I.47 – Annapurna – La forme du vide

16/02/2019

Voir par-delà le spectacle, découvrir que le monde qui s'offre au contact de nos sens est un spectacle, « l'ensemble de choses qu'observe l'esprit[i] » une construction. Par-delà la perspective dépasser le spectateur, voir au-delà de l'imagination, découvrir que l'être est la forme, que la forme est le vide, et réaliser que le vide est tout.

  • Sur la route de Pokhara, les Annapurna se rapprochent progressivement. Notre guide nous en liste les sommets. A travers son regard, le Dhaulagiri, la montagne blanche[i] - la plus haute du Népal 8167 mètres et 7ème sommet du monde - dessine la silhouette d'un éléphant. Moyen mnémotechnique, imprégnation de l'hindouisme dans la culture népalaise à travers la figure omniprésente de Ganesh, quoi qu'il en soit, conquis par la forme ou par l'image figurative, celle-ci s'imprime en moi et ne me quittera plus.

  • Le premier matin du trek, au village de Banskharka, à 1526 mètres, lorsque j'aperçois le Dhaulagiri derrière la ligne de crête des premiers sommets recouverts de forêts denses, c'est la majesté animale qui s'impose à mon regard, comme un effet d'optique dont l'illusion rive à un angle de vue et empêche de percevoir toute autre perspective.

  • La projection est amplifiée par le gigantisme de ses formes. Comme échappé de l'ère glaciaire, la silhouette du géant s'intercale entre les sommets plus proches. Tel un photographe dont l'œil est capté par une lumière soudaine, je me sent envahi du sentiment d'une prise de vue unique.

  • Voilà que ma vision s'étire et par-delà l'espace dépasse l'horizon, voilà que ma vue s'expand et par-delà l'instant déborde la durée. Ce n'est pas un géant antédiluvien qui étire son pas impassible derrière les courbes de l'horizon, c'est un défilé de colosses préhistoriques qui marchent en ligne et dont les silhouettes dessinent la courbe de la chaîne des Annapurna.

  • Par-delà l'instantanéité du moment, je perçois le séquencement. Par-delà les éléments que mes sens me donnent à voir, je perçois l'enchaînement. Et voilà que devant moi se déroule le spectacle de la création du monde, voilà que devant moi les forces telluriques soulèvent la croûte terrestre, voilà que devant moi le film de la formation des Annapurna se déroule en accéléré...


« Passer par-delà » l'immédiateté du stimulus que la perception nous donnent à saisir, « par-delà » la représentation que nos facultés nous donnent à connaître, c'est saisir le continu par-delà le discontinu. C'est, « par-delà » le fractionnement, saisir l'ensemble plutôt que la partie, l'union plutôt que la division, le tout plutôt que le multiple - les grains de sable plutôt que la plage de sable -, « pour celui qui perçoit (...) comment les choses se produisent, il n'y a pas de cela n'est pas. Et pour celui qui perçoit (...) comment les choses périssent en ce monde, il n'y a pas de cela est » ESBT-81.



  • Voyant l'œuvre du temps dans le spectacle du monde, je prends conscience du spectateur qui, à l'intérieur de moi, investigue et questionne - tel un rêveur lucide non affecté par l'illusion ni emporté par l'imaginaire du mental - le dessein de l'imaginé. A son contact, je saisis la nature relative de l'observation, de son instrument et de son objet.


« Tout ce qui existe dépend, pour exister, de l'existence d'autres choses qui le produisent ... », les montagnes de la géologie, la vision d'un éléphant dans la silhouette du Dhaulagiri de ma représentation (consciente ou inconsciente) « ...et l'existence de cela qui existe cesse alors que cessent d'exister les causes ou conditions qui le supportaient » ESBT-81, c'est-à-dire le temps et (ou plus précisément de) la pensée. « Selon que le mental cesse de fonctionner ou entre en action, l'univers tout entier disparaît ou apparaît » TULC-26.


  • La concentration mène à la contemplation. Je vois le film en accéléré de la formation des Annapurna, je vois l'illusion d'une séquence animée de tranches d'instants du Dhaulagiri, eux-mêmes produits de ma perception. Je vois l'illusion de la cinématique de ma marche qui combine en séquence un ensemble de mouvements décomposés, eux-mêmes produits de l'illusion de mon ressenti. Je vois la montagne, je vois que je marche sur la montagne et (ô merveille !) je vois l'illusion dont tout cela est composé...


La "Vue pénétrante" ne consiste pas à plonger le regard dans les objets à la recherche de leur essence, mais à sonder notre conscience pour « passer par-delà » ce que (le temps de) la pensée nous donne à voir. L'écoulement incessant du temps rend l'instant présent fugitif. Dès lors, l'évidence s'impose, ce n'est pas du caractère volatil de « l'ici et maintenant » local que l'impermanence surgit.

Comment quelque chose pourrait-il perdurer à travers le (passage du) temps alors qu'il n'a (déjà) aucune consistance dans l'instant présent ? C'est de l'absence d'en-soi que naît la vision pénétrante de l'impermanence.

L'objet « la montagne animée » est un effet de perspective de ma pensée produit par l'ouverture de la focale de ma vision sur une durée géologique, comme l'objet « la montagne figée » est un effet de perspective de ma pensée qui isole une tranche d'espace-temps par la fermeture de la focale de ma perception sur la durée de l'instant. Mais, ni « la montagne figée », ni « la montagne animée » n'ont de réalité en elles-mêmes, hors de la pensée qui me les représente et - du fait de mon identification à son illusion - me les fait croire dotés d'une réalité autonome et indépendante !

Que reste-t-il alors ? Tout ! Il reste à vivre ! Il reste à être ! La "Vue pénétrante", c'est saisir l'expérience par-delà la substance, c'est saisir l'être par-delà l'impermanence, l'êtreté par-delà la forme, « il suffit de laisser couler, sans l'entraver ou tenter de le dévier, le flot de l'existence, le contemplant en spectateur intéressé, parfois amusé, toujours détaché bien que se sentant un avec le spectacle, immergé dans le flot et coulant avec lui » ESBT-95.


  • Tous sont venus, tous sont présents. En un lent déplacement de plusieurs millions d'années, en une lente reptation de milliards de tonnes d'agrégats de pierres, de terre et de neige, le long défilé des géants annapurniens est arrivé et attends en ce lieu unique. Tous sont venus, tous sont présents. En une courte ascension de quelques jours, dans la souffrance ou le silence, dans la difficulté ou la facilité, les trekkers sont là et attendent ce moment unique. A la conjonction du passé et du présent, tous sont venus, tous sont présents, pour assister au lever du soleil au faîte des 3313 mètres de Mohare Danda.

  • Dans un rets de lumière aux lueurs orangées, l'horizon ouvre sa paupière sur la ligne du lointain. En son centre cristallin, un éclat rougeoyant irise la surface d'un océan de sommets d'une lumière surnaturelle. Dans l'entre-deux intemporel entre la nuit et le jour, le sommeil et l'éveil, une aura fantastique dévoile le paysage d'une contrée sidérale bordant un lac céleste, reflet d'une dimension cosmique qui se superpose à la Terre et lui rappelle son origine divine. La lumière transmue les formes, ses rayons transmutent les couleurs. Du cœur des montagnes au coeur des êtres, une sensation de joie intérieure vibre à l'éclat de l'astre du jour, résonne à la bénédiction de la vie...


Marcher sur les sentiers abrupts des montagnes ou arpenter le chemin pavé de difficultés de la vie, grimper sur les sommets escarpés ou traverser les épreuves douloureuses de l'existence, franchir les obstacles du terrain ou surmonter les tourments de la destinée, n'est en somme pas très différent. Comment « passer par-delà » les incontournables peines, les inévitables souffrances, les accablantes afflictions engendrées par l'impermanence ?

Les enseignements secrets reconnaissent la réalité de la souffrance. « Vivre est une lutte... ». L'ignorance est source de souffrance. La clarté d'esprit qui accompagne la révélation que la vérité relative - « l'aspect de champ de bataille que représente le monde » ESBT-130 - fait naître chez celui qui en est le témoin (« l'homme raisonné »), une « infinie et irrésistible pitié ». Celle-ci entraîne un changement naturel de comportement, lequel est alors mu par une action efficace visant « la démonstration de la fausseté des sentiments égoïstes, la nécessité impérieuse de l'entraide » ESBT-132.

Ce « champ de bataille » de la vie est également le cadre de la Bhagavad Gîta qui, à travers le dialogue entre Arjuna et Krishna, établit les bases du yoga et répond à la souffrance par l'action désintéressée « sans attachement aux fruits de nos actes », mue par l'amour inconditionnel. 

« Regardant tout genre de dogmatisme comme déraisonnable et néfaste, nous pratiquerons une intelligente tolérance seule capable d'amener à sa suite les meilleurs des biens auxquels l'homme puisse prétendre : la concorde et la Paix[ii] » ESBT-133.


  • Au sortir du chemin, sur une colline, une maison de bois bringuebalante, témoin du passage des âges, suit la marche lente du géant Dhaulagiri. Un couple de tibétains séculiers réside là, isolé de tout, sans autre bien que la majesté du paysage, sans autre richesse que l'amour, avec pour seul tristesse de ne jamais avoir pu donner naissance à des enfants.

  • Sous l'œil attentif de sa femme, le vieil homme népalais moût du grain entre deux grosses pierres rondes posées l'une sur l'autre. Il verse une poignée de grains dans un trou au centre de la pierre supérieure qu'il actionne à l'aide d'un morceau de bois enfiché à la verticale. Dans le mouvement du tour, dans l'opposition des contraires, le minéral broie le végétal...

Par le barattage du matériel et du spirituel, l'ascèse psychocorporelle du yoga produit une énergie qui vise à épurer le mental et de réaliser que « nous sommes déjà dans le divin ». « Toute action physique ou mentale, tout mouvement se produisant dans le domaine de la matière ou dans celui de l'esprit donne lieu à une émission d'énergie - tibétain tsal, sanscrit shakti - produit une "semence" - tibétain sabon, sanscrit bîja » ESBT-62.

Toute chose étant dépourvue d'en-soi, son apparence dépend de notre perspective : les pierres écrasent la graine ou libèrent la farine, la vie est un combat ou un cadeau... L'énergie combine les possibles dont nos existences sont le déroulé, « les innombrables semences-forces projetées dans l'univers par le désir, l'aversion, l'amour, la haine et les actes que ces sentiments suscitent (...) tendent à reproduire les semblables de leurs parents » ESBT-62.

Marcher sur les sentiers annapurniens peut être le moyen d'éprouver, de s'éprouver (se prouver à) soi-même. Marcher, c'est alors se confronter avec notre être superficiel, avec la personne que nous croyons être, avec ses qualités et ses défauts, ses valeurs et ses faiblesses. Marcher revêt en ce sens la forme d'une joute avec le « je », entre ses désirs factices et nos réels besoins, entre ses fausses envies et nos véritables aspirations, entre ses réactions et nos intentions. Marcher permet d'explorer notre nature duelle, tissée d'ombre et de lumière, partagée entre peurs et espoirs, tiraillée entre rejets et élans, de remonter à la source de nos souffrances.

« Les aspirations que nous nourrissons sans les réaliser, celles aussi que nous réfrénons (...) projettent incessamment des semences. L'activité obscure, toujours à l'œuvre à notre insu dans la partie subconsciente de notre être, est l'un des plus puissants foyers émetteurs de semences » ESBT-62.

Marcher possède la même vertu que l'ascèse du yoga, un barattage des énergies qui oppose notre vérité à la vérité du monde, comme la pression des pierres de la meule fait éclater la relativité des contraires. Marcher comme une forme de thérapie, pour dire, pour se dire à soi-même, dans un débat d'abord soutenu puis, à mesure d'un glissement subreptice dans la pleine conscience, en observant sans juger, en accueillant sans rejeter.

Marcher, pour, en toute bienveillance accepter nos erreurs, en toute sagesse accepter notre parcours accidenté, en toute sérénité embrasser l'adversité qui est en nous, en toute humilité nous dépasser, nous transformer. Marcher pour se déconnecter de l'événementiel et se reconnecter au fondamental.


  • En repartant, mes pas rappellent sur le chemin ma conscience emportée par le spectacle du meunier. Marcher est la rencontre du corps avec le sol. La cinétique de la marche est le produit de l'opposition entre l'énergie et l'inertie, entre le vivant et l'inanimé, la volonté et le réel, le rêve et le possible. Dans l'enjambé de mes pas, dans cette indicible intervalle de temps suspendu où je transferts mon équilibre entre mes pieds, où l'un se prépare à s'arrimer tandis que l'autre s'apprête à s'élancer, dans cet élan endigué où coïncide en pleine conscience le corps et le mental dans l'écho du silence, je sens que ce n'est pas mon corps qui marche dans un clair discernement, mais la montagne qui anime mon corps avec une sagesse éclairée...


La montagne est un maître. Pour qui vient ici les entendre et les recevoir, ses enseignements nous apprennent à mettre notre ego de côté, à en lever l'illusion (la croyance en son existence) et à ouvrir la porte à la découverte des arcanes de notre véritable nature, une porte dont il « appartient au disciple d'être capable de voir ce qui se trouve au-delà » ESBT-11. C'est comme une « boite noire[iii] », un système dont le fonctionnement interne n'est pas visible et ne peut être extrapolé que de ses interactions et de ses effets.

Ce peut être la meule du paysan qui à partir de graines placées en entrée produit de la farine en sortie, où le cerveau humain dans lequel la vie injecte des expériences qui en sortie produisent des réactions. Nous inférons des liens de causalité en postulant un ego. Nous identifions l'en-soi de la pierre à sa dureté qui permet (supposément) de briser la graine. L'ego humain, c'est un (présumé) sujet (supposé) décideur de ses actions. Toutefois, « il faut se garder de croire que ceci qui existe engendre cela qui surgit » ESBT-54.

Dans l'expérience de pensée de l'ascenseur[iv] - à l'origine de la théorie de la relativité - Einstein pose l'équivalence entre la force d'accélération et la force de gravitation, non différenciables dans un lieu sans visibilité sur l'extérieur. 

De l'intérieur, les phénomènes du monde extérieur sont aussi indiscernables que ce qui s'y passe ne l'est de l'extérieur ! 

Quelle est l'origine de la farine, le mouvement des pierres ou le bras qui actionne la meule ? Et qu'est-ce qui anime le bras, la décision du paysan ou un ensemble de causes dont il n'est qu'un maillon ? 

« L'effet n'est jamais le produit d'une cause unique, mais toujours de plusieurs causes dont la puissance n'est pas égale » ESBT-66.

Nous postulons l'existence d'un ego aux êtres et aux choses parce que nous ne percevons d'eux (tant intérieurement qu'extérieurement) qu'un aspect limité et restreint, fractionné et superficiel, instantané et relatif à « notre sphère d'efficience et à notre ordre d'être ». Mais aussi parce que nous en élaborons une représentation à partir d'un instrument de cognition qui est lui-même déterminé par des capacités sensorielles relatives.

Sans Alfred Weneger et la théorie de la « dérive des continents », nous continuerions de penser que les montagnes ont toujours été là, telles que notre œil nous donne à les voir. Sans Darwin et la théorie de l'évolution, nous continuerions de croire que les seules espèces ayant existé sont celles aujourd'hui vivantes. Sans Einstein et la théorie de la relativité, nous continuerions de penser le temps comme un absolu. La « Vue pénétrante » de ces grands penseurs nous a permis d'entre-concevoir l'impermanence du monde et l'interdépendance des phénomènes sous l'approche scientifique. Mais, la véritable révolution concerne le spectateur qui n'est pas plus consistant, immuable et absolu que le spectacle lui-même !

La farine ne naît pas du mouvement de la pierre, la graine ne germe pas du sol, le pain n'est pas le produit de l'intention de l'agriculteur, 

« le fruit n'est pas directement produit par l'acte mais l'est par l'entremise de la trace que celui-ci a imprimée dans la racine de la conscience » ESBT-65.

Qu'est-ce qu'une personne ? Les enseignements secrets répondent que la personne n'est pas un en-soi (doté de la capacité d'élaborer des choix grâce à une faculté de jugement autonome), mais un courant d'influences hétérogènes et contradictoires en perpétuelle agitation qui ne nous appartiennent pas, « les pensées que nous pensons ne sont pas nos pensées, les désirs que nous éprouvons ne sont point nôtres, l'attachement que nous ressentons pour la vie, la soif que nous avons d'elle, rien de tout cela n'est nôtre, tout cela est collectif, c'est le fleuve, en mouvement, des incalculables instants de conscience-connaissance venant du fond impénétrable des éternités » ESBT-73.

  • En repensant à la meule, je fais abstraction des pierres que je visualise transparentes. Le mouvement de gravitation des graines autour de l'axe forme un nuage de particules qui, sous l'effet de la friction, se réduisent à chaque tour en une poussière de plus en plus fine... 

C'est à l'occasion des collisions imprévisibles de leurs trajectoires, qui engendrent à leur tour d'autres trajectoires fortuites, que surgit la farine. « Il ne se produit pas le moindre mouvement sans que ce mouvement ne déclenche d'autres mouvements, d'autres manifestations d'énergie tendant à des répétitions en s'appuyant sur des "mémoires" (vâsanâ) ou sur des propensions » ESBT-63.

Nous n'agissons pas en réponse à une « causalité interne propre », nul ego ne préside à nos actes. Mais, le barattage de l'ensemble multifactoriel des causes sur lesquelles nous n'avons pas prises produit malgré cela un résultat similaire, ce qui contribue à nous faire croire en l'illusion d'un ego. La farine est différente à chaque mouture, mais c'est toujours de la farine. Nos actes sont le résultat (à chaque fois identique) de la répétition (à chaque fois différente) des mêmes influences conditionnelles. L'image de la meule comme métaphore de la personne est en cela particulièrement significative.

« Les semences-forces s'emmagasinent dans un réceptacle (âlaya) où elles séjournent à l'état d'énergies latentes qui n'attendent pour se manifester que l'apparition de conditions appropriées (...) [qui] ne cessent de se produire, tandis que des semences se déversent continuellement dans le réceptacle, des semences s'en écoulent aussi continuellement sous forme d'habitudes, de propensions, de mémoires qui favorisent la répétition d'actes matériels ou d'activités mentales qui se sont déjà produits précédemment » ESBT-63.

Toutefois, cette image est encore trop individualiste. Il faut épurer notre vue de l'idée de réceptacle - conscience-connaissance ou Alaya vijnâna - qui évoque la notion de «boite noire » par la séparation entre l'intérieur et l'extérieur, la dégager de l'idée de semence-force et de vâsanâ qui déplace la notion d'ego - sur le « champ de bataille » de la lutte des assemblées de neurones pour la notoriété du contenu de pensées conscientes -, la débarrasser de l'idée d'énergie qui, derrière l'idée de causalité, suggère l'existence d'un dessein, sorte de brainstorming déterministe plutôt que maelstrom aveugle.

Patanjali établit une comparaison entre un mental épuré (sans fluctuation de la pensée) et une « pierre précieuse[v] », dont la transparence laisse passer la connaissance des objets sans la déformer. Patanjali exprime là l'idée que « le pouvoir de connaître ne réside pas en une modification positive du mental (...) ; la connaissance n'est pas l'ensemble des connus, mais le reflet de la Réalité lorsque tous les connus ont disparu » CED-233.

Parmi eux : l'en-soi de la structure cristalline - les arrangements atomiques à travers lesquelles les rayons de lumière s'infiltrent en suivant des lignes prédéterminées - figurant les mémoires et propensions ou vâsanâs ; ainsi que l'ego de sa coloration ou de sa teinte, qui figure l'identité de la personne,

« ce n'est que lorsque le mental s'est annihilé complètement, a détruit son identité indépendante, qu'il peut s'assimiler avec l'objet de la contemplation et briller de la pure vérité qui est enchâssée dans cet objet » CED238.

Voir à travers toute chose, sans filtre subjectif, sans interférence mentale, est appelée la connaissance Vraie. La transparence de la conscience à la Réalité procède de la résorption du « connu dans le connaissant » (de l'apparent de l'observation) et du « connaissant dans le connaisseur » (de l'observation à l'observateur). Le Vedanta affirme que « l'univers manifesté n'est pas une dualité mais triplicité... » dont la connaissance s'achève par la fusion du connaissant au connaisseur, « ...c'est parce que la Réalité unique est devenue le Trois qu'il est possible d'amener une fusion des Trois en UN » CED-236. Cette « fusion », quel que soit le nom donné par les traditions philosophiques (éveil ou illumination, samâdhi ou nirvana) passe « par-delà » la vision pénétrante de l'impermanence et de l'interdépendance.

La notion de « passer par-delà » suggère l'idée de franchissement, comme si un mur nous barrait la vue ou comme si une montagne se dressait sur notre chemin. Selon cette acception, « passer par-delà », consisterait à dépasser nos constructions mentales (croyances, conceptions erronées, pensées...) et tout « ce qui fait obstacle » (peurs, désirs, illusions...) à l'expression et à l'établissement dans notre être véritable. Les définitions abondent dans le sens : d'effectuer une traversée, « l'autre rive,c'est le par-delà de toutes nos conceptions » ESBT-87 ; de réaliser une percée, « la vue pénétrante (...) pénètre par-delà les apparences » ESBT-7 ; de franchir un seuil, « découvrir par-delà le monde des vertus et des vices, du Bien et du Mal, une sphère où ces paires de contraires n'ont plus de place » ESBT-80.

Toutes ses définitions instillent une illusion de concrétude. Or, pas plus que ce n'est la rivière qui bouge, pas plus qu'il n'existe de porte ni de seuil, « passer par-delà » n'exige pas d'emprunter une passerelle, de gravir une montagne ou de traverser un tunnel. En vérité, 

« nous n'avons rien à faire, il s'agit de défaire, de déblayer le terrain de notre esprit » ESBT-137.

A l'échelle quantique, il existe un phénomène appelé « effet tunnel » qui consiste dans la capacité pour une particule de « traverser » la matière. « L'effet tunnel se manifeste lorsqu'un objet quantique franchit une barrière de potentiel alors qu'il possède une énergie insuffisante pour la franchir[vi] ». Le verbe « franchir » appartient au vocabulaire du monde macroscopique, forgé par le cerveau humain relativement aux lois qui régissent la « sphère et l'ordre d'être » de l'échelle de réalité physique dans laquelle il a été façonné.

La manière de qualifier « l'obstacle » est, elle aussi, subordonnée aux lois quantiques. En regard de la physique classique, ce franchissement semble concret. « L'effet tunnel » ne se réduit toutefois, ni à une question de lois, ni à une question de perception ou de langage. Il trouve son explication dans le comportement de l'objet quantique, liée à son observation (sa mesure).

La nature des objets quantiques n'est ni ondulatoire, ni corpusculaire, mais probabiliste[vii]. Quand un objet quantique n'est pas observé (par un instrument de détection utilisant généralement la lumière), il est impossible de dire « où » il se trouve exactement - une impossibilité traduite par le « principe d'incertitude » d'Heisenberg -. Il est seulement possible de prédire ses probabilités de localisation, c'est-à-dire il se trouvera quand il sera mesuré ! Il s'ensuit (entre autre) le phénomène dit de « l'effet tunnel ». « Si le mur est assez fin, l'électron peut, être à la fois d'un côté et de l'autre, à cause de l'amplitude de probabilité de présence qui lui est associée... ».

La mesure fait littéralement « exister » l'électron, elle le fait passer de « l'état quantique » à « l'état baryonique ». C'est l'interaction entre les deux niveaux de la réalité physique qui origine la « matérialisation » de l'électron - au sens où ses propriétés physiques (masse, vitesse ou position, etc.) sont mesurées -. Autrement dit, la réalité de l'électron, son « existence probabiliste » ou sa « concrétude », n'est pas un état, mais un comportement. « ...Ce qui peut, parfois, lui permettre de passer définitivement au travers de ce mur[viii] ». La mesure est locale et temporelle. Après la mesure, l'électron redevient (naturellement) un nuage de probabilités. L'impermanence, cela veut dire que rien (de concret) n'est constant, ni durable.

Le « réel manifesté » (la réalité sensoriellement apparente) est un comportement ! Le monde dans sa manifestation, son apparence sensible, son (apparent) caractère concret, ses (apparentes) dimensions physiques, tout cela constitue une « réponse comportementale » au « regard » porté sur la nature fondamentale de la Réalité. Notre regard est déterminant. La « Vue pénétrante » est la mesure qui change le comportement du réel en adéquation avec notre changement de perspective sur la Réalité.

Il n'y a aucun mur à traverser, nulle barrière à franchir, pas de montagne à gravir. Il y a, selon notre regard, « à voir (avoir) ou à être ». 

Il y a à voir le mur d'apparences érigées par nos perceptions sensorielles, il y a à voir la barrière d'illusions élaborées (imaginée) par nos constructions mentales, il y a à voir la montagne d'obstacle, d'adversité et de souffrance forgée par l'illusion de l'ego, il y a à être « par-delà » les mirages, « par-delà » la vanité du « je ».

« Passer par-delà », ce n'est pas dissiper, dissoudre, désintégrer, la personne, l'identité, la subjectivité. « Il n'y a d'ego en rien », « il ne peut pas être question de l'annihilation de cela qui est tenu pour non-existant » ESBT-89. « Passer par-delà » ce n'est pas non plus adopter une perspective différente sur le Réel, car qui adopterait cette perspective ? 

Même le changement de perspective est une illusion ! Il n'y a ni observateur, ni observation, donc rien n'est réellement observé...

L'être(té) est au croisement des potentialités, à la confluence des probabilités, c'est un « courant d'éléments cheminant en groupe, en paquet, à la façon des quanta de la science occidentale, dénommé santâna - flot continu, ligne, succession -. Ceci étant, cela surgit : il n'y a point de réelle production, il n'y a qu'interdépendance » ESBT-50-54.

Il n'existe pas observateur en-soi, indépendant et autonome. Rien (c'est-à-dire nul objet qui n'ait d'ego) ne modifie son comportement en réaction à un observateur qui serait lui-même doté d'ego. L'observation est l'interaction entre des (ensembles d')éléments en interdépendance dont chaque constituant élémentaire est lui-même le produit d'interdépendances. La mesure d'un objet quantique est le comportement adopté par le réel apparent à la conjonction d'interactions produites entre : un dispositif macroscopique, la conscience de l'opérateur et un système quantique. A leur niveau, chacun est un « nœud d'interdépendances » physiques et psychologiques (vâsanâs).

Aucun ensemble n'a d'en-soi. Tous résultent d'interactions probabilistes. Un « ensemble » est la conjonction impermanente d'une infinie diversité (de chaînes causales) dans une infinie combinatoire (de probabilités). « La théorie des Origines interdépendantes est intimement liée à celle de l'instantanéité et de l'impermanence de tous les phénomènes (...) il ne s'agit pas d'une ligne de filiation directe (...) l'existence passagère de certains phénomènes est nécessaire pour que tel autre vienne à exister »  ESBT-54-55.

Tout est une question de focale de l'observation. L'interdépendance est un processus global à la Réalité, infini et continu, sans frontière ni échelle. Les modalités de manifestation comportementales relatives à « la sphère et à l'ordre » des phénomènes (quantique, newtonien, relativiste) reflètent le réductionnisme opéré sur « l'infinie combinatoire » de « chaînes de causalité » par notre vision, qui circonscrit, détermine et conditionne les formes de comportement de chaque « ensemble » et leurs possibilités d'interactions.


  • Assis à la table du petit déjeuner, dans le lodge qui nous a accueillis pour la nuit, encore saisi par la fraîcheur du matin, je contemple l'assiette qui vient de m'être servie par nos amis népalais. Deux œufs au plat, d'une couleur jaune-orange éclatante, surplombent un oasis de blanc d'œuf parcouru de vagues iridescentes, aux franges mordorées. A côté, une énorme galette, gonflée d'abondance par le prana de l'Himalaya, siège tel un roi des temps ancien du pays de la « demeure au pied des montagnes ».

  • Son volume est si imposant que les œufs paraissent former un aplat en deux dimensions. Ses proportions si importantes et les sens si faciles à tromper me la font paraître pleine et saturée. Mais, la gigantesque galette, dont je ne sais si le volume témoigne d'une inconsistante densité ou d'une consistante légèreté, s'avère (ô surprise !) totalement creuse. Son enveloppe ambrée est une fine pellicule de farine de maïs cuite, courbée autour d'un vaste espace creux délimitant un vide central qui, au contact de l'ouverture pratiquée par ma cuillère, laisse échapper la chaleur enclose du soufflé.

  • Et tandis que monte à mes narines la promesse esquisse des envoûtantes saveurs des parfums de la cuisson et que je commence à déguster le mets en pleine conscience, l'image des cordons qui la relient se dessine dans mon esprit avec gratitude. De la graine à la farine, de la farine à la pâte, la galette est le résultat d'une chaîne d'événements dont l'interdépendance s'origine bien avant que le germe ne soit enraciné dans le sol et relie, par les mailles d'une fortune opiniâtre, le labeur du paysan à l'œuvre du cuisinier, les bienfaits de la terre, de l'eau, de l'air et du feu, au miracle de la vie...


En sanscrit, annapūrna signifie « plein de nourriture » GHUET. Marcher sur les sentiers de trek aux vues magistrales sur les montagnes éponymes, respirer le prana qui s'évapore de leurs sommets, déguster la cuisine népalaise préparée avec le cœur par ses habitants pleins de générosité et de joie, ce n'est pas seulement « faire le plein » d'air pur, de nourriture saine et d'ondes positives. 


  • Ma présence en ces lieux, à cette période précise de mon existence est le résultat de la conjonction des probables, de la confluence des possibles, du développement des potentiels qui ont édifié mon chemin.


Le terme « réalité » évoque l'idée de quelque chose de palpable, de tangible, de solide, qui possède des qualités comme la consistance, la masse, la densité, qui soit doté de propriétés comme l'épaisseur, l'étendue, la durée, dont l'existence relève de l'authenticité, de l'évidence et de la certitude.

La galette de maïs soufflée est, à mes yeux et à mes papilles, bien réelle. Or, elle n'est composée que de farine et d'eau. Ce n'est qu'un nuage de graines pulvérisées en poussière et agglomérée par un liant inconsistant, à l'instar de la voie lactée, ses milliards d'étoiles, de systèmes solaires et de planètes nés de l'agrégat d'un nuage de gaz stellaire en rotation. Ma nébuleuse galette de maïs est formée d'atomes séparés par d'immenses distances. En-deçà[ix], réside un « vide quantique » parcouru d'un bouillonnement incessant fait de création et de destruction de « particules virtuelles », 

« le mouvement est discontinu et procède par éclairs séparés d'énergie qui se succèdent à des intervalles si minimes qu'ils sont à peu près inexistants. Quant à l'existence d'une matière immobile et homogène, elle est absolument déniée » ESBT-28.

  • Rien de tout cela n'est tangible, rien de tout cela n'a de consistance, rien de tout cela n'est certain. Le réel n'est qu'apparence et illusion.


La réalité apparente est un comportement reflet de « chaînes de causalités » interdépendantes (dans l'impermanence de l'infinie combinatoire des possibles) en interaction (réductionniste) avec « une sphère et d'un ordre d'être ». « Tout ce qui existe, existe en relation avec quelque chose d'autre (...) les individus et toutes choses sont vides d'essence propre (...) Ils sont des produits dus à la rencontre et à la coexistence de causes ; ni autogènes, ni autonomes, ils ne sont que des noms couvrant un vide de réalité intrinsèque » ESBT-107.


  • Tout est vide, la montagne comme celui qui la gravit, la chose vue comme celui qui la regarde ! 


L'interdépendance rend inutile le postulat de l'existence d'un en-soi. Le réel apparent est sans interaction entre l'hypothétique ego du connaissant et du connu, 

« tu n'es que vide et tes actes ne sont point tiens, mais le simple jeu d'énergies formant des combinaisons passagères par l'effet de causes multiples (...) indiscernables dans le tréfonds des mémoires (vâsanâ) sans commencement connaissable » ESBT-114.

L'efficience du réel apparent est un comportement, chacune de ses interactions sont des événements. L'observation postule l'existence d'un en-soi à l'observateur et à l'objet. En réalité, un événement s'origine dans le « vide quantique » sans intervention de la conscience. L'esprit humain veut trouver une origine à toutes choses, mais la « cause première » est une construction purement intellectuelle. La chaîne des manifestations est forgée d'interdépendances, sa « matière » est faite d'impermanence. La causalité est une représentation de notre esprit !

La chaîne causale est un comportement apparent dont le caractère effectif n'a pas de lien avec la Réalité. Elle n'est pas composée d'anneaux solides fermement reliés par une filiation directe interrompue, « causes et effets s'engendrent sans que le parent-cause puisse connaître sa progéniture-effet, car il disparaît tandis que celle-ci surgit, c'est sa disparition elle-même qui constitue son effet » ESBT-65. 

Seul existe l'instant présent. Ce présent en regard duquel est réglée la focale sensorielle qui me fait percevoir l'image de la montagne dans un instantané, détaché de toute antériorité et figé dans un mode immuable - « par-delà » l'illusion duquel, je dois passer grâce à la « Vue pénétrante » pour saisir l'impermanence du réel apparent et ses « origines interdépendantes » -, ce présent est ce en quoi (par la pensée du temps) l'idée de causalité s'origine.

« L'expression "origine des choses" ne s'applique pas à un commencement de l'univers (...) ne se place en aucun lieu ni en aucun moment des temps passés ; elle se produit maintenant, à chaque instant, dans notre esprit. À chaque instant, l'image subjective qu'est le monde surgit dans notre esprit pour s'y engloutir et s'y dissoudre l'instant d'après » ESBT-109.

Tout n'est que vide, de l'effervescence duquel surgissent d'effectifs événements « en regard de l'ordre » du connaissant, du connaissable et du connu, qui s'origine dans l'impermanence et l'interdépendance. « La forme est le vide et le vide est la forme (...) En dehors du vide il n'y a pas de forme et en dehors de la forme pas de vide » ESBT-118.

A suivre...

Namasté


Références :

CED : Les yoga sutras de Patanjali, Etude comparative et ésotérique, d'après Alice Ann Bailey https://www.girolle.org/telechargements/baa/yoga_sutra_patanjali_par_CED.pdf 

CT : La Connaissance Transcendante, Alexandra David Neel https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLaConnaissanceTranscendante/page/n7?q=Prajna%2Bparamita 

GHUET : Dictionnaire Héritage du Sanskrit, Gérard Huet https://sanskrit.inria.fr/Dico.pdf 

ESBT : Alexandra David Neel - Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLesEnseignementsSecrets/page/n1 

PRAJ : (Vajracchedikâ) prajñāpāramitā https://archive.org/details/vajracchedikapra00vajruoft/page/2 

TULC : Taittiriya Upanishad - Les lianes de la conscience, Bruno Journe https://www.medecineyoga.com/wp-content/uploads/2017/09/LIANES_CONSCIENCE_BJ-180714.pdf 

YS : Les yogas-sutras de Patanjali, Bernard BOUANCHAUD https://www.eyrolles.com/Sciences/Livre/yoga-sutra-de-patanjali-9782911166303/ 

 

Montaigne https://www.cnrtl.fr/etymologie/spectacle  

[i] https://fr.wikipedia.org/wiki/Dhaulagiri 

[ii] Voir à ce propos, le podcast remarquable de ma consoeur Catalina https://www.cestlacata.fr/recueillement-et-amour-ce-quun-ami-victime-de-la-fusillade-a-strasbourg-ma-appris/ 

[iii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Bo%C3%AEte_noire_(syst%C3%A8me) 

[iv] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ascenseur_d%27Einstein 

[v] « Les activités psychiques étant réduites, le samapatti est l'état où l'esprit transparent tel une pierre précieuse reflète uniformément les caractéristiques de l'agent qui comprend, de l'instrument de compréhension et de l'objet compris » I. 41 Yoga-Sutra de Patanjali, Bernard Bouanchaud.

[vi] https://www.futura-sciences.com/sciences/videos/physique-quantique-quest-ce-effet-tunnel-658/ 

[vii] Voir le Traité de physique et de philosophie de Bernard d'Espagnat https://www.fayard.fr/sciences-humaines/traite-de-physique-et-de-philosophie-9782213611907 

[viii] https://www.futura-sciences.com/sciences/videos/physique-quantique-quest-ce-effet-tunnel-658/ 

[ix] https://www.futura-sciences.com/sciences/dossiers/physique-introduction-physique-quantique-188/page/3 /