I.42 – L’ouverture au moment présent
Du présent de la pensée au prēsent de l'être, une translation s'opère qui rétablit la conscience en sa qualité d'observateur-témoin par le retrait de la pensée des objets. L'observation silencieuse du réel, dans un regard sans jugement sur le réel, entraîne le glissement du conditionnel au permanent, du temporel à l'immanent.

Chaque geste est une méditation. « Prendre conscience de la main en contact avec le support, c'est le début d'une méditation... ». Marchez en prêtant totalement attention à votre corps, à chacun de vos pas. Absorbez-vous dans le rythme de votre souffle, dans les mouvements de vos jambes, dans le déroulé naturel de vos bras. Seule la marche occupe votre mental. Où est votre conscience ici et maintenant ? « ... La conscience ne se trouve pas dans la tête, ni dans la pensée ! Elle est là, dans le contact entre le corps et le support, le corps et l'air. Là, dans les pressions, consistances, textures, température, humidité... Là, dans le corps qui respire, digère, désire » TULC-44.
Regardez devant vous, autour de vous, au-dessus, de côté. Observez, le chemin de terre que vous arpentez, les arbres au large tronc et au vaste feuillage qui le bordent. Voyez l'eau du canal qui le longe et dont la surface est irisée de vaguelettes. Ouvrez tous vos sens. Accueillez les rayons du soleil qui réchauffent votre peau, le souffle du vent qui apaise sa chaleur. Écoutez les bruits alentours, le chant d'un oiseau, le bruit d'une voiture, les sons d'une conversation. N'appréhendez rien, ne retenez rien. Laissez venir, laissez partir. Sentez l'impermanent s'écouler. Seul demeure l'observateur.
Le flux se disperse, les vagues se retirent, les pensées s'éloignent. Votre mental se désemplit de toute activité, votre esprit s'immobilise. Rien ne suscite en vous l'examen, le commentaire, la sentence. Les choses arrivent, les unes après ou en même temps que les autres, sans s'arrêter, s'entasser, ni vous obstruer. Votre conscience s'élargit. Le monde se déverse en vous sans vous emplir. Sans forme vous contenez toutes les formes, sans dimension vous êtes au-delà de toute dimension. Sans borne est votre conscience. Elle se mêle au flux de la vin, s'y confond. Le réel devient authentique. Le sentiment du vaste s'accompagne de la Joie d'être.
Se laisser toucher par le monde sans le toucher, être saisi sans saisir, imprégné sans colorer, ressentir sans interpréter, réfracter sans déformer, réfléchir sans infléchir. L'objet n'est pas notre ennemi, la forme n'est pas notre tourmenteur. Comment ce qui est inanimé et sans cause pourrait-il nous animer et nous supplicier ? Le problème n'est pas l'identification aux objets, mais le désir de les conformer à notre pensée. Le potier peut modeler la matière en projetant arbitrairement une forme mentale dans l'argile ou accompagner l'enfantement de ce qui est en attente de libération.
La perception sensorielle est un acte. Nos sens ne nous donnent pas accès au réel brut. Le monde « tel que nous le percevons » est le résultat de « l'activité de potier » du mental, qui façonne la matière première des percepts sensoriels à sa fin égoïste dans le maelstrom indéterminé de notre phénoménologie mentale, en suivant la poursuite de l'axe d'une courbe dont la surface unique, repliée sur elle-même, forme la « boucle étrange du je ».
Nous sommes toujours des « chasseurs-cueilleurs ». Des milliers d'années de pression évolutive nous ont conditionné à capturer et enchaîner, attraper et agripper, prendre et tenir, attacher et lier. C'est progressivement que le « potier mental » découvre son pouvoir sur la forme. A chaque tour, il voit sa puissance s'amplifier au modelé de l'argile. Le premier « objet du désir » est de jouir des objets des sens, de posséder ce qui est perçu. Pour apprécier (mentalement) une chose, elle doit être « sous contrôle ». La forme qui se précise à chaque tour exalte l'ego par sa capacité à façonner la glaise à sa volonté, à y refléter la fausse image de soi.

A chaque tour, le « potier mental » analyse la qualité de son geste, interprète sa teneur, juge la qualité du résultat. Quelle contrainte, quel poids comparé à la légèreté de ne plus anticiper le résultat du fruit de ses actes ! Quelle Joie d'accueillir les sensations comme elles vont et viennent, sans y projeter d'a priori, sans y surimposer de représentation, de nous laisser toucher sans saisir. La Joie est dans l'accueil avenant de chaque perception, le ressenti délicat de chaque frôlement du monde, de chaque effleurement de l'univers. La Joie est dans la saveur de la sacralité du geste, dans l'accueil gratifiant de ces accolades, dans la célébration du flux de la vie.
Lorsque les objets des sens ne sont plus chargés, interprétés, colorés, que le « potier du mental » cesse d'imposer sa volonté, que nous cessons d'être guidés par la forme, alors le réel se fluidifie, les stimuli se succèdent dans un enchaînement libre et naturel. Arrive ce « moment où l'individu, ses limites et sa mémoire s'effacent pour laisser la place aux flots de la nature » TULC-44.
Le réel auparavant surchargé, engourdi, abrégé par la pensée, comme un corps trop crispé dans une asana, se révèle soudain léger, assoupli, amplifié dans la respiration du mouvement, le souffle de l'instant, « le souffle comme une manifestation continue du flux de la nature... ». La méditation est comme « ...un moment d'inspiration, au sens figuré comme au sens propre (...) l'expiration pour donner place à un autre », TULC-44, un autre que le « je », un autre que l'ego, présence sans forme, profondeur sans fond...
Percevoir les objets des sens hors de la gaine de la représentation, hors du fourreau de la subjectivité, est le premier acte de notre libération - premier, car à ce stade ce sont encore des « objets » -. Lorsque le mental n'est plus obsédé par le désir de saisir, de posséder, lorsque le champ de la perception est libéré du subjectif, la conscience se détache du sens. S'extraire de l'analyse, de l'interprétation, du jugement, nous abstraits de la pensée, pas de la temporalité.
La pensée objective est celle de l'instant, la pensée devient elle-même sujet d'observation. Il ne s'agit plus d'une pensée, mais du flux continu de la nature, énergie sans fin, joie permanente TULC-44.

La conscience accueille ce flot brut comme il se présente et le conserve tant qu'il imprègne nos sens, sans l'altérer, non comme un souvenir (qui est le signifiant d'un objet) mais dans son impermanence. « Le flux mouvant des phénomènes, samsara » CDSS-101 est le pouvoir de la māyā. Nous observer en train de l'observer, c'est-à-dire saisir simplement la manière dont il impressionne (entre et sort de) notre conscience, dissipe la subjectivité de notre regard dans la neutralité de l'observateur-témoin.
Méditer, c'est changer l'axe de notre perspective, passer de l'(ex)centration à la centration, « d'une pensée subjective, à une pensée objective, c'est-à-dire à la contemplation » TULC-44, l'art de « regarder en s'absorbant dans la vue de l'objet » CNTRL. La contemplation, c'est se laisser toucher physiquement et spirituellement par l'univers sans le toucher phénoménologiquement.C'est sortir du courant artificiel de la pensée, de sa temporalité.
Cette attitude exige l'acceptation, l'absence de peur et de crispation, soit un véritable « lâcher-prise » face à une expérience radicale, non pas tant par sa nature que par la transformation que nous devons accomplir en nous pour la réaliser. Nous sommes si (égocentriquement) crispés dans notre approche de la vie, si (mécanistement) enfermés dans une vision algébrique de nos chances de bonheur que nous sommes aveugles à la beauté de l'univers.
Toutefois, ce n'est pas cette authenticité de la « pleine présence à l'instant », l'absorption du flux de la nature dans la conscience du moment présent, qui nous emplis d'un sentiment de Joie ineffable. Ce serait là l'ivresse d'un objet, l'empreinte résiduelle (vasana), la persistance de la subjectivité sur l'iris de l'observateur. Être (pleinement) prēsent au moment est la caractéristique d'un mental purifié, épuré. L'émergence de la lucidité exige un esprit préparé. Le discernement est une habileté qui s'acquière et se développe grâce à la pratique persévérante (sādhanā).
L'ascèse est une attention [l'a privatif de tension] à ce qui est. C'est l'expérience de la non-dualité [qui abolit l'opposition entre le point de vue subjectif et l'objet « tel qu'en lui-même »]. L'attention se porte sur les perceptions, le flot des perceptions TULC-101.
L'importance de la concentration, dans et hors de la méditation, n'est pas à démontrer. «La concentration purifie et calme les émotions qui surgissent, fortifie le courant de la pensée et clarifie les idées... ». Son principe n'est pas à remettre en question. «...Il ne peut y avoir concentration sans un objet sur quoi le mental puisse se poser » PM-19.
La question n'est pas non plus de savoir s'il y a un objet idéal sur lequel se concentrer. Formes matérielles ou idées abstraites, il n'y a pas de méthode universelle, mais une approche personnelle, relativiste, adaptative, pour laquelle de nombreux paramètres (psychologiques) entrent en jeu, comme la disposition, l'état d'esprit, le contexte, le degré de pratique, etc. « Patanjali donne une méthode remarquable de concentration sur une seule "chose" à la fois : Y.S32 Eka tattva abhyâsah : une éthique sociale (33), l'attention au souffle (34), la concentration sensorielle (35), la concentration sur la lumière (36), sur l'esprit d'un Maître (37), sur les rêves et le sommeil profond : Yoga Nidrâ (38) ou sur n'importe quel objet de prédilection (39) » YS-PA-32.

Pour atteindre à la concentration, le souffle est un outil précieux. Le mental est fuyant, inconstant, inconsistant. Sa visée n'est pas l'équilibre, l'immobilité, mais (re)présenter constamment de nouvelles possibilités et opportunités. Le mental est conjecturel, sa fonction adaptative. Se concentrer sur le souffle permet d'éviter de se laisser captiver, capturer, emporter, par le mental dans les filets des pensées. « La répétition continuelle (japa) d'une formule sacrée (mantra) et le pranayama stabiliseront le mental, écarteront la dispersion (vikshepa) et accroîtront le pouvoir de concentration » PM-20.
Toute technique vise un objectif concret. Se concentrer sur le souffle nous (r)amène au présent, à ce « moment relativiste » de la pensée. Automatique ou contrôlée, la respiration est un rythme et le suivre de « trop près », c'est (re)joindre la pensée. L'acte de respirer, de « s'observer respirer », est de l'ordre du temporel. La concentration yogique ne vise pas à nous enraciner mais à nous sortir du corporel.
Le véritable contrôle du souffle est la maîtrise de la pensée elle-même : empêcher l'identification avec ce monde d'objets et comprendre que nous sommes l'absolu SED-152.
« Revenir au souffle », même de manière paisible, dès qu'un objet intérieur ou extérieur (stimuli sensoriel, pensée) nous éloigne du moment présent est un acte de contrôle mental. Ce n'est pas le sens que revêt le « contrôle du souffle » (pranayama) dans le yoga. C'est du mental qu'il faut nous détacher et nous désunir pour libérer notre être profond.
La véritable concentration est une réalisation de la non-dualité du spectateur et du spectacle et non pas une quelconque attention sur une partie du corps SED-150.
Cette approche repose sur l'existence d'une Réalité fondamentale qui n'est pas la nature (prakriti) à laquelle appartient le corps. Cette essence (purusha) est le véritable «prēsent de l'être » (sat-cit-ānanda), au-delà du présent relativiste de la pensée et de l'horizon de l'illusion de la māyā. « Laissé à son sort, [l'esprit] ne se présenterait jamais comme un miroir parfait, cristallin, dans son "état propre", imperturbable reflétant l'être intérieur (...) Le Yoga stoppe l'esprit. Et dès lors que s'accomplit cette transformation, l'être intérieur, la monade animée, se révèle » YS-PA-27.

L'arrêt du mental passe par l'immobilité de la posture, le ralentissement est la « porte d'entrée » de la concentration. « Demeurer immobile » ce n'est pas exercer un contrôle intentionnel sur le mental - tout effort confine à la difficulté - afin de l'empêcher de nous inciter à bouger. « On prescrit une posture d'immobilité pour favoriser la méditation. Mais ce n'est là (...) qu'un exercice physique superficiel qui maintient le disciple au niveau du corps, de l'ego et de l'effort (...) disparaître dans la conscience universelle, s'unir à l'Être telle est la véritable équanimité » SED-148.
La pratique persévérante des asanas permet de développer cette subtile habileté de fermeté et douceur (sthira et sukham) ou « l'art de se tenir dans un corps qui se tient lui-même ». Être immobile dans (la posture de) la méditation, c'est en toute conscience (et circonstances) ralentir jusqu'à devenir l'immobilité. A l'instar du « contrôle du souffle », se serait nous arrêter à l'aspect corporel de penser l'immobilité inhérente à la position du corps et à des conditions spécifiques de mise en œuvre. « Si le mental est clair et limpide, alors on peut distinguer clairement le Soi immobile » SED-116.

Le yoga est l'arrêt des activités du mental, synonyme de la cessation de l'identification, c'est-à-dire « des transformations du principe ou de l'élément qui pense » YS-PA-28. L'immobilité est à la fois un « en-deçà et un au-delà », elle est à la fois intentionnelle et contrôlée (c'est-à-dire ralentie), spontanée et non déterminée.
N'importe quel āsana peut être le sukha-āsana. Cela n'a pas d'importance pour jñāna, la voie de la Connaissance. La posture signifie prendre une assise ferme dans le soi. Elle est intérieure SED-145.
La société moderne est incompatible avec une posture méditative qui permet de nous éveiller à cette Connaissance authentique. Nous travaillons, nous pensons, nous vivons sous le culte déshumanisant de l'immédiateté. « Faire toujours plus vite », « répondre sans délai » aux demandes impulsives, aux exigences vindicatives ! L'utilitaire devient culturel, aidé en cela par la dématérialisation des supports du savoir qui accroît la vélocité du geste.
Nous lisons plus vite sur écran que sur papier. La lecture en diagonale prend le pas sur la « lecture profonde », méditative. « L'attention profonde (...) se caractérise par une concentration sur un seul objet pour de longues périodes, en ignorant les stimuli extérieurs (...) en manifestant une grande capacité de focalisation. L'hyper attention se caractérise par des changements rapides de focalisation entre différentes tâches, avec une préférence pour de multiples sources d'information, à la recherche d'un haut niveau de stimulation[i] ».
La vitesse prime sur le fond, sur étalt s de l'e sur le fond, l fondementctifst recherche de la Connaissance.la mission, sans scrupule pour l'opérateur, dans le mépris de l'être et l'oubli du fondement philosophique de la notion (yogique) de service.
On dit de quelqu'un qu'il médite, il honore, il sert le maître (...). Car celui qui sert constamment son maître, fait un hommage, un service à lui-même et il reçoit le fruit de cet hommage TULC-43.
Prenons le temps du geste juste. Ne nous laissons pas précipiter par la « pensée du geste », ni dévotionnelle, ni méditative. Ne nous laissons pas enchaîner, entraîner, par l'accélération effrénée (auto-alimentée) de la rotation du tour du « potier mental ». Ralentir, c'est honorer. Laissons le pot sortir de l'argile.

Dénouons la bride de l'analyse, délions le joug de l'interprétation, ôtons le harnais du jugement, qui nous entraînent dans le courant des pensées, nous engloutissent sous les vagues (vrtti) de l'identification à la forme (rupa) et nous empêchent d'atteindre un état intérieur, méditatif. Nous le savons de manière instinctive - car telle est notre véritable nature - la Conscience est sans limite. Elle peut contenir (tout le flux de) la réalité à condition que nous soyons déterminés à ralentir, à nous installer dans l'immobilité. « Se mettre au repos réclame une grande énergie, une force de discrimination, l'action devient observation, il s'agit de la même énergie de la nature » TULC-101.
La pensée, c'est le temps. La vélocité impulsée à nos pensées détermine la temporalité du « moment mental ». Le temps et l'énergie sont liés par l'équation de la relativité. « L'énergie » (dont nous nourrissons nos pensées) est égale à la « masse » (l'importance conférée à un objet mental) au « carré de sa vitesse ». Plus nous accélérons notre fonctionnement mental, plus un objet de pensée se charge d'un «poids obsessionnel ». La vitesse de la lumière ne peut pas être dépassée par un objet doté de masse, celle de la pensée est limitée par les formes auxquelles s'identifient la conscience.
En ralentissant le flux de notre phénoménologie mentale par son observation silencieuse (sans jugement), nous la privons d'énergie. « La méditation, c'est passer du rôle d'acteur au rôle de spectateur actif. Il ne s'agit pas de [vouloir] stopper les flots d'énergie, ni d'arrêter les pensées, il s'agit d'observer le mouvement des énergies et des pensées » TULC-101. Le flux se ralentit de lui-même et la temporalité change. Progressivement, le geste devient méditatif.
En se concentrant sur l'argile, la pensée s'accélère, l'attention palpite à l'idée de la forme que le « potier du mental » est en train de modeler, l'émotion s'amplifie à l'exaltation de son pouvoir créateur. Mais, en se concentrant sur la rotation du tour, son mouvement finit par devenir invisible, imperceptible. Le temps ralentit. Seul le modelé de la forme qui émerge spontanément de l'argile rend encore témoignage du « moment présent ». Sans objet mental sur lequel se fixer, la méditation conduit, par l'arrêt de la pensée, à l'immobilité du temps, qui coïncide avec le « prēsent de l'être ».

La question récurrente de tout nouveau méditant est le temps. « Au bout de quelle période de temps puis-je espérer l'éveil ? ». Le temps est relativiste, sa perception dépend de la perspective que nous avons sur nous-mêmes. « Le temps n'est qu'une idée. Il n'y a en fait que la Réalité. Quoi que vous pensiez qu'elle soit, elle apparaît comme telle. Si vous l'appelez "temps", c'est le temps. Si vous l'appelez "existence", c'est l'existence » ERM-53.
Celui qui fixe l'argile peut ne pas entrevoir de limite à ce qu'il perçoit dans le cadre du référentiel de la pensée. Celui dont la conscience s'est installée dans l'immobilité saisira que « le monde surgit du Brahman instantanément. C'est instantanément que je peux prendre conscience de ma véritable nature ». La durée (relativiste) de la pratique ne remet pas en cause l'ascèse préparatoire au surgissement - plus l'on veut aller vite et plus l'on aura besoin de temps -, car celui-ci est une prise de conscience.
Quel est le bon moment ? Maintenant. Combien de temps faut-il pratiquer ? Aucun temps. Je suis déjà Brahman (l'absolu) SED-144.
Je suis déjà « prēsent à la Réalité ». Nature et essence sont intriquées. Le grossier est l'aspect superficiel du subtil, la forme l'apparence externe de l'idée, le corporel le versant manifesté du spirituel. Le pot est déjà dans l'argile avant même qu'elle ne forme le pot. Par l'identification, la conscience se disperse dans le flux (accéléré) de la pensée. En ralentissant la pensée du souffle, le rythme du souffle se fait impalpable. Ralentir, (r)établit la (con)centration au cœur de l'immuable.

L'immobilité induit la décohérence de la conscience au temporel. Établit fermement dans l'immobilité du Soi, les rayons de la conscience rassemblés au point focal, la Connaissance surgit, « pressez sur un commutateur, vous faites jaillir la lumière. Le yogin qui se concentre sur le centre entre les deux sourcils âjnâ-chakra agit de même, la lumière jaillit immédiatement » PM-26.
Tiruvalluvar demanda à sa femme de porter sur sa tête un récipient empli d'eau lors d'une procession. Malgré, la danse, la musique, le spectacle, elle y parvient « sans laisser tomber une seule goutte d'eau (...) Tiruvalluvar lui demanda : Où aviez-vous donc l'esprit ? - Il était tout entier avec le récipient, je n'ai rien vu, rien entendu, je n'ai pensé à rien, j'étais concentrée tout entière sur l'eau qui remplissait le vase. - C'est ainsi que doit être votre mental pendant la méditation. C'est cela qu'on appelle "ekâgratâ" » PM-241.
L'eau est déjà dans l'argile alors que le pot ne délimite pas encore l'espace pour y accueillir l'eau. Au centre immobile (temporellement indéfini), « point bindu » qui sépare citta la conscience manifestée de cit la Conscience non-manifestée (le moment présent du prēsent de l'être), s'opère la translationqui ouvre sur un espace sans dimension, vaste au-delà du vaste.
L'effort (tapas) déployé à l'ascèse de la concentration vise à faire se (re)joindre, à (ré)unir, la connaissance et la conscience (sat-cit-ānanda), « être attentif au souffle pour prendre conscience de l'espace intérieur, lequel correspond à l'omniprésence. L'espace, ce qui est partout, un a priori selon Kant, le mystère même au sein de la matière » YS-PA-63.
Cette transformation (sans conversion) est une respiration spirituelle qui s'emplit instantanément du Soi, « cette connaissance de l'espace, ce que l'on appelle l'inspiration » TULC-17 et se désemplit du flux changeant de la nature par la connaissance de l'illusion de la māyā. L'immobilité et le silence de l'observation n'est pas de la vacuité, mais l'omniprēsence du vaste.
La méditation du Yoga est une méditation sur ce plein, en aucun cas sur le vide, en aucun cas le Yoga consiste à faire "le vide". La méditation du Yoga passe par la matière inerte, la nourriture, par l'air, par l'éther, par la pesanteur, par les énergies, par les directions, par les rythmes... TULC-15.
De la concentration transparaît l'éclat du rayonnement de la Conscience. Le vaste émerge de la dispersion de la temporalité à la Contemplation du dévoilement de la Conscience. « La méditation comme une forme de transparence pour laisser apparaître ce qui est : la conscience » TULC-44.
Sous l'angle global, où l'unité subsume la multitude, le flux de la nature est un objet, une pensée (locale, temporelle et causale). La dissipation du sujet, sous la perspective extérieure à son référentiel, (r)établit la non-dualité de l'observateur et de l'observé, «l'observateur et l'objet observé se confondent et ne font plus qu'un » TULC-41. L'argile est le pot, le pot est l'argile.

Le flux de la nature se déverse, éparpillé, dans la Conscience, comme l'eau se déverse dans un récipient de terre cuite. A quel « moment » (si tant est que l'on puisse indiquer de référence temporelle), l'union se produit-elle ? Quand « l'un » (l'eau) après s'être scindée en « multiple » (le ruissellement de gouttes d'eau) redevient-il « unitaire » (l'eau dans la cruche) ?
Dans sa décohérence, le flux de la pensée change par palier, se transforme par degré, se dénude couche après couche, libérée de la gangue du sens, de l'écorce de la forme, de la graine de l'idée. « Par le contrôle de la respiration, la conscience "aspire" le monde et s'unit à lui » SED-154. La matière première (sensorielle) de l'objet retourne à l'état d'énergie et de là à l'état de vibration. La vibration se fait discernement, le discernement s'expand en lucidité.
Là, au sein de l'étendue sans limite du non limité, où le distant rejoint l'immédiat, l'ascète potier goûte la félicité de la Joie pure. Cet océan sans vague vrittis, vidé de toute activité de pensée par le ralentissement de la conscience, est « état-connaissance » jñāna qui s'expand sans durée dans le prēsent de la Réalité.
Comme pour la cruche vide suspendue dans l'éther: il n'existe plus rien dans la cruche, plus rien hors de la cruche ; comme pour la cruche pleine d'eau que l'on plonge dans la mer: dans la cruche, hors de la cruche, partout il n'y a plus que l'eau de l'océan TULC-113.
Comme pour le mental (manas), vide suspendu dans la Concentration (dhāranā), il n'existe plus de forme (rupa), plus de temps ; comme pour la Conscience (cit) emplie de sa propre Contemplation (dyāna) plongée dans le samādhi, dans (l'ātman) et hors (le brāhman) partout, il n'y a plus que l'espace infini du Soi.
Namasté
Références :
ERM : L'enseignement de Ramana Maharshi https://archive.org/details/LEnseignementDeRamanaMaharshiRamanaMaharshi?q=L%E2%80%99enseignement+de+Ramana+Maharshi
CDSS : Comment discriminer le spectateur du spectacle, Swami Siddheswârananda https://archive.org/details/CommentDiscriminerLeSpectateurDuSpectacle
PM : La pratique de la méditation, Swami Sivananda Sarasvati https://play.google.com/store/books/details/Swami_Sivananda_Sarasvati_La_Pratique_de_la_m%C3%A9dita?id=KpEbBAAAQBAJ
SED : Sankara, l'expérience directe https://archive.org/details/SankaraLexprienceDirecte
TULC : Taittiriya Upanishad - Les lianes de la conscience, Bruno Journe https://www.medecineyoga.com/wp-content/uploads/2017/09/LIANES_CONSCIENCE_BJ-180714.pdf
YS-PA : Patanjali Yoga-Sûtra, traduction et commentaires de Pierre Alais https://www.publibook.com/yoga-sutra.html/
[i] Une révolution de la lecture ? https://books.openedition.org/pressesenssib/1091?lang=fr