I.4 - Se détacher du corps
La
philosophie védique, à la source du yoga, a pour objectif la libération de la
souffrance et l'éveil du soi véritable.

La pratique des asanas est le troisième membre des huit voies (Ashtanga) décrites par Patanjali dans les Yoga-Sutra - traité de philosophie et manuel pratique de psychosomatique - pour atteindre le Samadhi, cet état de béatitude indescriptible au-delà du corps, des sens et de la nature. Dès lors, la recherchede l'habileté dans la pratique interroge.
Pourquoi réaliser la maîtrise de ce dont au final, il s'agit de se libérer ?
Si l'on suit le raisonnement de la
philosophie yogique, l'habileté ne se limite pas uniquement à la pratique des
asanas. Elle est une condition requise à la transformation de l'être qui
procède de toutes les voies de l'Ashtanga. La forme moderne des asanas et le
retour d'expérience du monde Occidental quant aux risques inhérents à leur
pratique mettent en exergue la fragilité du corps et renforcent son caractère
précieux. Dans un contexte philosophique qui prône la non-violence (Ahimsa) dans
la pratique des asanas et avec l'importance grandissante d'en assurer la
préservation comment conserver la
distance suffisante pour ne pas s'attacher au corps ?
Si l'habileté dans les œuvres dépasse les voies du yoga, elle ne transcende pas son objet, car sans action il ne saurait y avoir de virtuosité à l'exécution. L'attachement au corps est une forme de dépendance à l'environnement, Prakriti (la nature), qui donne sa forme au corps et dans lequel il évolue. Est-ce à dire que l'habileté dans les œuvres à un effet feedback sur nos sens qui renforce notre capacité de détachement ?
« Le dépassionnement est défini comme étant la maîtrise de la soif vis-à-vis des objets, qu'ils soient vus ou entendus[1] », (I.15).
Ne pas s'attacher aux choses de la nature, ce n'est pas se mettre à l'écart les objets du désir. C'est en présence de ces objets ne pas éprouver de désir grâce au contrôle de nos sens. Le désir n'a pas son origine dans le monde comme un élément constitutif de la matière, car il nous poursuivrait même si nous vivions en ermite dans une grotte. Le désir est une projection de l'esprit qui transite par le canal de nos sens. Pour le contrôler, il nous faut remonter par nos sens à sa source, les activités du mental.
« Par la recherche et le dépassionnement, leur suspension », (I.12).
Pour calmer le mental, Patanjali nous rend attentif à la nécessité d'exercer un contrôle sur le flux de nos pensées. Sans contrôle exercé sur elles, nos pensées nous emportent dans leur flot, balloté au grès de ses courants comme un rondin de bois charrié par un fleuve tumultueux. Comme l'attention dans la réalisation des asanas et la concentration sur l'alignement permettent d'atteindre l'habileté dans la pratique, l'apaisement de l'esprit s'obtient par un effort soutenu pour canaliser nos pensées.
Le détachement vis-à-vis des objets est une habileté dont la maîtrise donne à se libérer du corps et par extension de la nature, car c'est elle qui lui donne forme et, à travers le moi fictif son produit, maintien prisonnier le soi profond véritable essence de notre être. Dès lors que l'esprit est libéré du désir, c'est-à-dire soustrait aux pensées à l'origine de l'attraction pour les sens, il entre dans cet état de silence du mental où plus rien ne vient s'interposer, voiler ou masquer notre nature véritable.
« Alors, le "principe de conscience" s'établit en sa vraie nature », (I.3).
L'habileté dans les œuvres ne doit pas se confondre avec la seule maîtrise technique. Elle est à la fois Sthira, la fermeté, qui procède de la concentration à la réalisation de l'acte et Sukham, l'aisance, qui participe du lâcher-prise et ouvre sur une perception plus introspective du yoga. Ce lâcher-prise offre de percevoir quelque chose de plus subtil que le ressenti physique de la posture. Si la pratique des asanas est un microcosme où nous confronter à nos doutes, nos peurs ou nos conditionnements est le reflet du macrocosme de nos vies, nous ne pouvons en retirer de bienfaits pour notre transformation en restant concentré uniquement sur la technique.
« Le yoga consiste à se détacher de toute activité des sens [2] », Bhagavad-Gitâ, verset 8.12.

Etre présent à son corps dans une
asana exige un effort de concentration soutenu, mais « habiter » son corps exige « d'être conscient »
d'en être conscient. Patanjali distingue la conscience comme faculté de
saisie mentale d'un objet, de la conscience comme faculté d'être conscient de
cette saisie.
« L'ego est le fait de voir comme une unique essence la faculté du "principe qui perçoit" et celle de "l'instrument de perception" », (II.6).
L'identification à nos pensées et l'oubli de soi dans l'action sont à l'origine du moi fictif qui dissimule notre soi profond.
« Autrement, il y a identification aux activités psychiques », (I.4).
Comme pour un téléphone portable, ce dont nous avons conscience est ce que nous percevons. En mode photo, c'est le monde des objets, en mode selfie, c'est nous-mêmes en train de photographier le monde. Selon que notre regard soit tourné vers l'extérieur ou vers l'intérieur, la perspective change.
« Tu es le témoin de toute chose (...). La cause de tes liens est que tu vois le témoin comme autre chose que cela », (1.7), Ashtavakra Gita[3].
Il nous importe donc de choisir de quel côté nous tournons la focale de notre conscience. Le yoga nous invite à la diriger vers l'intérieur de nous-mêmes, dans la méditation comme dans la pratique des asanas.
« Ton esclavage vient de ta recherche constante à calmer le mental », (1.15), Ashtavakra-Gita.

Pour dissiper l'illusion qui le recouvre et se libérer de son identification au corps, le témoin doit apaiser les fluctuations de son identité d'emprunt. Le détachement des sens participe d'actions complémentaires. Il est à la fois libération du désir pour les objets et révélation du soi profond.
Développer notre technicité dans la pratique des asanas est essentiel, car elle renforce l'attention par la connaissance de notre corps et la concentration par la conscience de notre corps, capacités nécessaires pour l'accomplissement des autres membres des huit voies du yoga. La maîtrise de la technique commence lorsque nous cessons de voir le corps comme un objet de pensée et de nous penser comme le produit de l'action de notre corps. L'habileté dans les œuvres est réalisée lorsque le glissement de la perception de « l'acte comme objet » à « la conscience de soi dans l'accomplissement de cet acte » opère la manifestation du soi véritable.
« Si tu parviens juste à rester au repos dans la conscience, te percevant toi-même comme distinct de ton corps, alors tu deviendras heureux, paisible et libre de tout lien » (1.4), Ashtavakra-Gita.
A suivre...
[1] Yoga-Sutra
de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud
[2]
https://fr.wikisource.org/wiki/La_Bhagavad_G%C3%AEt%C3%A2/Chapitre_8