I.32 – L’unité spirituelle – le Samkalpa de la vie

24/03/2018

Qu'elle est votre intention, votre véritable samkalpa ? Qu'est-ce qui fait que « vous », dans l'oubli de votre essence ineffable et immanente, êtes ici et maintenant, dans cet univers, en ce monde, en cette vie, sous cette forme. Pourquoi êtes-vous là ?

Samkalpa, « intention ; résolution | phil. décision d'agir HUET », « pensée concentrée, conviction SNR » est une « disposition d'esprit CNRTL » dans laquelle nous nous plaçons intentionnellement en vue de réaliser un dessein, d'atteindre un but. C'est une attitude mentale avant d'être un acte, le prémisse à une action déterminée. La formuler, kalpa « forme idéale d'un objet, idée qu'on s'en fait, propriété qu'on lui attribue HUET », c'est concentrer notre attention, canaliser notre énergie, les transformer en action. C'est un mouvement par lequel nos pensée deviennent réalisatrices de la réalité, comme l'observation de l'électron rend son existence actuelle.

L'intention n'est pas un souhait, un vœu ou une prière à notre bénéfice. Elle ne cherche pas la motivation de notre ego en vue de satisfaire notre plaisir personnel par la réalisation des désirs du moi. C'est un « vœux sans désir[i] ». Dans les termes de la Bhagavad Gita, c'est « agir sans attachement aux fruits de ses actes », sans préjuger du résultat, de la forme qu'il revêtira et de la manière dont il adviendra. L'intention n'est pas une demande adressée à l'univers, c'est un appel à destination de ce qu'il y a de plus profond et de plus authentique en nous à s'exprimer en pleine confiance.

L'intention n'est pas une direction, c'est une (ré)orientation, un changement de perspective. Ce n'est pas regarder l'aiguille d'une boussole pour savoir si nous sommes dans la bonne direction, c'est se regarder au plus profond de soi et interroger le «pourquoi» de notre présence sur le chemin. Formuler une intention nous extrait du point de vue autocentré de l'axe du moi et nous permet d'adopter un angle de vue plus large sur soi, sur la vie et sur notre rôle en ce monde. L'intention est un éclairage sur nous-mêmes. En nous éclairant, nous faisons apparaître le chemin.

Nous ne sommes pas seuls ni égarés sur ce chemin, nous y rencontrons des personnes lumineuses qui nous rappellent l'importance du questionnement critique dans l'enquête sur soi, Svâdhyâya. Sachons les écouter, tel André RIEHL lorsqu'il nous dit avec bienveillance « ne me croyez pas, enquêter, questionner AR »Percevez, ressentez en vous-mêmes, vivez la réalité qui est au fondement de votre être.

Arpentez le chemin qui mène à votre propre compréhension : lisez, étudiez, méditez la source des sagesses (Jnana yoga) ; agissez dans un état d'esprit désintéressé (karma yoga) ; soyez le témoin de votre fonctionnement mental et réalisez la purification progressive de vos attachements (Raja yoga) ; ouvrez votre cœur pour y accueillir l'unité du Tout en son sein (Bhakti yoga) [ii]. L'expérience est une méditation vivante qui éclaire la conscience d'une lumière qui brûle[iii] l'ignorance[iv] à la flamme de l'inconditionnel. Dans les termes du yoga Nidra, c'est « traverser la nuit, notre obscurité dans un esprit reposé, relâché AR », purifié du poids de nos conditionnements.

L'amour des mots est un sentiment dans lequel l'esprit peut s'abandonner avec allégresse et jubilation. Adossé à une pensée critique, développée avec patience et persévérance à travers la philosophie et la science, cet amour ne perd jamais de vue le sens. Les mots ne sont que la traduction, temporaire et relative, contextualisée de l'interprétation d'une pensée - reflet et réflexion de son auteur - qui cherche (et se cherche) à exprimer le sens inénarrable de sa perception subtile. Lorsque les mots sont justes, leur écoute résonne d'une beauté qui vibre d'authenticité.

L'intention est la mise en formule de cette méditation expérientielle. Lorsque nous formulons notre samkalpa, nous ne devons pas nous fixer sur la forme, kalpa - le corps des mots, l'enveloppe du « je »[v] -, mais sur la traduction sémantique de l'âme du signifié. L'intention émane de notre être profond, elle n'est pas une illusion du désir, c'est la perception de notre nature profonde dont nous entrapercevons, ici et maintenant, un aspect de l'immanence et cherchons à en cerner le sens par l'enveloppement lexical le plus adapté à traduire son discernement. Le samkalpa est ce qui fait sens à notre véritable nature, la révélation de l'(es)sence de notre être.

Nous ne devons jamais cesser de questionner la forme des mots dans une approche rationnelle et philosophique, car « dès qu'une chose est dite, c'est fini AR », son sens est fixé, confondu. Nous devons toujours discriminer qui est celui qui parle et rechercher le sens que le locuteur veut traduire, comme nous ne devons jamais cesser de nous interroger à l'aulne de l'expérience - y compris celle de la souffrance - sur « qui sommes-nous vraiment ».

Sur notre chemin du yoga, l'intention est un instrument dans notre (en)quête expérientielle, introspective par la recherche de Soi, spirituelle par la recherche de l'unité de Soi dans l'Être. La spiritualité n'est pas la religion. Ce n'est pas de la dévotion ou de la fidélité à une chose extérieure à soi, dont il s'agirait de louer la supériorité dans l'ignorance confiante de son dessein, c'est une expérience vivante qui fait sens à notre être profond par-delà les mirages de la subjectivité. C'est une immersion, une absorption confiante au cœur du Soi, dans la Joie ineffable de l'être.

Le yoga est une quête spirituelle, ce n'est pas une recherche de Dieu. Même si son darshana védique a des racines métaphysiques, même si cette plongée dans les profondeurs de notre être ouvre sur la découverte de « quelque chose de plus grand que soi », même si la réalisation de notre unité amène au déploiement de notre conscience dans le « Tout », même si la libération, moska, de la souffrance conduit au «retour» à l'indifférencié, la saisie de son sens trouve ses limites dans la formulation en mots.

Moska n'est pas le samkalpa des renonçant en quête de libération, c'est une intention qui s'incarne dans le vivant. Les mots ne sauraient traduire ce qui ne peut être dit, neti neti, « ni ceci, ni cela ». Décrire l'ineffable, c'est le réduire à une représentation faite d'attributs qui ne sont pas autre chose que le reflet de l'esprit qui les pensent. La multitude de divinités du panthéon hindou sont ainsi la traduction, dans une iconographie que notre intellect limité peut appréhender, d'une réalité dont le caractère indicible nous invite à questionner la (pré)sence au cœur du silence de la conscience.

Quoi que « cela » soit en vérité, son sens est bien au-delà de toute définition, de toutes représentations que l'esprit humain peut en former, bien au-delà de la conception que les religions en donnent et que les interprétations bornées en font. Par l'arrêt de l'activité de l'esprit, « citta vrtti nirodhah » I.2, le yoga ne vise pas à atteindre un objectif déterminé, qui revêtirait la forme d'états de conscience modifiés dont l'apogée serait le Samâdhi. Le yoga invite à une compréhension expérientielle, qui est une (co)naissance spirituelle de notre êtreté, dont la lumière illumine à travers notre samkalpa.

Dans le yoga Nidra, cette intention formule la volonté du retour à l'état natif de l'âme individuelle, où le Soi, l'atman (« principe de vie ; esprit, intelligence | essence HUET») est une « mémoire non consciente, originelle d'un état de non-séparation AR », dans laquelle l'être ne se différencie pas de l'unité qui subsume tous les êtres dans une essence Une et Indivisible.

Pour le courant du Shivaïsme du Cachemire dit de la « Renaissance », c'est le principe selon lequel « toute expérience est l'Absolu se révélant à lui-même (...) nous sommes l'Être total ne connaissant qu'une partie de lui-même[vi] » et qui, par le yoga, s'éveille à sa propre (re)connaissance. Une philosophie qui s'exprime à travers l'affirmation : « nous sommes Dieu ».

Le Vedanta, qui regroupe les plus hauts enseignements métaphysiques sous la forme des Upanishads[vii], postule l'identité de la conscience universelle Brahman avec la conscience individuelle l'atman - plus précisément le jivatman, l'âme incarnée -. La doctrine non dualiste de l'Advaita Vedanta a cette formule : Tat tvam asi, « Cela est le Brahman. Tu est Cela[viii] ».

Les différents darshanas philosophiques de l'Inde poseraient donc comme finalité au samkalpa métaphysique d'amener Shiva ou le Purusha dans le Sâmkhya à « faire l'expérience » de la vie. Se comprend alors son désir de retour comme un mouvement inverse de réintégration, par le « non-faire »[ix] pour le yoga shivaïte ou par l'ascèse psycho-physique et méditative pour le yoga de Patanjali. En définitive, tous les courants de pensée du Vedanta se rejoignent ainsi sur l'identité de l'essence du Soi à l'Être et sur l'(en)quête expérientielle visant « la recherche de l'unité au sein de la diversité[x] ».

Inédit ou remémoré, ce discernement spirituel est une (co)naissance spontanée et flamboyante. La conscience pure du Soi est l'expérience spirituelle d'un surgissement - l'apparition d'une présence indicible et insaisissable au cœur du silence de la conscience - où la Joie qui apparaît au sentiment de notre unité s'illumine de l'évidence radieuse de notre unicité dans l'Être. « ...la Réalisation doit comprendre tout ; tout embrasser, et en tout l'on doit reconnaître son propre Soi (...) Que l'Un est en tout et que tout est dans l'Un doit se révéler simultanément[xi] ».

Cette intrication fait de la (co)naissance de notre unité, une (re)connaissance du Tout, comme la réflexion d'un miroir dans un autre subsume leurs identités. Lorsque le Soi réalise sa propre cognition, toute dualité est abolie, tous les contraires sont résorbés. Il ne s'agit toutefois pas d'un retour à l'état originel, avant le « bourgeonnement de la manifestation AR » - le déploiement de l'Un dans le multiple - comme si le cours du temps s'inversait, ramenant le Soi à son point de départ.

L'Inde est paradoxale à bien des égards, en particulier celui du rapport du multiple à l'unique. Certaines villes sont si densément peuplées que circuler dans les rues devient une expérience d'immersion dans la multitude. Tout espace vital est aboli par la proximité, toute singularité se dilue dans la foule plurielle. Le flot de la marée humaine submerge les corps, noie les frontières du moi et ouvre sur un sentiment océanique qui ramène au centre de notre être, au cœur du silence réjouit de l'unité indivise du Tout.

La Joie qui embrasse le surgissement spirituel de la conscience pure du Soi ne laisse place à aucune opposition ni résistance. Elle est l'acceptation pleine et totale de ce que nous sommes véritablement. Le pouvoir et le rôle de l'acception sont essentiels au reploiement de notre unité au sein de l'être. L'acceptation est l'intention d'aborder la vie d'une manière qui n'est pas conditionnée par l'ego, mais éclairée par la conscience de notre nature inconditionnée et impersonnelle. C'est l'intention de nous désunir de notre identification au « je », de nous rassembler, de reformer notre unité originelle.

La force de l'acceptation est un « effort de relâchement », de lâcher-prise sur le conscient qui induit la concentration, Dharana. C'est « être totalement présent dans un état d'ouverture AR », accueillir la diversité, nous laisser guider vers l'état d'unité. L'intention nous connecte à l'acceptation qui est un mouvement naturel, l'expression d'un ordre implicite inscrit dans le tissus même de la réalité - le caractère téléologique du réel[xii] -, qui se manifeste y compris dans le samkalpa métaphysique qui attira le Purusha vers la vie et le poussa à essaimer dans le champ du possible.

La création est un jeu divin dans lequel l'existence du multiple est à l'origine du problème de la dualité. « Dieu est à la fois "sans forme" et "avec forme". Sans forme, Il est la Pure Conscience (Shiva), avec forme Il est le déploiement de Ses Énergies (Shakti). Ce déploiement qui constitue l'univers visible, est en vérité Son propre Jeu (lîlâ)... [xiii] ».

L'Un a-t-il formulé l'intention de la diversité en toute connaissance de cause ? S'est-il sciemment coulé dans le multiple avec pour corollaire de se méprendre sur lui-même par identification au moi ? A-t-il volontairement perdu de vue son unité en se liant au mouvement d'alternance des états successifs et déconnectés de veille, de sommeil et de rêve ? « La vie, qui est une, se déploie en tant que diversité. Ce déploiement de la conscience dans les différentes formes de manifestation entraîne l'oubli de l'unité. Plus on va vers la déclinaison, plus on oublie l'unité première. Il nous faut voir, observer, questionner en quoi chaque forme est une expression, un degré de l'unité, voir en quoi toute la diversité est l'expression de cet état unitif AR ».

L'Un ne fait pas semblant de ne pas savoir, il ne fait « comme si » le jeu était la réalité. L'apparition du multiple s'accompagne de l'ignorance réelle de l'unité - aussi réelle que l'univers, la nature et la souffrance -. La dualité est le résultat de la conscience qui s'est mystifiée en changeant de point de vue sur elle-même. Le jeu naît de l'oubli du joueur. « Selon l'opinion de la philosophie védique, il n'y a en réalité aucune création ou destruction "réelle" de quelque chose dans l'univers. L'univers visible n'est qu'une manifestation du non-manifesté intemporel[xiv] ».

Si l'apparition du multiple est à l'origine de l'oubli de l'unité, le jeu de la diversité ne s'inscrit toutefois pas dans un mouvement cyclique d'éternel retour. La finalité du jeu n'est pas de réintégrer l'état originel de « non-séparation » de l'âme individuelle dans la conscience universelle. L'instant créateur de la diversité est une illusion, la diffraction de l'Un dans le multiple n'a pas de point d'origine, « ...le yogin doit toujours adorer Shiva et Shakti ensemble et non l'un sans l'autre. L'Un et le multiple sont inséparablement liés pour l'Éternité[xv] ».

Dans ce que l'on peut appeler, par l'arbitraire du langage, son « état initial », la perspective que l'atman a sur lui-même ne lui permet pas d'être conscient de son unité spirituelle. En faisant l'expérience de la diversité, c'est-à-dire en adoptant « le point de vue de la dualité », l'atman peut prendre conscience que le multiple n'est qu'un aspect, une facette, de l'unique, le brahman. L'expérience de la dualité est nécessaire à la conscience de l'unité.

Le jeu de la création est impartial. Un « jeu » dans lequel chaque événement, agréable comme désagréable, chaque épreuve, positive comme négative, a un sens que nous devons questionner. Aucune n'est un accident ou une fatalité. Toutes sont des opportunités d'explorer le point de vue de la dualité. Chaque expérience peut donc avoir pour effet, soit de renforcer l'illusion du point de vue de la dualité, qui obscurcit notre jugement, renforce l'emprise de nos dépendances et de nos conditionnements, nourrit de son énergie le cercle karmique des désirs de l'ego, soit d'éclairer par sa perspective le discernement spirituel de notre unité.

« L'ego est un réflexe de crispation AR ». Telle une empreinte dans le sable, sa profondeur est proportionnelle à la pesanteur de notre pas. Lorsqu'on saisit un objet dans la main, le sens du toucher renvoie des informations sur ces propriétés. Ce « retour haptique » permet de mettre en œuvre la force nécessaire pour ne pas broyer un gobelet ou pour ne pas le laisser nous échapper des mains AR. Mais, il est bien plus.

La contraction musculaire est un acte réflexif qui confère à celui qui l'exécute la cognition de sa propre existence. Lorsqu'un bébé serre ses bras autour du cou de sa mère, il se sent en sécurité par ce contact physique, contact qui lui donne en même temps le sentiment d'exister en son corps propre. Quand sa mère le repose, cela crée non seulement un sentiment d'isolement et de manque, mais également une sensation de peine et de frustration pour la disparition du sentiment que cette perception de lui-même lui procurait.

Le réflexe de crispation de l'ego est la persistance du sentiment que la possession d'un objet ou la réalisation d'un acte instille en nous, la mémoire d'un instant jubilatoire de notoriété. A mesure que ce moment s'éloigne dans le temps, le manque de ce qu'il a fait naître en nous par la sublimation de notre personne amplifie le souvenir de cette satisfaction d'une manière douloureuse. La souffrance ne provient pas seulement de la perte de l'objet du désir, elle naît du manque lié à l'image que sa possession nous donne aux yeux d'autrui et surtout à nos propres yeux. L'ego n'est pas tant un réflexe de crispation sur un objet que sur l'image que sa jouissance nous renvoie de nous-mêmes.

La philosophie du yoga ne contient pas d'analyse de la souffrance. Elle ne cherche pas à lui élaborer un remède, car elle ne s'intéresse pas au mal. La souffrance provient d'une réaction mentale qui, par-delà les formes et les degrés d'intensité qu'elle peut revêtir, est le reflet du point de vue de l'ego induit par l'identification au « je ». Se libérer de la souffrance, c'est prendre conscience que le moi est un point de vue et en sortir.

Certes, la souffrance est un choc émotionnel, psychologique, violent, parfois traumatique. Souffrir, c'est être meurtri dans son moi intime comme l'on peut être marqué dans ses chairs. Le moi est une enveloppe au même titre que le corps. Il peut être déformé, altéré, abîmé par les épreuves de la vie, comme la chair d'un organisme vivant peut être coupée, brûlée, mutilée. Toutefois, en prenant du recul avec nous-mêmes, la perspective que nous offre le yoga nous éclaire sur la compréhension que ce qui souffre, ce n'est pas qui nous sommes véritablement.

Entreprendre l'(en)quête spirituelle du yoga, c'est remplacer le désir de la diversité par l'intention de l'unité, c'est trouver le juste dosage pour exprimer notre véritable nature et révéler notre être profond. Nous agissons trop souvent en pilote automatique, par pure habitude, en ayant oublié les raisons qui nous animent, « ce pour quoi » la vie a pour nous un intérêt non pas seulement économique et pratique, mais un sens véritable. Nous sommes placés dans une direction et orientés sur un cap dont nous ne savons même plus si nous en avons fait nous-mêmes réellement le choix, tant nous nous sommes conditionnés à en affirmer le bien-fondé au nom de l'ego.

Agir en pleine conscience est un puissant révélateur de nos habitudes par le retour qu'il nous offre à notre propre observation. Mais poser sur soi un regard objectif, hors de tout jugement qui est le propre du « je », entreprendre une introspection honnête de notre moi, une analyse sans parti-pris ni concession, exige de la volonté et de la force d'âme. Devenir le témoin neutre de notre comportement est un moyen efficace d'éclairer nos conditionnements, mais nous placer dans une perspective qui rende possible la compréhension de notre identification à l'ego - ce dont nous ne prendrons réellement conscience qu'a posteriori - n'est pas sans douleur. L'intention qui y préside exige une acceptation confiante. C'est une démarche spirituelle par son caractère et par la révélation à laquelle elle nous conduit.

L'ego est une ornière dans laquelle il est facile de s'embourber dans le jeu de la diversité, mais c'est également le vecteur par lequel replacer notre dualité en perspective pour comprendre la nature et l'origine de la souffrance. Le Soi est pure félicité, sat sit ânanda. Il ne saurait être en proie à la souffrance, ni en générer. C'est un « témoin indifférent » non susceptible de changement. Si percevoir le Soi relevait de l'évidence, le jeu de la diversité n'aurait aucune utilité. « Le Soi est à la fois accessible et inaccessible à la perception mentale (...) Si l'on a un miroir et que l'on désire voir (...) l'espace, la chose requise est d'éloigner les objets. Présent partout, l'espace est (...) caché par les autres choses. De même, la conscience pure est partout présente (...) reflétée en sa plénitude dans l'esprit (...). Aussi suffit-il, pour la manifester, que l'esprit se détourne des autres choses[xvi] ».

L'art du yogin, développé par la pratique, consiste donc à savoir prendre de la distance avec le point de vue autocentré du « je ». Il ne s'agit pas ainsi de vouloir « écarter » le moi parce qu'il nous masquerait notre paysage intérieur - ce qui constituerait un effort de volonté -, encore moins de chercher à le « détruire » sous prétexte qu'il fait obstacle à la libération du Soi. « Vouloir tuer l'ego interroge sur qui veut commettre le crime ? En réalité, il n'y a rien à tuer. Ahamkara, le moi, est aussi nommé "pont arc-en-ciel[xvii]" dans le sens où il permet de relier toutes les couleurs et les modalités de notre être AR ».

Le yogin dispose d'outil comme la méditation pour travailler à un changement de point de vue qui ne soit ni un bras de fer, ni une entreprise dans laquelle il engloutirait toutes ses forces en vain. Méditer, c'est comme entrer dans une pièce pleine d'objets dont chacun est susceptible de déclencher une myriade de pensées, d'évoquer des souvenirs qui nous replongent dans notre passé, de nous perdre en jugements, de nous faire oublier jusqu'à la conscience de notre présence dans cet endroit. Faire le silence dans le mental, ce n'est pas résister au pouvoir de l'évocation, c'est nous concentrer sur le vide entre les objets, siège de la conscience a-subjective.

La pensée est une rétention de la conscience, la captation de notre attention par un objet qui entraîne l'oubli de l'espace comme substrat de la réalité des objets, l'oubli de la conscience (le Soi) comme support de la dualité (l'ego). Adopter une perception non duelle requiert de reporter notre attention des objets à l'espace qu'ils occupent, de passer d'une perspective circonscrite par la localité de la multitude des pensées à l'unité de la conscience.

Le « je » est une crispation de la conscience formée par la force du désir et l'énergie de nos émotions en réaction aux expériences de la vie, comme une montagne est une contraction de la croûte terrestre façonnée par les forces tectoniques. Les montagnes telles que nous les voyons aujourd'hui sont le résultat d'une longue histoire géologique. Lorsque nous les regardons, nous ne voyons pas le temps à l'œuvre mais un instantané de leur existence figé par l'ici et maintenant de notre perception.

Lorsque nous accélérons le film du temps, nous voyons la montagne se mettre soudain à bouger comme mue par un instinct animal. Sous le regard des phénomènes cosmiques, la formation des montagnes est similaire à l'écoulement d'un torrent au cours tortueux, animé de mouvements violents et de respirations saccadées. Ce changement de perspective met en évidence que la nature est faite d'échanges et de transformations constantes, imperceptibles et insondables dans son immobilité fluide.

Pour faire abstraction des objets et voir l'espace qui les contient se refléter dans le miroir, il peut être utile de les déplacer rapidement. Le mouvement a pour effet de mettre l'espace en relief et de gommer ainsi les différences. Le mouvement montre que les objets ont en commun de « partager » le même espace qui, plus que d'être une caractéristique qui les rapproche, est une propriété qui les relie. Les objets ne sont plus des entités distinctes, quelque chose dans leur individualité a disparu au profit d'une identité sous-jacente. L'espace qui était précédemment au second plan est passé au premier plan. La vision de la multitude a fait place à la perspective de l'unité.

Lorsque nous regardons notre ego comme un parmi tant d'autres et la vie comme une pièce qui au lieu d'être emplie d'objets est remplie de personnes, nous découvrons que nous faisons partie d'une totalité bien plus vaste. Notre moi ne nous paraît plus aussi singulier lorsqu'il est mis en perspective avec celui de nos semblables. Tout comme l'espace apparaît comme la propriété commune des objets qui se reflètent dans le miroir, chaque individu présent en ce moment même dans la pièce de la vie - que nous occupions ou non une position connexe à lui dans l'espace - est lié à nous et nous sommes reliés à lui par des liens qui forment une toile aux connexions incalculables.

Cette interdépendance n'est pas le fait du caractère social de notre espèce. Elle ne trouve pas son origine dans le fonctionnement neuromimétique du cerveau, dans le besoin de cette « reliance sociale positive » nécessaire à la croissance neurale et au développement du psychisme humain. Nos vies sont jointes dans l'entrelacement du Tout à lui-même, comme si tous les êtres actuellement présents dans la pièce de la vie pouvaient occuper ma place et comme si je pouvais simultanément occuper chacune des leurs.

L'ego est un « réflexe de crispation » qui nous enclos dans la dualité par une attitude autocentrée source de souffrances, lorsque nous nous accrochons par vanité à une position grâce à laquelle nous croyons pouvoir retirer un avantage quelconque de la vie. Lorsque nous nous mettons à la place d'autrui sans considération, l'ego devient un pont (arc-en-ciel) qui relie les êtres, un moyen par lequel l'Un se réalise à travers le multiple, un vecteur qui nous permet de dépasser la diversité et de nous unir dans l'unité.

Le jeu de la diversité nous met en prise avec les affres de l'existence pour nous offrir de voir, ensemble, la vie autrement, « ...nous sommes tous liés les uns aux autres. Chacun participe à la grande roue de l'Univers, avec un rôle particulier LJ-368 ». Ce rôle nous permet d'affirmer « ...la Réalisation doit comprendre tout ; tout embrasser, et en tout l'on doit reconnaître son propre Soi » : je suis un mendiant et un prince ; je suis la pierre et l'édifice ; je suis un grain de sable et une montagne ; je suis une goutte d'eau et l'océan ; je suis un instant éphémère et toute l'éternité ; je suis l'axe et la perspective ; je suis le chemin et l'intersection de tous les chemins ; je suis l'Un et le multiple ; « ...la divinité est ce en quoi les contraires co-existent (...)Tat tvam asi "tu es Cela", Tu (toi, l'être vivant) est la forme visible de Cela (l'essence divine) (...) Le "Toi" et le "Cela" sont soudés en une entité indivisible... ».

Le multiple est l'autre forme de l'Un, l'autre forme d'un univers au centre duquel nous gravitons. « ...L'existence humaine est la coordination de l'absolu et du relatif, du "cela" et du "toi" (...) L'homme est l'image du Cosmos (...) En étudiant ses impulsions intérieures et sa structure interne, il peut comprendre la nature de l'univers[xviii] ». La diversité est l'anima mundi de la conscience, une toile tissée de fils de joies et de peines, de rires et de larmes, dont chacun est une âme et dont l'ensemble forme une communauté de relations interdépendantes, en constante redéfinition, sans début ni fin. L'unité est la communion par laquelle les vagues prennent conscience, en leur individualité phénoménale, du mouvement universel de l'océan unique et éternel dans lequel elles se déplacent et qui les anime.

Namasté


Lexicographie

HUET : dictionnaire héritage du sanscrit par Gérard HUET https://sanskrit.inria.fr/Dico.pdf 

SNR : dictionnaire sanscrit-français par STCHOUPAK - NITTI - RENOU https://archive.org/details/dictionnairesans00stchuoft


Bibliographie

LJ : Le livre de la joie, Entretiens entre le Dalaï-Lama & Desmond Tutu

YSC : Les Yoga-Sutras de Patanjali à la lumière des premiers commentaires indiens


Conférence

AR : André RIEHL, Week-end Yoga Nidra à Yogamoves Strasbourg, 17 et 18 février 2018


Autres sources

[i]https://www.yoga-enfants-adultes.com/article-sankalpa-le-voeu-sans-desir-114653440.html 

[ii] Les 4 voies du yoga, cf. Raja Yoga https://yoga-et-vedas.com/les-4-voies-du-yoga/ 

[iii] Brûler les racines des samskaras. Dans le shivaïsme, Shiva est le destructeur, le feu purificateur, qui amène à un nouveau commencement par la destruction, la purification de l'état ancien pour permettre la germination et le déploiement du nouveau.

[iv] « L'ignorance, c'est prendre l'impermanent (anity), l'impur (ashuchi), le mal (dukha), ce qui n'est pas le Soi (anatmasu), pour l'éternité (nitya), le pur, le bien, le Soi (athma), II.5 », YSC page 114

[v] « Confondre le Soi avec le non-soi, c'est confondre le corps ou le moi qui n'est qu'un reflet du Soi avec le Soi », YSC, page 114

[vi] Shivaïsme du Cachemire https://www.pratyabhijna.com/histoire.html 

[vii] "Upa-ni-shad : Recevoir l'enseignement au pied du maître" https://gaurakrishna.org/Traductions/12%20Upanishads.pdf  

[viii] Chandogya Upanishad VI.8.7 https://www.yogamrita.com/blog/2011/10/21/lhistoire-de-svetaketu-et-leau-salee-chandogya-upanishad/ 

[ix] "Le yoga en tant que sadhana ou pratique spirituelle repose sur la culture de la conscience Shiva de la plus haute conscience et de la plus grande félicité. Cette réalité de Shiva est le pouvoir du silence, de l'immobilité et du non-faire" www.malbar.fr/SHIVA-LE-SEIGNEUR-SUPREME-DU-YOGA_a1374.html 

[x] Les 12 Upanishads https://gaurakrishna.org/Traductions/12%20Upanishads.pdf 

[xi] Lila : le jeu de Dieu https://lafinefleurduyoga.over-blog.com/article-x-4-lila-le-jeu-de-dieu-120191064.html 

[xii] « Le Sâmkhya affirme (et le yoga fait sienne l'affirmation) que la substance (Prakriti) collabore, par son "instinct téléologique" à la délivrance de l'homme (...) la substance cosmique se chargeant elle-même de délivrer les nombreux Soi (purusha) pris dans les rets illusoires de l'existence », Patanjali et le yoga, Mircea Eliade, page 75

[xiii] Lila : le jeu de Dieu https://lafinefleurduyoga.over-blog.com/article-x-4-lila-le-jeu-de-dieu-120191064.html 

[xiv] www.malbar.fr/SHIVA-LE-SEIGNEUR-SUPREME-DU-YOGA_a1374.html 

[xv] Idem, Lila : le jeu de Dieu

[xvi] La Doctrine secrète de la déesse Tripura: Tripurarahasya

[xvii] "L'image du pont, fréquente déjà dans les Brâhama, se retrouve dans plusieurs Upanishads (....) elle est attestée dans de nombreuses traditions et signifie généralement le passage initiatique d'un mode d'être à un autre », Patanjali et le yoga, Mircea Eliade, page 104

[xviii] Mythes et dieux de l'Inde. Le polythéisme hindou, Alain Daniélou, page 446