I.5 - Et maintenant, le yoga
L'enseignement du yoga nous a fait comprendre l'importance de connaître notre corps, d'en acquérir une meilleure conscience et de développer notre habileté. Ces étapes franchies, il devient possible d'explorer les asanas d'une manière plus introspective grâce à l'ancrage au présent, décrit comme central par Patanjali.
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« Et maintenant le yoga [1] » (I.1)
nous suggère les signifiants suivants :
- Le yoga se vit dans l'instant présent ;
- Le yoga est la concentration de la conscience sur l'instant présent ;
Robert Thurman, spécialiste du Bouddhisme, décrit « l'ici et maintenant » comme l'enchâssement du temps physique dans le temps yogique.
« "A" est la syllabe mère, le son du vide créatif, la liberté idéale, source de toute vie. "Tha" est l'ici et maintenant en soi. "Atha" exprime la salutation et l'invocation, nous convoquant vers l'ultime, l'éternel, l'ici et maintenant, dans l'endroit même où l'on se trouve[2] ».
Cette convocation est émise par le professeur de yoga au début de séance où il nous invite à recentrer notre conscience sur le moment présent et à préparer notre esprit pour la pratique à venir. Si nous parvenons à ne pas laisser le mental nous éloigner de notre présence à nous-mêmes tout au long du cours, il en résulte un sentiment de « détachement » au temps.
Qui n'a pas éprouvé cette impression de « retour au réel » après une séance particulièrement captivante ? Nous réintégrons le monde, notre vie, notre propre personne, comme des habits enfilés le matin au réveil. C'est à la fois rassurant, car nous retrouvons ce que nous connaissons, et troublant, car ce moment nous semble irréel. Notre esprit est traversé par une pensée fugitive comme une étoile filante, qui s'évanouit dès que le cocon du moi se referme autour du soi en laissant la trace résiduelle d'une interrogation lancinante. Qu'est-ce que je fais dans cette identité d'apparat ?
Si vous avez déjà éprouvé ce sentiment, il est peut-être le témoignage le plus probant de ce qui se produit lors de notre présence dans « l'ici et maintenant en soi » exprimé par le mot « Atha ».
Le sens de « (ici) Et maintenant le yoga » s'en trouve ainsi précisé :
- L'instant yogique est celui de la « présence à soi » ;
- Les productions du mental (pensées, souvenirs, imagination, rêves) ne sont pas des instants de présence mais d'oubli à soi-même ;
- La présence à soi est d'ordinaire voilée par l'illusion du moi ;
- Se déconnecter du réel illusoire, c'est se détacher du temps physique, de l'univers physique, de la réalité physique.
Sous l'angle du Bouddhisme - philosophie de la non-dualité pour laquelle la seule réalité est celle de l'esprit - le glissement subtil vers le présent « ultime et éternel », qui caractérise la nature profonde de « l'ici et maintenant en soi », est un phénomène psychologique. Au sens du yoga, dont la philosophie est dualiste, « Atha » indique l'idée d'une transcendance du temps physique (« l'endroit même où l'on se trouve ») vers « l'ici et maintenant en soi » du temps yogique (« ultime et éternel »).
« (Ici) Et maintenant le yoga » revêt dès lors les signifiants suivants :
- La présence à soi est la condition d'accès au temps yogique ;
- Le « temps yogique » est ontologiquement distinct du temps physique ;
- Le temps yogique est au-delà de toute durée ;
- L'absence de changement dans le temps yogique a pour conséquence que le temps physique y est imperceptible et
- que la présence à soi y est toujours identique.
A partir des considérations établies dans les articles précédents, nous pouvons entrevoir plusieurs étapes dans la convocation dans « l'ici et maintenant en soi », relatives à l'observation de soi dans la pratique.
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Premier niveau : le synchronisme des temps.
Après l'intermède qui précède l'entrée dans la pratique, la concentration sur le moment présent se poursuit dans la pratique elle-même. Elle s'amorce avec l'attention portée à la technique.
« Cette approche consciencieuse crée une image mentale de la posture et une mémoire musculaire des actions qui amène à la maitrise parfaite[3] »
ou à l'habileté dans les œuvres selon la Bagavad-Gitâ. Ce que Patanjali décrit comme
« La pensée doit être dirigée dans la posture de façon à être totalement et fermement absorbée dans celle-ci[4] », (II. 47).
À ce stade, le temps physique et le temps psychologique de « l'ici et maintenant » sont alignés sur l'ordre de la représentation. La pratique est perçue comme un objet mental.
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Deuxième niveau : la présence à soi.
L'étape suivante consiste à s'abstraire de la pensée de la pratique. Elle correspond au second aphorisme des Yoga-Sutra
« Le yoga est la cessation des fonctions compulsives du mental [5]», (I.2).
Ce moment survient lorsque l'asana n'est plus pensée comme une construction mais devient une expérience. La présence à soi se fait alors convocation de soi. Ce n'est plus le professeur qui nous invite à recentrer notre conscience dans l'instant, c'est nous qui nous adressons personnellement une invitation à percevoir, écouter et ressentir attentivement au plus profond de nous-mêmes.
Cette exploration est, comme dans tout voyage, une somme de découvertes et de rencontres. Sur le chemin, nous pouvons croiser des courants d'énergie générés sous l'effet des parties du corps travaillées par les asanas. Être saisis par des contenus émotionnels enfouis, brusquement libérées sous l'étirement de certaines parties du corps (émotions contenues dans le chakra situé au niveau des hanches) ou de certains muscles (sentiments d'anxiété stockés dans le psoas, parfois décrit comme le « muscle de l'âme »). Nous pouvons éprouver des états d'esprit antagonistes ou être confrontés à des réactions comportementales révélatrices de conditionnements profonds.
Des connexions peuvent apparaître et une cohérence d'ensemble se dessiner, susceptibles d'éclairer la compréhension de notre personnalité. Mais plus qu'une introspection psychanalytique, l'exploration de « l'ici et maintenant en soi » révèle surtout le caractère superficiel et fictionnel de notre identité d'apparat.
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Troisième niveau : l'identité des instants psychologiques.
L'asana est une porte sur nous-mêmes, mais il y autant de portes que d'asanas et autant de chemins qui y mènent que de combinaisons possibles de séquences d'asanas. L'expérience d'une posture est singulière, colorée par l'ancrage du corps dans la temporalité de l'asana, elle-même incrustée dans l'enchaînement des asanas qui compose la pratique.
Ce que nous éprouvons dans une posture colore l'exploration de soi comme une pensée colore le mental. La coloration d'une posture est un mélange de plusieurs teintes. Une asana possède une forme propre, fruit de l'architecture de la position anatomique et musculaire du corps. Cette forme est une illusion née de Prakriti et elle peut être dépassée par l'expérience comme la pensée de la posture. Éprouver le sentiment « de ce que cela fait » de vivre l'asana exige de nous détacher de la dimension technique de l'asana (au sens donné par Patanjali et qui englobe les huit voies de l'Ashtanga yoga).
Ce dépassement se produit avec la réalisation de l'harmonie du corps, du souffle et du mental lorsque l'habileté (dans la pratique posturale des asanas), le contrôle de la respiration (dans le pranayama) et la soumission du flux de nos pensées (dans la méditation) cessent d'être des actes techniques conscients pour s'incarner en un vécu existentiel.
Lorsque la conscience passe de l'expérience différenciée d'une asana (une posture possible parmi l'ensemble des postures de toutes les pratiques) à une expérience indifférenciée et identique dans tout asana« Alors le principe de conscience s'établit en sa vraie nature », (I.3), ce que Thurman traduit par « l'expérience subsiste dans la réalité essentielle ».
Lorsque « l'ici et maintenant en soi » s'installe dans l'asana, le vide envahit la totalité de notre être physique et psychique : ce n'est ni le corps, enveloppe charnelle dans sa conformation anatomo-morphologique, qui réalise l'asana ; ni le moi, fiction égocentrée avec ses attachements et ses appétits, qui explore l'asana ; ni l'esprit envoûté par la voix lancinante et hypnotique du mental qui pense l'asana. Pendant l'asana, le soi profond est, ce et uniquement ce, qui réside au cœur de ce vide :
« Lorsque les fonctions compulsives du mental cessent - le yogi libéré de ses compulsions - peut s'unir à sa propre réalité "essentielle" et "profonde" libre d'illusions et de souffrance[6] ».
Il y a deux raisons au fait qu'après avoir atteint un état de profonde intériorité, ce vide se retrouve submergé par l'afflux sensoriel du corps, du moi et du mental, à l'origine de l'impression de « retour au réel ». D'une part, ce vide de l'instant yogique est hors de toute durée physique, d'autre part, l'exploration de « l'ici et maintenant en soi » rend manifeste le caractère indéfini de l'essence du soi en opposition à la nature individualisée du moi.
« Sa propre réalité identifiée, on (...) atteint la béatitude du vide, en union avec l'essence sans forme de toutes les vies (...) détachée pour toujours du monde relatif de la différenciation[7] ».
Le sentiment de béatitude octroyé par le vide au cœur de l'asana, à l'étape finale des huit voies, provient de l'absence de différenciation du soi qui rend possible le Samadhi par la fusion du principe de conscience avec « l'essence sans forme » de tous les principes de consciences.
[1] Yoga-Sutra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud
[2] Manuel de philosophie YogaWorks, page48, tous droits réservés.Source web www.yogajournal.com/yoga-101/reality-check
[3] Manuel de pédagogie Yoyaworks, page 11.
[4] www.idyt.com/yoga-et-yogatherapie/les-yoga-sutras/
[5] www.yogajournal.com/yoga-101/reality-check
[6] Ibid.
[7] Ibid.