I.48 – Annapurna – L’éternel retour de l’instant
Sans cesse existant mais toujours recommencé, l'instant est la forme du vide dans lequel l'être s'instancie le moment présent, enchaînement sans fin ni cause du mouvement de l'être au non-être, enroulement de l'interdépendance autour du non permanent, pureté du vide sans dimension ni durée.

- J'entre dans le flot d'un pas serein. J'adopte
ma propre cadence, lente et mesurée. J'ouvre mes sens. Je vois le rouge carmin uniforme
des moines qui se détache des couleurs édulcorées des népalais et des
népalaises en habits de ville. J'entends l'air qui vibre du déplacement des
corps, résonne des moulins à prières que les pèlerins font tourner d'une main
leste. Je ressens la foule des fidèles, dense et hétérogène, qui se pressent et
se doublent, d'un pas rapide et désaccordé. Les tours s'enchaînent dans un
rythme soutenu. Bodnath s'éveille à la ferveur qui anime son stupa.
- Je suis présent dans la présence des
autres. Je suis présent dans le flot des fidèles qui, continuellement, entrent
et sortent, apparaissent et disparaissent, dans la ronde sans origine ni fin de
la cause et de l'effet, sans que nul ne suive ou ne remplace l'autre, sans qu'aucun
ne soit un chaînon mais que tous forment une chaîne ininterrompue. Je suis
présent dans le ressentir de la diversité des corps d'une population marquée
par les aléas de la vie, en proie aux affres du labeur, aux tourments de la
vieillesse, aux aléas du sort, en lutte contre la maladie, en compromis avec le
handicap, qui font ployer leur dos, plier leurs jambes ou tordre leur démarche.
Je suis présent dans l'exposé des misères, dans l'énoncé des prières, dans les
génuflexions des dévots qui parcourent le chemin en prosternation, mètre après
mètre.
- Je fais corps avec le flux qui s'étire et
se comprime, se dilate et se résorbe, dans la respiration mêlée des
consciences. Sur la petite place en face de l'entrée du stupa, l'inspiration,
longue et psalmodiée des incantations, sous le métronome du tintement des
cloches du temple, se libère soudain dans une expiration qui prend son envol
sur les ailes d'une nuée de pigeons...
Au pied de l'imposant édifice, mon champ de vision est réduit par l'enceinte des murs, mes sens achoppent à saisir et à établir l'image d'un monument de trente mètres de diamètre et de quarante de hauteur. Mes sens sont trompés par les apparences. L'énorme dôme du stupa de Bodhnat que je pensais creux est en réalité un vaste monticule de terre recouvert de pierres. Mais, l'important ici n'est pas son contenu, c'est sa géométrie.
L'architecture du stupa reproduit un mandala. « Figuration à valeur mystique et rituelle, représentant, sous la forme de diagrammes géométriques, le cosmos et les relations entre le matériel et le spirituel » CNRTL. L'iconographie bouddhiste en a sublimer la représentation à l'aide de sables colorés d'une grande précision de détails. Mandala signifie « cercle ; roue (cakra) » SNR. Parmi ses signifiés, il y a donc le mouvement. Le symbolisme de la roue (la circulation des énergies par la rotation du cercle) invite à user de la « Vue pénétrante » pour « passer par-delà » la perception sensorielle -qui découpe la durée en « tranches d'espace-temps » - et nous placer dans la perspective d'une échelle qui révèle l'impermanence de toutes choses.
En Inde, sa figure la plus représentative est Shiva Natarāja, « le danseur cosmique », dont la pose symbolise les cycles de création et de destruction de l'univers - de l'ignorance vers la connaissance -. Le bouddhisme la figure par la « roue du temps » (kālacakra), « le grand cycle de la vie, du macrocosme au microcosme, du cycle des planètes au cycle respiratoire » MS.

Les asanas du yoga en sont la transposition dans le corps par le vinyasa, cet «arrangement ordonné de manière spécifique », fait de déplacements et d'immobilité, d'équilibre et de stabilité, d'ancrage et d'élévation, qui combine le souffle au mouvement et concentre l'attention au corps. Dans l'hindouisme, les milliers de divinités sont les aspects de l'Un sous le prisme du multiple, rassemblés dans la Trimurti (Vishnou, Brahma, Shiva) qui, au terme de la libération (moksa) - de l'ātman au parātman -, se réduit à l'Un (le Brāhman), la Conscience universelle du Vedanta, sans forme et sans nom.
(La danse de) l'impermanence est partout : dans la meule de ce vieux paysan népalais pétrit de liberté - pour que la plante germe, la graine ne peut rester graine[i] - ; à Katmandou, saturée par un brouillard de poussière et de pollution irrespirable - pour que nous puissions respirer, l'air doit être volatil - ; dans la circumambulation des pèlerins autour du stupa de Bodnath - la kora bouddhiste ou le parikrama hindou, « le chemin qui entoure quelque chose » est toujours effectué vers la gauche - ; dans la rotation des moulins à prière ; dans l'envol des pigeons à l'entrée du stupa (qui décrivent des arabesques dans le sens antisolaire...) ; dans la propagation des vibrations de l'air et les chant sacrés des puja des temples bouddhistes alentours...
La constance du mouvement nous la ressentons à chacun de nos pas, dans l'enchaînement coordonné de poses et d'équilibres qui forment la mécanique de la marche, dans la succession de l'expire et de l'inspire, dans la rétention d'air, poumons vides et poumons pleins, dont le pranayama vise la régulation de l'énergie subtile « par-delà » la conscience de la durée.
Par la mise en mouvement circulaire, le symbolisme du mandala représente également un enroulement itératif. La « roue de la vie » est la répétition du cycle de la (re)naissance et de la mort. Le symbolisme du mouvement infini qui s'enroule sur lui-même invite à user de la « Vue pénétrante » pour « passer par-delà » le caractère autonome et indépendant de l'être afin de saisir les « chaînes de causalité » qui conduisent à un événement et révèlent sa nature constitutive « en-soi », l'interdépendance.
La plante n'apparaît pas seulement parce que la graine ne reste pas graine, mais parce qu'ils sont liés par une « relation de causalité » qui découle d'un ensemble d'effets engendrés par un ensemble de causes. « Aucune chose n'apparaît qui soit cause de son apparition (...) Rien ne vient à exister par hasard » ESBT-54. Un événement est la combinaison de causes et d'effets. La plante germe grâce à l'action combinée de la terre, de l'eau, du soleil. Cette combinatoire relie des « chaînes de causalité » dont l'origine se confond avec celle de l'univers. Un événement résulte de la conjonction d'une multitude de chaînes causales. La farine est la conjonction d'indénombrables faisceaux de causes et d'effets, qui relient la graine à la plante, la plante à l'intention du meunier, sa psychologie aux influences qui le constituent (vâsanâs), etc.

Mandala signifie également « sphère, globe » SNR. Manda veut dire « écume, mousse » SNR (celle formée pendant la cuisson du riz). Son signifié est le volume. « Les diagrammes symboliques (...) ne sont que la projection plane d'une figure de l'espace. Le dessin sur un plan suggère la figure à trois dimensions » DAN-524. Le symbolisme de la sphère (le déploiement du plan en volume) nous invite à user de la « Vue pénétrante » pour « passer par-delà » les évidences et embrasser dans une même perspective toutes les dimensions (spatiales et causales) entre les deux infinis.
Le mandala permet d'entraîner l'esprit à se déployer mentalement dans un espace figuré. La transposition de ce principe dans l'architecture sacrée des temples hindous et bouddhistes permet d'entrer littéralement à l'intérieur de cet « univers alternatif ». L'idée demeure la même, par-delà l'apparente réalité, par-delà l'impermanence et l'interdépendance des phénomènes, comprendre la nature de l'être. Bouddha en a fait un outil d'éveil. « Par le pouvoir de sa concentration, [le méditant] peut faire jaillir de ce plan au sol (dont à chaque direction cardinale correspond une couleur, un aspect de l'esprit), un palais céleste idéal dans lequel sont réunies toutes les qualités d'un bouddha éveillé y circuler et l'explorer mentalement » MS.
Le dieu hindou Ganesh est très populaire au Népal, en majorité bouddhiste. Symbole du macrocosme, il est accompagné d'un rat (mûshaka), symbole du microcosme, qui « peut aussi prendre des proportions redoutables au point d'atteindre une taille voisine, voire supérieure[ii] ». Leur association symbolise la faculté de discerner les détails en même temps que la vue d'ensemble.
La projection et l'animation de la géométrie du diagramme du mandala (du plan en deux dimensions à l'espace en trois dimensions) est un entraînement mental auquel nous pouvons nous livrer en de maintes occasions au Népal à travers des schémas très précis comme les peintures des « roues de la vie » sur les murs des temples à Bodnath ou à Pharping - la grotte où le guru Rimpoché[iii] atteignit l'éveil - ou approximatifs comme : la cuisson de la galette de farine de maïs ; les étoiles projetées sur la voûte céleste comme sur un écran de cinéma incurvé, lors de nuits annapurniennes constellées ; les débris des édifices de l'ancien palais royal de Bhaktapur (« la cité de la dévotion »), effondrés lors du séisme de 2015 et toujours en restauration ; la vision en accéléré de la formation géologique des Annapurna, née avec l'Himalaya de l'élévation de la plaque indienne sous la plaque eurasienne...

- Le sentier est torturé. Les marches sont discordantes,
de hauteurs variées, parfois instables. En nombre infini, elles sont posées les
unes sur les autres en suivant les aléas du chemin. Ses bâtisseurs n'ont pas contredits
la nature, ils n'ont pas cherché à déblayer, à combler ou à niveler les
accidents du terrain. Les escaliers en suivent le relief, surcouche qui
n'ajoute ni n'enlève rien à l'œuvre des forces souterraines invisibles et
subreptices qui façonnent la montagne sur des éons. Notre incapacité à en
saisir tous les vecteurs nous la font paraître pour du chaos, impression renforcée
par l'idée d'obstacles. Toutefois, la perception d'un obstacle est une question
d'ego. La montagne fait fi des prétentions individuelles. Elle nous apprend d'humilité. « Ce n'est pas la montagne que nous conquérons,
mais nous-mêmes[iv] ».
- Certains passages sourdent d'énergie. Je n'ai pas à faire d'effort pour la percevoir. L'esthétique inverse le ressenti. Dès l'instant où ma vue s'y porte, je ressens une intention, comme si l'agencement de la nature relevait d'un design sous-jacent dont mon cerveau captait le rayonnement bien avant d'en avoir conscience. Pleinement présent, j'ouvre mes sens pour donner plus d'expansion intérieure à cette aura, à ces rochers dont l'imposante présence renforce mon ancrage, à ces arbres aux improbables réseaux de racines qui dessinent le chemin, me soulèvent et m'emportent dans un fantastique voyage autour des montagnes, à cette nature dont le cœur sylphide m'assainit à chaque traversée, à ces allées naturelles creusées dans le chemin, à ces rails qui guident mes pas, à ces carcasses effondrées abattues par la foudre dont les dépouilles forment des autels aux divinités sylvestres, à ces embranchements de la pierre et du végétal qui attendent d'accomplir leur symbiose avec l'humain pour ouvrir une porte sur un autre monde, enchâssé dans le nôtre, profond et inexploré, antique et magique.
- La montagne est un temple. Son architecture n'a pas la précision des mesures d'un mandala bouddhiste, l'harmonie de ses lignes, la perfection de ses formes. Les qualités du bouddha éveillé - que la technologie mentale du mandala cherche à développer - ne transparaissent pas (spontanément) dans ses arêtes brutes, ses contours sauvages, ses chemins farouches. Mais, la beauté de la montagne l'égale en splendeur et son atmosphère est imprégnée d'une aura mystique. La montagne déploie le verbe d'un mandala sacré dans l'espace intérieur divin de l'âme du monde.

- A certains endroits, le chemin suit la
base d'une falaise. Le promontoire rocheux me fait me sentir soudain rapetisser.
Mon regard se met alors à osciller entre deux opposés, passant des pierres du
chemin que je parcoure en géant conquérant à la falaise sous laquelle je me
glisse tel un humble lilliputien. Du bas vers le haut, du petit vers le grand, du
microcosme au macrocosme, je me sens étiré entre deux extrêmes.
- A ma vision se superpose l'évocation de cette
plage au pied d'un temple hindou au bord du Gange à Rishikesh, où mon regard
allant de la surface au détail, j'entraperçu la similitude du galet et du grain
du sable. En sa taille propre, chacun est distant sur l'échelle de la mesure, mais
en zoomant sur le sable, l'on voit apparaître des grains dont la forme et la
disposition ressemblent à des galets. Sous la focale relativiste, un galet est
un grain de sable comme la Terre est un grain de poussière à l'échelle de
l'univers.
- En écrivant ses lignes, l'esprit emplit des images du Népal, je « mesure » - un euphémisme pour une tâche incommensurable - toute la relativité de ma position entre ces deux infinis. Ma pensée résonne des mots de Blaise Pascal sur la place de l'homme, lesquels semblent avoir été prononcés à la contemplation d'un mandala.
« Que l'homme contemple la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent (...) ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature (...) une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part (...) qu'est‑ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout [i]».

Qu'y a-t-il au « milieu » ? Qu'est-ce qui occupe le « centre » ? De quoi est faite la réalité « par-delà » les apparences ? Qu'y a-t-il au centre de mon être, « par-delà » moi ? Les enseignements secrets répondent, le vide ! Ce vide n'est pas synonyme de rien. C'est l'absence de nature ou d'essence propre. Chez les Mahâyânistes[vi] - le mahāyāna ou « grand véhicule » est la doctrine de la vacuité -, le vide est ce qui est «non mélangé », « cela qui est foncièrement pur : sans mélange, non composé, homogène, contrastant avec le composé, les groupes d'éléments qui constituent l'univers » CT-39.
En apparence, les lignes de sable d'un mandala forment des traits pleins, mais (toujours) en zoomant nous nous apercevons qu'ils sont composés de grains de sable minuscules séparés par du vide. Chacun de ces grains est lui-même composé d'atomes disséminés sur d'immenses distances et un vide encore plus grand sépare leurs composants. D'où vient alors qu'à notre échelle, les objets soient solides, leurs dimensions contiguës, leurs surfaces continues et leurs volumes pleins ? La cohésion de la matière ne résulte pas d'un « contact » physique entre ses constituants élémentaires, mais d'une des quatre forces fondamentales de la nature, dite « interaction forte[vii] ». Comme la gravitation, elle s'exerce sans contact « par-delà » la distance.
De loin, une ligne semble n'avoir qu'une dimension. En réalité, la distance rend sa hauteur et sa largeur invisibles à nos yeux. Cette ligne est composée de points que nos sens nous donnent également à voir comme « plein ». Nous croyons aussi que l'intersection de lignes forme un « point de contact », mais en réalité ce « centre » est creux comme le toit d'une yourte mongole.
Ce n'est pas la forme qui délimite l'espace, ni la géométrie sa structure, qu'il s'agisse d'un mandala, d'un temple ou d'une montagne. C'est du vide que naît la forme, ses caractéristiques et propriétés. Sans le vide nous ne percevrions pas la forme. La forme est la topologie du vide. « La forme est le vide et le vide est la forme » ESBT-119. Le vide échappe à nos sens. La vue profane nous donne à percevoir la forme sous l'illusion d'optique du contigu, du continu et du plein. Pour la « Vue pénétrante », « la perception des formes ne se sépare pas du vide, ni le vide de cette perception ; car elle est le vide même, et le vide c'est cette perception » PRAJ-6.

La réalité est tissée par l'interdépendance. Un événement est la convergence d'une infinie diversité de probabilités d'une infinie combinaison de « chaînes de causalité ». Mais ces « liens » de causes à effets ne sont pas formés de contacts directs et d'attaches solides. Un événement n'est pas le centre de jonction d'une confluence de causes - ordonnées ou aléatoires, fruit du hasard ou de la coïncidence -. L'interdépendance est le croisement de causalités qui jamais ne se touchent ni ne forment des lignes continues. Son symbolisme est le nœud « sans fin ou éternel » du bouddhisme tibétain.
Nous inférons l'idée de causalité (l'existence d'une connexion entre le parent-cause et sa progéniture-effet - « la ronde des morts et des renaissances » -) de la vue profane pour laquelle le moment de la disparition de la cause et l'instant de l'apparition de l'effet sont indiscernables. « Il n'y a pas de contacts se produisant dans l'univers. L'univers est mouvement et ce mouvement est fait de contacts. Les contacts et leurs effets sont l'univers » ESBT-35.
Nous avons soifs de connaître les origines. Nous relions les événements, nous traçons des lignes, nous désignons une extrémité « cause », l'autre « effet », et nommons le tout « causalité ». Or, il n'y a d'en-soi en rien. la causalité n'est ni une force, ni une loi.L'enchaînement apparent des événements résulte du brassage de « l'infinie diversité de probabilités d'une infinie combinaison de probabilités », rendues possibles par l'impermanence.
L'interdépendance n'est pas causale. « Ceci étant, cela se produit ». Ceci n'est que l'opportunité à l'apparition de cela. Ceci, « l'Existence en soi » ne désigne pas un être doté d'ego, mais « l'état même d'existence, l'êtreté, en sanscrit sat » CT-39, le fait même qu'une chose soit. « Existant par soi-même » signifie existant hors de toute conception, hors de toute représentation, hors de toutes les illusions relatives à l'idée de causalité. Le « point d'origine » de tout événement est vide. Le vide est la matrice de cela qui se produit. Autrement dit, comme la forme est le contour du vide, la réalité apparente (« ce qui se produit ») est la forme de l'êtreté. « Dans le Vide, dans l'Inconcevable, réside une énergie autogène. Cette activité inhérente au Vide, se manifeste sous la forme des phénomènes qui constituent l'univers » CT-45.
Les Upanishads définissent « l'existence en soi », le Brahman, par la formule « neti, neti », ni ceci, ni cela. Sans cause, sans origine, le Vide, sūnyatā, n'est ni disparition, ni manque, ni omission - une présence intangible perçue en creux n'est pas le vide -. Le Vide est « Horla[viii] », hors de toute forme de langage.
« Ce Vide du Brahman réunit tous les contraires, à la fois, être et non-être, ne peut-être dénommé ni l'un ni l'autre » CT-42.

- Je plonge mon bâton de bambou dans le
tapis de feuilles qui recouvrent le sentier. Je le laisse glisser en suivant
mon pas. Le son est semblable à la mélodie d'une pluie légère. La pente
s'incline. Le sentier se pave à nouveau de marches. Il m'invite à un jeu
musical où je me laisse guider. Telle pierre m'appelle à y poser le pied pour
produire des basses, telle autre à y faire résonner le son du bambou pour
émettre des aigus. Le chemin devient une partition, chaque pas une note, mon
corps un instrument, l'ensemble prend son rythme sur la longueur de mon souffle.
La marche se transforme en bain sonore. De creux en crêtes, de vallons en cimes,
le tracé de mon parcours décrit une ligne semblable au tracé d'une fréquence.
L'atmosphère musicale s'accorde sur les tonalités de la surprise et de la joie,
son timbre oscille entre la dissonance des dénivelés et la beauté spectaculaire
des Annapurna.
- Nous entrons dans une forêt. Le silence se
fait sidéral. Pas un bruit ni le moindre chant d'oiseau, pas le plus petit
bruissement animal ni le moindre écho d'un ruisseau, pas le plus petit déplacement
d'air ni le moindre mouvement du vent dans les arbres. Il n'y a pas même une
feuille qui tombe ! Tout est immobile. Au centre de tout, je m'arrête dans
l'évidence de l'instant.
- Je retiens mon souffle, interdit. Je n'ose
pas respirer de peur que le bruit ne perturbe la solennité du lieu. Je n'ai jamais
été immergé dans un tel silence, même pas à Vashista Guha, lieu pourtant
hautement spirituel. Rien ne bouge. Le temps se fige. Le lieu exsude de mystère.
J'ai la sensation d'être observé. Quelque chose use de magie pour attirer mon
attention. Dans les replis de l'éther, une voix intérieure silencieuse m'invite
à la contemplation...
Marcher induit la concentration. Marcher est une activité de computation et d'analyse d'autant plus intense que le terrain est accidenté, l'allure rapide, l'attention au corps soutenue, la conscience du souffle constante. Se concentrer, c'est absorber l'objet, avec sélectivité et à dessein. L'objet (la montagne, le sentier, les marches, la respiration...) occupe entièrement mon champ de conscience, mon objectif est rivé sur lui, ma focale verrouillée en suit chaque mouvement. Lorsque l'intensité de ma concentration dépasse le seuil en-deçà duquel je suis conscient de mon activité (je marche et je sais que je marche), elle occulte l'observateur en moi, qui disparaît à ma propre perception, substitué par l'entière présence en l'objet (je suis la marche).
La contemplation est la perspective « par-delà » la concentration qui l'induit. Contempler, c'est être absorbé par l'objet, sans but ni intention. J'adopte le « point de vue » de l'objet que je cesse alors d'observer pour en éprouver le « vécu ». Je me laisse habiter par la sensorialité, envahir par le ressenti de l'êtreté de l'objet. Lorsque l'intensité de la contemplation dépasse le seuil au-delà duquel (par une inversion de perspective) « l'observé devient observant », la conscience (de l'observateur) transparaît alors à travers l'observation qu'elle a d'elle-même « sous le point de vue de cet objet ». C'est comme si contemplant l'horizon sur l'océan, j'étais capable (l'acuité de mon regard faisant le tour de la Terre) de me voir moi-même, point minuscule au loin grossissant sous la focale de ma perspective, en train de contempler l'océan ! La contemplation est la récursivité de l'enchâssement de la conscience à son objet, l'observé-observant l'observateur-observé.
Ainsi, au sein de la forêt « magique », la sensation que j'ai éprouvée « d'être observé » ne provenait-elle pas de la présence de génies sylphides joueurs dissimulés derrière la silhouette des arbres ou de divinités tutélaires veillant dans l'ombre, mais de cet état de conscience contemplative qui me fit m'entrapercevoir moi-même à travers l'objet de ma contemplation. Cette forêt résonne encore en moi des mots du poète :
« La nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles ; l'homme y passe à travers des forêts de symboles, qui l'observent avec des regards familiers ; comme de longs échos qui de loin se confondent, dans une ténébreuse et profonde unité, vaste comme la nuit et comme la clarté » [ix].

Quel est cet « observateur » dont la conscience est dissimulée à ma propre observation ? Qui est ce « je » qui transparaît sous la perspective du regard de l'objet de ma contemplation devenu à son tour contemplateur ?
Sans ego, « je suis » la somme d'une combinaison d'influences et d'interactions. Le «moi» est un événement psychique au croisement de l'infinie diversité d'une infinie combinaison d'événements psychiques constitués eux-mêmes par « la foule des autres (...) faite de bien autre chose que de "souvenirs", constituée par des êtres vivants dont l'activité suit son cours et le continuera indéfiniment (...) Ce n'est pas le "souvenir" qui hante le Moi, ce sont (...) [les hommes] toujours vivants et agissants par les énergies qu'ils ont déclenchées jadis (..) eux-mêmes des manifestations d'énergies multiples () [en qui] résidaient une foule de présences vivantes dont les ascendances se perdent dans les profondeurs insondables de l'éternité » ESBT-100.
Il n'y a pas d'ego fini en moi, mais le croisement d'influences entrelacées dans une récursivité sans fin, comme l'image d'un téléviseur renvoyant sa propre image à l'infini. Ces « regards familiers » qui m'observaient dans la forêt magique étaient ceux de cette « foule » dont je suis composé, dont le nombre, les liens et les origines me sont indiscernables, tels d'infimes grains de sable imperceptibles à l'œil nu. En son état ordinaire, ma conscience ne me donne accès qu'à une « vue plane » du mandala de mon « identité fractale », face à laquelle mon incapacité à en saisir la myriade invisible, atavique et insondable qui la compose m'entraîne à me confondre avec son agrégat et à l'identifier comme étant ce « je » au nom duquel je me revendique en tant que personne autonome et indépendante.
« Par-delà » la géométrie d'un mandala, figuration plane d'un espace à trois dimensions au sein duquel s'enchâsse un temple divin (destiné à être déployé mentalement), transparaît l'enroulement infini, géométrique et fractal, similaire et différent, fusion des opposés de l'être et du non-être, au cœur de l'êtreté de l'existence. Les niveaux du temple (figurés en vue plane par un carré à l'intérieur d'un carré, à l'intérieur d'un carré... et en vue spatiale par une succession d'étages s'élevant au pinacle) sont en définitive la transposition (dans un diagramme et une architecture symboliques) de la récursivité de « l'observé-observant l'observateur-observé », reflet de l'état de conscience de la contemplation - les treize marches surplombant le dôme du stupa de Bodnath sont le symbole vers l'éveil de l'état de bodhisattva qui constitue l'illumination complète -.

La nature est une construction et tout ce qui est créé finit par être détruit. Un mandala est effacé dès que sa complétude est atteinte pour qu'un autre soit tracé. La continuité de la vie implique la fin de ses avatars. Expressions de l'impermanence reflétée par la Trimurti védique (Brahma, Vishnu, Shiva).
« Le processus est incessant : dans le soleil ou dans le grain de poussière, chacun des atomes qui les constituent vivent individuellement le drame perpétuel de la naissance, de la vieillesse et de la mort » ESBT-56.
Il y a quelque chose de curieusement rassurant et de profondément apaisant dans la « constance de l'inconstance ». Il faut être allé dans cette « forêt magique » sur les chemins de trek au Népal pour saisir ce caractère merveilleux de l'éternel retour à l'être. Il faut atteindre un degré de sérénité comparable pour saisir « à l'occasion de ce qui semble un rien » : la légèreté de cet instant où la couleur d'une fleur transperce la poussière ; le velouté de ce moment où la saveur des aliments exhale la quintessence des éléments ; l'onctuosité de l'immédiat où le silence est le murmure de l'écho lointain des sommets ; la douceur du transitoire où le lever de soleil embrase l'horizon...
Tout apparaît et disparaît, tout a une durée, y compris le présent. Toutefois, le moment présent n'est pas le lieu et le temps dans lequel les phénomènes se produisent. Le présent n'a pas d'existence en soi. Comme le « vide quantique » est empli de l'énergie engendrée par la création et la destruction de particules « virtuelles », le moment présent est formé par la création et la destruction quasi simultanée d'événements macroscopiques, « L'univers est mouvement et ce mouvement est fait de contacts », (les formes du vide).
Un événement existe en vertu du croisement dans l'instant présent de l'infinie diversité d'une infinie combinaison de probabilités (ceci étant) et cet instant lui-même n'existe qu'en vertu de ces croisements (cela est, « La forme est le vide et le vide est la forme » ESBT-118). Le présent surgit dans le même et (infiniment) bref instant où il s'évanouit, en « éclairs séparés qui se succèdent à des intervalles si minimes qu'ils sont à peu près inexistants » ESBT-28. Cette simultanéité rend acausal l'être au non-être.
Ce n'est pas que le passage de l'être au non-être un nombre indéfinissable de fois au moment présent éclipse le tragique de sa disparition un nombre tout aussi incalculable de fois dans le même moment. Sous l'empire des émotions, l'instant présent nous apparaît sous des points de vue opposés : la joie nous illumine du bonheur de son épiphanie, la peur nous mortifie à l'idée de le voir disparaître, la colère nous enflamme de le voir perdu, la tristesse nous entraîne dans sa géhenne par la force de notre attachement.
L'instant étant, aussitôt l'instant n'est plus ! N'étant plus, aussitôt l'instant est !
« Cela n'a jamais commencé. On ne peut affirmer que cela existe ou pas. Cela nourrit ce qui vit, puis le dévore et lui donne à nouveau naissance » DAN-50

« Le dévoré-concevant le concepteur-dévoré ». Ce cycle infini est un jeu à somme nulle où la joie du renouveau annule la stupeur de l'impermanence.
Sous la « Vue pénétrante », la conscience transparente révèle le vide du « non-observateur observant le non-être ».
- Assis sur les nuages, à 3600 mètres
d'altitude, je contemple les Annapurna. La ligne enneigée des sommets délimite
l'horizon bleu azur du ciel. Des volutes immaculées s'étirent voluptueusement
des pics les plus hauts sous le souffle caressant du vent. Les géants
sommeillent sous le zénith. Un océan de brume baigne leurs ventres. Leurs
flancs sont recouverts d'un manteau aux tons clairs et foncés, patchwork de
beiges et de bruns, brodé sur des millions d'années par la collision des plaques
indienne et eurasienne.
- Là, immobile et silencieux, le regard méditant
et contemplatif, j'observe la magie du retour impermanent à l'être. Face aux
éons qui me font face, je suis là depuis une seconde sur la Terre et dans cet
univers depuis une fraction si infinitésimale de cette même seconde qu'elle
rend mon existence virtuelle. Je suis un éclair fugitif d'énergie au sein du
bouillonnement de milliards d'autres éclairs qui constituent l'ensemble de tous
les humains passés, présents et à venir, dont le volume est un grain de sable
dans l'immensité de l'infini.
- Que passent les siècles, que s'écoulent les ères, Ô merveille de l'éternel retour de l'être, cet instant où je suis a toujours été et sera toujours ! Toute l'histoire de l'humanité, toute l'histoire de la vie, toute l'histoire de l'univers, Ô merveille de l'être qui se déploie dans l'infinie récursivité du non-être, depuis et pour toujours, tout est contenu, ici et maintenant, dans l'instant présent ! Atome unique d'espace et de temps qui contient toute l'étendue et toute la durée, l'instant présent m'englobe, « moi et mon corps » dans les Annapurna, en Inde, ici et partout dans le monde, « moi et la foule des autres » qui me constituent au croisement du silence et de la présence, tout est contenu dans le vide.

- Ici et maintenant, l'esthétique de la vacuité éveille la félicité à la contemplation de l'instant. Je suis dans l'instant et Ô merveille ! ce n'est point l'instant qui n'est plus, c'est le présent qui est.
Namasté
Références :
CED : Les yoga sutras de Patanjali, Etude comparative et ésotérique, d'après Alice Ann Bailey https://www.girolle.org/telechargements/baa/yoga_sutra_patanjali_par_CED.pdf
CT : La Connaissance Transcendante, Alexandra David Neel https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLaConnaissanceTranscendante/page/n7?q=Prajna%2Bparamita
GHUET : Dictionnaire Héritage du Sanskrit, Gérard Huet https://sanskrit.inria.fr/Dico.pdf
ESBT : Alexandra David Neel - Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLesEnseignementsSecrets/page/n1
MS : Monuments sacrés Temples d'Asie - Les hommes, la nature et les dieux https://www.arte.tv/fr/videos/048554-002-A/monuments-sacres/
PRAJ : (Vajracchedikâ) prajñāpāramitā https://archive.org/details/vajracchedikapra00vajruoft/page/2
TULC : Taittiriya Upanishad - Les lianes de la conscience, Bruno Journe https://www.medecineyoga.com/wp-content/uploads/2017/09/LIANES_CONSCIENCE_BJ-180714.pdf
YS : Les yogas-sutras de Patanjali, Bernard BOUANCHAUD https://www.eyrolles.com/Sciences/Livre/yoga-sutra-de-patanjali-9782911166303/
[i] https://fr.wikipedia.org/wiki/Anitya
[ii] https://www.yoga-horizon.fr/ganesh-le-dieu-a-tete-delephant/
[iii] https://guilness.free.fr/nepal_tibet/nepal/pharping/index.html
[iv] Edmond Hillary, Mountains of the mind.
[v] https://www.penseesdepascal.fr/Transition/Transition4-moderne.php
[vi] https://fr.wikipedia.org/wiki/Bouddhisme_mah%C4%81y%C4%81na
[vii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Interaction_forte
[viii] Le hors-là, Maupassant
[ix] Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal