I.49 – Védanta vs Bouddhisme (tibétain)

30/03/2019

Face à la réfutation de l'en-soi par le bouddhisme, comment considérer le Soi du Védanta, sa transmigration et sa délivrance par le retour à l'unité de la conscience universelle ? Réflexions à la confluence de deux philosophies qui se rejoignent sur l'arrêt de l'imaginaire (nirvâna, samâdhi), comme condition de la libération de la souffrance.

Le Védisme est un dualisme. La nature phénoménale, Prakriti, changeante et discontinue, est associée à une essence nouménale, Purusha, immanente et éternelle. L'âme est un principe, individuel, l'ātman « par soi-même » GHUET et universel, Parātman ou « l'Esprit Suprême, paramabrahman » GHUET. Incarné, l'ātman devient une ego-entité, le jivātman, « principe qui donne vie au corps - le Parâtman dans son mode individualisé - c'est-à-dire l'ego, une entité qui transmigre de vie en vie, délaissant son corps matériel au moment de la mort » ESBT-47. Ses actions engendrent un karma, « accumulation de mérites et de fautes au cours des existences passées » GHUET. La libération, moska, est le « retour à l'unité », (le passage) du multiple à l'Un, le Brahman.

Le Bouddhisme est un monisme[i]. Pour le lamaïsme - le Bouddhisme tibétain -, la personne, le « moi », à l'identité duquel je me revendique, n'est ni autogène, ni autonome ni indépendant, « groupe d'éléments momentanément réunis, prompts à se dissocier, qui ne comprend aucun noyau stable » CT-38. Agrégat temporaire et impermanent, produit de l'entrecroisement (sans contact nodal) d'influences (conditionnées et conditionnant), multiples et aveugles (la « foule des autres »), formé de « chaînes de causalité » (énergétiques).

La personne est un épiphénomène animé par des « assemblées internes » qui oeuvrent en elle de manière inconsciente.

Libre arbitre et déterminisme absolus sont des conceptions nées des phantasmes de l'imagination. Un inexistant ego ne peut être ni lié, ni libre CT-113.

La personne est soumise à l'illusion du « sentiment de son unité » nourrie par l'imaginaire mental, « conceptions, idées, croyances, quel que soit le nom que nous employions pour les désigner, sont des produits de nos vaines imaginations, sans réalité du point de vue d'une Réalité absolue, d'ailleurs, inconcevable » CT-159.

Autrement dit, nous n'avons à nous détacher de rien ! L'attachement existe, mais n'est pas « réel » au sens de « ce qui existe par soi-même » BB-152. L'attachement est intrinsèque au « sentiment de soi » induit par l'ego. Le détachement n'est pas la dissociation des liens hallucinés qui nous lient à l'ego, c'est l'arrêt de la souffrance induite par la dissipation de ses causes, désir, rejet et surtout ignorance, de laquelle naît son illusion.

Pour la doctrine lamaïste, il n'existe nul ego ou « en-soi » (anātman), individuel et universel. La délivrance est connaissance : de la véritable nature des choses (impermanence et interdépendance) ; de la résorption de l'erreur produite par l'imaginaire de laquelle émerge la « conscience de soi » autocentrée qui s'affirme « je » ; de la Réalité véritable qui est vacuité. Rien ne transmigre, ne se prolonge ou ne se poursuit.

Dès lors, comment comprendre la réincarnation dans le Bouddhisme si rien de ce qui est moi ne se répète ? Pourquoi devrais-je me détacher des causes de la souffrance puisque la dissolution de mon corps signera de facto la fin de l'illusion et donc de mes souffrances ?

Dans un récipient empli d'un liquide, tous deux transparents, un homme plonge les débris d'une tasse en verre. Il remue l'eau quelques secondes. Les débris disparaissent puis, ô ! magie, il en ressort une tasse intacte !

Ce tour de passe-passe, visible sur internet[ii], s'explique par le principe de réfraction de la lumière. La lumière se déplace en ligne droite, mais selon le milieu qu'elle traverse sa direction et sa vitesse changent. L'air, l'eau et le verre ont des indices de réfraction différents, c'est pourquoi la tasse (cassée) est visible. Mais si l'eau est remplacée par un liquide dont l'indice de réfraction est identique à celle du matériau dont la tasse est constituée, la lumière n'est plus réfractée, elle ne dévie pas et l'autre tasse (cachée) est invisible !

Cette expérience contient des « invariants » rendant sa répétition possible à l'infini et d'autres superflus. Prenez n'importe quel récipient transparent, de n'importe quelle forme, emplissez-le de la quantité de liquide que vous souhaitez, prenez n'importe quel objet en verre, de n'importe quelle forme et plongez le dedans, placez-le tout au sommet d'une montagne ou au niveau de la mer, refaite l'expérience demain où dans un siècle, même si aucun élément n'est le même, à l'exception des principes (l'indice de réfraction de la lumière du liquide et du matériau) - indépendants du substrat matériel - le résultat sera, encore et toujours, le même !

Autrement dit, sous l'effet de lois universelles, les mêmes « constantes fondamentales» re-produisent le même résultat - invariable en termes de «comportement » de la réalité phénoménale -, dans le même cadre de référence (ou sphère et ordre de réalité efficience), indépendamment de toute forme contingente.

Voyez un bébé. Quel que soit son sexe, sa physionomie, sa couleur de peau, l'époque, le lieu, la société où il naît, son réseau neuronal est un vaste champ de possibles. Pourtant, l'embryogenèse suit un processus identique depuis des milliers d'années d'évolution. Des mécanismes agissent en profondeur - tel « l'élagage synaptique » caractéristique de la neuroplasticité cérébrale - et psychique (les influences de la « foule des autres », les mémoires enfouies ou vasanas), pour engendrer une personne et produire le sentiment du moi.

Appliquer à ce système en « égocentration » les mêmes constantes à la source de la souffrance selon le Bouddhisme (l'ignorance, la convoitise et la répulsion) et vous obtiendrez le « même » résultat, un être qui se pense doté d'un ego autonome, doué d'un libre-arbitre indépendant, dont l'intérêt va se porter à rechercher la satisfaction de ses désirs personnels et repousser ce qui les contrarient, dans une lutte vaine contre la souffrance dont il est lui-même le producteur en persistant dans l'ignorance de sa nature. L'identité entre le « sentiment du moi » de cet enfant et la conscience que j'ai de « moi-même » fait-il de lui mon double, ma « réincarnation psychique » ?

Monastère à Bodnath
Monastère à Bodnath

L'illusion d'individualité dans laquelle nous évoluons nous fait croire en notre unicité. Si quelque chose de moi « transmigre » par-delà la mort, l'ignorance dans laquelle j'évolue m'entraîne à croire que ce ne peut être que cela même qui me fait me ressentir tel que je me ressens. Ce n'est pas un « moi », autonome et indépendant, qui transmigre de vie en vie mais le « sentiment du moi » qui se répète à l'identique en raison de la similarité du substrat neuropsychique à la base de son émulation !

De ce point de vue, nous sommes tous des « clones psychiques ». Ce que « je » crois être ce qui me distingue des autres est une pure fiction, l'effet rétroactif que cette illusion à sur elle-même. C'est de l'imaginaire que le « sentiment du moi historique » émane. Non pas la faculté cognitive de « percevoir » mon existence (la conscience de soi), faculté distincte de la conscience du monde qui m'entoure, mais le « sentiment que (moi) j'existe », l'aperception d'un monde intérieur propre, indicible et incommunicable.

Ce sentiment me fait me sentir unique, car il me ramène à « moi » comme un écran qui renverrait sa propre image à l'infini. Ce sentiment « d'être moi » se nourrit d'événements et d'expériences personnelles. Il me conduit à penser que c'est la somme de mon vécu, l'ensemble de mes souvenirs, de mon histoire qui définit « qui je suis ». Il me conduit à croire que « je » suis une somme de détails dont la combinatoire est unique et que c'est pour cette raison qu'il ne saurait y avoir aucune autre personne qui n'ait jamais vécue, ni éprouvée, ce sentiment comme « moi seul » peux le ressentir à mon égard.

Le « tour de magie » de la tasse reconstituée a aussi son histoire. Peut-être même plusieurs. Peut-être celle d'une lignée de magiciens et de scientifiques qui, à travers plusieurs générations et sur plusieurs continents, chacun de leur côté, sans se connaître ni jamais se rencontrer, ont cherché à l'élaborer avec pour intention : l'art du spectacle pour l'un ; la curiosité scientifique pour l'autre. Et peut-être y sont-ils parvenus simultanément... Le résultat est que les débris de la première tasse disparaissent et que la tasse seconde tasse reste invisible dans l'eau parce que les mêmes constantes produisent le même résultat.

Tout l'art du prestidigitateur est de savoir détourner l'attention. Le « moi » n'a d'intérêt que de nourrir l'illusion du caractère autonome et indépendante de son existence. Ainsi, le sentiment du moi se focalise-t-il sur les détails de « mon » vécu de sorte à me faire croire qu'il est ce qui me définit. L'identité met en action des mécanismes dont nous n'avons pas conscience sans quoi elle ne saurait s'affirmer « identité ». Pour paraphraser Arthur C. Clarke, selon qui « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie[iii] », toute combinaison d'actions et de réactions suffisamment intégrées est indiscernable d'un psychisme,

(...) esprit n'est qu'un mot servant à désigner un processus de phénomènes mentaux (...) il n'existe pas de courant qui soit mon esprit (....) mais un unique courant qui est l'ensemble de l'activité mentale à l'œuvre sans point de départ connaissable ESBT-73.

Bouddha nous a révélé le « tour de magie du moi » en dévoilant les constantes fondamentales du fonctionnement de la psyché humaine. La personne est le résultat - émergeant sur le plan psychique - d'un façonnement structurel (du réseau neural) sous l'action du jeu de « la Chaînes des origines interdépendantes ». « Tous les phénomènes physiques ou psychiques sont à la fois conditionnés et conditionnant (causé et causant), aucune chose n'est isolée de celles qui l'accompagnent, la précèdent et la suivent parce que tous les phénomènes sont à la fois causes et effets » IB-54. Cette « coproduction conditionnée » est animée par les causes de la souffrance. La connaissance fausse qui masque le tour du « magicien du moi » sous son illusion, nous entraîne à agir par désir et à rejeter toute autre comportement ou explication.

La roue de la vie - Bodnath
La roue de la vie - Bodnath

En le formulant différemment, la « roue de la vie » bouddhiste (bhavacakra) ne figure pas la transmigration d'un ego « réel » - pur en-soi métaphysique indépendant et autonome, doué de libre-arbitre - de vie en vie, mais figure le principe (moniste) en vertu duquel les « constantes fondamentales » (confluence nodale des causes de la souffrance), (re)produisent le « même » résultat, l'artifice du « je », sous des avatars multiples et « différents ».

Il est difficile de croire que le sentiment « d'être moi » puisse être une illusion (neuro-psychique) et pourtant, « la conscience que j'ai de moi-même » - cette conscience aperceptive que je crois être personnelle car enveloppée dans le tissu de mon vécu existentiel et historique, tout homme l'éprouve « à l'identique », tout homme ressent à travers la conscience d'être lui-même ce « sentiment d'être moi », ce sentiment que j'éprouve à mon égard à travers des expériences et des souvenirs que je crois m'être propres et exclusives.

Le fait de posséder un corps distinct renforce l'illusion. Le sentiment du moi se nourrit de cette délimitation corporelle et de l'isolement natif de la conscience en chacun de ses substrats. Cet isolement est pourtant variable. Des connexions, fussent temporaires, peuvent s'établir entre deux personnes les plaçant sur la même « longueur d'onde », leur faisant partager les mêmes pensées, émotions et ressentis... Le cerveau émet des milliers de pensées par jour (qui parviennent au seuil de la conscience), ce qui suggère du point de vue statistique que nous pensons tous, au final, (à peu près) la même chose. Mais même si chaque homme était conscient d'une seule pensée exclusive, le sentiment du moi n'en serait pas moins identique entre chacun !

Pour le lamaïsme, mes pensées ne m'appartiennent pas, car « je » n'ai nul ego autonome et indépendant (en ses décisions) du cerveau qui les fabrique. Mes pensées ne sont pas non plus étrangères, né d'autrui, car l'autre n'est pas (plus que «moi ») doué d'un ego susceptible de les avoir produites.

Je ne suis nulle part un quelque chose pour quelqu'un. Il n'est nulle part, pour moi, un quelque chose d'un quelqu'un CT-50.

Monastère de Sheshen à Katmandou
Monastère de Sheshen à Katmandou

La « foule des autres » n'est pas l'ensemble de tous ceux qui ne sont pas moi et dont l'influence est distincte de l'agrégat constitutif de ma personne. La non-existence de d'ego implique l'absence de frontière entre moi et les autres. La « foule des autres » comprend tous nos descendants, mais également tous nos contemporains ! Nos vies sont multiples, « non seulement dans une succession dans le temps, mais en épisodes coexistant, en rayons divisés émanant de multiples faisceaux de forces » ESBT-103.

La « Chaîne des origines interdépendantes », qui entre dans la constitution de notre psychisme et dans l'entretien de l'illusion du « moi » - dont nul ne sait quand elle a débuté dans le temps ni de combien de maillons elle est formée - se propage latéralement autant que verticalement ! Ce mouvement ne se transmet pas seulement d'une vie (précédente) à une vie (suivante), mais il se propage également (à travers «moi ») d'une vie (actuelle) à une autre vie (actuelle), sous forme d'un enchaînement de causes dont « je » contribue à alimenter l'impulsion (karmique) par la cinétique de ma pensée. « Ce sont les idées que nous entretenons et non pas notre activité matérielle qui fabriquent les chaînes et nous lient avec elles » ESBT-94.

Le cerveau est le produit d'une évolution neurosociale. Un cerveau se développe à partir d'échanges mutuels avec d'autres cerveaux, dans le brainstorming du « méta réseau » formé par l'ensemble des cerveaux de tous les humains vivants. Les pensées naissent et meurent hors de toute origine égocentrée (et essentialiste) des interconnexions entre les membres de cet insondable réseau, comme dans un cerveau les pensées se meuvent entre les connexions synaptiques. Sans frontière physique, cet océan est fragmenté en surface par les vagues de « sentiment du moi ».

Sans ego pas d'émetteur ni de récepteur (intelligents), rien que des systèmes (automatiques) évoluant en vertu de leur interdépendance. Une personne est un « agrégat-relais » d'influences entrecroisées, soumise à l'emprise de l'ignorance de sa véritable nature (régie par le désir, mue par la convoitise et la répulsion) sous l'égide du fantasme du « magicien du moi ». Le pouvoir causal de la pensée résulte de l'illusion de l'ego qui alimente les causes de la souffrance de la croyance d'être l'auteur légitime et indépendant de sa vie. Toutefois, ne pas avoir conscience de ce qui se trame ne signifie pas que nous soyons (au mieux) destinés à n'être que de simples spectateurs...

A ce stade, le tableau ne décrit pas un paysage formé d'une multitude d'êtres différents, mais un ensemble complexe, articulé en d'infinies combinaisons à partir des mêmes « constantes fondamentales ». Il rejoint la vision du Védanta de l'unité du Brahman, où les vagues d'âmes individuelles se réunissent, une fois libérées de la méprise de leur singularité, dans l'océan de la conscience universelle. La perspective n'est toutefois pas, ici, fondée sur un en-soi.

Roue du temps ou du devenir
Roue du temps ou du devenir

Dans ce « réseau de causalités », rien ne se transmet car rien n'est isolé et rien ne se meut car du point de vue global tout est relié. Est efficient ce que mes sens me donnent à voir, une vue fragmentaire déterminée par les capacités de ma cognition recouvrant l'interdépendance sous l'aveuglement de l'illusion du « moi ». « L'infinité de l'espace est perçue lorsque l'on a cessé de morceler celui-ci en distinguant, en lui, des choses séparées, lorsque l'on a banni de son esprit l'idée de multiplicité » BB-122. Il n'y a pas continuité d'un ego mais un courant ininterrompu qui donne forme à son illusion, « le courant torrentueux des perpétuelles formations et dissolutions, le samsâra » BB-54.

Le « sentiment du moi » est un effet de perspective (réductionniste) qui nous fait (nous) percevoir et agir comme si nous étions des « santânas, courants isolés de conscience-connaissance et d'opérations mentales suivant individuellement leur cours » ESBT-73. Or, tout est interdépendant, sans séparation entre « cela qui a été, qui est et qui sera » CT-40 autre que « l'habitude invétérée de penser à la mesure d'un moi... » avec pour effet de « ...rétrécir l'étendue de l'esprit » ESBT-73 à l'illusion individualiste du «je».

La personne, ses constituants, les états de conscience, rien n'est permanent, « il n'existe que d'innombrables processus, une infinité de vagues dans la mer perpétuellement agitée, formes, sensations, perceptions, tendances... ». 

L'expression « fluctuations du mental » est une figure de rhétorique dans laquelle la partie désigne le tout, « ...aucun de ces phénomènes, changeant continuellement, ne constitue une entité permanente qui puisse être appelée "je" ou un "moi" et il n'existe aucun ego-entité en dehors d'eux » BB-147.

Le moi, cette synthèse émergente


Le fait que la personne soit composite n'est pas contradictoire avec le fait qu'elle constitue un point de vue synthétique émergeant à un niveau supérieur de l'agrégat des éléments à partir desquelles elle se forme. Le corps humain est un regroupement d'éléments biologiques (os, fibres, sang, nerfs, organes, cellules, viscères, etc.). Son organisation coordonnée en fait une formidable machine, dont l'une des facultés les plus étonnantes est l'émulation d'une pensée consciente. Mais, ni ses usages possibles, ni le contenu de cette pensée, ne sont « contenus » en elle. La personne a la faculté d'agir pour des buts dont ses composants n'ont aucune idée, même s'ils participent pour une part importante de son conditionnement.

Le qualificatif de « personne » est une étiquette linguistique qui désigne un (épi)phénomène psychique surgissant de la complexité. En tant que « continuité causale » de l'évolution de cette structure, la causalité « linéaire » (en droite ligne) ne peut pas (totalement) l'expliquer. « Le niveau inférieur, bien qu'il soit entièrement responsable de ce qui se passe, est sans rapport avec le résultat (...) inaccessible au niveau microscopique, il en est isolé. C'est un fait à part entière, à son propre niveau » LOOP-51.

Le tour de magie de la « tasse reconstituée » est réducteur. Pour être complet, il faut préciser que les mêmes constantes linéaires propres à un plan de la réalité produiront le même résultat linéaire sur ce même plan. Ce qu'en « pensera » un observateur conscient n'est ni contenu, ni (totalement) déterminé par les éléments constitutifs de l'expérience, ni par les éléments constitutifs de sa personne. Cette pensée relève d'un autre plan, non-linéaire.

Si l'impermanence (ou l'instabilité) du caractère composite de la personne ne permet pas de la qualifier « d'ego-entité indépendante et d'autogène », cela n'empêche toutefois pas le « moi », au niveau (psychique) où il est émulé, de constituer un « pouvoir causal ». Ainsi, un agrégat synthétique comme la personne peut agir « en son nom propre » comme si elle était une ego-entité sur un plan non-linéaire, sans rien changer au fait qu'elle n'ait pas un caractère permanent et sans que les influences qui la conditionnent sur le plan inférieur (neuropsychique) ne cessent de s'y exprimer de manière linéaire.

Monastère de Pharping - Grotte du Guru Rimpoché
Monastère de Pharping - Grotte du Guru Rimpoché

Le tableau n'en est pas (fondamentalement) modifié, mais sa composition est détaillée. Une personne est formée de plusieurs niveaux structurels : neuronal, siège des mécanismes formant le substrat des pensées par l'activité des assemblées de neurones ; psychique, siège des influences (collectives) inconscientes inducteurs des pensées sur le plan suivant ; phénoménologique, sphère mentale relative au contenu « conscient », émulateur du « moi » dont le syncrétisme entraîne l'occultation du caractère composite de la personne.

Rien n'existe par lui-même. Le « moi » est le produit d'éléments agrégés, la généalogie de ses actes consiste en influences, conscientes et inconscientes, concurrentes et associées, « la conscience, le fait d'être conscient dépend de causes ; de quoi aurait-on conscience si les sensations, les perceptions, les idées faisaient défaut ? » BB-146. Le moi n'agit toutefois pas comme une « somme » d'opérateurs internes intriqués, mais comme une instance « propre », sur laquelle s'appliquent les causes de la souffrance et les conséquences de ses actes (le karma) s'exercent sur elle en retour.

Le bouddhisme ne cherche pas à connaître comment l'illusion du « moi » naît d'un agrégat composite, mais à « délier » les faisceaux formant l'agrégat à partir duquel le « moi » d'une personne est émulée. 

Il y a la Souffrance à constater, la Cause de la Souffrance à découvrir. Il y a à supprimer cette cause, à prendre la Voie qui conduit à cette suppression CT-44. « Je n'enseigne qu'une chose, ô disciples : la Souffrance et la Délivrance de la Souffrance Samyutta Nikâya» BB-5.

Moulins à prière géant - Monastère de Sheshen - Katmandu
Moulins à prière géant - Monastère de Sheshen - Katmandu

Selon les courants philosophiques du Bouddhisme, la « chaîne des origines combinées» est vue, soit comme un enchaînement (linéaire) de causes et d'effets qui ne comprend ni destruction ni création causale les unes des autres, soit la destruction de la cause origine l'apparition de l'effet, « car l'effet n'est pas autre chose qu'une transformation de la cause qui change d'aspect (...) La formule de cette théorie est : « ni le même, ni différent » CT-112.

Le Bouddhisme substitue à la vision dualiste du Védanta la vision d'une réalité relative moniste (composée d'une seule essence). La discrimination de plusieurs niveaux de cette réalité précise cette conception qui dépasse une dualité forte entre le matérialisme et l'idéalisme (tout n'est que pensée). Dans cette perspective, rien qui ne puisse être appelé « âme individuelle » ne transmigre d'une vie à une autre. Il n'existe pas d'en-soi immanent, distinct en son essence de celle du monde - des (trois) mondes constitutifs de la réalité : désir, forme et sans forme -. Il n'y a donc rien à « extraire » du courant du devenir

(...) la personne, immatérielle aussi bien que matérielle, constituée par la réunion de ces éléments [sensations, perceptions, idées, états de conscience (...) forme momentanée d'une combinaison de causes et d'éléments] ne peut, en aucune façon, être tenue pour un Moi BB-147.

La personne est une structure à plusieurs dimensions. D'un ensemble de causes linéaires surgit le sentiment non-linéaire du « moi ». S'il semble présenter un caractère « unique », c'est en raison du nombre de combinatoires possible et de la « sensibilité aux conditions initiales ». Dans un système dynamique (soumis à des fluctuations chaotiques), les mêmes éléments ne re-produisent jamais le même résultat. « Le groupe est un tourbillon où les formations mentales (...) se meuvent, s'entrecroisent, s'enchevêtrent (...) se forme, se déforme et se reforme à chaque instant » BB-76.

En déduire que nous ne vivons qu'une seule vie est un point de vue restrictif. Qui, d'ailleurs, a intérêt à une réponse différente si ce n'est le « moi » ? C'est la peur et le sentiment d'absurdité déclenchés par l'idée de disparaître qui renforcent l'idée de l'âme éternelle. Vue comme une opportunité de se libérer du samsara, le désir de croire en la réalité de la conception de la ronde des re-naissances est inspirée par l'attachement au « moi ». Inférer l'existence de l'âme individuelle du rejet de l'idée de non-soi relève (pour partie) d'un réflexe égotiste. Accepter notre finitude est le premier pas pour dépasser notre égocentrisme et nous ouvrir à une attitude compassionnelle.

Nous pouvons croire que certains éléments d'une personne sont des indices de la réalité de la réincarnation, l'exemple le plus emblématique étant le Dalaï Lama. 

Lorsque, dans les textes bouddhiques, il est question de la re-naissance d'une personne, c'est là une manière de s'exprimer. La réalité absolue est que ce qui est dénommé un être n'est qu'un processus continuellement changeant des cinq agrégats de l'existence BB-144.

Rien ne transmigre, pas même sous forme d'énergie. Cependant, du fait du « principe de conservation » la valeur de l'énergie ne change pas en ses différentes formes. Et puisque le cerveau est doté de neuroplasticité, en orientant la psychogenèse de la «Chaîne des origines conditionnées », il serait ainsi (théoriquement) possible de «dupliquer » le support d'une personne. En vertu de la sensibilité aux conditions initiales, cette personne ne sera ni un clone ni la continuité d'une autre, mais assez semblable pour poursuivre sa mission de vie. Le lamaïsme la désigne par le terme tulkou. « Parmi les forces groupées sous l'aspect d'un individu, quelques-unes unies, peuvent tendre à un but (...) Une volonté puissante de créer un instrument capable de continuer des efforts que la mort interrompra peut parvenir à susciter la naissance d'un individu qui deviendra cet instrument » ESBT-102.

Le Bouddhisme tibétain en a fait le moyen de façonner une nouvelle « modalité de conscience » visant à aider à la libération du samsara.

De l'infinie pitié que le Bodhisatva ressent naît, en lui, un ardent désir d'éclairer les ténèbres mentales qui les retiennent dans la souffrance et de montrer, la Voie qui conduit à la Suppression de la souffrance, à la paix, au nirvâna CT-52.

Sous ce paradigme, la question de la « re-naissance » ne s'envisage pas dans le rapport « un à un » (où ego transmigré égal ego transmigrant), mais « un à l'ensemble » (l'agrégat de la personne formé à partir d'un ensemble d'éléments susceptibles de re-produire des agrégats similaires). Le processus de re-naissance parvient ainsi à concilier les contraires, exprimé dans cette formule complémentée : « ni le même (un), ni (un ensemble) différent ».


Karman général et individuel

Pour expliquer le karman, le moine bouddhiste Nâgasêna[iv] donne l'exemple d'un feu déclenché accidentellement par une lampe qui brûle une maison puis tout un village. En affirmant que « le feu qui a détruit le village procédait de la flamme de la lampe... » Nâgasêna infère que « ...le nouvel être, bien que différent du second, en est la conséquence, la prolongation » BB-190.

Le feu brûle tant qu'il y a quelque chose à brûler et de l'oxygène pour l'attiser. Ce n'est jamais le même matériau ni le même air qui brûlent, mais c'est toujours du feu ! Le feu qui brûle dans la lampe et celui qui brûle le village ne sont « ni le même (feu), ni (un feu d'un ensemble) différent ». L'image d'une flamme de bougie dans mon esprit et dans votre esprit ne sont pas les mêmes car nos esprits sont distincts. Pourtant, elles ne sont pas non plus différentes, ce sont toutes deux des représentations mentales - pour écarter tout biais relatif à la perception d'un objet extérieur, la même démonstration peut être faite avec des nombres dont le concept est précâblé dans le cerveau -.

Ce qui compose une personne, le « Nom » et la « Forme » - groupement des «manifestations qui constituent l'esprit : sensations, perceptions, confections mentales, conscience et la partie physique de la personne » BB-190 - n'est pas doué d'en-soi et ne peut donc pas transmigrer. Le caractère « continué » du feu provient d'éléments qui ne sont pas le feu « en-soi ». Le feu n'est ni dans l'air qui brûle, ni dans le matériau qui brûle, il émerge de leur combinaison renouvelée. Ce n'est pas du côté des qualités reflétées par le « moi » qu'il faut rechercher ce caractère répétitif mais dans le substrat commun qui le nourrit, en sanskrit Alâya Vijñâna, « l'entrepôt des consciences ».

Les actes (bons ou mauvais) du Nom et de la Forme laissent des traces ou des empreintes dans ce « réservoir des mémoires » qui vont imprimer de nouveaux groupements. « Pour les Mahâyânistes, une sorte d'entrepôt où s'emmagasinent les forces subtiles produites par toutes les pensées et tous les actes qui ont existé, et, aussi les germes qui produiront des pensées et des actes dans l'avenir » BB-158. La presse de Gutenberg permet d'imprimer plusieurs exemplaires d'un même livre. Ce n'est jamais ni le même papier, ni la même encre, mais c'est toujours le même contenu !

Le terme « naissance » est employé pour signifier « tout ce qui surgit », celui de «mort» désignant « tout ce qui disparaît ». Ces acceptions s'appliquent donc autant aux pensées qui surgissent et s'évanouissent dans la sphère mentale, qu'à l'agrégation causale d'une nouvelle personne.

Le stupa de Bodnath - Katmandu
Le stupa de Bodnath - Katmandu

D'une personne à une autre - sur le plan ancestral et contemporain - le Nom et la Forme diffèrent, formés par des groupements (de sensations, perceptions, confections mentales) qui dessinent une histoire distincte à l'identification de laquelle se forme l'illusion du « moi ». Sous l'angle phénoménologique, le « sentiment de moi » n'est « ni le même, ni différent » et les constantes fondamentales (les causes de la souffrance) s'appliquant, les mêmes effets (karmiques) vont donc se (re)produire, « les innombrables moments de conscience, les représentations mentales, les idées en nombre infini qui ont existé constituent la "base" (kunji) d'où ils émanent de nouveau comme causes de tous les moments de conscience, de toutes les sensations, perceptions, phénomènes qui surgissent (...) Ils sont le samsâra » BB-159.

Les vagues ne surgissent pas d'elles-mêmes de l'océan, habitées par une volonté propre et les vagues qui jaillissent à l'occasion d'une tempête ne sont pas la re-naissance de vagues nées lors d'une tempête précédente, encore moins la conséquence que ces vagues antérieures peuvent avoir eu sur l'océan. Ce qui perpétue la ronde des re-naissances ce ne sont pas des ego-entités autonomes qui transmigrent d'une vie à une autre sous le Nom et la Forme d'avatars déterminés par leurs actes.

C'est à partir d'un vaste et insondable réservoir, « le monde est mémoire (vâsana) » BB-159 que s'agrège la structure composite d'une personne, « l'homme n'est qu'un faisceau d'activités et ces activités engendrent d'autres groupes d'activités qui sont des êtres » BB-159 - être s'entendant comme « l'illusion du sentiment du moi » -. Ainsi, la re-naissance est la résurgence des actes produits par d'autres « faisceaux d'activités », qui ne sont ni issus de la même unité, ni issues d'un ensemble différent, dans un incessant « recommencement amené par l'énergie qu'engendre l'habitude, la répétition des mêmes opérations mentales » BB-159. 

Dans le sens bouddhique, la transmigration est simplement une manifestation de cause et d'effet BB-208.

Monastère de Sheshen - Katmandu
Monastère de Sheshen - Katmandu

C'est notre perception, la vision erronée issue de notre ignorance, qui nous fait voir ce brassage de forces et les effets de leurs interactions telle une essence individuelle et autogène. « L'énergie tendant à la perpétuation de l'existence n'est pas nécessairement consciente (...) Plongés dans ce tourbillon des causes et des effets, les êtres contribuent à le perpétuer par leurs œuvres et par leur existence même qui n'est qu'une série d'activités » BB-196.

Comme les vagues résultent de l'activité d'un mouvement ondulatoire produit localement à la surface de l'océan sous l'effet du vent (produit de l'activité de mouvements ondulatoires de l'air), les actes des personnes résultent del'activité de tourbillons individuels produits par l'activité générale des tourbillons de la « chaîne des origines combinées ». L'activité cérébrale nourrit l'activité phénoménologique de sensations, perceptions, confections mentales, qui nourrit à son tour l'activité d'illusion du « moi ».

Lorsque l'activité du vent cesse, les vagues meurent et l'océan reprend une forme plane. Les êtres ne sont pas le résultat d'un karman individuel, mais « font les frais » du karman général ou collectif. Parce que les personnes naissent du brassage (de l'infinie diversité d'une infinie combinatoire) du « réseau des causes et des effets », le «désir de l'existence » n'a donc rien de personnel.

Il ne peut y avoir place pour des rétributions, absolument individuelles, dans une philosophie qui dénie la permanence et la réalité de la personne. La rétribution ne peut exister que sous forme collective dans le karman général, de même que l'acte qui la déclenche a, lui aussi, été accompli avec la coopération du karman général BB-193.

Noeud infini symbole de l'interdépendance
Noeud infini symbole de l'interdépendance

Même si le moi est un épiphénomène émergeant du tourbillon de l'activité locale du réseau auquel s'associe un « pouvoir causal », il n'est donc pas sa propre cause. Cela ne signifie pas qu'il ne puisse pas être son propre conditionnant ! Une vague n'engendra pas la formation d'une nouvelle vague dans une tempête ultérieure, mais sa déferlante peut, « sur le moment », augmenter ou diminuer l'amplitude d'une autre vague dans la même tempête...

Notre situation est donc pour le moins captive. Nous ne choisissons pas de naître, n'avons nulle influence sur les causes qui ont présidé la rencontre de nos parents, aucun rôle dans notre développement génétique, ni dans la forme et les aptitudes de notre corps. Nous n'avons pas le pouvoir d'arrêter l'activité du « réseau », ni d'empêcher notre cerveau de produire des pensées.

Toutefois, à la différence des vagues, nous sommes capables de conscience. Par l'observation du flux de notre phénoménologie mentale, il nous est possible «d'orienter » la neuroplasticité de notre cerveau par la pratique assidue de schémas de pensés axés sur la compassion et la sagesse. Dans le cadre du Bouddhisme, le suivi d'une « morale juste » n'a pas pour finalité de nous aider à transcender une existence finie afin de nous (ré)unir à une source de conscience universelle dont nous serions issus, mais à calmer l'agitation de l'océan, comme à diminuer la tempête des fluctuations de l'esprit, pour aider nos semblables (nos autres « moi ») à adopter également une « vue juste ». 

La morale bouddhique, qui est une sorte d'hygiène spirituelle, tend à détruire, en nous, les causes de souffrance pour autrui BB-56.

La « Vue pénétrante », c'est voir la réalité telle qu'elle est (cela, l'agrégat, qui est notre personne), en nous éveillant à la Connaissance de notre ignorance et, par la non-activité, de mettre un terme à la « ronde des re-naissances ». Cette ronde qui n'est autre que le re-surgissement d'une activité tourbillonnante faisant re-naître l'illusion du «moi » en un karman « individuel », originé par le tourbillon de l'activité du réseau sans origine de la « Chaîne des origines interdépendantes » constitutif du karman général.

Namasté



Références :

BB : Le Bouddhisme du Bouddha, Alexandra David Neel https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelBouddhismeDuBouddha?q=Le+Bouddhisme+du+Bouddha%2C+Alexandra+David+Neel  

CT : La Connaissance Transcendante, Alexandra David Neel https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLaConnaissanceTranscendante/page/n7?q=Prajna%2Bparamita 

GHUET : Dictionnaire Héritage du Sanskrit, Gérard Huet https://sanskrit.inria.fr/Dico.pdf 

ESBT : Alexandra David Neel - Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLesEnseignementsSecrets/page/n1 

IB : Petite introduction au Bouddhisme, Bertrand Schmerber https://archive.org/details/PetiteIntroductionAuBouddhisme

LOOP : Je suis une boucle étrange, Douglas Hofstadter

[i] « Le Bouddhisme a commencé par être pluraliste ; il a fini, avec le Mahâyâna, par devenir moniste (...) les divergences d'opinion entre le Hinayâna et le Mahâyâna et, dans leurs cadres respectifs, entre les diverses sectes de l'un et de l'autre, ne sont pas aussi tranchées qu'il y paraît si l'on se borne à lire les traités des chefs d'écoles philosophiques bouddhistes. Dans la pratique, les diverses doctrines se mélangent à leurs extrémités et s'entre-pénètrent en maints points » BB-148.

[ii] https://www.futura-sciences.com/sciences/videos/abracadascience-verre-casse-repare-tout-seul-928/ 

[iii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Trois_lois_de_Clarke 

[iv] Extraits du Milindapanha (les questions de Milinda) https://paramita.free.fr/Textes/milinda.htm