I.39 - Yoga dans l'Himalaya - le son du silence
Lorsque le silence s'installe dans le mental, le sens transparaît à travers la palette de formes, de couleurs et de sons qui composent la représentation du moment présent. La vacuité du mental fait résonner la conscience à sa propre signification. Le spectateur silencieux de l'ici et maintenant redevient le témoin de son intériorité.
Il fut beaucoup question de « vue » dans ces articles rétrospectifs sur ce pèlerinage himalayen : de la faculté sensorielle, captivée par l'iconographie pléthorique des divinités et des temples hindous, exaltée par les panoramas majestueux de l'Himalaya ; de la vision sur soi, éclairée par la lumière de la compréhension de la symbolique des mythes ; du point de vue philosophique de l'enseignement des védas ; de la perspective spirituelle du yoga ; de l'épuration méditative du regard sur notre réalité intérieure...
Ce séjour fut aussi particulièrement « sonore » : de la récitation enracinante des mantras dans les séances d'Akhanda yoga aux chants vibrants des kirtans ; du décompte équilibrant du jappa au tintement ondoyant des cloches à l'entrée des temples ; du bain stabilisant de bols tibétains à l'écoute inspirante des sages ; du grondement assourdissant des cascades au silence étourdissant des grottes. Cette thérapie yogique a nettoyé ma conscience par la détoxification du moi, le détachement dépuratif de l'ego, la pratique purifiante de la sādhanā traditionnelle, le nectar clarifiant de l'expérience spirituelle des sages, la respiration vivifiante du prana de l'Himalaya, l'observation du silence qui ouvre sur la présence à l'être.
Il n'est pas surprenant de vouloir se retirer de la folie du monde, de retrouver un état de communion avec la nature, à l'écart des bruits anxiogènes de la ville, des sons polluants de la circulation, des (ré)percussions démentes du travail, de la cacophonie aberrante des contradictions administratives, de tout ce qui incite au jugement, à la critique, au rejet et finalement à l'affliction.
La nature est cependant loin d'être silencieuse. Elle peut être tonnante, fracassante. Descendre au bord du Gange pour observer les équipages de raft qui descendent les rapides à Rishikesh, nager sous une cascade de montagne à Neer Garh, plonger à Devprayag à la confluence des rivières Bhagirathi & Alaknanda qui forment le Gange, marcher dans une vallée encaissée entre deux flancs de montagnes qui répercutent les bruits de la nature dans un concert sans orchestration, n'a toutefois rien d'angoissant.
Ce n'est pas le bruit qui soumet le mental à sa tyrannie, c'est l'intention dont nous le chargeons. Les sons de la nature sont dépourvus d'intentions. L'univers n'a pas d'intention violente à notre égard. La nature ne cherche pas sciemment à nous nuire. Elle se livre directement, sans faux-semblant. Sans intention, elle est installée dans la non-violence, ahimsa. Le silence, ce n'est pas l'arrêt du bavardage mental, c'est l'absence de projection de tout jugement. Nous ne faisons pas seulement que juger, nous projetons tacitement notre capacité de jugement sur autrui, la nature, les objets, les événements, de sorte qu'ils nous paraissent doués d'une intention, animés d'une volonté propre et autonome. La paix ne réside pas dans l'isolement de l'ermitage, mais dans l'arrêt de la projection de toute intentionnalité.
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Sans intention, le son n'est qu'un phénomène physique, une vibration qui se propage dans tout ce qu'elle traverse. Les mouvements du pont Lakshman Jula à Rishikesh ne sont plus induits par les intentions (égotistes) dont nous croyons la foule animée, ils ne sont que de simples vibrations auxquelles nous connecter et nous laisser bercer dans le silence et la paix du mental.
L'intentionnalité (projetée) est intrinsèque à la perception. La fabrication de la représentation (mentale) de la réalité repose sur le caractère implicite de l'intention que nous projetons sur autrui. Nous ne voyons pas le réel « tel qu'il est », mais tel qu'il tel qu'il fait sens pour nous[i]. Notre instrument de cognition crée la réalité. Couleurs, sons, saveurs sont des signifiants. Nous pouvons voir des couleurs derrière nos paupières closes, entendre des sons dans le silence, sentir la saveur d'un aliment à sa (seule) suggestion. Entre percevoir et imaginer, ressentir et halluciner, la frontière est floue.
L'ego participe à la modélisation (des signifiants) de la représentation du réel, en nous faisant voir « ce que le "je" veux voir ». L'ego nous pousse à ne pas remettre en cause le caractère qu'il attribue à la réalité. Du fait même d'être doués du sentiment (asmita) d'être conscients, nous postulons que nous voyons le monde « tel qu'il est », non comme le produit d'un instrument, encore moins d'une instrumentalisation ! Interroger notre perception, c'est remettre en cause notre conscience (citta). Il faut nous livrer à une profonde introspection (ascétique) pour remonter et démêler les fils de nos conditionnements psychologiques et saisir toute l'étendue de l'influence de l'ego dans la construction de notre représentation de la réalité.
Pour inhiber cette hallucination égocentriste, il ne suffit pas de fermer les yeux, il faut procéder au « retrait des sens », c'est-à-dire se détourner du monde sensoriel (subjectif) et s'ouvrir sur notre intériorité profonde. Le retrait sensoriel (pratyhara) induit l'interruption intentionnelle de la projection de signifiants (créateurs des objets des sens « pour le moi ») par la suspension du jugement de l'ego (affecteur desdits signifiants).
Toute intentionnalité n'est pas pour autant mauvaise. Pour produire un son, un bol tibétain doit être frappé avec un maillet. Comme le silence qui suit l'arrêt du son AUM n'est pas du silence, le silence qui précède l'émission d'un son par un bol tibétain n'est pas du silence, c'est une intention positive formulée dans un esprit de bienveillance. La violence est une intention avant d'être une action. Elle prend forme dans le jugement de l'ego. Ahimsa, c'est résonner de toutes les fibres de notre être profond sous le «coup de maillet » (affectueux) d'une intention bienveillante, rendue possible pas le silence du (jugement du) mental et par le rayonnement du Soi comme une projection authentique - signe de la reconnaissance d'autres Soi -.
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Tous les bruits de la mondanité ne sont pas oppressants ni insupportables. Il est d'ailleurs curieux qu'un même bruit puisse être dérangeant lorsqu'il est produit par autrui et ne déclenche nul agacement lorsqu'il l'est de notre fait. Peut-être est-ce parce que le moi l'occulte alors que nous sommes prompts à voir les défauts des autres... Si nous sommes (presque) toujours en accord avec nos intentions, c'est peut-être pour masquer (inconsciemment) le fait que notre libre-arbitre est très limité (voire inexistant).
Pour la philosophie de l'esprit, l'homme est doué de conscience, du moins cette affirmation découle-t-elle de la conception que chacun a de son ressenti cognitif. Or, l'esprit est une boîte noire. Le contenu de notre phénoménologie mentale (pensées, images, etc.) est privé, inaccessible, incommunicable en sa forme (son langage) natif. Nous ignorons si autrui est doué de conscience, nous l'extrapolons à partir de notre propre cognition. J'attribue aux autres (la capacité d'émettre) des intentions sur la base de mon intentionnalité - ma volition, ma capacité à émettre des jugements sur mes propres actes -. L'intentionnalité dont je pense « l'autre » (au sens large : autrui, la nature, les événements, etc.) être mû est une projection mentale.
Paradoxalement, postuler le libre-arbitre d'autrui induit l'incapacité d'exercer un contrôle sur lui alors que nous cherchons par là-même à le comprendre pour anticiper ses (ré)actions. Car, en conférant une volition aux actes des autres, leurs intentions entrent naturellement en opposition avec les nôtres. De là naît la contrariété, l'irritation, le rejet, envers les bruits et les sons que les autres produisent à l'occasion de leurs activités mondaines.
L'ego se nourrit du déni du libre-arbitre d'autrui. Plus nous attribuons à autrui une intentionnalité envers nous animée d'un intérêt (plus que) partial, moins notre jugement sur nous-mêmes est objectif. Pour retrouver un regard impartial, nous devons arrêter tout jugement. L'ego désenfle à mesure de l'acceptation et de la confiance dans le libre-arbitre d'autrui. En cessant de juger (de nous évaluer), nous cessons de projeter des intentions injustement fondées dans le regard que les autres portent sur nous.
Savons-nous (véritablement) écouter sans a priori ? Avons-nous (réellement) déjà entendu un son pur, un son non déformé par nos projections mentales, non teinté par la coloration de l'ego ? Avons-nous déjà entendu le silence intérieur[ii] au cœur de notre être ? Le son du silence de notre être profond est assourdi, étouffé par le bourdonnement permanent de nos pensées, la clameur conspiratrice de nos jugements. « Dans le son extérieur, pourvu qu'on l'écoute sans y surajouter aucune construction mentale on peut trouver l'Absolu, nâda-brahman (...) sons intérieurs comme extérieurs (...) ne deviendront l'Absolu que si on les perçoit avec un arrêt du mental complet YDS », c'est-à-dire dans l'arrêt de la projection de notre intentionnalité sur une réalité qui est (elle-même) le produit de notre représentation mentale.
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Pouvons-nous seulement méditer en étant enclavés dans le moi, enchâssés dans l'ego, amarrés aux liens de nos conditionnements (samskaras) ? « La plupart des gens pensent qu'ils sont les auteurs de leurs pensées, jusqu'au moment où ils s'assoient et voient que les pensées viennent d'elles-mêmes, que tout cela est un bouillon d'activité cérébrale auquel on n'est pas relié[iii] ». Pour être (vraiment) capable d'écouter ne devrions-nous pas d'abord nous dégager des chaînes forgées par les empreintes (vasanas) de nos habitudes égocentrées ? Pour « voir les choses telles qu'elles sont réellement » - Vipassana, « discernement correct de la réalité par la méditation » GHUET - ne devrions-nous pas d'abord entreprendre ce « voyage d'exploration, fondé sur l'observation pour atteindre la racine commune de l'esprit et du corps qui dissout les impuretés mentales[iv] » ? Comment réaliser une écoute véritable ?
Comme une image, un son est une construction de l'esprit. Il n'est réel qu'en vertu du signifiant qu'il représente, du point de vue psychologique ce qui fait sens pour l'ego - ou pour la survie du point de vue évolutionniste -. Pourquoi un mantra échappe-t-il à la règle ? Car, un mantra est une formule-mentale, « mot sacré à puissance magique dont la répétition constitue un important exercice d'union spirituelle ou yoga DAN-267 ». Si sa forme extérieure est celle d'un son physique (un enchaînement de mots porteurs d'une sémantique en sanskrit), sa forme intérieure procède d'une vibration spirituelle qui est son véritable sens. « Le mot, l'instrument par lequel nous saisissons le sens, est une forme d'énergie, assimilé à la puissance de Shiva, au principe actif de sa manifestation, représenté par sa compagne "Shiva est le sens, sa compagne est le mot" (Linga Purâna, 3, 11, 47). L'aimée de Shiva, son énergie divine, est le support de tous les mots alors que Shiva lui-même (...) est le support du sens de tous les mots (Vaiyâkarana manjûshâ)[v] ».
La plupart du temps, nous ne faisons que « nous entendre penser ». La conscience se fixe sur le signifiant véhiculé par le monologue de la pensée. L'attention est captivée par l'identité fictionnelle du moi, charmée par les émotions enivrantes insufflées par l'individualité chimérique, ensorcelée par les sentiments auto congratulateurs distillés par l'ego. L'identification est un envoûtement par le signifiant narcissique duquel s'origine l'illusion d'un moi indépendant. Le sentiment du "je" est une (auto)construction mentale dont le ressenti phénoménologique se forme en regard du sens (égotiste) que nous - témoin pur - lui conférons par méprise.
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Comment (réellement) entendre un son qui ne soit pas le produit de notre intention ? Comment aller en-deçà du son d'un mantra pour percevoir le sens subtil dont il est le signifiant manifesté ? Parler, c'est faire vibrer nos cordes vocables dans le flux du souffle. En plaçant une main sur notre gorge, ces vibrations deviennent perceptibles. Il n'est cependant pas nécessaire de recourir à une autre forme de perception pour ressentir le « son du silence » de notre intériorité. Lorsque nous parlons où récitons un mantra, nous pouvons concentrer notre l'attention sur les mouvements de la mâchoire, de la langue, sur l'air qui entre et sort à mesure que nous produisons des sons et y compris sur les vibrations émises par nos cordes vocales.
Pour réaliser une écoute véritable, nous devons déplacer l'attention de la perception (du signifiant mental créateur) du son à son sens subtil - du principe actif de (l'énergie de) sa manifestation au principe spirituel de son essence -. « Les formules-mentales sont le corps subtil des choses, schémas abstraits, permanents desquelles les formes physiques peuvent être dérivées DAN-501 ». L'arrêt de l'activité mentale permet de trouver l'Absolu, le « son de notre silence intérieur » en-deçà du soliloque. « La contemplation sur le point entre les sourcils mène à un état de vacuité[vi] ». Cette vacuité (de l'ingénierie) mentale - de la mécanique projective de l'illusion du "je" - ouvre sur la révélation aperceptive, dans l'ici et maintenant de la conscience (cit), de la semence-mentale du sens par-delà le son. « Lorsque nous comprenons la signification subtile d'une formule-mentale d'un mantra, nous établissons un contact avec la nature véritable de ce qu'il représente DAN-501 ».
Le son est une construction souvent désordonné et chaotique comme le bruit de la foule, le bavardage social, la rengaine du mental, mais qui peut aussi être structuré, méthodique telle la récitation de mantras, le chant des kirtans, les tintements des cloches, le gong des bols tibétains, l'enseignement des guides spirituels. Tous sont des constructions de l'instrument de cognition, du mental manas, du buddhi non lumineux, de la conscience (citta).
Mais, si les premiers sont le reflet d'un signifiant subjectif (égocentré), d'une projection de notre intentionnalité dans les actes d'autrui par un effet de bord du jugement, les seconds visent l'essence subtile, nouménale, des choses au-delà de la manifestation phénoménale. Ils font appels à une (a)perception dont le caractère subtil filtre dans le retrait des sens, dans la profondeur silencieuse d'une grotte de l'Himalaya comme à Vashista Guha. Pour réaliser la prise de conscience « que nous sommes divins », il faut aboutir au laya, « la dissolution du mental dans le son du silence ». « Par le silence, le son obtient une nouvelle signification (...) l'écoute du silence a un double effet (...) : calmer le mental et s'ouvrir à l'Absolu YDS ».
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Un son peut devenir inaudible dès lors qu'il n'est plus signifiant et nous pouvons halluciner un son en l'absence de toute vibration sonore. Si notre instrument de cognition peut, à loisir, supprimer ou créer des sons de toutes pièces, si le son peut devenir du silence par l'inhibition du sens dont il est porteur, alors nous pouvons légitimement nous interroger sur la réalité des objets. La question n'est pas de savoir «qu'elle est la forme véritable du monde », mais s'il existe (seulement) une réalité en dehors de l'observateur ?
Le but de la science est de comprendre la réalité physique. Le postulat selon lequel il existe un monde indépendant de l'observateur, dont la connaissance objective est possible, a été battu en brèche par la mécanique quantique. Un lien intrinsèque unit l'observateur à l'objet observé par l'observation. La mesure modifie (l'état de) ce qui est observé. Elle est créatrice de la réalité de l'objet. L'observation confère une modalité à l'être manifesté dont la forme est relative à (la représentation de) l'observateur. « Seule la forme extérieure de la connaissance peut être transmise par le Verbe-manifesté, forme valable de connaissance, mais approximative DAN-74 ».
Un phénomène (similaire) se produit au sein de l'instrument de cognition. La formulation d'une intention crée un signifiant dont la forme mentale (image ou son) est la transcription du sens. La conscience (citta) est la projection (à sa destination) d'une intention implicite créatrice (de la représentation mentale) de l'objet perçu. « Le processus de manifestation de la parole comme de l'univers est par quadre degrés successifs : intention, forme, mots, sons (...) pouvoir de vouloir (icchâ-shakti), de savoir (jnâna-shakti), d'agir (kriyâ-shakti)... ». Les trois premiers « l'Intention, la Formulation, l'Expression [sont] (...) trois tendances personnifiées en Shiva, Vishnu et Brahma DAN-71 ».
Il faut distinguer deux formes du son, « potentiel qui deviendra le véhicule de l'idée » et « extériorisé sous forme de syllabes articulées DAN-71 ». Ces deux états, la « forme verbale silencieuse » et le « Verbe-manifesté » relèvent de l'ordre du signifiant. Le sens qu'ils transmettent s'élabore, lui, en amont, « le Verbe-transcendant est le quatrième degré, le plan non-manifesté DAN-71 ».
La réalité extérieure est étroitement liée à la réalité intérieure. De l'intention au son, de l'observateur à l'objet, tout n'est qu'une question de perception. Il n'y a pas de transition ontologique entre le principe, l'essence et la nature. Transcendant, non-manifesté, manifesté, tout n'est que verbe à des degrés divers, tout n'est que conscience dans des états modifiés. AUM est à la fois le sens et le son de la création. « AUM inclut tous les sens et tous les sons de toutes les langues. AUM est la semence de laquelle le langage est issu (...) qui forme le niveau non-manifesté, au-delà des niveaux physique, subtil et causal (...) dont tout ce qui existe est un développement DAN-75 ».
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Le terme « degré » est toutefois impropre. Il suggère l'idée de palier(s), de sauts (quantiques) entre des niveaux ontologiquement distincts de réalité. Le phénomène s'apparenterait plutôt à un mouvement continu, terme qui lui-même à relativiser. Un objet quantique n'est ni un corpuscule, ni une onde, c'est un état statistique qui regroupe l'ensemble des valeurs possibles des propriétés de sa manifestation. C'est la mesure (l'observation, l'interaction) qui lui confère la forme d'une particule ou celle d'une onde.
Pour émettre et produire un son, le verbe ne suffit pas. Sans le milieu physique dans lequel se propager, le son demeure à l'état de représentation mentale. Parler implique la capacité de former des mots dans la sphère de notre instrument de cognition et celle de moduler nos cordes vocables pour former des sons par la vibration de l'air. Sans le souffle manifesté, sans la capacité vitale du prana de manifester le verbe (quel que soit son caractère transcendant), celui-ci est incomplet et inachevé.
La réalité intérieure est étroitement dépendante de la réalité extérieure. Ce mouvement (sans commencement ni fin) ne peut être interrompu. C'est le sens de prana - pra « ce qui est avant », na « la plus petite partie divisible » -, non sécable, non fragmentable, non différencié. Le prana n'est ni un état corpusculaire, ni un état ondulatoire (constitutif de fréquences de périodes et d'intervalles différentes). La notion de degré, qui nous fait percevoir la respiration comme un phénomène composé (des phases d'expiration, d'inspiration et de suspension), est un effet de perspective qui disparaît dans le quatrième type de contrôle du souffle (II.51).
Du Verbe-transcendant au Verbe-manifesté, du principe qui origine l'intention à l'intonation qui donne forme sonore aux mots, ce souffle continu est émis depuis le premier instant de la création. AUM contient « tous les sens, tous les sons », toutes les intentions exprim(ables/ées), toutes les pensées formul(ables/ées), toutes les paroles prononç(ables/ées), « l'histoire, les mythes, les sciences, les connaissances ésotériques, les hymnes, les proverbes, les commentaires et l'exégèse, rites d'offrande et de sacrifice, le manger et le boire, ce monde et l'autre et tous les êtres qu'ils contiennent sont révélés par la parole (Brihad-âranyaka Upanishad) DAN-76 ».
La chaîne de transmission qui relie maître à disciple par le sutra énergétique du souffle, s'inscrit dans ce mouvement. Dans sa présence vibratoire, le guru insuffle par la parole l'enseignement du savoir et de la connaissance à son disciple. « La réalisation du principe du Verbe en remontant le long de la voie de sa manifestation est l'une des pratiques fondamentales du yoga DAN-75 ».
Le sens se révèle à mesure de la remontée du fleuve à sa source, par les événements et les expériences vécus dans les contreforts de l'Himalaya, par les rencontres avec les sages, la pratique du yoga intégral. Tout s'inscrit dans un schéma qui s'éclaire de la symbolique, de la philosophie et de la spiritualité du yoga. Du sommet de Kunjapuri à Kartik Swami, de Neer Garh à Devprayag, du pont Lakshman Jula à Vashista Guha, chaque pas est une ascèse, chaque mouvement est une brasse dans le flux d'une spiritualité vivante, chaque respiration consciente du prana de l'Himalaya nous éveille à l'évidence : nous sommes là où nous devons (sommes appelés à) être et nous faisons ce pour quoi nous sommes (véritablement) faits.
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Si la direction se révèle à nous - guidés par le jeu du destin, lila - nager vers notre être profond exige un effort, une force opposée à la puissance du « courant de l'ego ». Le mythe hindou du « barattage de la mer de lait » éclaire cette contradiction. A l'origine du monde, dieux (devas) et démons (asuras) s'allièrent pour extraire le nectar de l'immortalité, amrita, de l'océan primordial. Ce barattage produisit un poison que nul ne put assimiler hormis Shiva qui le transmuta en le buvant, mais en conserva la gorge bleue.
Nous ne voyons pas le monde tel qu'il est. Il faut déchiffrer la symbolique des mythes pour accéder au sens véritable qu'ils véhiculent en remontant « le long de la voie de la manifestation au principe du verbe ». « Si l'on veut comprendre la pensée, comprenons les mots, si l'on veut comprendre les mots, comprenons le son, entrons dans la vibration qui précède le son, et unissons nous à ce qui précède la vibration... la Conscience VS ».
Le mythe du « barattage de la mer de lait » traduit le tiraillement qui se produit « entre le désir et son dépassement » au sein (de l'océan) du mental - sur lequel se reflète la dimension de la Pure Conscience comme la lumière des étoiles sur le miroir poli d'un télescope - entre nos tendances pures et nos tendances négatives. Le mythe symbolise ce qui se produit lors du processus de purification du mental. « Quand on s'intériorise, beaucoup de choses remontent, dont certaines ne sont pas positives, il faut avoir la force du yogi pour transformer le poison en antidote par la méditation DIV ».
Le silence du retrait intérieur comme remède est révélateur de la nature de la pollution qui agite et trouble le mental. Comme le guru « chasse l'obscurité spirituelle » des «êtres de non-lumière, a-souras » par la lumière (Sura) de l'enseignement des védas, le silence de la méditation dissipe le discours du moi, le soliloque de l'ego, le « bruit de l'intellect YDS », libère le sens de la parole verbalisée et ouvre la conscience au principe du verbe.
L'acte d'observer crée l'observateur. De par son fonctionnement, l'instrument de cognition (antahkarana) fait émerger la conscience de soi, le sentiment du moi (asmita) de sa propre représentation, comme « le langage et les mots précèdent et composent la pensée VS ». Tel un son halluciné en l'absence de tout stimulus sensoriel, « nous n'avons conscience de l'existence d'une chose qu'après l'avoir nommée mentalement VS ». A contrario, le Soi est pur témoin (sâkshin). Son indifférence signifie qu'il ne projette pas de jugement intentionnel (d'observation subjective), qu'il n'est pas créateur de signifiants verbalisés (d'objets mentaux), qu'il est à lui-même son propre sens.
Dans l'iconographie, « le serpent Ananta, dont le nom signifie "infini", fait office de corde, tirée d'un côté par les Suras, de l'autre par les a-souras DIV ». L'image présente une étonnante analogie avec la technique préhistorique pour allumer du feu par friction - dans laquelle la chaleur naît de la translation d'un foret enroulé autour d'une corde tenue par un archet[vii] -. Le barattage, manthana, a également pour sens ce « qui produit du feu par friction GHUET »). La chaleur née de l'austérité, le feu de l'ascèse yogique qui brûle nos impuretés psychiques, purifie « l'océan du mental », c'est le tapas, « l'effort que nous consentons en vue de nous transformer ».
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La purification du mental oppose frontalement deux forces contraires par un mouvement qui consiste à « transférer, transporter, faire passer [une énergie] d'un lieu à un autre GHUET ». L'affrontement sert de cadre aux récits védiques comme la Bhagavad Gita, qui se déroule sur le champ de bataille du mental, où celui du Ramayana où Sita est détournée de Rama par le démon Ravana, symbole de l'atman en proie à l'illusion de la maya.
Cette transformation débute en surface. Les remous du moi enivré par la plaidoirie des artifices du bonheur[viii], l'effervescence de l'ego envoûté par la harangue de sa propre glorification, assourdissent le mental et renforcent l'identification à nos pensées. Le tiraillement de la rhétorique du moi, le tintement de la volubilité de l'ego, le vrombissement de la faconde de l'intellect, produisent une vague sonore, une onde de pensée subjective qui, dans une tempête mentale, se détache de l'océan du sens et (dans l'illusion du contrôle) oublie qu'elle est l'océan du principe du verbe.
Le barattage commence à opérer sous la surface de la conscience (citta). Le sens de la translation, c'est aussi « traduire, transposer GHUET», transmettre le savoir et la connaissance (de maître à disciple). Transmission qui constitue en elle-même une forme d'affrontement. L'assimilation du savoir fait se heurter des paradigmes opposés, provoque un embrassement à la fois intellectuel et expérientiel - par la mise à l'épreuve des modèles aux faits - duquel émerge une nouvelle vision de nous-mêmes.
Le barattage procède véritablement dans les profondeurs de l'esprit, dans les méandres du subconscient, où sont ancrés nos conditionnements psychiques (samskaras) et les empreintes (vasanas) comportementales creusées par les événements et les épreuves de l'existence. « Nos sensations sont traduites instantanément en espace de mesure de la chose observée par référence à notre mémoire, notre passé dont les valeurs sont stockées et hiérarchisées dans notre conscient et notre inconscient VS ».
Nager à « contre-courant de l'ego », dans le sens du courant de notre être nature, met en ébullition les tissus profonds du psychisme. En son « réflexe de crispation », l'ego résiste, s'oppose en un affrontement permanent. Nous préférons croire dans le contrôle plutôt que de croire dans le lâcher-prise, parce que nous succombons à la diatribe de l'ego qui affirme la nécessité de prendre notre vie en main comme condition de notre accomplissement et réalisation de notre bonheur. Faire ce pour quoi nous sommes faits requiert de rester sourd à la rhétorique de l'ego et d'écouter l'univers, de lui faire confiance pour nous amener là où nous devons être.
Le mouvement du serpent Ananta et la translation du foret autour de la corde de l'archet, symbole de la confrontation de la théorie du paradigme du bonheur matériel - qui assoit l'hégémonie de l'ego sur le postulat que nous n'avons qu'une seule vie et que rien ne survit à la mort - au paradigme de la libération de l'illusion de la maya (de l'atman du cycle des réincarnations), font également écho à l'image d'ondes sonores en opposition. « Deux ondes périodiques de même fréquence sont dites en opposition de phase si l'une atteint son maximum lorsque l'autre atteint son minimum[ix] ». L'annulation de deux ondes sonores en opposition se traduit par le silence.
Le japa, la méditation par la récitation de mantras, amène à ce silence intérieur. Les mantras ne visent pas seulement à fixer le mental, à focaliser l'attention, à éviter le détournement de la conscience de la verbalisation des objets, de la logorrhée des pensées, de la manipulation par l'éloquence de l'ego. Les vibrations contenues dans les mantras neutralisent les ondes mentales qui entraînent l'identification au moi. Au-delà de l'inhibition du « je » - de la verbalisation des objets mentaux de laquelle émerge le sujet égotiste -, l'énergie spirituelle contenue dans les mantras instille le silence au cœur duquel se dessine la présence authentique de l'être. « Lorsque le centrage et le silence s'imposent à la dispersion et que le mental s'immobilise, la révélation de la conscience est parfois donnée (...) dans un espace de relation directe, sans commencement ni fin (...) Cet espace trouve son origine, avant la pensée, avant la parole qui précède la pensée, dans cette intelligence pré-vibratoire qui précède la vibration VS ».
Parvenir à nous inscrire dans la bonne dynamique à nous orienter dans la bonne direction (celle du Soi) n'est toutefois pas synonyme d'atteinte de l'objectif. Le chemin est long vers la réalisation. Pour aspirer à la libération, moska, nous devons non seulement entrer dans le flow, mais devenir le flow. A mesure de notre progression, l'agitation diminue, le mental se clarifie, notre vision devient lucide, nous comprenons que nous ne sommes pas nos pensées, que nous ne sommes pas le moi, que l'ego est un artifice. La vague s'affaiblit, l'amplitude de l'onde diminue. L'eau (re)prend conscience de sa véritable nature et commence à se fondre, à entrer en union avec l'océan.
Lorsque nous entrons en union dans le flow, les déformations dues à la perspective de la conscience égocentrée s'effacent. Notre vision n'est plus fragmentée. Les extrêmes s'annulent. L'infiniment grand coïncide avec l'infiniment petit. Nous prenons conscience que chaque point sur la carte de nos expériences est (spirituellement) relié (de Delhi à Lakshman Jula), que chaque instant est connecté (de Vashista Guha à Kartik Swami).
Tat tvam asi, je suis cela : être là où je dois (suis amené à) être ; faire ce pour quoi je suis (véritablement) fait ; présence révélée au croisement des possibles ; confluence de la beauté cachée de la montagne sous la pluie et de la beauté sublimée de l'Himalaya sous le soleil ; expansion de l'espace du silence ; (connaissance de la) présence à l'intérieur (de la conscience) de la présence ; intériorité sans limite ; cœur vibrant du manifesté. « La vie est la manifestation de l'existence (...) la forme propre de la réalité et de la connaissance (satya-jnânânanta-svarûpa), le seul Être suprême DAN-71 ».
Namasté
Références
YDS : yoga du silence https://jacquesvigne.com/JV/traductions2009/Yoga-du-silence.pdf
VS : de la vibration sonore à la conscience du divin https://www.yogaduson.net/de-la-vibration-sonore-la-conscience-de-lhumain-au-divin
DIV : https://jacquesvigne.com/JV/Le_symbolisme_Divali.pdf
[i] Le cerveau, qui décide
[ii] « L'oreille produit un son, c'est pour cela que quand on se met un coquillage proche du pavillon de l'oreille, "on entend le bruit la mer". Il s'agit en fait de la réverbération du son produit par l'oreille YDS ».
[iii] Pierre Taïgu Turlur, https://www.sources-vivre-relie.org/feuilleter/la-grace-de-l-ordinaire/37/1.aspx
[iv] https://www.dhamma.org/fr/about/vipassana
[v] Mythes et dieux de l'Inde. Le polythéisme hindou, Alain Daniélou, page 308
[vi] https://jacquesvigne.com/JV/traductions2009/entrer-en-resonance.pdf
[viii] Vasishta Guha, « Que cherchons-nous ? La félicité
[ix] https://fr.wikiversity.org/wiki/Rudiments_d%27acoustique/Quelques_d%C3%A9finitions