I.51 - La plus belle équation philosophique
Les phénomènes paraissent continus, discontinus, réguliers, irréguliers, permanents, temporaires. Ces perspectives ne sont pas la réalité. Formes conçues par notre conscience, désignations inventées par notre esprit. Un entrelacs d'interdépendances recouvre la vacuité et dissimule son impermanence sous l'illusion du concret.

- Plongé
dans ma méditation, j'observe longuement le bruit de mes battements cardiaques,
la pulsation plus subtile de l'afflux sanguin dans ma poitrine, la sensation de
ma respiration lente et profonde. Le mot qui décrit le mieux mon ressenti est
« proximité ». Je ne « suis » pas ce spectacle, mais je
m'en sens proche, comme si je pouvais le toucher du doigt. Un point me trouble toutefois
quant à la confusion introduite par l'imaginaire. Ce que j'entends, perçois et
pense relève du monde de la forme, y compris lorsque je médite, je devrais
donc le considérer comme fallacieux et m'en détacher ?
Pour le Samyutta Nikāya[i], le nirvâna résulte de « la destruction de la passion et du désir [et de l'aversion] pour les objets qui ont été perçus - vu, entendu et pensé - » BB-238, dans et par ignorance de la véritable nature de ce qui existe. Or, ma conscience revêt la forme du contenu de ma phénoménologie mentale. Ce que me sens me donnent à en « voir, entendre et penser » est par nature sujet à l'erreur. Outre de me libérer, par l'examen minutieux de ma psychologie, du caractère passionnel de mes réactions qui alimentent le samsâra, je dois également développer une « vue » abstraite de la forme de ma conscience au-delà du vide de tout contenu.
- Lorsque
je médite, j'observe une différence entre les moments où je suis
immergé dans mon ressenti et ceux pendant lesquels j'investigue. Le mot
qui le décrit le mieux est « distance ». Le sensoriel s'éloigne, se
retire du premier plan, remplacé par le discursif. Je compare cette impression
à celle d'images spontanées, comme celle de l'océan, et, bien qu'il s'agisse de
quelque chose de « vu » (donc de sensoriel), je constate une impression
« d'éloignement » similaire. Mais, à la différence des bruits
intérieurs, même si cette vision de l'océan revêt un degré de réalisme tel
qu'il supplante tout autre percept, je (sais que je) ne suis pas l'océan. Je sais que les images surgissant, produites
par mon esprit, sont imaginaires, mais, je n'éprouve aucun doute quant au caractère
implicitement vrai de ma conscience comme condition « a priori » de
la conscience de soi. Selon le Bouddhisme zen, « l'esprit dans son état naturel
perçoit la Réalité » BB-124, mais de quel « état naturel »
et conséquemment de quelle « réalité » s'agit-il ?
Le Bouddhisme tibétain définit
« réel » ce qui est autogène, « non produit
des causes, dénué de nature propre » BB-245, hors du courant du devenir (bhâva), « l'existence sous la forme de mouvement, de
continuelle apparition de phénomènes se succédant » BB-60. Comment l'esprit,
qui « n'est qu'un mot servant à désigner un processus de
phénomènes mentaux » ESBT-73, formé et borné par le devenir, peut-il
percevoir le vide de sa propre cause ? Comment l'activité de la « Chaîne
des origines combinées » peut-elle représenter ce qui est « hors de
toute forme de représentation » ? Comment puis-je « avoir
conscience » de ce qui est par-delà la « conscience sans forme »
?

Dans l'état méditatif, l'espace de ma posture qui m'absorbe, le silence qui m'englobe, l'obscurité qui m'immerge, le bruit des battements cardiaques qui font résonner ma concentration sur leur rythme hypnotique, font partie du « courant du devenir », de cette localité qui donne sa forme physique au moment présent, local. Ma conscience fait partie de ce courant. Elle est, elle-même, composée d'éléments interprétés constamment changeants.
Si tout ce qui existe (tout ce dont je suis conscient), que je peux voir, sentir et représenter, est imaginaire, « le monde des phénomènes le samsâra n'est qu'esprit... », lorsque cette activité s'arrête, alors (en toute logique) rien ne demeure, « ...si la roue de l'esprit est arrêtée, le jeu du samsâra l'est aussi » CT-140. Or, le Bouddhisme affirme que «cela qui est alors révélé... » est le nirvana, « ...pour le Mahâyâniste, un synonyme de Réalité, Vide (...) de toutes les qualités imaginaires que nous superposons sur la réalité » BB-251. Mais, comment est-ce que je peux me représenter (moi qui ne suis qu'un «instrument de représentation formé de représentations ») ce qui est hors de toute activité, dépourvu de toute propriété fruit de cette activité ? Comment saisir le « vide » sans les « qualités » (idéelles) qui définissent le vide ?
Plus qu'un paradoxe, il s'agit là d'une aporie, une contradiction logique insoluble. La raison qui boucle autour de cet axe d'achoppement crée un tourbillon qui m'ancre dans le devenir. Le désir de répondre à cette question et la souffrance de ne pas lui trouver de solution me font alimenter le samsâra. Pour ne pas « faire renaître » ce paradoxe, je dois sortir de cet état de conscience déterminé, m'extraire de ce point de vue.
Le Bouddhisme est une philosophie de la connaissance pratique, appliquée à ce qu'il y a de plus « personnel », la représentation que m'en donne ma propre conscience dans la perception du courant du devenir de ma propre existence. Le Bouddhisme nous amène, chacun individuellement, à nous interroger sur la nature, les moyens, les conditions et les limites de ce que nous pouvons « connaître », de ce dont nous pouvons « faire l'expérience » et du pourquoi de cette expérience-connaissance.

Le Bouddhisme nous invite à acquérir les Vues justes sur « la nature réelle des objets composant le monde extérieur et la propre nature réelle de soi-même » BB-50. Cela passe par le développement de « l'attention parfaite » à l'étude et l'analyse des opérations de l'esprit, par la concentration méditative et « l'extension du champ de ses investigations » BB-51. Aussi profond qu'il soit, et aussi légitime que soit sa finalité (s'attaquer et réduire les « causes de la souffrance »), il ne mène à l'éveil (au nirvâna) que par un « renversement des notions » BB-254, un basculement dont le caractère radical est à même de créer « un choc propre à déclencher, dans l'esprit, l'éclair illuminant » CT-59.
Le lamaïsme voit dans le nirvana une « révolution mentale », « l'effet d'un changement complet, de toutes les méthodes d'opérations mentales » BB-254. Toutefois, pour que ce «renversement de perspective » ou « Parâvritti, retournement du jugement » GHUET ne soit pas simplement une (autre) activité de l'esprit, il faut qu'il puisse nous faire « voir toutes choses sous un aspect différent et prendre contact avec elles par de nouveaux moyens » BB-254, qui ne recourent pas aux facultés cognitives propres à l'activité de l'esprit.
Le « point de vue d'où s'entrevoit l'au-delà des paires de contraires » BB-84 ne saurait être conditionné sans quoi il ne se situerait pas au-delà ! Comment le connaissant peut-il passer « par-delà » le connu et atteindre la nature de l'être si sa connaissance procède d'une activité mentale ? Pour discerner ce qui est « vide de cause » sans que cette perspective ne soit elle-même conditionnant, la vue ne doit donc pas être « faite de causes ».

S'abstraire de tout « point de vue », par essence déterminé et déterminant, c'est non seulement s'extraire de toute illusion, c'est-à-dire de toute « fausse connaissance », mais également de la connaissance en tant que « produit » d'une activité. « L'énergie du vide s'épanche en deux branches. L'une donne naissance à une connaissance illusoire (ignorance) qui produit la ronde, l'antonyme du Vide immuable. L'autre produit le savoir correct » CT-48.
Le « savoir correct » n'est pas une activité composée de causes (samsâra), c'est la «Vue (pénétrante) » - qui correspond à ce que le Bouddhisme nomme « vacuité » (nirvâna) -, ce qui est connu sans être le résultat d'un « processus » de cognition, fruit de l'enchaînement de causes formant (la forme d')un raisonnement logique ou (la forme d')un flux phénoménologique.
Pour le Bouddhisme, l'existence est un « aspect de la Connaissance ». « Ces noms sont leur essence, elles n'en ont point d'autres » CT-84. A chacune de ses manifestations - les formes de la pensée, incluant la pensée elle-même comme « catégorie formelle » - correspond un « état de conscience » créateur de sa propre réalité. La dualité naît de la connaissance par catégorie et disparaît « par-delà » en faisant surgir le Vide de la Réalité.
C'est par la méthode du questionnement que le bouddhisme zen (Dhyâna en sanscrit, la contemplation) vise le satori « au moyen de koans (problèmes), questions, déclarations, en apparence extravagants et absurdes » CT-59. Se poser des questions du genre de celles qui sont au cœur de cet article et découvrir au détour de circonvolutions philosophiques un point où la pensée ne peut résoudre leur contradiction, est susceptible de libérer l'intuition et de provoquer un tel retournement de notre perspective.

L'esprit abusé tourne autour du lotus. L'esprit illuminé fait tourner le lotus autour de lui, Eno.
Est-ce véritablement la solution qui importe ? Et si, plutôt que de constituer une réaction et une réponse philosophique, la dualité était un koan ? « En ultime analyse, toute chose n'est connue que parce que l'on veut croire la connaître[ii] ». Autrement dit, ne sommes-nous pas doués de raison pour comprendre que la « Connaissance juste » est « au-delà » de toute raison ?
Le Védanta réfute le concept philosophique de l'absence d'en-soi en arguant que pour atteindre à l'état de vide, « dans lequel il n'y a plus qu'unité » BB-105, l'âme ne saurait être de nature composite. Or, pour le Bouddhisme, il ne faut pas voir dans la « vacuité » une dualité, « le Vide et la forme ne doivent pas être divisés en deux (parties). Ils ne sont pas deux, il ne faut pas en faire deux » CT-86. Quand Nâgârjuna enjoint à « dépasser l'idée et l'être comme celle du non-être » ESBT-81, il invite à sortir de la pensée par catégorie et du mode de raisonnement par contradiction, qui nous font concevoir l'unité et la pluralité comme opposés.

Comme dans le miroir. La forme et le reflet se regardent. Vous n'êtes pas le reflet. Mais le reflet est vous, Tozan.
La dualité n'est pas absente des courants doctrinaux du Bouddhisme. Ainsi, les Hinayânistes affirment-ils que l'abolition du samsâra mène à la réalisation du nirvâna, alors que « les Mahâyânistes proclament que nirvâna et samsâra sont une seule et même chose. Vue sous un angle, elle correspond au samsâra ; vue sous un autre, elle est le nirvâna » BB-248.
- Je suis le
rythme de mes battements cardiaques : l'afflux du sang dans mon cœur,
suivi de son reflux dans les différentes parties de mon corps. Les deux
mouvements s'enchaînent sur une cadence régulière. Je me concentre sur chaque
« couple de battements » et j'observe... Je dissocie chaque phase de
mon rythme cardiaque et j'observe... J'ouvre la focale de mon attention au
maximum pour englober le plus de « couples de battements » en une
seule perception. Ma conscience n'est pas assez vaste pour les embrasser tous. J'ai
l'impression qu'ils n'ont pas de début ni de fin...
- J'observe
le silence. Il forme un tout. Mais, où commence-t-il ? Par l'absence de
bruit alentour ? Mais l'absence de bruit est-elle causale d'un « premier »
silence et de ceux qui le suivent immédiatement ou d'une « durée globale » ?
Est-ce une « suite de silences courts » qui se répètent ou un
« silence unique » dont la longueur est délimitée par le
surgissement d'un bruit venant l'interrompre ? C'est alors qu'intervalles,
maillons et chaîne se mélangent. Tout se confond, tout disparaît dans un tout
homogène et sans distinction. Mes battements cardiaques ne sont plus une succession
d'afflux et de reflux, ma respiration n'est plus une succession d'inspire et
d'expire, rien n'est plus discriminé, tout n'est plus qu'une onde, unique,
indivisible...

Une chaîne est formée de liens. La « Chaîne des origines interdépendantes » est formée par (la jonction de) causes et d'effets. L'effet succède à la cause dans un mouvement de création-destruction incessantes, « causes et effets s'engendrent sans que le parent-cause puisse connaître sa progéniture-effet car il disparaît tandis que celle-ci surgit, ou, plutôt, c'est sa disparition elle-même qui constitue son effet : le nouveau phénomène » ESBT-65.
Cet enchaînement est un fait d'observation qui dépend de notre perspective. Selon que la vue porte sur les maillons ou sur les intervalles, sur le plein ou sur le creux, sur la forme ou sur le vide, le point de vue change, la vue bascule. Les allers et retours de l'un à l'autre révèlent l'illusion d'optique. En décohérant mon regard de l'objet, je prends conscience que la « vision des parties » ou la « vision du tout » est une question de perception, autrement dit que l'objet est le produit de mon observation.
Dans la dualité réside les « causes de la souffrance » : le désir et l'aversion, la soif de l'existence et la peur de mourir, « l'amour, la haine et les actes que ces sentiments suscitent, par l'attachement à l'existence individuelle » ESBT-62 forment les maillons de la « Chaîne des origines combinées ». La cause première est l'ignorance (la « fausse connaissance »), de laquelle s'origine « l'erreur d'interprétation » (ou d'identification)qui nous fait voir une suite de maillons reliés par des relations imbriquées de « cause à effet » plutôt que le tissu sans commencement ni fin du devenir, « le jeu, sans commencement connaissable, de l'activité qui est l'univers » ESBT-63 ; « Vue sous un angle, elle correspond au samsâra ; vue sous un autre, elle est le nirvâna » BB-248.
Le samsâra est pareil à une rivière animée d'un courant. A certains moments, ce courant s'accélère, devient puissant et chaotique, bouillonne à grands remous. A certains endroits, le parcours de la rivière se termine brusquement par une chute. En tombant de la montagne, l'eau se disperse en cascade puis alimente un lac dans lequel le courant se dilue et ralentit jusqu'à l'arrêt total. C'est le nirvâna. Il n'y a pas « deux » eaux différentes ! C'est la même eau, tantôt, fragmentée par l'énergie du courant en une multitude de vagues en perpétuelle transformation, tantôt formant un tout unique et immuable.
Si l'illumination est la réalisation de l'identité du samsâra et du nirvâna, alors l'ignorance ou la « fausse connaissance » (avidhyâ) consiste dans la pensée de la dualité par laquelle naissent les couples d'opposés, « la Chaîne des Origines interdépendantes où l'ignorance est déclarée cause qui met en mouvement la ronde des phénomènes » BB-248.
L'énergie du courant fragmente l'eau de la rivière en créant des vagues qui surgissent spontanément, se mélangent violemment et forment des remous dans le chaos des rapides à l'approche de la cascade. Le mouvement fait la différence, la différence fait la succession, la succession fait le temps, l'enchaînement sérié de moments distincts fait l'idée de causalité, le courant de la pensée façonne la sérialité de la cause à l'effet. Que le courant diminue lorsque l'eau atteint le lac, que les vagues et les différences s'amenuisent jusqu'à disparaître, ne signifie pas que le nirvâna « fasse partie » ou succède au samsâra. Il n'y a pas « filiation». La Réalité n'est pas révélée lorsque cesse l'illusion du courant du devenir. Il n'y a pas « inférence ».
Le nirvâna est toujours là ! C'est l'instant prēsent, non-local. Il n'est pas duel, il n'est pas chaîné. Cela est dans « l'éternel retour » de ce qui a toujours été, « non permanent et immuable » en son recommencement perpétuel.

Résiste avec énergie au torrent. Ayant compris comment se dissolvent les formations (samskâras), tu comprendras cela qui n'est pas formé (cela qui n'est pas un groupe d'éléments impermanents) BB-301.
C'est donc bien la « Vue expérientielle » du moment prēsent - sous laquelle la conscience de la Réalité abolit la conscience de la forme et avec elle toute illusion de dualité - qui est constitutive de l'aboutissement philosophique du Bouddhisme, « cela qui apparaît comme samsâra à l'ignorant, apparaît comme nirvâna à celui qui est illuminé » BB-248. Ce qui fait de l'éveil « le but au-delà de l'esprit et le but au-delà de toutes les théories » BB-103.
Dépasser la dualité, c'est atteindre une « pensée sans pensée[iii] » qui est une région du vide « où il n'y a ni idées, ni absence d'idées » BB-121. Ne voyons pas là un paradoxe dans la coexistence simultanée de l'être et du non-être. Il n'y a d'aporie que là où il y a dualité. Le nirvâna est la cessation de toute dualité. « Nirvâna n'est pas non-existence. Nous appelons nirvâna la cessation de toutes les pensées de non-existence et d'existence» BB-249.
Toute pensée par objet est dualiste. Le nirvâna est conscience sans forme, Connaissance « sans objet ». La notion « d'objet » s'entend comme une représentation façonnée d'attributs formés qui ne sont pas des qualités propres à une Réalité qui existerait en soi, mais la projection de l'activité de représentation de (la forme de) notre imagination, « le nirvâna est dépeint comme étant atteint par celui qui a reconnu que tous les phénomènes sont de la nature des mirages et des rêves, dénués d'essence propre. Nirvâna devient, pour le Mahâyâniste, un synonyme de Réalité, désignée aussi par le terme Vide (...) de toutes les qualités imaginaires que nous superposons sur la réalité, vide de dualité » BB-251, vide de forme, de la conscience de la forme.

En définitive, il n'y a là rien d'extraordinaire. Rien qui n'impose de recourir à l'hypothèse d'une métaphysique pour justifier comment « ce qui fait partie du courant du devenir » peut voir ce qui est « vide de cause », ni comment la connaissance d'un donné objectivable est possible « par-delà » l'activité de cognition ou, encore, comment il peut exister (et comment pouvons-nous concevoir) une « région du vide où il n'y a ni idées, ni absence d'idées ».
Ce qui nous égare et nous détourne, c'est l'illusion produite par notre propre esprit qui nous fait croire en la réalité d'un en-soi. « Réalité impossible à connaître de l'extérieur, impossible à comprendre par des raisonnements et non-dualité, qui est toujours présente devant nous et en nous et que notre imagination productive divise, à tort, en samsâra et en nirvâna » BB-256.
Ce qui est signifié par les termes « impossible à connaître de l'extérieur », ce n'est pas le caractère inaccessible de sa « Connaissance » en elle-même, c'est l'incomplétude de sa compréhension par la pensée pure, c'est-à-dire l'indissociabilité d'avec les faits. Chercher à « comprendre » le nirvâna crée une dualité dissociative. La cognition alimente et meut le samsâra par la conscience de la forme, par la pensée discursive, par la réflexion philosophique et par la doctrine du Bouddhisme lui-même !
Pour la Prâjñapâramitâ, la finalité du bouddhisme, « la Délivrance par la Connaissance » CT-29 est une délivrance de la Connaissance, « libéré aussi de la Doctrine du Bouddha, parce que toute doctrine, produit de conceptions nées dans la sphère du relatif, est le fruit de l'imagination » CT-74.
C'est pourquoi, développer la « Vue (logique) juste » de la compréhension du nirvâna parallèlement à sa « Vue (expérientielle) juste » par la méditation, permet de « passer par-delà » la perspective du représenté et de prendre conscience de cela, la « nature de l'être » par-delà la forme, la vacuité.

La plus belle équation philosophique
Ce que révèle cette « Vue pénétrante et juste »,
c'est la simplicité et l'harmonie du rapport entre l'interdépendance, l'impermanence
et la vacuité :
Tout ce qui existe est fait et issu de causes. Aucune n'est isolée. Aucune n'est un commencement en elle-même, aucune n'est une fin en soi. Toutes les causes sont reliées, chaînées, combinées, en un ensemble complexe. Tout est interdépendant.
Constamment, des liens, des connexions, des relations, se font et se défont au sein de cet entrelacs mouvant d'interdépendances. Tout est en construction constante et en déconstruction incessante. Tout est impermanent.
Rien dans tout cela, rien de ce qui apparaît temporairement, sporadiquement, sous l'effet de conjonctions fugitives - d'une infinie diversité d'infinie combinaisons de causes - n'est à lui-même sa propre cause. Rien n'a d'en-soi. Tout est vacuité.

Le lamaïsme distingue existence et réalité, c'est-à-dire
ce qui possède un caractère autogène, « qui est à lui-même sa propre
cause ». Or, rien de ce qui existe, en tout et partout, n'a de réalité
propre, « il n'y a là, aucune Vérité absolue, seulement des
conceptions de notre esprit fruits de notre imagination » CT-82.
Bhâva, le monde des
phénomènes, « est tout ce qui existe », « l'existence est un continuel devenir » CT-80 et ce qui n'appartient pas à l'ordre et de
la sphère du devenir n'a tout simplement pas d'existence !
Par l'équation de la relativité, Einstein a résumé avec simplicité et beauté (toute mathématique) la nature du réel, « tout est relatif » ! La mécanique quantique n'est pas exempte. « L'observation » (la mesure) y joue un rôle déterminant dans le «comportement » de la réalité. Le vide à partie liée avec « l'observation ». Il est «l'absence de tout ce que pourrait concevoir notre esprit se mouvant dans le cercle de la relativité » BB-161.

Le terme observateur n'a pas, ici, de caractère subjectif. Il désigne un point de vue relatif aux « conditions d'observation » et fait référence à un ensemble de causes relatives (conditionnées et conditionnant) - entre autres, aux mécanismes de la perception sensorielle et aux règles du raisonnement logique -, déterminantes de la forme et du nom. Toute chose relève de l'ordre de la représentation par l'esprit dans le rapport suivant lequel, l'existence de cela surgit dès que ceci est catégorisé. «Nous rendons les choses existantes en apposant des désignations. Dès que nous pensons à quelque chose, nous pensons à des désignations qui sont apposées » CLCE-55.
Tout ce qu'il nous est possible de postuler (et de comprendre) relève de la sphère et l'ordre du relatif. Parce qu'elle est « représentation », l'existence est (faussement) connaissable. « Ce samsâra, nous ne le percevons pas tel qu'il est en réalité. Notre imagination productive (...) superpose, sur celui-ci, une construction illusoire, des images pareilles à celles vues en rêve » BB-255. Il en va de même de l'esprit, « il n'y a pas d'esprit non désigné (...) ayant une existence propre. L'esprit vient de l'esprit (...) C'est pareil pour le « je » ou soi. Ils sont vides d'existence propre » CLCE-38, de forme propre.

La vacuité n'est pas un « vide de désignation » laissé par le silence du mental imaginaire. L'absence de désignation résulte de la non-activité de l'esprit (la cessation des « confections mentales »). Elle n'existe donc que par un lien de « dépendance » causale à l'esprit. Pour autant, la vacuité n'est pas dans l'esprit, « pareil à l'espace, l'esprit est vide dans les trois temps (passé, présent, futur) (...) l'essence de l'espace, sa nature propre, l'espace en soi sont au-delà de toute expression, de toute imagination » ESBT-137.
La vacuité n'est pas dans l'objet. L'existence de l'objet est purement conventionnelle ou nommée. Il n'y a d'objet que « pour-soi ». « (...) ce que l'on appelle l'objet à réfuter » CLCE-44 est seulement un nom servant à désigner une production qui n'existe qu'en «dépendance (de cause) subtile » à l'esprit, « il est impossible de classer ces réalités (l'observateur et l'objet observé) comme étant, soit une dualité, soit une unité » BB-103.
La vacuité n'est pas dans la « base » de l'objet (physique, indépendante) son support conventionnel. L'objet n'a d'existence qu'en regard de l'esprit qui le désigne, par l'opération par laquelle une représentation mentale devient le support conceptuel du nommé. L'objet ne possède pas d'existence propre indépendamment de sa désignation, indépendamment de la forme qu'il revêt à la conscience. La vacuité n'a ni être propre, ni nature ultime, ni Réalité au sens absolu. Elle est au-delà des catégories a priori (kantiennes) de la perception et « par-delà » toute forme de connaissance. La vacuité est « au-delà du par-delà » du désigné, du désignant et de la désignation. «Inconnaissable est l'Absolu ; connu, il deviendrait relatif » BB-161.

La définition d'une cascade est une « chute d'eau rompant le cours d'un fleuve ou d'une rivière en raison d'une forte déclivité de terrain » CNRTL. Nous en comprenons la définition, car chacun des termes nous est, implicitement, connu. Mais, si je dois les expliquer, il me faut recourir à d'autres définitions et si je veux que mon explication soit (contextuellement) complète, je dois m'inclure en tant que désignant, expliquer par quelles activités et opérations (linguistique, sémantique, computationnelle, mentale, etc.) je procède et, par conséquent, je devrais, également, expliquer lesdites activités et pour cela ce qui les produit, l'esprit, la conscience, la personne, le « je »...
Un mot est une étiquette construite sur la base d'un langage de symboles dont le sens est partagé par convention. A l'instar des causes formant la « chaîne des origines combinées », nous combinons et recombinons ces symboles en permanence. Et plus nous cherchons à préciser chaque terme, plus les croisements sémantiques constituent un réseau complexe. Une définition relie ainsi d'autres définitions en une cascade continue d'analogies.
Où est l'en-soi du nommé dans tout cela ? Il n'est pas dans le sens véhiculé par chaque mots pris individuellement, ni dans les symboles utilisés pour former chaque mot, ni dans une phrase constituée par un choix de mots... Le nommé est la relation entre un ensemble de relations, formées d'un ensemble d'éléments eux-mêmes reliés, sans que l'on puisse identifier le commencement de cette chaîne de signifiants enchâssés. Mais, cela n'est que sémantique. Où est l'objet derrière le mot qui le désigne ? Où se trouve la réalité du « corps de l'objet » en-deçà du symbole qui le nomme ?

Si nous observons la matière dont est faite la cascade, nous voyons qu'elle est composée d'eau, elle-même formée de molécules, elles-mêmes formées d'atomes dont les propriétés sont le produit de l'activité vibratoire des cordes quantiques dont ils sont constitués. La réalité physique de la cascade n'est ni dans l'eau et ses qualités, ni dans le dénivelé et la nature du terrain, ni dans la force de gravité et les lois physiques...
En sa nature fondamentale, l'électron, n'est ni une particule, ni une onde. Son comportement et sa forme dépendent de l'observation (la mesure), c'est-à-dire d'une «interaction ». La matière est-elle, intrinsèquement, différente des symboles utilisés pour la nommer ? N'adopte-t-elle pas une « existence » efficiente en regard du contexte dont le signifiant émerge ? « Prenez l'objet que nous nommons horloge. Chaque partie de l'horloge a une désignation. Chaque désignation est apposée sur une autre qui est appliquée sur une autre jusqu'aux atomes - même atomes est une désignation apposée sur une autre - (...) Puisque l'horloge n'est qu'un tas de désignations, pourquoi la voyons-nous comme si concrète ? » CLCE-56.
L'illusion phénoménale qui nous amène à croire qu'un signifié matériel possède une réalité physique distincte et indépendante provient de l'activité complexe d'un ensemble interagissant de « désignations » enchâssées formant le tourbillon du signifiant. « Hommes et choses sont de simples termes désignant la période de durée pendant laquelle une même forme [consciente] persiste (...) toutes choses ne sont que des résultats produits à l'infini par d'innombrables actions » BB-211.
Le désigné est la projection d'une représentation produite par l'activité de « confection mentale » du désignant - elle-même produit d'interactions entremêlées - sous une perspective qui lui confère l'illusion d'un en-soi.

La vie dure le temps d'une pensée (...) esprit, ou pensée, ou connaissance, cela se produit et disparaît dans un changement perpétuel BB-211.
- En ce
début de septième semaine de pratique (quasi) quotidienne de méditation, je
continue de concentrer mon attention sur le bruit de mes battements cardiaques.
J'essaie d'étendre ma focale aux pulsations du sang au niveau de ma poitrine et
au bout de mes doigts reliés en Dhyani mudra. La sensation est plus subtile et curieusement
plus difficile à saisir lorsque je me fixe sur le bruit, alors qu'elle m'aide à
le retrouver lorsque je le perds !
- J'observe
ce rythme régulier d'influx et de reflux avec vigilance. Je ne sais dire
pourquoi, mais, aujourd'hui, je ne perçois pas ce rythme comme une «succession »
de battements dans le temps, je le vois plutôt comme une
«répétition » d'une seule et même mesure, d'un seul et unique moment
qui se répète à l'identique. « Ils ne sont pas deux, il ne faut pas en faire
deux », dit le Mahâyâna à propos du samsâra et du nirvâna.
- « Tout est fait de causes » comme une ligne est faite de points. Or, si je vois un point (figurant une personne) se déplacer sur un écran en deux dimensions, il me manque une dimension spatiale. Je peux croire que cette personne tourne en rond alors qu'elle monte en décrivant des cercles concentriques ou je peux penser sa position stationnaire alors qu'elle chute à la verticale ! La carte n'est pas le territoire, mais une projection de mon esprit.
- La « ligne des causes » n'est pas
faite de points, conditionnés et conditionnant. C'est mon esprit qui voit, imagine, une « suite jointe », c'est
ma perspective conditionnée qui me fait concevoir l'illusion d'un enchaînement
formant une « chaîne de causalité ». En réalité, il n'y a pas « jonction » mais unicité, il n'y a
pas « chaînage », mais répétition !
- Le bruit
de mes battements cardiaques est une onde qui se propage en « se répétant »
d'instant en instant. Il n'y a pas de points se succédant, c'est le même point
qui apparaît et disparaît au « même moment ». Ils ne sont toutefois
pas synchrones. Les voir « synchrones », c'est en voir deux ! « L'éternel retour de l'instant » n'est pas mouvant,
il est immobile...
- En même
temps que je prends conscience de ce renversement de ma perspective, je sais
qu'il n'est pas complet, qu'il mène plus loin. Je sais que cet instant, répété à l'infini, suite sans suite de création
et de destruction, n'est pas un en-soi.
« Il n'est pas un, il ne faut pas
en faire un »...
- L'instant
n'est pas à lui-même sa propre cause, ni causal de ce qui suit. « Ce qui suit » est un effet de
perspective de mon esprit. Tout ce qui existe n'est pas le produit d'un
instant, premier et initial, initiateur d'une chaîne d'instants continus et prolongés.
Il ne faut pas voir ces créations et
destructions comme une suite. Il n'y
a rien qui « produit » quoi que ce soit. Ce qui apparaît créé et recréé
est la propagation d'une onde à travers un mur percé de fentes qui occultent ou
laissent passer son signal. Sauf qu'il n'y a pas de mur, ni de fente. Seul mon esprit
est la cause de cette illusion !
- Au centre
de « l'éternel retour de l'instant » tout est distinct et non-distinct,
séparé et non-séparé, joint et non-joint, à la fois être et non-être, pensée et
non-pensée... Il n'y a ni répétition, ni continuité, ni mouvement. Rien que la vacuité. Et rien ne « relie » la
vacuité à elle-même, dans une succession de créations et de destructions formant
« l'éternel retour de l'instant », hormis le point de vue conceptuel que mon
esprit projette sur elle.
- Tout ce
qui existe est, seulement, l'instant prēsent et cet instant n'est pas constitutif
d'un en-soi. Il ne résonne pas de lui-même (de sa propre cause). Sa création vibre
en simultané, acausale à sa propre destruction. Tout est fait de causes et toute cause est vacuité. Toute cause est un vide pur, sans qualités
propres, de toute cause conditionnée et conditionnant...
- Il n'y a
plus de passé, de présent, de futur, il n'y a plus ni succession ni écoulement,
ni pensée ni raisonnement, lorsque l'esprit (re)devient vacuité. En réalisant
ce changement de paradigme (qui dissout toute causalité et toute temporalité avec
la perspective dont ils sont le produit), je me sens gagné par la félicité. La
raison est cause de souffrance, car la raison ne peut obtenir la satisfaction
d'une réponse par nature à jamais incomplète. La pensée discursive est un flux
constant, une chaîne de raisonnements sans fin ni résolution, formée d'idées et
de concepts qui renvoient à d'autres idées et à d'autres concepts dans un
abysse de symboles forgées d'analogies...
- La causalité est un concept, le temps est un
concept, la doctrine de la vacuité, elle-même, est un concept ! Tout est
fait de causes et toute cause est, par essence, symbolique, produit de l'esprit
qui la désigne comme telle. Tout symbole est à la fois « représenté »
et « interprété », produit de « confections mentales »
conventionnelles (fruit d'un langage commun) ou personnelles (fruit de l'imaginaire
individuel). La vacuité n'est pas le point de départ primordial, il
ne faut pas en faire un « point zéro », l'en-soi d'où toute cause est
initiée. La vacuité est « au-delà » du désignant, « par-delà »
la désignation, « au-delà du par-delà » du désigné.
- La plus
belle équation philosophique est celle de vacuité et la vacuité est plus belle
que toute équation, plus belle que toute philosophie, plus belle que la beauté
elle-même. Le koan de la vacuité est que rien de ce qui existe n'est issu de
rien, mais que rien de tout ce qui est n'en est la production, sans que rien
n'en constitue la succession, sans que rien ne forme un enchaînement, sans que
rien ne soit en jonction !
- Rien n'existe qui ne soit désigné sous une
forme ou sous une autre par l'esprit selon la perspective qu'il adopte. L'esprit, lui-même, est une pensée issue de
la non-pensée, une forme issue de la non-forme qui émerge sous les aspects de
la phénoménalité consciente et qui dure tant que perdure la conscience de cette
phénoménalité.
- Tout est
forme et tout est vacuité. Le samsâra est le nirvâna. Le moment prēsent
est vacuité. Le courant du devenir est vacuité. La conscience de la forme est
vacuité. La causalité est vacuité. Je suis vacuité. Tout est vacuité. La
vacuité elle-même est vacuité ! Il n'y a rien et ce rien est tout[iv]...
Ce que nous voyons avec des formes n'est que le reflet de notre esprit. L'esprit n'existe pas en lui-même, son existence se révèle à travers les formes, Baso.
Namasté
Références :
BB : Bouddhisme du Bouddha, Alexandra David Neel https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelBouddhismeDuBouddha?q=Mahavagga
CLCE : Comment les choses existent - Enseignements sur la vacuité - Lama Thoubtèn Zopa Rinpoché https://archive.org/details/CommentLesChosesExistent/page/n1
CT : La Connaissance Transcendante, Alexandra David Neel https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLaConnaissanceTranscendante/page/n7?q=Prajna%2Bparamita
ESBT : Alexandra David Neel - Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLesEnseignementsSecrets/page/n1
[i] https://www.buddha-vacana.org/fr/sutta/samyutta.html#alphabet
[ii] https://www.goshinbudokai.fr/koan2.html
[iii] https://www.zen-deshimaru.com/fr/poemes-zen-des-grands-maitres-et-patriarches-du-bouddhisme-zen
[1] https://www.buddha-vacana.org/fr/sutta/samyutta.html#alphabet
[1] https://www.goshinbudokai.fr/koan2.html
[1] https://www.zen-deshimaru.com/fr/poemes-zen-des-grands-maitres-et-patriarches-du-bouddhisme-zen
[iv] « Qu'est-ce que Mu ? C'est zazen. Mu veut dire rien, mais ce n'est pas une notion négative. Mu n'est pas relatif au fait d'exister : c'est rien. Qu'est-ce que mu ? Rien et tout ». Questions à un Maître Zen - Taïsen Deshimaru