I.46 - Annapurna - La Vue pénétrante
La montagne en pleine conscience. Chaque pas est une exploration, chaque souffle une introspection. Se découvrir et méditer, dans la profondeur des forêts, sur l'arête des chemins, dans la lumière du lever du jour. Développer l'acuité à la perception de soi, voir autrement, voir plus loin, voir « par-delà » le versant des apparences.

- Le flot s'écoule, rapide, empressé, dans
les bruits de pas, les rotations des moulins à prière, les chuchotements des
fidèles en prière autour du stupa. Dans la nuit, au pied du monument, le
mausolée dessine les contours d'une masse, vaste, insaisissable d'un seul
tenant, présence stable au milieu du mouvement circulaire incessant de la
ferveur religieuse, ceinturée par les activités humaines mondaines du quartier
de Bodnath.
- La ronde ordonnée des dévots est
envoûtante. Apaisement au sein du chaos de Katmandou, relâchement des nerfs
malmenés par la cacophonie routière, répit des sens éreintés par le maelstrom
urbain. Bodnath est une bouffée d'éther dans une capitale de poussière,
saturée, indisciplinée, éreintante.
- L'hôtel Mandala est situé autour du
périmètre du stupa. Pour l'atteindre, nous nous engageons à contresens des
pèlerins. Face au flux réglé de la dévotion, ma perception s'éclaircit. Les
couleurs retrouvent leur vivacité, les sons leurs vibrances. Le rouge des toges
des moines transperce le voile, la marche des croyants prend le pas sur la
course du monde. Le tumulte est endigué par la foi. Mon mental se libère de
l'emprise de la confusion. Ici et maintenant, j'assiste, éveillé en ma propre
qualité de spectateur, au spectacle du réel...
« Le monde sensible est mouvement, disent les Maîtres, non pas un ensemble d'objets en mouvement, mais mouvement lui-même. Il n'y a pas d'objet "qui se meuvent", c'est le mouvement qui constitue les objets qui nous apparaissent : ils ne sont que mouvement » ESBT-26.
- Après avoir pris possession de nos
chambres, nous repartons en direction d'un restaurant. Groupe hétéroclite, formé
d'adeptes du yoga, pratiquants occasionnels ou assidus, nouveaux venus au
Népal, tous impatients de s'éloigner de la ville, de parcourir les chemins de
trek des Annapurna, en quête d'air pur, de silence, de paix et de pleine
présence au moment.
- Cette fois, nous marchons dans le sens
de la ronde. Ma perception change. Le flot entraîne à l'intériorité. Pourtant,
quelque chose me retient, m'empêche d'entrer dans une sereine méditation. Mon
regard est attiré par les échoppes qui bordent la place, abondantes d'articles
de toutes sortes, pétulantes et illuminées d'objets qui attirent et attisent
les sens... Accolées les unes aux autres, dans un écrin scintillant, elles
délimitent un second cercle autour du mausolée, une double galaxie
spirale : la ceinture cinglante des marchands autour du cordon monacal des
dévots, le spirituel enclos par le matériel, l'être cerné par l'avoir,
l'intemporel enchâssé dans le temporel.
- Le mercantilisme, imprégnant
Rishikesh,
baignant Katmandou, indissociable du don
désintéressé
comme les deux faces d'une même pièce, à travers la remarque de Marie me
rappelle notre nature à la fois physique et éthérée, grossière et subtile. L'ancrage
dans le matériel (muladhara, chakra racine) comme condition de notre élévation spirituelle
(sahasrara, chakra couronne).
- Sous le déroulé de mes pas, dans
l'observation de mon propre regard, je prendre conscience de l'illusion. Le cercle mercantile nait du mouvement de ma
propre attention. Le désir (raga)
pour les objets des sens vient de moi, de ce « moi » animé par le
besoin, mû par
conditionnement (comme de « manger mentalement »), impulsé par des mécanismes de compensation
(de l'agression urbaine, de la pollution...), excité par les projections du
mental (l'impatience des montagnes...). Les
sollicitations extérieures sont des sollicitations intérieures du
« je » qui s'incarnent dans les formes et dans les noms divers des
objets (du désir) des sens.
- De retour du trek, nous reviendrons à
Katmandou, visiterons le crématoire hindou de Pashupatinath, l'ancienne cité
royale de Bhaktapur, Patan et le quartier de Thamel. Jamais je n'avais vu de
vendeurs à la sauvette aussi insistant, serrant et harcelant sur des centaines
de mètres jusqu'à ce que vous cédiez à la tentation. Nonobstant le caractère
touristique de ces lieux, leur présence n'est pas un hasard. La pression à la
vente dont ils font preuve reflète la lutte interne qui se déroule en chacun de
nous contre nos désirs, nos attraits, nos séductions pour les objets des sens,
reflets de notre attachement au matériel et à l'ego. Les sollicitations des
marchands du temple ne disparaissent pas dans l'indifférence, leurs énergies se
dispersent lorsque nous nous établissons en état paix intérieure avec nous-mêmes.
- L'extérieur reflète l'intérieur. Lorsque nous sommes fermement établis dans
l'être, l'attachement se délite, le désir est vidé de toute force et les
sollicitations marchandes n'ont plus prise sur notre âme.
- Lorsque mon regard intérieur se porte
sur le cercle des pèlerins en prière autour du stupa, le charme hypnotique né du
défilé des échoppes s'évanouit. Le discernement n'est pas chose aisée. Il
demande effort et concentration, acception de nos limites et volonté de dépassement.
Dans les ombres de la nuit, les échoppes attirent l'œil comme la lumière les
insectes. En plein jour, le mausolée les éclipse. Dans les rayons du soleil de
la sagesse, le spirituel prend le pas sur le matériel, la connaissance sur l'ignorance,
le repli intérieur sur l'explosion sensorielle, l'enstase sur l'extase.
- Depuis un restaurant panoramique donnant
sur la place de Bodnath, je prends conscience du monument dans une vision
d'ensemble. La force du site impose sa présence méditative. Le stupa révèle sa majesté
depuis une perspective élevée. Toujours l'importance de l'ancrage matériel
comme tremplin à notre élévation subtile... Nous devons nous élever
physiquement pour nous élever spirituellement. Bien qu'il ne soit pas
nécessaire de gravir la montagne pour nous établir en pleine présence, ici et
maintenant, il peut être utile de porter notre concentration sur « ce qui
est plus grand que soi » pour libérer notre perspective et révéler la
nature véritable de notre être...

Ce changement de perspective auquel nous appelle le yoga, constitue pour le bouddhisme tibétain le développement de la Vue pénétrante, « lhag thong voir davantage, au-delà, excessivement, supérieurement », voir au-delà de l'apparente immédiateté des apparences, plus loin que la ligne d'horizon de notre connaissance, «voir au-delà des limites auxquelles s'arrête la vue des esprits déjà cultivés, faire naître le troisième œil de la Connaissance » ESBT-20.
Au Népal, les traditions bouddhistes et hindouistes sont enchevêtrées. Les népalais - pour beaucoup des tibétains exilés suite à l'annexion du Tibet par la Chine - partagent la croyance en la Trimurti védique : Brahma le créateur, Vishnu le conservateur, Shiva le destructeur.
La philosophique bouddhiste a émergé de la perception de l'impermanence, « si l'on écarte les éléments constitutifs qui forment ce que nous appelons un homme ou une montagne (...) nous ne rencontrons rien qui soit distinct de ces éléments constitutifs, nous ne découvrons point l'homme ou la montagne en soi » ESBT-47. La compréhension de l'impermanence implique la perception de l'interdépendance. Le bouddhisme réfute l'existence d'une réalité en-soi. « Toutes choses sont dénuées de soi propre (...) Aucune chose n'apparaît qui soit la cause de son apparition. Rien ne vient à exister sans cause. Tout ce qui vient à exister existe en dépendance de causes » ESBT-54.
Le bouddhisme nie la réalité d'un pouvoir causal de création, de maintien et de destruction, que l'hindouisme personnalise sous les figures de la trinité védique. Pour le bouddhisme, la création est le résultat de la conjonction d'un ensemble de causes, la préservation leur maintien et la destruction leur disjonction. « Il s'agit de la loi universelle de l'impermanence en vertu de laquelle tout ce qui surgit comme étant le résultat d'une réunion d'éléments doit forcément se désagréger lorsque se manifestent des causes différentes de celles qui ont amené la constitution de l'agrégat » ESBT-55. Cela concerne aussi bien un groupe de personnes réunies pour un trek d'une semaine dans les Annapurna que la formation des montagnes sur des millions d'années.
Lorsque les traditions philosophiques affirment que la nature est mouvement, elles signifient que l'interdépendance est un processus incessant. « Le cycle des "Origines interdépendantes" se déroule en tout, partout, dans l'infiniment petit comme dans l'infiniment grand (...) les causes sont toujours présentes, coexistantes et interdépendantes, leur activité est conjuguée, elles n'existent que l'une par l'autre » ESBT-56.

Pour les traditions, les maladies résultent d'un manque ou d'un blocage de la circulation de l'énergie subtile, pranique, dans le corps humain. L'énergie est le « pouvoir causal » émergeant de la conjonction d'un ensemble de causes, dont la combinaison produit, assure et garanti le bon fonctionnement de nos activités organiques, psychiques et spirituelles. La santé est un équilibre, le reflet de la circulation des énergies, qui du brassage de la multitude des causes, engendre, maintien et renouvelle en permanence de nouvelles conjonctions. La nature est mouvement et le mouvement produit une infinie diversité d'agrégats dans une infinie combinaison de causes, à la condition explicite que cette combinatoire soit continue !
Comment se fait-il que nous ne voyons pas cette vérité ? La réponse du bouddhisme partage celle du Vedanta : l'ignorance, le désir, son corollaire l'attachement pour les objets des sens et l'identification à nos pensées. « Qu'est-ce qui produit l'ignorance, l'alimente ? C'est notre activité composée d'actes physiques et mentaux (...) C'est dans notre esprit que la Chaîne des Origines interdépendantes effectue sa révolution avec ces trois facteurs : ignorance, désir, acte, s'appuyant l'un sur l'autre » ESBT-58.
Si nous sommes soumis à l'illusion, nous n'en sommes pas prisonniers. Nous pouvons développer notre acuité et changer la causalité de notre cognition, car « si nous sommes la Chaîne, nous sommes aussi son créateur » ESBT-59. Développer le discernement yogique ou la vue pénétrante bouddhiste exige une concentration ardente, un effort assidu, progressif et patient, qui procède de l'observation de soi à travers l'observation du monde.
« Examinez attentivement (...) comme vous regarderiez des choses toutes nouvelles (...) Examiner le monde (...) ; examiner les multiples phénomènes qui surgissent et disparaissent continuellement autour de nous (...) ensuite, examiner le spectateur de ce spectacle, celui que nous dénommons Moi » ESBT-23.
Il nous faut être conscient des mécanismes qui nous gouvernent pour nous en affranchir, comme la causalité des « Origines interdépendantes ». Tout s'inscrit en nous profondément, souvent à notre insu, chaque contact sensoriel, chaque événement, s'agrège et se condense en complexes, en réactions instinctives, qui nous pilotent inconsciemment. « Rien de ce qui se produit ne reste sans effet (...) l'activité de nos cinq sens (...) l'activité de notre esprit (...) les opinions, théories, doctrines, idées en général que nous avons approchées au cours de notre éducation, des conversations, des lectures, etc (...) le plus grand nombre nous a effleuré sans marquer une empreinte dans notre mental ou l'empreinte ayant été trop légère, nous les avons oubliés. Ils ne sont pourtant point morts, ils ont engendré une postérité d'ordre subtil, cette postérité, leurs effets, pourra manifester son existence même après un long intervalle » ESBT-35.

- Chaque
fois que j'atterris à Delhi, j'aime à me perdre dans la contemplation du mur recouvert
de mudras qui orne l'aéroport. Les formes de ces gestes sacrés combinent les
énergies[i]
vitales (du masculin et du féminin, du soleil et de la lune, des éléments
physiques et subtils...). Cette fois mon regard est attiré sur l'arrière-plan de miroirs
de cuivre. Sont-ils convexes ou concaves ? Probablement un mixe des deux,
tout dépend de l'angle de vue. La lecture d'Alexandra David Neel ESBT
résonne en moi : « Y a-t-il une Réalité unique au sens absolu ? Ce qui
est réel, c'est ce qui est efficient. Chacun ressent les sensations que la
composition de son être lui permet de ressentir » ESBT-31.
- Les
miroirs de métal n'ont pas la capacité de réflexion du verre. Sur leur surface
se reflètent l'image imprécise des passagers en partance, silhouettes floues,
sensation fugitive de mouvements, perception fantasmatique du réel. Le mur de
mudras m'apparaît soudain comme la métaphore de la cognition que nous avons du
monde. Nous croyons voir la réalité telle qu'elle est, nous sommes
« certains » que les choses se présentent à nos sens comme elles sont
vraiment, que nos facultés d'intellection nous permettent de les identifier et
de les comprendre. Mais nous vivons dans l'illusion. Pouvons-nous sortir de
l'indiscernable pour atteindre à la véritable conscience du réel ?
- La
difficulté que j'éprouve à décider de la forme des miroirs fait écho au premier
précepte de l'enseignement des maîtres tibétains. « Il s'agit de mettre
en question les rapports que nous fournissent nos sens. Ces rapports sont-ils
véridiques ? N'y ajoutons-nous pas de notre propre chef des suppléments dont
les sens eux-mêmes ne nous ont rien dit ? » ESBT-24.
Mudra signifie « sceau ; forme à imprimer » GHUET. Imprimer des formes à notre corps par les asanas, imprimer des formes à nos mains par les mudras, imprimer des formes à notre esprit par la méditation, imprimer des formes par le discernement de notre être à travers l'observation de soi, des formes concentrées, épurées, clarifiées, que nous choisissons en conscience et que nous déposons en conscience sur cet agrégat de formes (de réactions) inconscientes, dont nous n'avons pas la mesure ni de l'origine ni de l'influence qu'elles exercent sur nous. La conscience est une interface entre deux mondes « celui du pur contact non teinté par l'écran des "mémoires" et celui créé par les formations mentales (les samskâras) : les interprétations. Le premier représente la Réalité ; nous ne pouvons rien penser, rien nous figurer à son sujet sous peine de "l'interpréter" (...) Le second est celui des formations mentales déclenchées par le contact stimulus » ESBT-25.
Le mur de mudras de l'aéroport de Delhi représente l'esprit humain, l'avant-plan et l'arrière-plan de la conscience. Les miroirs de cuivre figurent ces mémoires, individuelles et collectives, subconscientes et archétypales. Telle « sensation a déjà été éprouvée par l'individu et par ceux de son espèce et la réponse qui lui a été faite en des circonstances analogues se dresse à la manière d'un écran sur lequel la réponse habituelle à ce genre de sensation est inscrite en images » ESBT-38. La forme des miroirs, convexe ou concave, représentent nos interprétations, nos projections mentales, angles de vue subjectifs, préconçus, déformant, nés de l'ignorance, du désir et des actes desquelles naît la Chaîne des Origines interdépendantes.
Les mudras représentent les qualités de la « Vue pénétrante » qui réside dans le développement de la capacité de « voir et de comprendre » par le recours à la concentration « attentive de l'aspect extérieur de l'objet, qui à un degré quelconque, aura éveillé notre curiosité, sur lequel nous aurons dirigé notre regard » ESBT-125 et par l'étude, le questionnement discursif, qui révèle la relativité de la vérité par-delà les apparences, « partie intégrante, indissoluble d'une vérité "plus vraie", d'une vérité peut-être absolue à l'existence de laquelle il est raisonnable de croire, mais qui dans l'état de notre constitution physique et mentale, demeure inaccessible » ESBT-132.
La curiosité est à la base de cette démarche. Toutefois, l'imagination ne doit pas prendre le pas sur le savoir, la connaissance sur un désir trop empressé. « Ne vous abandonnez pas à votre imagination » ESBT-138 clame Nâgârjuna - philosophe bouddhiste proclamateur de la Voie moyenne, Madhyamika -. Le terme imagination recoupe ici le réservoir des créations et des projections de l'esprit, l'imaginaire : « la pure fantaisie, des visions subjectives, des idées que l'on échafaude sans base ou qui paraissent surgir sans cause » ESBT-110. Il s'agit de ne pas se laisser emporter et abuser par la fiction de l'imaginaire. L'imagination peut toutefois être placée au service de la raison lorsqu'elle est contrôlée, par le changement de notre regard, l'étude d'autres perspectives, l'investigation raisonnée. « En écartant toutes idées préconçues, videz votre esprit de toutes les opinions qu'il a nourries au sujet des faits ; doutez de ce que vous avez admis jusqu'ici » ESBT-23 et seulement « après examen, croyez ce que vous même aurez expérimenté et reconnu raisonnable » ESBT-15.
Dans cette quête de la « Vue pénétrante », il importe de ne pas nous leurrer quant au résultat à attendre de son obtention. La question n'est pas tant que nos capacités de cognition soient limitées par les conditions déterminantes de son instrument. «L'expérimentation ne peut nous faire toucher à la réalité absolue car c'est avec ses sens que l'expérimentateur perçoit la marche de l'expérience à laquelle il se livre et les résultats de celle-ci ; or, ses sens ne lui fournissent que des séries de sensations qu'il interprète à sa manière » ESBT-31. Révéler ne consiste pas à voir l'oasis au milieu du désert par-delà un voile de chaleur, l'emprise de la soif ou les vents de sable, mais à prendre conscience de l'illusion que représentent, et la chaleur, et la soif, et le vent, et le sable, et l'oasis, et le désert lui-même, et y compris celui qui les regarde !
Si nous sommes pleinement conscients de nos capacités, de ce qu'il nous faut rechercher, de ce que nous pouvons trouver, alors il y a pleinement matière à se réjouir quant à la sérendipité de nos découvertes, « le germe est une transformation du grain : "ceci étant, cela se produit" qu'il ne faut pas interpréter comme signifiant que ceci est le père qui a engendré cela (...) Ceci n'est que l'occasion qui a favorisé l'apparition de cela » ESBT-28.
Favoriser le surgissement de l'inattendu en réinterprétant le connu avec perspicacité, en modifiant notre perspective sur le connaissable avec discernement, en changeant de regard sur le connaissant avec lucidité, telle est « la voie dans laquelle on chemine, les yeux ouverts, alertes, inspectant, dans leurs détails les plus secrets sans en rien laisser échapper, les milliers de spectacles minuscules ou grandioses qui bordent sa route » ESBT-125.
- Sur la route vers Pokhara - point de départ
des treks vers les sommets des Annapurna -, de la poussière, encore de la
poussière ! La végétation qui borde le long des routes en direction de la
cité lacustre dont elle tire son nom, des racines jusqu'au faîte des arbres,
est recouverte de poussière. La terre grise délave les couleurs, ternis la
lumière, noie tout dégradé, dilue toute nuance. La poussière projette une ombre
terreuse sur le monde, elle étouffe la vie dont la multiplicité des formes disparaît
sous un voile uniforme. Le végétal perd tout relief. Le fantôme du vivant,
spectre évanescent, hante le long de routes improbables et fantomatiques.
- De l'immensité des montagnes au
minuscule grain de poussière, du plus gros des rochers au plus fin des cailloux,
du grossier à l'infime, le monde m'apparaît soudain comme un tout, sans intermédiaire
ni milieu, sans espace ni interstice. Dans l'infini de cette étendue blafarde, à
travers la poussière, tout est lié, du vaste à l'insignifiant, tout forme un
continuum non différencié sans commencement ni fin, sans instant ni durée.
- Là, soudain, dans cet espace dénué de
centre, au sein de ce courant sans écoulement, au détour de la route, sur le
bas côté, des éclats de couleurs violettes surgissent, vifs et brillants. A
travers la brume, par-delà la poussière, des fleurs ont écloses ! L'espoir
surgit du néant, la vie émerge de la non-vie, l'être respire à travers le
non-être. Les paroles pleines de sagesse de notre guide népalais résonnent dont
mon esprit. « Si vous pensez négatif, vous verrez toujours du négatif
partout. Apprenez à voir le bon côté des choses, toujours, en toutes
circonstances... » et le bon côté surgira de lui-même...
Les enseignements spirituels tibétains désignent l'ignorant comme « celui dont l'oeil mental est couvert d'une épaisse couche de poussière ». Celui-là « voit la ronde pénible des morts et des re-naissances successives avec tout ce qu'elles comportent de trouble et de douleur ». Patanjali, le codificateur du yoga, affirme que « Pour celui qui a du discernement, assurément tout est souffrance » II.15 YS, mais le sage n'en est pas affecté et sait en éviter les tourments. « Le sage, dont l'oeil mental a été débarrassé de toute poussière au moyen de la vue pénétrante contemple le nirvâna » ESBT-117.
Le sens bouddhiste du mot nirvâna est extinction. Le terme ne s'applique pas à l'ego - dénié par le bouddhisme comme un en-soi -, mais à l'ignorance, c'est-à-dire à tout ce qui voile, déforme notre vision et nous empêche de discerner la réalité, à commencer par la conception fallacieuse de l'existence d'un moi « indépendant homogène et permanent, croyance qui fausse notre compréhension du monde, en déformant notre vision mentale » ESBT-89.
A mesure que nous nous éloignons de Katmandou, la poussière se dissipe et révèle les sommets. Pour autant, l'illumination n'est pas automatique.
« Ce n'est pas du Maître que dépend le secret, c'est de celui qui l'écoute. Un maître ne peut être que celui qui ouvre une porte... »
Pour épurer l'écran du mental - discriminer le spectacle du spectateur -, nous devons nous établir en pleine conscience dans l'instant présent, dans la paix intérieure, détachés, concentrés, sans pensée ni jugement
« ...il appartient au disciple d'être capable de voir ce qui se trouve au-delà d'elle » ESBT-11.
Le cheminement commence par la présence silencieuse à soi, à cet « autre que soi ».
Les bouddhistes tibétains voient dans le nirvâna une libération, sans toutefois que celle-ci soit liée à l'extirpation de l'âme de son enveloppe matérielle. Il s'agit ici de discernement, non de transcendance physique. « Leur équivalent pour nirvâna est l'expression "passé au-delà de la douleur" (...) On se libère dans sa vie présente et sans la quitter » ESBT-90.
Selon la doctrine secrète, la pratique de la non-activité est la condition permettant d'atteindre la libération, l'arrêt de « l'activité désordonnée de l'esprit qui, sans répit, se livre à un travail de bâtisseur construisant des idées, créant un monde imaginaire dans lequel il s'enferme » ESBT-91. Le « non-agir » n'est autre que « l'arrêt des fluctuations du mental » c'est-à-dire « yoga citta vritti nirodha ». La finalité du yoga de Patanjali est également celle du nirvâna bouddhiste « l'extinction, la suppression de l'agitation de l'esprit, brassant des souvenirs, des idées, échafaudant des conceptions (samskâras) tous reposant sur l'imagination et l'ignorance » CT-32 !
La « Vue pénétrante » vient en cheminant par le reploiement sur notre intériorité, dans la présence « ici et maintenant », dans la prēsence silencieuse au cœur de la conscience. « La vue profonde qui constitue la véritable illumination ESBT-18 sera la découverte de la réalité existant sous les apparences et l'illuminé se rendra compte de la place qu'il occupe véritablement dans cette réalité (...)
... un jour, à l'occasion de ce qui semble un rien : la couleur d'une fleur, la forme d'une branche d'arbre, un nuage, un chant d'oiseau ou un simple caillou que le pied heurte au passage et voici qu'une vision surgit dans l'esprit, la Vue pénétrante est née » ESBT-96.
« Ne pas s'abandonner, investiguer » ne doit pas laisser penser que la volonté est la clef. Divaguer, c'est se laisser volontairement séduire, enivrer et asservir, aux chimères de l'imaginaire. A contrario, le discernement n'est pas intentionnel. L'illumination est le surgissement de l'inattendu qui nait du non-agir. S'ouvrir à la « Vue discernante », c'est se laisser pénétrer, transporter, transcender par-delà l'illusion des fausses certitudes. « Le "passer par-delà", la "non activité" sont des moyens de nous désencombrer mentalement. Nous n'avons rien à faire, il s'agit de défaire, de déblayer le terrain de notre esprit, de le rendre autant que possible, net, vide » ESBT-137.
Nous établir dans le vide pour favoriser le surgissement de l'inattendu, à chaque respiration, à chaque pas, en cheminant « les yeux ouverts (...) sans en rien laisser échapper, les milliers de spectacles minuscules et grandioses » ESBT-125 qui constituent la montagne. Marcher dans l'Himalaya est un acte de respect envers la nature qui nous a donné la vie en un souffle éphémère et forgé l'Annapurna dans une respiration de plusieurs millions d'années.
- Mes compagnons ajustent leurs bâtons de
marche avant le départ. J'ai choisi de ne pas en prendre, pour ne pas blesser
la nature. De plus, le claquement des bâtons, sans rythme et sans accord, me
perturbe. Je me rapproche de la tête du groupe. Les dissonances s'éloignent à
mesure qu'il s'étire. Au deuxième jour, je ramasse un bambou. Avec conscience,
je frappe le sol au rythme lent de ma respiration sur trois temps. Les sons qui
résonnent sur les marches irrégulières créent une mesure sur laquelle je fixe
ma concentration. L'harmonie restaurée, la paix revient à l'intérieur comme à
l'extérieur.
- Marcher en montagne, ce n'est pas seulement une technique. Lorsque je marche sur la montagne, je prends conscience de la montagne à travers mon corps. Lorsque je marche en pleine conscience, je fais un avec le sol, avec la terre, avec l'air. Je masse le dos courbé de la montagne qui fléchit sous le poids des éons, je pétris de mes pieds les contours inégaux de ses formes parcourues de lents frémissements telluriques qui façonnent ses reliefs sur des milliers d'années. Je frictionne les dénivelés accidentés des chemins pentus, tantôt aménagés par la main de l'homme, tantôt laissés à leur état naturel, toujours tortueux, souvent torturés.
- Marcher en montagne, ce n'est pas seulement une pratique. Lorsque je marche sur la montagne en pleine conscience, je pratique des asanas du yoga. Chaque respiration, chaque pas est une asana. A chaque pas, j'adapte la position de mon corps en fonction du dénivelé du terrain, à chaque pas je me penche vers le sol lorsque la déclivité augmente ou je m'en éloigne lorsqu'elle diminue. A chaque pas, je me redresse, le dos droit, pour ouvrir l'espace du cœur, gonfler mes poumons et respirer le prana de l'Himalaya.

- A chaque pas, j'active les muscles
antérieurs de ma jambe d'appui pour enjamber, d'un mouvement lent et contrôlé, souple
et posé, de très hautes marches, d'imposantes racines ou des arbres abattus qui
barrent le chemin. A chaque pas, j'étire les muscles postérieurs de ma jambe d'extension
dans le prolongement fluide et continu de mes mouvements. A chaque pas, j'active
mes bandhas. A chaque pas, je sens la dynamique des forces de la marche. A chaque
pas, je m'ancre et je m'aligne, je dose et je m'équilibre.
- J'effectue chaque mouvement au rythme de mon souffle. J'inscrits chacun de mes mouvements dans le flot lent et régulier de ma respiration. J'inspire sur trois temps, j'expire sur trois temps. Je respire (en grimpant) et je sais que je respire (en grimpant)... Marcher sur la montagne est une salutation au soleil, par l'enchaînement des postures, par la concentration portée à mon corps, par l'attention portée à la montagne, par l'intention adressée à la nature.
- Marcher
en pleine conscience dans les montagnes des Annapurna est une méditation en
mouvement. A
chaque instant, je suis plein de gratitude pour ces montagnes, plein de
gratitude pour mon corps, plein de gratitude pour la pratique des asanas - et
en particulier de l'ashtanga yoga de Pattabhi Jois -, plein de gratitude pour
mes professeurs, plein de gratitude pour les enseignements de la nature, plein
de gratitude pour le silence qui ouvre la porte et permet de voir ce qui se
trouve par-delà...
« Passer par-delà » les marches, « passer par-delà » la mécanique de la marche, « passer par-delà » l'effort physique de la marche, révèle la réalité de la nature du mouvement dans le silence de la pleine conscience. Le mouvement est une séquence ordonnée d'instants dont l'enchaînement apparaît continu à une vitesse signifiante à mon cerveau, vitesse à laquelle l'illusion de la vision d'un flux se substitue à la vision des éléments discrets qui le constituent. « Ce mouvement, c'est une succession continuelle et infiniment rapide d'éclairs d'énergie. Tous les objets que nos sens nous font percevoir, tous les phénomènes, quel que soit l'aspect qu'ils revêtent, sont faits d'une succession rapide d'événements instantanés » ESBT-27.

- En suivant notre guide népalais, je
marche avec deux autres personnes en tête de colonne. Notre petit groupe s'est
formé de manière spontanée, par l'association naturelle d'un même rythme du
pas, d'une joie similaire à notre présence en ces lieux, d'un semblable besoin
de silence introspectif. La cadence est élevée et le pas alerte, mais l'effort
est aisé et nous demeurera accessible même à mesure de l'augmentation de la
difficulté.
- Vue de l'extérieur, la rapidité de notre
cadence peut paraître contre-intuitive à une marche en pleine conscience. De
l'intérieur, c'est tout le contraire. Le sentiment de faire partie d'un flux
est amplifié par l'accélération du pas. Au
meilleur de ma forme physique, comme dans un second souffle, je ne sens
plus mon corps, je n'entends plus mon mental. Nulle douleur ni résistance, je
me sens littéralement porté vers les sommets en restant pleinement ancré dans
la terre, physiologiquement baigné dans l'air, psychiquement enveloppé par
l'éther, énergétiquement imprégné par le prana...
- Notre petite équipe devient une rivière.
A travers son flot, je me coule dans le chemin au rythme du courant de nos pas.
J'épouse la physionomie des sentiers, je m'écoule entre les marches hypothétiques,
entre les racines improbables. Je sens nos énergies qui vibrent à l'unisson tel
un cœur qui bat. Sa mesure régulière me fait entrer dans l'état de yoga : à
mesure que mon pas s'accélère, ma concentration s'amplifie ; à mesure que
l'intensité de l'effort augmente, le rythme de mon souffle se stabilise ; à
mesure que le chemin devient chaotique, mon harmonie intérieure s'ordonne. L'activité
de la marche, intense et austère, induit en moi la non-activité stoïque du
mental.
- Marcher en pleine conscience rapidement dans un environnement accidenté induit un regain automatique de concentration. Plus la vitesse de mon pas augmente, plus mon attention s'intensifie et plus je me concentre, plus je pénètre profondément au cœur de mon intériorité. La pleine conscience de l'accélération ralentit ma conscience. Elle me permet de décomposer chaque phase de mes mouvements jusqu'à atteindre à l'immobilité et dévoiler l'illusion du mouvement...
Du point de vue relativiste einsteinien, l'accélération de la vitesse d'un corps entraîne le ralentissement de la vitesse d'écoulement du temps qui lui est propre. Du point de vue d'un observateur extérieur à son référentiel, la vitesse du temps demeure identique. D'après les propos d'Alexandra David Neel, les maîtres bouddhistes tibétains avaient semblent-ils saisis le caractère relativiste de l'univers avant qu'il ne soit formalisé par Einstein. « Avenir comme passé représentent des conceptions relatives qui se rapportent à un individu imaginé comme demeurant immobile. C'est par rapport à cet individu supposé fixé à un endroit déterminé, à un moment déterminé que le temps et l'espace existent » ESBT-43.
La mesure du ralentissement du temps n'est significative qu'à des vitesses relativistes. Il n'en est pas moins perceptible sous les modalités relatives à notre « sphère d'efficience et à notre ordre de réalité » ESBT-31. Dans la sphère cognitive sous l'égide de laquelle nous percevons le monde (l'antahkarana), l'ordre de la réalité est celui de la pensée. «Le temps est la succession des modifications du mental[ii] », la séquence ordonnée de la pensée.
Le mouvement dépend de la vitesse à laquelle nous nous déplaçons, c'est-à-dire de la vitesse à laquelle notre cerveau cesse de percevoir une succession d'éléments pour nous donner à voir l'illusion d'un flux continu. « Convient-il de considérer les événements comme une suite de tableaux défilant devant un spectateur immobile ou devons-nous plutôt croire qu'un voyageur marche le long d'une sorte de galerie d'images, contemplant, les unes après les autres, les scènes qu'elles représentent » ESBT-41. C'est l'observation - la mesure - d'un objet quantique qui détermine sa forme (corpuscule ou onde) et c'est de (l'intensité de) notre concentration sur les événements que dépend la vision d'une séquence ou des éléments qui la composent.
- Le chemin de notre trek enjambe parfois
des cours d'eau, des rivières ou des torrents. Pour les traverser, nous
empruntons selon leur importance de frêles ponts de bois ou des passerelles en
acier solidement arrimées aux rives. Selon leur longueur, la vitesse de notre
marche, l'intensité du poids mis dans nos pas, nous créons des oscillations
plus ou moins importantes. Je m'arrête au milieu du pont suspendu qui me
balance d'avant en arrière dans un mouvement hypnotique renforcé en contrebas par
la rivière qui s'écoule. Je ne sais plus si c'est le pont qui bouge ou la
rivière qui se déplace...
Le problème de l'illusion (de la perception) du mouvement est résumé par cet aphorisme pénétrant :
« Je suis sur le pont, et merveille ! ce n'est point la rivière qui coule, c'est le pont qui avance sur le torrent... »
Autrement dit, « c'est l'esprit en continuel mouvement qui imagine la rivière (torrent d'événements) coulant sous le pont, et qui imagine le pont lui-même » ESBT-41.
Rien n'arrive par hasard. Tout nous guide, inconsciemment, subtilement, à procéder, au moment où nous sommes prêts, au « renversement de nos idées habituelles qui nous fasse voir un aspect des choses qui ne nous est jamais apparu et la possibilité de l'existence du contraire de ce que nous avons tenu, jusque-là, pour vérité » ESBT-42.
A suivre...
Namasté
Références :
CED : Les yoga sutras de Patanjali, Etude comparative et ésotérique, d'après Alice Ann Bailey https://www.girolle.org/telechargements/baa/yoga_sutra_patanjali_par_CED.pdf
CT : La Connaissance Transcendante, Alexandra David Neel https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLaConnaissanceTranscendante/page/n7?q=Prajna%2Bparamita
GHUET : Dictionnaire Héritage du Sanskrit, Gérard Huet https://sanskrit.inria.fr/Dico.pdf
ESBT : Alexandra David Neel - Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLesEnseignementsSecrets/page/n1
MS : Monuments sacrés Temples d'Asie - Les hommes, la nature et les dieux https://www.arte.tv/fr/videos/048554-002-A/monuments-sacres/
PRAJ : (Vajracchedikâ) prajñāpāramitā https://archive.org/details/vajracchedikapra00vajruoft/page/2
TULC : Taittiriya Upanishad - Les lianes de la conscience, Bruno Journe https://www.medecineyoga.com/wp-content/uploads/2017/09/LIANES_CONSCIENCE_BJ-180714.pdf
YS : Les yogas-sutras de Patanjali, Bernard
BOUANCHAUD https://www.eyrolles.com/Sciences/Livre/yoga-sutra-de-patanjali-9782911166303/
[i] https://www.jean-paul.thouny.fr/mudras-le-yoga-par-les-doigts/
[ii] Les yogas sutras de Patanjali, commentaires, Étude comparative et ésotérique du sanscrit, page 764.