la vie et tout ce qu'elle nous apporte, n'ont pas pour fin d'atteindre les visées du moi, mais de le dépasser, d'instaurer la seule vraie paix intérieure qui est l'acceptation de Soi.

Le repos de l'âme n'est pas dans la paix du mental avec lui-même, dans un ego stabilisé par l'accord de mon point de vue sur moi. Cesser de souffrir, ce n'est pas me dégager des contraintes et du contrôle que « je » m'impose afin que « je » sois plus libre. La souffrance disparaît lorsque nous entrons en unité avec notre véritable nature, dans un état de Joie sans motif ni mobile qui instille en nous un sentiment de sérénité et d'authenticité.

Pour dépasser le « je », ne plus nous identifier au moi, nous devons percer son opacité par la lumière de la compréhension et dissiper son obscurité par le rayonnement de notre être profond. Le discernement créatif - la capacité à nous percevoir autrement pour faire émerger notre réalité intérieure - ouvre le champ de notre connaissance à l'intuition, au ressenti intéroceptif de notre véritable nature. La pleine conscience de nous-mêmes nous éveille à la Joie intérieure, rend notre unité manifeste et son éclat transparent.

La raison cherche à expliquer les choses sans ambiguïté, mais la réalité n'est jamais totalement tranchée. Ainsi, la science définit-elle la vie comme une liste de propriétés exclusives qui dissocient la matière « inerte » de la matière « animée » à tel point que pour en rétablir la causalité, il faut recourir à des hypothèses d'émergence ou de « saut quantique ».

Pour expliquer la vie simplement, nous devons adopter une approche épurée avec la nature comme point de départ et comme point d'arrivée. L'Ayurvéda en donne une définition simple : la nature est composite, des échanges se produisent constamment entre les éléments constitutifs des corps, la nature est donc en transformation permanente.

Pour l'Ayurvéda, les éléments qui constituent la nature sont au nombre de cinq : la terre prithvi, l'air vayu, l'eau jala, le feu agni et l'éther ou l'espace akash. Chacun possède une propriété particulière. Leur combinaison produit tout ce qui existe dans la nature, c'est ainsi que les corps naissent, évoluent et meurent pour constituer à leur tour de nouvelles formes. La philosophie y voit le principe de « l'infinie diversité dans d'infinies combinaisons », la physique l'expression de la loi de conservation de la masse en regard de laquelle « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».

La science postule le caractère composite de la matière à l'échelle atomique où les particules « baryoniques » - formées des composants élémentaires que sont les atomes - entrent dans la composition des objets. La « matière baryonique » représente 5% de la masse visible de l'univers. Le reste est formé de 27% matière noire - indétectable directement, mais probablement elle aussi composite - et de 68% d'énergie noire.

Le temps védique, contrairement à l'espace-temps einsteinien, n'est pas recensé comme un élément. Il s'agit plutôt d'un principe qui rend possible l'expression des qualités de la nature. Les propriétés d'un corps dépendent des éléments qui les composent et de leurs proportions. Les échanges entre les corps modifient ces proportions et en conséquence changent leurs propriétés de manière variable et plus ou moins perceptible. Tout composé naturel évolue dans le temps, change et se transforme sous l'action du temps. Le temps est ce qui rend les mouvement et les échanges de la nature possibles et ce qui constitue le moteur de la transformation des éléments.

Selon l'Ayurvéda, le corps humain est constitué des cinq éléments combinés en trois composés ou doshas dont les qualités reflètent les propriétés de la nature : vata, osmose de l'air et de l'éther exprime le mouvement ou l'échange ; pitta, association du feu et de l'eau traduit la transformation ; kapha, combinaison de l'eau et de la terre manifeste la stabilité.

Tout corps naturel composite fluctue donc entre l'équilibre et le déséquilibre. Pour l'Ayurvéda, ce caractère reflète l'opposition entre deux principes, « les opposés s'équilibrent » et « le même augmente le même ». Pour la science, il s'agit de l'expression d'un ordre inhérent, définit par la première loi de la thermodynamique, et du désordre ou entropie définit par sa seconde loi.

Pour l'Ayurvéda, la santé est un état d'équilibre holistique entre le corps, l'esprit et l'âme, état qui est susceptible d'être déséquilibré par chacun de ses constituants. « Sarvam annam, "tout est nourriture", pas seulement alimentaire. L'ensemble de ce que je consomme (images, sons, contacts, odeurs, etc.) me constitue et m'altère dûment (en m'adaptant) ou indûment [i] ».

La nourriture inclut l'environnement dans lequel nous vivons, notre habitat, notre milieu familial et professionnel - le monde mental -. Notre corps se nourrit de nos actions, le moi de la « reliance sociale positive ». « L'être humain ne peut pas apprendre ni se développer dans un environnement où il ne se sent pas positivement relié à l'autre (...) Pour l'être éminemment social que nous sommes, l'amour n'est pas une option. L'être humain a besoin de se sentir positivement relié à l'autre pour épanouir son unicité ainsi que les potentiels humains universels dont il est dépositaire [ii] ».

Pour la métaphysique du samkhya, le mental manas, l'intellect buddhi, le « je » asmita font partie de la nature. Le mental est le lieu d'échange de l'esprit avec le monde. Les percepts sensoriels - forme cérébrale des stimulus sensoriels captés par nos sens - entrent dans la formation d'un contenu conceptualisé de pensées et d'images en transformation continue.

Si nos représentations sont de l'ordre de la nature, elles empruntent en conséquence aux propriétés de leurs éléments constitutifs : les images et les pensées de l'eau présentent un caractère fluides, celles de l'air sont légères, de la terre pesantes, du feu chaudes, etc. Une image mentale, une pensée, peuvent ainsi modifier notre équilibre du moment par leur effet exaltant ou aliénant sur notre état d'esprit, comme un massage et une pratique adaptée d'asanas ont un caractère calmant ou excitant sur notre corps.

Un déséquilibre peut donc provenir d'un excès de nourriture mentale. La santé en Ayurvéda consiste à faire un usage juste de toutes les sources d'alimentation pour tirer profit de leurs valeurs médicamenteuses en lien avec la constitution de notre dosha. «Tout est médicament, tout est susceptible de vertus thérapeutiques (...) il n'est pas de substance au monde qui ne soit un médicament sous la forme appropriée et pour des cas déterminés [iii] ».

La bonne pensée, formulée au bon moment, pour la bonne personne aura un effet psychique rééquilibrant. La conjonction du bon moment, du bon endroit et du bon interlocuteur est la combinaison symbiotique des principes de la nature qui pour tout mouvement réalisé dans les bonnes conditions d'échange permet une transformation créatrice.

La nature est créatrice. Ce pouvoir ne lui est pas extérieur - ni même hérité de quelque chose de plus grand qui l'aurait engendré -, mais intrinsèque. Il s'accompagne du pouvoir de destruction, lui-même inhérent. Tous deux sont conditionnels l'un de l'autre. Le mouvement incessant de création et de destruction qui l'anime suggère que la nature n'a ni commencement ni fin, seulement des formes de manifestations changeantes (des univers) dont le champ des possibles est plus vaste que leurs limites. Autrement dit, le fini produit de l'infini dans le mouvement immanent d'un instant éternel.

Le corps humain est un microcosme reflet du macrocosme de l'univers. Dans ce schéma, le feu rituel de la puja - ou pooja cérémonie d'adoration et d'invocation d'une divinité dans la religion hindoue - peut être vu comme équivalent au feu digestif, agni. Le pujari­ (prêtre officient) offre des aliments dans un don rituel à une divinité, comme nous devrions faire l'offrande de nourriture à notre corps physique et subtil, c'est-à-dire en pleine conscience de leurs vertus sur notre santé. L'équilibre du corps, de l'esprit et de l'âme est le préalable à la réalisation de l'unité de notre être.

Le feu est symbolique de la connaissance, à la fois destructeur de l'ignorance et éclairant la compréhension. Dans la puja, la descente de la divinité archāvatara est autant la révélation que la manifestation du fait que la nature finie contient un infini transcendant. « Jnanam annam , la connaissance est nourriture GH ». L'enquête yogique sur soi, svadhyaya, est une forme d'alimentation car notre introspection permet de digérer psychiquement l'illusion du moi et de la transformer en une révélation du Soi.

La nature est un champ d'expérience et l'expérience est une invocation de notre être véritable. La souffrance naît de notre identification au moi, mais les expériences négatives nous invitent à sublimer la « beauté cachée » par un effort de « discernement créatif ». L'expérience de la vie (avatar du principe féminin Prakriti), mariée à la connaissance de l'immanent (avatar du masculin Purusha), permet de réaliser la décohérence du Soi à la nature.

La nature est vivante. A travers le mouvement, l'échange et la transformation - propriétés fondamentales qui font de tout dans la nature une nourriture, de toute nourriture un médicament et de tout médicament une connaissance - la vie nourrit la vie en une communauté d'essence. L'univers est un vaste organisme, unique, indivisible, dont nous ne saurions distinguer des formes individuelles ni établir une gradation dans l'ordre du vivant. La vie est sacrée car la nature est sacrée en tant qu'elle contient le divin dans son essence. La vie ne peut donc servir d'échelle et de prétexte pour justifier l'hégémonie de l'espèce humaine sur les espèces animales et sur la nature.

La destruction nourrit la vie dans un cycle sans fin de renouveau. Parce que la nature est sacrée, la mort ne saurait être considérée comme une perte ou une fin. La mort est le processus par lequel la nature transforme un substrat physique pour libérer ses qualités constitutives, comme le discernement change notre regard sur nous-mêmes pour révéler notre essence spirituelle.La perception de notre véritable nature ne détruit pas le moi, elle lève son illusion en transformant son voile d'opacité en une surface transparente sous la lumière de la connaissance du Soi.

Tout est connaissance, y compris le silence. Le silence sonore est l'absence de vibration ou d'un milieu susceptible de la propager, comme le vide de l'espace interstellaire. Le son est une information qui nous renseigne sur la présence ou sur l'absence d'une chose. Le silence de l'esprit est différent.

Le mental est un milieu psychique particulièrement conducteur de la pensée comme l'air assure la meilleure propagation des ondes sonores. Toutefois, le silence de la méditation n'est pas un vide. Si « l'arrêt des fluctuations du mental » est synonyme de libération (I.2), la sérénité ne résulte pas de l'absence de mouvement de l'esprit. La méditation est l'art de rester consciemment en silence. Méditer, c'est rester silencieux à l'intérieur de la conscience de soi. Le silence méditatif est une présence à l'être.

Apprendre à méditer, c'est commencer par apprendre à rester immobile dans une position que Patanjali décrit à la fois ferme sthira et agréable sukham, « Ferme et douce est la posture » (II. 46). Là encore, il convient de préciser que l'immobilité n'est pas une absence de mouvement, ni une non-action. C'est un mouvement réduit à l'extrême, une action minimaliste, mais une action tout de même, celle de « rester sans bouger ».

L'immobilité de la posture de méditation exige donc un effort et implique une tension. C'est tout le savoir-faire du yogi, par l'entraînement et l'adaptation de son corps dans les asanas (et par sa capacité à mettre de la joie dans pratique) de parvenir à doser subtilement l'intensité de son effort afin de maintenir la fermeté de sa posture sans créer de gène corporelle qui viendrait perturber son recueillement intérieur.

Cet effort ne se limite pas au corps, car demeurer physiquement immobile exige une certaine volonté qui ne doit pas détourner l'attention du méditant. La conscience est très volatile et l'attention est facilement distraite par les tergiversations du mental et les pérégrinations de l'esprit dans l'imaginaire. Rester silencieux, dans l'immobilité du corps et de l'esprit, outre de lâcher-prise, exige de la concentration. Ce n'est pas la concentration qui conduit la conscience a entrer intérieurement en silence, elle est son résultat. C'est par l'action combinée de l'immobilité de la posture, le ralentissement de la respiration, l'arrêt des fonctions de l'esprit et la fixité de l'attention, que la conscience s'installe dans la « présence à soi ». L'immobilité du corps entraîne la cohésion du mental, la cohérence de l'intellect, la condensation de la conscience. « Et le mental devient apte aux concentrations », II. 53.

La nature est un mouvement perpétuel où l'ordre (néguentropie) s'oppose au désordre (entropie). La tendance au retour incessant des corps à un état dissocié est compensé par des échanges constants entre les éléments qui assurent l'équilibre des formes par leur transformation. Au sein de la sphère phénoménologique de l'esprit, images et pensées surgissent spontanément et s'entrechoquent dans une cacophonie continuelle qui maintient le mental dans un état de fragmentation constant. Nos efforts pour fédérer ce contenu par le jugement - autour de l'axe du signifiant de notre identité psychologique - et à le maintenir sous le contrôle - de l'emprise de notre ego - alimente ce brassage perpétuel. La reconstruction du moi, même mieux équilibrée, n'entraîne pas la libération de la souffrance.

A l'opposé de la nature, le Soi, Purusha, est non composite. C'est un Tout aux qualités indivises, uniques et synonymes : lumière, silence, Joie... Le Soi rayonne d'une lumière qui n'est ni onde ni corpuscule, résonne d'une vibration qui ne se propage pas, se révèle dans un silence qui est présence « pleine félicité de la pure conscience qui est une (Saccidânanda) [iv] » .

L'unicité du Soi l'abstrait de tout ancrage dans l'espace et le temps. La nature s'inscrit dans la localité. Tout élément composite occupe une position dans l'espace-temps, dans un « ici et maintenant » relativiste, local et déterminé. La position du méditant s'inscrit dans la localité : la posture délimite l'espace, la respiration rythme l'écoulement du temps. Le mental est un espace-temps psychologique parcouru d'images et de pensées, mélange d'un passé fictif réécrit par le jugement, d'avenirs hypothétiques fruits de scénarios divergents de l'ego. Mais les limites de la physique sont floues et plus encore celles de la psychologie lorsqu'il s'agit des états modifiés de conscience.

Selon la mécanique quantique, l'électron n'a pas d'existence au sens propre. Exister, c'est « être actuellement » CNRTL. L'électron n'est pas tantôt une onde, tantôt un corpuscule selon la manière dont il est observé. Tant qu'il n'est pas observé, c'est-à-dire tant qu'il n'entre pas en interaction avec un dispositif de mesure, l'électron n'est ni une onde ni un corpuscule. Sa vraie nature est probabiliste, c'est la pure probabilité de le trouver « ici » (à telle position dans l'espace) et « maintenant » (selon la vitesse de son mouvement). L'électron quantique est non local et non défini, c'est la mesure qui le fait « exister », le rend « actuel », localisé et déterminé dans l'espace-temps relativiste.

La pensée agit sur le mental comme la mesure sur l'électron quantique, elle fixe les valeurs de la conscience dans l'espace-temps psychologique. La conscience est fragmentée par les occurrences du mental. La pensée est un état de conscience où elle s'incarne dans un objet qui lui confère une forme locale et finie, objet auquel elle s'identifie et se confond.

La méditation a sur l'esprit l'effet inverse de la mesure sur l'électron. Là où l'observation de l'électron quantique entraîne sa décohérence statistique (les probabilités de sa localisation ne sont plus équivalentes), l'observation de la conscience la rend cohérente, non dispersée par les pensées du mental.Là où le caractère actuel de l'électron résulte de la fixation des valeurs de probabilités de sa localisation, le caractère actuel de la conscience est un retour à l'état d'unité. La posture du méditant, circonscrite à un « ici et maintenant » local, initie par l'immobilité et le silence le «passage du moi au Soi PJ-153 » par lequel la conscience entre en état de concentration, dharana.

Par le retrait des sens, pratyhara, « l'ici psychologique », le moi (le signifiant de mon identité psychologique), « qui je suis maintenant » à travers cette idée à laquelle « je » m'identifie, révèle son caractère composite et illusoire. Le retournement de la conscience dans le silence méditatif de sa propre intériorité ouvre au discernement du Soi. Cette perception n'est pas une « transformation » (phénomène d'ordre naturel), ni une « transcendance » (événement d'ordre métaphysique), mais une « transition de phase » du local au non-local, du défini au non défini, où ces deux états sont comme une ligne dont la profondeur est invisible sur un plan en deux dimensions.

Le Soi est invariable. En nous identifiant à nos pensées, la représentation nous masque la présence du Soi comme la mesure, par son caractère local, fait disparaître l'électron sous sa forme quantique. Contrairement à la mesure créatrice de sa manifestation baryonique, le retour de l'électron à l'état statistique constitue un « changement d'état » qui est révélateur du caractère immuable du réel, dont l'aspect change selon la manière dont il est observé.

Le silence de la méditation mène à la concentration qui entraîne l'éveil de la conscience au cœur de la présence du Soi. Le yoga ne vise pas l'arrêt des fluctuations du mental comme la simple « suspension » des activités de la pensée, où le vide de l'esprit entraînerait la cessation de la souffrance et s'accompagnerait d'une sérénité et d'une Joie sans borne. La présence qui se dessine au cœur du silence de la conscience est hors de toute forme de représentation, hors de tout ressenti émotionnel. Pourtant, elle est toujours conscience, c'est même la conscience dans sa véritable et complète expression de laquelle émane un sentiment de félicité incomparable.

Nous sentons implicitement que la conscience n'est jamais vide. Même si elle n'est pas emplie d'un contenu (formes, images ou pensées mentales), ce « contenu » n'est pas ce qui l'anime ni la définit. Même si rien ne fait objet à la conscience, « quelque chose » demeure, immanent, indéfinissable dans sa perception. Cette présence au cœur de la conscience apparaît lorsque la conscience sort de l'état de « décohérence » de la pensée, lorsqu'elle cesse de revêtir la forme d'un objet (d'être « conscience de quelque chose ») pour entrer en état de cohérence dans la plénitude du silence.

« Ici et maintenant » forme l'horizon phénoménologique où - au terme du retrait des sens, dans l'immobilité du corps et le silence du mental - se produit un « changement d'état » entre la réalité locale et l'état non-local de l'être, entre la pensée par représentation et la conscience pure de tout objet, un instant à la fois dans et hors de « l'espace-temps psychologique » où s'effectue la « transition de phase » entre le moi actuel et le Soi immanent. Le franchissement du seuil de « non-localité psychique » entraîne la disparition de la frontière de notre identité et, avec elle, de toute limite subjective. La conscience s'ouvre à un « sentiment d'unité avec l'univers, avec ce qui est plus grand que soi [v] ».

Cette présence au cœur du silence de la conscience ne peut se décrire en termes d'étendue comme la concentration méditative profonde n'est pas bornée en durée. Le silence est toujours identique à lui-même, il n'a pas de gradation. Il n'y a pas de moment de silence plus silencieux. Dès lors que le silence est brisé, fut-ce par le plus petit murmure, il n'est plus du silence. Nos émotions ont des intensités et des amplitudes variables. En réponse à un événement qui la déclenche, la joie peut être forte ou faible. Nous vivons de nombreux moments de joie dans notre vie, fort heureusement, mais aucun n'est strictement identique aux autres en intensité et en durée.

La nature est en mouvement. Notre corps change, il n'est pas identique entre deux méditations. Notre état d'esprit évolue dans le temps, il n'est pas le même d'un jour à l'autre. Les pensées qui traversent notre mental ne sont pas les mêmes, parfois légères et fuyantes, parfois lourdes et persistantes.

Lorsque la conscience franchit le seuil de la localité psychique de « ici et maintenant » pour entrer dans un mode de présence à Soi non-local et non représenté, le méditant s'extrait du cadre de l'espace-temps psychologique. A travers une expérience à chaque fois différente, la conscience se fonde dans la présence à chaque fois identique du Soi, immuable dans le corps changeant du méditant, permanent dans le cours contingent de la vie.

L'unité est un état intriqué. C'est l'identité de la présence du Soi à travers chacune des occurrences où la conscience entre en état de cohésion avec elle-même au cœur du silence de la concentration. La recherche de l'unité de notre être profond conduit de la fragmentation de la conscience par les pensées du mental, qui façonnent l'identité psychologique du moi, à l'union de ses différentes déclinaisons comme autant d'autres moi multiples de cet « ici et maintenant » non-local, enchâssés dans l'espace-temps sous la transcendance invariante de l'unicité du Soi.

L'unité en soi est l'union du Soi avec l'Être. C'est la cohérence de la conscience dans l'intrication du transcendant disjoint par la localité. L'unicité de la conscience ouvre sur l'union océanique de l'âme individuelle, l'atman, avec la conscience universelle, le brahman. « Le Purusha demeure identique, recueilli en lui-même ou manifesté dans les êtres animés, à la fois manifesté et non manifesté, ayant une forme propre à la fois unique et multiple [vi] ». C'est l'ensemble des gouttes d'eau qui forment l'océan, la totalité des respirations d'une vie dans un souffle, l'éclat du soleil dans la flamme d'une bougie, un instant hors du temps qui contient toute l'éternité.

Namasté


Lexicographie :

GH : Dictionnaire « L'héritage du Sanskrit », Gérard HUET https://sanskrit.inria.fr/Dico.pdf 

CNRTL https://www.cnrtl.fr/etymologie/ 

 

[i] Michel Angot, l'Ayurvéda ancien et contemporain

[ii] TRANSMETTRE - Ce que nous nous apportons les uns les autres, pages 68 et 71

[iii] Ibid Michel Angot

[iv] PJ : La puissance de la Joie, Frédéric Lenoir page 154

[v] PJ : La puissance de la Joie, Frédéric Lenoir page 156

[vi] Wilhelm Reich est le Tantra-yoga, une connaissance critique page 83