I.52 - De la sagesse naît la compassion
Le regard d'un mendiant, le spectacle de la misère, la souffrance de notre prochain font naître en nous la pitié, l'empathie, l'altruisme. Charitable et pénétrée, désintéressée et clairvoyante, la compassion pure va bien au-delà du sentiment éprouvé à la douleur d'autrui, c'est le verso du discernement, de la connaissance et de la sagesse.
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- Je marche
méditatif, en pleine conscience, de mes pas, du chemin, des bruits environnant,
des choses que je vois, des gens que je croise, comme autant de stimuli
sensoriels entrant et sortant d'un flux impermanent qui s'écoule continu, sans
aspérité, hors de toute projection subjective, de tout jugement, qui est
simplement et au sein duquel je suis.
- Je
m'arrête devant l'entrée du canal. J'observe le bassin. L'eau forme une étendue
dont la surface est ridée de vaguelettes sculptées par le vent. Un vol
d'oiseaux tournoient au-dessus de l'eau, frôlent sa surface et redécollent en
dessinant des arabesques dans le ciel. En arrière-plan, la brise remue les
feuilles dans les arbres. La caresse du vent vient adoucir la chaleur des
rayons du soleil sur ma peau. Les passants se baladent nonchalamment en
empruntant les passerelles reliant les berges.
- Le monde
est un tableau animé qui prend vie sous mes yeux. Chaque trait de pinceau est
précis, chaque touche ajustée, chaque mouvement accordé. Ses segments sont
comme les pièces d'un puzzle, les rouages d'une horlogerie complexe dont les engrenages
sont imperceptibles et la mécanique invisible. De l'ensemble coordonné émane un
sentiment d'unité.
- Sous
l'angle mécaniste, la nature est une machine dont chaque pièce est une machine
faite d'autres machines. Certaines sont très sophistiquées, certaines sont douées
de sensibilité, d'autres sont même conscientes d'exister, mais aucune n'a
d'en-soi. Comment, « tourbillons d'activités » automatiques et
ignorants de notre véritable nature, pouvons-nous éprouver de la compassion pour
les « produits » de la Chaîne des origines combinées ?
Le Védanta voit dans la « conscience individuelle » une réalité, l'atman, le Soi ou l'âme, transcendante par son essence et intrinsèque en son unité à une « conscience universelle » autogène, le brahman. La pensée consciente, la sensibilité, la souffrance y sont faculté, qualité et imperfection, inhérentes à l'âme incarnée, le jivatman, induites par les limitations de son enveloppe - l'instrument de cognition forgé des éléments de la nature - qui voilent la Réalité. Immanent, radiants de lumière, l'amour et la compassion expriment la connaissance de Soi dans la re-connaissance de « l'autre Soi même ».
Le principe philosophique Bouddhiste de la vacuité, qui affirme l'illusion d'un en-soi autonome en regard de l'interdépendance et de l'impermanence des phénomènes, induit l'irréalité du transcendant. Esprit, conscience, sentiment ne sont pas des qualités propres à une essence animique, mais un courant ou santâna « d'éléments cheminant en groupe (...) événements discontinus [conscience-connaissance, opérations mentales] se succédant en procession sans êtres attachés les uns aux autres » ESBT-50 que nous prenons pour réels par ignorance de leur véritable nature, laquelle faire naître «l'habitude invétérée de penser à la mesure d'un moi » ESBT-73.
Le Bouddhisme accorde un caractère sacré à la vie, sous toutes ses formes, dans toutes ses déclinaisons. Comme le Védanta, le Bouddhisme prône une éthique sociale et une conduite individuelle vertueuses impliquant la non-violence (en pensées, en paroles ou en actes) envers les êtres vivants. Dans le Dhammapada, s'adressant à des hindous, Bouddha déclare « Celui qui n'use de violence ni envers les faibles, ni envers les forts, qui ne tue point, qui ne fait point tuer, celui-là je l'appelle un Brahmana - l'être suprême et impersonnel du panthéisme védantin ; dans l'esprit du Bouddha celui qui a atteint l'illumination spirituelle - » BB-303. Mais la vie a-t-elle autant de valeur si les êtres ne sont que des maelströms d'énergie dénués d'âme ?
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L'empathie, la pitié, l'altruisme surgissent en nous spontanément, sans réfléchir, de manière instinctive - indifféremment de la question de savoir quels mécanismes sous-jacents (neurones miroirs, sélection naturelle, etc.) entrent en jeu dans leur déclenchement et indépendamment de tout jugement de valeur -, envers les êtres pour lesquels nous constatons un état de souffrance avéré. Mais le caractère « automatique » de ses sentiments ne contredit pas qu'ils puissent être déclenchés, soutenus ou amplifiés, par la croyance implicite en l'existence de l'âme individuelle, dont la conception confère un caractère naturel et authentique à la sensibilité des êtres vivants. Sommes-nous capables d'éprouver de la sympathie et de la compassion lorsque la souffrance est simulée, lorsque nous sommes (insidieusement) trompés ? A l'inverse la vérité, seule, est-elle le moteur de la conduite morale qui nous pousse à secourir, défendre et préserver ceux qui souffrent ?
Si la nature est purement mécanique d'où vient notre humanité ? Quelle est la base de l'altruisme, de la bonté, de la bienveillance et de la compassion ? Pourquoi devrions-nous secourir une « machine vivante » simplement parce qu'elle nous donne « l'impression de souffrir » ? Après tout, sa souffrance n'est que le fait d'un dysfonctionnement mécanique, d'une défaillance du système, conséquents à un défaut de fabrication ou à un bogue logiciel - même si une machine biologique ne se soigne pas par simple remplacement d'un organe mécanique ou par mise à jour logicielle -.
Avoir de la compassion pour les êtres en souffrance ne repose pas sur un jugement de valeur basé sur des critères de détermination. Mais, entre deux « machines pensantes » différenciées par des « capacités de computation » différentes, pourquoi accorderions-nous de la compassion a celle qui trime à résoudre un problème parce qu'elle possède une « puissance de calcul » moindre ou parce que son énoncé du problème est erroné?
La question vaut à l'inverse. Pourquoi la vie aurait-elle moins de valeur parce qu'elle consiste en des processus mécanistes ? N'est-il pas aussi merveilleux qu'une conscience intelligente puisse émerger de l'évolution au lieu que cette capacité soit, simplement, inhérente à son essence ?
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Dans cette optique, si une « machine pensante » découvre la solution à un problème pourquoi ne la communiquerait-elle pas à ses semblables en voyant leur souffrance induite par une « programmation erronée », comme le fit Bouddha après avoir atteint l'éveil en révélant au monde les causes de la souffrance et la manière de les supprimer en adoptant la conduite menant à cette suppression ?
Il n'y a pas là de différence. Ils ne sont pas une dualité, il ne faut pas en faire une dualité. Qu'il s'agisse « d'organismes » ou de machines vivantes, d'êtres doués de « pensée consciente » ou de programmes intelligents, la souffrance, « naturelle » ou produite par simulation informatique, existe ! Et pour les êtres « sensibles », que le réalisme de leur sensibilité soit programmé par un « dessein intelligent » ou par l'intelligence de la nature, dans un cas comme dans l'autre, la souffrance est aussi vraie pour celui qui la subit directement que pour celui qui l'éprouve par empathie.
Et dans un cas comme dans l'autre, la souffrance n'est ni un mal nécessaire, ni un accident, ni rien qui ne soit par fatalité inévitable. La souffrance est un « bogue dans la matrice » qu'il est possible de corriger dès lors que l'existence de la matrice est connue. Cette correction s'effectue non par la raison pure, mais par la « connaissance-sagesse, comprendre la nature des phénomènes psychologiques ; savoir comment fonctionne le monde intérieur » CSES-64.
« La racine des problèmes n'est pas intellectuelle (...) pour surmonter l'esprit indiscipliné et insatisfait, et mettre fin aux problèmes psychologiques, il vous faut devenir le psychothérapeute » CSES-71.
Voir la nature de la réalité (interdépendance, impermanence, vacuité), la nature de l'esprit, (de la conscience, de la personne et du moi), les causes de la souffrance (l'ignorance, le désir, la répulsion), change notre conception de la réalité - une représentation relative, fruit du relatif -, change notre conduite et nous permet de faire fonctionner notre « logiciel de l'esprit » d'une manière qui ne soit plus productrice de souffrance, ni pour soi ni pour les autres.
Cette réalité est le produit de la « chaîne des origines interdépendantes ». Elle n'a pas d'origine connue, perdue dans le passé le plus lointain depuis lequel elle se poursuit ininterrompue, sans cesse recommencé, (re)crée à chaque instant. « Le cycle des "Origines interdépendantes" se déroule en tout, partout, dans l'infiniment petit comme dans l'infiniment grand. Son développement ne s'opère pas progressivement dans le temps ; les causes énumérées sont toujours présentes, coexistantes et interdépendantes, leur activité est conjuguée, et elles n'existent que l'une par l'autre » ESBT-56.
Nous sommes habitués à penser la causalité en termes de dualité linéaire dans le temps selon l'idée - toute chose relève de l'ordre de la représentation par l'esprit - que « la cause produit l'effet ». Mais, qui de l'œuf ou la poule vient en premier ? Qui du vent ou de l'eau origine les vagues ? La réponse à ces koans est que l'un ne peut exister sans l'autre. Chacun est, à la fois, le déterminant et le produit de l'autre, le « créateur » et sa «création ».
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Dans une horloge comme dans tout mécanisme d'horlogerie, chaque rouage a une forme, une place, un rôle et une finalité précise. Réduit à la taille de quelques millimètres et projetés au cœur d'une horloge en fonctionnement sans connaître sa fonction, nous ne verrions que mouvement sans cause identifiable. Ce n'est qu'à plus grande échelle que notre regard peut englober la perspective et saisir le « dessein » d'ensemble. C'est en embrassant le monde par la « vue juste » de la nature véritable des choses que nous pouvons saisir ses principes fondateurs et percevoir les interactions subtiles de leurs articulations combinées dont les phénomènes sont l'expression.
Tout ce qui existe est fait de causes. L'action du vent sur la surface de l'eau produit des vagues. Tout ce qui existe est issu de causes. Chaque chose résulte d'une chaîne de causalité. « Aucune chose n'apparaît qui se soit produite elle-même » ESBT-54. Le vent résulte des mouvements de l'air, l'eau provient de la combinaison des atomes d'oxygène et d'hydrogène. Aucune cause n'est isolée. « Rien de simple n'émane de simple, ni un multiple n'émane de simple (autogène et homogène, pur et sans mélange) ; Rien de simple ne provient de simple. Tout émane d'une pluralité » CT-110. La forme des vagues (amplitude, fréquence, etc.) existe en « dépendance causale » de l'interaction du vent et de l'eau, dont l'existence est le fruit de la « dépendance causale » de leurs propriétés physiques (fluidité, liquidité)...
Toutes les causes sont reliées, combinées, en un ensemble complexe au sein duquel tout est en mouvement incessant. Chaque chose apparaît, évolue, change, par l'interaction des chaînes de causalité de ce qui l'entoure. Constamment, des connections se font et se défont entre chaque élément, ce qui rend l'ensemble impermanent, « tout ce qui surgit comme étant le résultat d'une réunion d'éléments doit forcément se désagréger lorsque se manifestent des causes différentes de celles qui ont amené la constitution de l'agrégat » ESBT-55. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». L'air se transforme en vent, l'eau en vague, les vagues en lames de fond ou en mer d'huile. Tout se transforme par l'interaction continue de ses éléments. L'eau et le vent sont composés de molécules et dotés de propriétés résultant des forces et des lois de la nature. Rien n'existe sans qu'un autre n'existe.
La nature est un tout, un vaste « mécanisme d'horlogerie » - sans dessein préconçu ni principe de conception transcendant - dont les propriétés de chaque « rouage » sont le résultat de « chaînes de causalité combinées ». « Les "Origines interdépendantes" ne sont point une description d'incidents survenant autour d'un être qui existerait à part d'eux... » ESBT-56. Ainsi, les concepts fondamentaux de « l'équation philosophique du Bouddhisme », interdépendance, impermanence et vacuité ne sont pas simplement corrélés, ils sont intriqués. Chaque principe existe du fait de l'existence relative des autres principes sans qu'aucun n'en soit l'origine ! « ... Chaque être est la Chaîne des Origines interdépendantes, comme elle est l'univers et en dehors de son activité, il n'existe aucun être, aucun univers» ESBT-56.
Puisque pour exister chaque chose doit son existence à autre chose qui le détermine causalement ou qui en est « l'occasion favorable » - « tout ce qui existe dépend, pour exister, de l'existence d'autres choses qui le produisent et l'existence de cela qui existe cesse alors que cessent d'exister les causes ou les conditions qui le supportaient » ESBT-81 -, l'imPERmanence des phénomènes est au cœur de l'inTERdépendance des origines combinées.
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Et puisque « chaque chose qui existe » est relative à la combinaison d'un « ensemble de causes dont l'agrégat se dissipe ou dont l'événement cesse avec la cessation des effets de l'interaction de leurs chaînes de causalité », la vacuité est au cœur de l'imPERmanence, « toute substance est agrégat impermanent, elle est dénuée de nature propre, dénuée de soi, d'ego stable, immuable, elle est vide. Ainsi, tout peut-il être transformé, transmué » CT-126.
Tout ce qui existe n'est pas « lié », ni ne forme un tout par « relation ». Cette vision dualiste implique que chaque chose ait un en-soi. Il n'y ni interaction, ni coordination, ni synchronisation « d'éléments indépendants ». La nature n'est pas un automate composé d'automates, rouages aux propriétés spécifiques et aux fonctions conditionnées, dont l'ensemble est mû par un programme déterminé. Il n'y a pas de dualité entre le tout et ses composants, entre l'un et le multiple. Tout existe non par mais en interdépendance.
Il ne s'agit donc pas seulement d'acquérir la « vue juste » de la « réalité » par un renversement de perspective, mais de passer « par-delà » sa vision même. Comme pour la vision erronée du moi, sous l'emprise mentale duquel la représentation des choses apparaît dualité « où ceci existe parallèlement à cela qui est indépendant », nous devons développer la lucidité de la connaissance authentique de l'êtreté des choses « où ceci existe en inTERdépendance et dans l'imPERmanence à cela qui est la vacuité ».
Pour qui (l'éveillé) développe la sagesse de la « vue pénétrante » et saisit par l'expérientiel cette intrication fondamentale « au-delà » de tout raisonnement, « par-delà» toute philosophie, il n'y a plus de segmentation entre soi et les autres, plus de fragmentation entre les choses, il n'y a qu'inTERdépendance et le cœur de cette inTERdépendance est l'imPERmanence de la vacuité.
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« Il ne se produit pas le moindre mouvement sans que celui-ci ne déclenche d'autres mouvements (...) physiques ou mentaux, fruit de causes provenant de tout l'univers et a des répercussions dans tout l'univers. Ainsi se déploie le jeu, sans commencement connaissable, de l'activité qui est l'univers » ESBT-63.
Ce changement de perspective est l'aperception de la « réalité » au-delà de la conception d'un en-soi nouménal (individuel, immanent), par-delà toute forme de principe causal transcendant. La conscience et la compassion ne sont donc pas des facultés propres à une âme autogène, ni la souffrance un mal qui l'affecte «personnellement » en son incarnation corporelle.
Si la conscience est dépeinte dans le Bouddhisme comme une sorte de « courant » - susceptible d'être capté par les organismes vivants et relayé à proportion de leur développement cérébral -, c'est toujours décorrélé d'une essence individualisée. Du point de vue mécaniste, la conscience peut être envisagée comme un « tourbillon épiphénoménal » produit par le tourbillon d'activité des aires cérébrales, produit du tourbillon d'activité des atomes les composant, ainsi jusqu'au bouillonnement quantique fait de l'apparition et de la disparition simultanées de particules virtuelles dans « l'éternel retour de l'instant », « ces êtres sont mus par les forces inhérentes aux éléments dont ils sont formés et l'incommensurable univers dont ils sont des produits et des composants est, lui aussi, mû par des forces occultes émanant des éléments qui le composent, qui sont lui et en dehors desquels il n'existe pas » B-266.
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Mais surtout, la conscience est regardée dans l'optique d'une vision globale, dont le caractère « intégratif » reflète l'interdépendance des phénomènes. « Il n'existe pas de courant qui soit mon esprit (....) mais un unique courant qui est l'ensemble de l'activité mentale (...) tout cela est collectif, c'est le fleuve, en mouvement, des incalculables instants de conscience-connaissance venant du fond impénétrable des éternités » ESBT-73.
La compassion est synonyme de « libre-arbitre pur ». Sous l'emprise de l'ego notre libre-arbitre est faussé. Nous ne sommes pas maîtres de nous-mêmes. Nos actes sont déterminés par les influences inconscientes « qui constituent la "personne", instincts, tendances, idées, croyances » BB-320, appuyées sur des schémas mentaux de réponses préconçues, samskaras, forgés par l'empreinte des habitudes en « mémoires (vâsanâ) ou propensions » ESBT-63 qui nous entraînent à réagir émotionnellement et à reproduire les mêmes comportements sous l'impulsion des mêmes causes de souffrance (colère, attachement, jalousie, orgueil) dont la racine est l'ignorance.
L'ego ne naît pas à un moment donné, il est produit continuellement par la confusion générée par la croyance dans le caractère autonome et autogène de la réalité. « À chaque instant, l'image subjective qu'est le monde surgit dans notre esprit pour s'y engloutir et s'y dissoudre l'instant d'après » ESBT-109. L'ego de dissout lorsque l'illusion se dissipe, lorsque le voile se lève, lorsque se produit la délivrance (nirvâna) de la confusion et que le renversement de perspective opéré par la « Vue pénétrante » mène à l'éveil (Bodhisattva).
Nous ne sommes que tourbillons d'activité, « tu n'es que vide et tes actes ne sont point tiens, mais le simple jeu d'énergies formant des combinaisons passagères par l'effet de causes multiples » ESBT-114. Mais de la complexité de cette activité émerge une pensée capable d'agir consciemment sur son comportement, sur ses relations avec les autres et sur elle-même, par le discernement et la modification des facteurs psychologiques à leur origine, grâce à l'entraînement au développement d'attitudes et de vertus positives.
Toute combinaison d'actions de réactions suffisamment intégrées est indiscernable d'un psychisme comme « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ». Le sentiment de splendeur qui naît de la vue des sommets des Annapurna, l'émoi magique qui éclôt de la contemplation du levé du soleil à Mohare Danda, la sensation envoûtante qui émane de l'audition des chants bouddhistes dans un monastère à Bodnath, l'authenticité qui meut le cœur des tibétains, sont indiscernables d'un en-soi. Or, tout cela n'est que « tourbillon d'activité ». La beauté, le merveilleux, l'humanité ne résident pas dans les choses ou dans les êtres. Ils ne sont ni dans leur parties ni dans leur somme, ni dans les relations entre leurs parties. Toute chaîne de causes en interdépendance suffisamment subtile est indiscernable d'une réalité existante par elle-même.
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Nous sommes capables d'empathie, de pitié, d'altruisme et de compassion et pourtant nous ne sommes que des « machines très sophistiquées » au sens (biologique et physique) le plus élémentaire qui soit - sens qui doit lui-même être dépassé en tant que désignation - ! Lorsque le délivré obtient par le nirvâna la « Vue juste » de la réalité - lorsqu'il ne confond plus la réalité telle qu'elle apparaît et telle qu'elle est - son éveil lui octroie l'exercice plénier d'un libre-arbitre pur. Délivré des causes de la souffrance, la compassion de l'éveillé n'est plus entachée par l'ego - dont l'empreinte résiduelle persiste chez le libéré -. Son esprit et sa vision sont épurés, nettoyés, de toute impureté. Sa liberté d'action est authentique et totale. Il n'agit plus sous l'impulsion d'aucun égocentrisme ni motif extérieur.
L'éveillé est Bodhi, intelligence/connaissance/éveil, sattva, existant/êtreté. La connaissance et la compassion sont parfaitement équilibrés. Son libre-arbitre est pur. Il peut choisir en toute liberté de quitter le samsâra ou de venir en aide à ceux qu'il voit errer dans le samsâra aux prises avec les causes de souffrance. Sa décision n'est ni égotiste car il n'a plus d'ego, ni captive d'une force irrépressible, ce qui le placerait encore sous influence.
Le libre-arbitre ne naît pas avec l'éveil. Si les « six vertus ou perfections parfaites », paramitas (générosité, éthique, patience, effort enthousiaste, concentration, sagesse) se réfléchissent à travers le masque de l'ego dans les vertus « mondaines » empreintes du voile de la confusion. Sous cet empire, la bonté, l'altruisme, la compassion ne sont pas exemptes de tout désintérêt. La culture persévérante des six vertus, leur « épuration » de la confusion, ne conduit toutefois pas directement à la délivrance. « Le plus grand des saints demeure prisonnier du samsâra s'il n'a point compris que tout cela n'est que jeu d'enfant dénué de réalité, vaine fantasmagorie d'ombres que son propre esprit projette sur l'écran infini du Vide » ESBT-96.
L'effort ne consiste pas seulement en un travail d'épuration, mais à passer par-delà «l'ignorance du fait qu'il n'existe en la personne un moi permanent» BB-77 cause autogène des vertus. La pratique « excellente » du don implique l'abolition de l'idée de même de personne.
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Le « non-don » consiste dans la claire compréhension du fait qu'en donnant on ne donne réellement rien car l'acte de donner implique le fait de se démunir d'une chose qui était sienne. Or, en vérité, il n'y a ni possesseur, ni chose possédée CT-33.
La compassion pure n'est ni une forme de rejet de la souffrance, ni une forme de désir d'en épurer le cours. Ce seraient là des attitudes d'un esprit toujours en proie aux causes de la souffrance et donc à l'ignorance.Chez l'éveillé, la compassion est un sentiment sans profit, ni coercitif, ni générateur de souffrance, « la Connaissance qui dévoile le sort foncièrement misérable des "pèlerins (...) en proie à la souffrance", fait automatiquement surgir la pitié en celui qui contemple lucidement ce spectacle » BB-266.
Rien n'est issu de rien. Que l'éveillé soit animé par un déterminisme pur, que ces actes traduisent l'exercice de « vertus parfaites », ne signifie pas qu'il est à lui-même sa propre cause. Succédant à la vue erronée et à la fausse connaissance de la réalité induites par la confusion de la vacuité avec un en-soi, la « Vue juste » de la réalité est le déterminant causal de l'éveillé. La compassion est la qualité du discernement illuminé c'est-à-dire de la connaissance-sagesse qui l'accompagne, « la lutte intelligente contre toutes les formes de la souffrance et pour le bien-être de tous les êtres est le second aspect de la Volonté parfaite appliquée au But parfait » BB-129.
Venir en aide par pure compassion aux personnes qui souffrent - non pas tant du fait de contingences proprement matérielles qu'en raison de l'activité erronée et imaginaire de leurs activités de « confections mentales » - fait partie intégrante de l'éveil, dont elle est l'expression. La compassion est l'état de « l'inébranlable délivrance de l'esprit parvenu à la paix par la Connaissance » BB-128 qui, désormais éveillé à l'état de Bodhisattva, choisi de devenir un guide sur la voie de la cessation de la souffrance.
De la position d'un observateur situé en deçà « l'horizon des événements » de l'éveil, la nature est une vaste machine à produire d'autres machines - à convertir des « tourbillons d'activités » chaotiques en « courants » subtils de conscience - mues par un programme simple de recherche du bonheur. Dans leur quête pour réaliser ce bonheur, dont la conception est faussée par la confusion d'une « erreur de concrétude » qui leur fait considérer leur personne et leur moi comme une entité autonome, ces machines évoluées s'égarent dans un cycle de souffrances dont ils contribuent à alimenter par la force de leur désir et leur orgueil la ronde incessante des causes combinées.
Toutefois, le caractère « merveilleux » de cette vaste mécanique est d'offrir la possibilité extraordinaire - que l'on pourrait même être tenté de qualifier de « magique » du fait qu'elle n'est animée d'aucune transcendance - d'une évolution vers la complexité. Une opportunité que le Bouddhisme nomme « la précieuse vie humaine » en regard du cadeau inestimable que représente la faculté de se savoir conscient et, conséquemment, de pouvoir se libérer de l'ignorance pour atteindre le bonheur véritable par la délivrance.
De l'autre côté de « l'horizon des événements » du nirvâna, l'éveillé s'ouvre à la vue océanique surgissant de sa désincarcération de l'ego. De l'abolition de la dualité naît chez le Bodhisattva une compassion pure pour ses avatars enchaînés au samsâra,
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« une immense compassion est née. Il a contemplé et compris le sort lamentable des êtres que la ronde des renaissances entraîne, depuis des éternités, de douleur en douleur, et la volonté d'alléger leurs souffrances et de les en libérer, s'impose à lui » BB-129.
Namasté
Références :
BB : Bouddhisme du Bouddha, Alexandra David Neel https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelBouddhismeDuBouddha?q=Mahavagga
CLCE : Comment les choses existent - Enseignements sur la vacuité - Lama Thoubtèn Zopa Rinpoché https://archive.org/details/CommentLesChosesExistent/page/n1
CSCSE : Le calme serein de l'esprit silencieux- Lama Thoubtèn Yéshé
ESBT : Alexandra David Neel - Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLesEnseignementsSecrets/page/n1