I.54 - Japon, « la félicité de l’instant » - Le sanctuaire du geste
Nous prenons pour réel ce que nous voyons, entendons et naturellement nous-mêmes qui le percevons, sans nous interroger sur leur véracité. Est-ce l'observé, l'observateur ou l'observation, qui est à la source de la confusion qui nous fait croire en la réalité d'un en-soi indépendant dans les choses et dans celui qui les perçoit ?
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000378-848ca85818/zen_garden.jpg?ph=bc4d23e248)
- Le ciel d'Osaka
est pluvieux. Au loin, les montagnes se mélangent avec la brume. Leurs contours
sont indistincts. Le solide est vaporeux. Comme mes compagnons de voyage,
j'aurais aimé que les rayons d'un soleil radieux éclairent mes premiers pas au
Japon. La lumière discrimine, trace et délimite. Elle fait apparaître les
choses distinctement. Le soleil nous montre où s'arrête la montagne et où commence
le ciel. La pluie brouille notre perception. Les éléments se mélangent. Le bas
se confond avec le haut, la terre avec le ciel. Où commence la brume et où
s'arrête la montagne ? L'un n'existe pas sans l'autre. N'est-ce pas cela
l'interdépendance des phénomènes ?
Tout est vacuité, la montagne, les nuages, la pluie, la lumière. Ce n'est pas le soleil qui dessine les formes, ni la pluie qui les gomme, c'est la perception que j'en ai. La conscience a ceci de particulier qu'elle est créatrice de dualité. « La vacuité est la manière dont les choses existent réellement. C'est la manière dont les choses existent par opposition à la manière dont elles apparaissent. Nous croyons naturellement que les choses que nous voyons autour de nous existent vraiment parce que nous croyons qu'elles existent exactement de la manière dont elles apparaissent » UBM-105.
Le Japon est une terre chargée d'énergies : l'énergie tellurique qui fait régulièrement trembler le sol et dont l'imprévisibilité rappelle à ses habitants l'impermanence de toutes choses ; l'énergie du geste accumulée par des pratiques rituelles et consacrées ; l'énergie de l'esprit par le reiki - du japonais rei esprit et ki énergie[i] - qui émane du mont Kurama, son berceau. Venir au Japon est l'occasion de voir autrement, de (res)sentir le monde de la manière dont il vibre plutôt que de le percevoir de la manière dont il nous apparaît à travers nos consciences sensorielles.
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000379-1440d15378/Feu-4.jpg?ph=bc4d23e248)
- Les
gestes du moine sont vifs et directs. Sa pratique et son habileté nourrissent le
feu dont la colonne illumine l'autel autour duquel nous sommes rassemblés. La
fraîche atmosphère matinale se réchauffe rapidement. La cérémonie est un rituel
incontournable du mont Shigi[ii],
rythmée par les chants et le gong. La frappe est cadencée, puissante, invasive.
Les vibrations m'imprègnent tandis que le spectacle du feu me capture et
m'emporte...
La gestuelle japonaise est fascinante. La lenteur du geste, sa précision, la pleine conscience de l'instant, lui confère à eux seuls un caractère sacré. Dépourvu de toute dimension mécanique, le geste exsude de vie. Comment l'imprévisible et le spontané peuvent-il surgir d'une chorégraphie parfaite ?
La répétition patiente, l'exécution inlassable, amènent la perfection. Mais ce n'est pas la perfection qui est visée -ni le centre de la cible par l'archer zen -, c'est le surgissement de la « vision juste » au paroxysme d'une conscience absorbée dans le flow de l'instant. Le geste est un koan, un instrument du basculement de la fausse vers la vraie connaissance.
A l'instar de la brume qui, en faisant se confondre la montagne et le ciel, brouille notre perception et nous empêche de déterminer où s'arrête l'un et où l'autre commence, la fluidité du geste entremêle l'agent à son action de sorte que le mouvement ne peut plus être distingué de son impulsion. C'est à travers l'imperceptible que transparaît l'évidence. L'indivisibilité du geste à son auteur révèle leur interdépendance sous le seuil de la perception.
La confusion résulte des limites de nos sens. Au cinéma, une série d'images animées nous apparaît sous la forme d'un mouvement continu à la vitesse de 24 images par seconde. Si nous croyons (implicitement) être un agent autonome qui accomplit des actions indépendantes, c'est du fait de notre incapacité à percevoir l'intrication à nos actes.
« L'illusion qui nous fait croire à la stabilité prolongée des groupes (êtres ou choses) est un effet de l'infériorité de nos moyens de perception physiques et mentaux » BB-76.
La manière dont une chose existe, c'est unie, fusionnée, indifférenciée. La manière dont cette chose nous apparaît sous l'angle de nos consciences sensorielles, c'est distincte, discriminée, séparée. Comment pourrions-nous avoir « connaissance » des choses si nous les percevions sous leur forme véritable, agrégat indifférencié formés de courants inextricables ? Comment pourrions-nous avoir conscience d'être conscient, si notre phénoménologie nous apparaissait telle qu'elle est vraiment, un « tourbillon où les formations mentales, la corporéité, le mental, les sens, le contact, la sensation, le désir, la préhension, le devenir (...) se meuvent, s'entrecroisent, s'enchevêtrent (...) se forme, se déforme et se reforme à chaque instant » BB-76.
La manière dont les choses nous apparaissent (et dont nous-mêmes nous nous apparaissons à nos propres yeux) relève d'une illusion cognitive sans toutefois être intrinsèque, car rien n'est permanent, rien n'a d'en-soi et tout existe en interdépendance de causes. La confusion n'a de sens que de nous permettre de nous en libérer. Pour l'éveillé le nirvāna est le samsāra. Mais comment pourrions-nous faire « l'expérience directe » de la vacuité sans d'abord expérimenter sa perspective indirecte et fragmentée ?
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000380-4ce1f4dd83/cedre_kasuga.jpg?ph=bc4d23e248)
- La statue passe inaperçue. Frêle esquif
de bois, elle fait pâle figure face aux quinze mètres de l'imposante statue de
bronze du Bouddha Vairocana[iii]de Tōdai-ji. Mon regard est attiré par
les pèlerins empressés autour de l'effigie du saint indien bouddhiste Binzuru-sonja[iv] recouvert d'une cape rouge. Censé
apporté la guérison, les malades viennent toucher sa statue à l'endroit où
s'expriment leurs maux, espérant en être délivrés par « magie
solidaire ».
- La pensée d'un paradoxe émerge à ma
conscience, se renforce à la vue des pèlerins s'inclinant devant le Torii marquant
l'entrée du sanctuaire shintoïste Kasuga, se confirme lorsque ceux-ci saluent devant
les temples en passant outre le cèdre vieux de mille ans qui trône insensible à
la comédie humaine.
- Le shintoïsme (religion ancestrale du
Japon avant l'arrivée du Bouddhisme) vénère les kamis, les « esprits de
la nature ». Le rituel est central dans toutes les activités du Japon et
(sauf à être réceptif à son énergie) l'on reste en retrait de ce pays, de ses
courants spirituels, de ses coutumes et de ses arts, l'on en survole candide la
surface profane sans les clés permettant de pénétrer la philosophie du geste au
fondement de la société japonaise.
- Dans l'avion, j'ai visionné un film sur
« l'intelligence des arbres[v] ». Encore imprégné de fascination
pour ce monde du végétal insuffisamment compris, je m'étonne naïvement de
pratiques de vénération rituelles du principe animique de la vie via des intermédiaires
(torii, espaces sacrés délimités par des shimenawa, temples shinto...) à travers
lesquels ne s'écoule nulle vie !
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000381-d49aad5986/torii.jpg?ph=bc4d23e248)
La « divinité » des kamis leur permet certainement d'occuper les lieux et les supports matériels qu'ils souhaitent, rendant légitime de les vénérer à travers des constructions artificielles. Saluer en s'inclinant devant un Torii nous rappelle que l'esprit (de la vie) ne doit pas être confondu avec son enveloppe. Toutefois, entre les choses telles qu'elles sont en réalité et les choses telles qu'elles nous apparaissent règne une confusion implicite. « Les fidèles de l'ancien Japon vénéraient les éléments de la nature qui dégageaient une beauté et un pouvoir particuliers tels les chutes d'eau, les montagnes, les rochers, les animaux, les arbres, les herbes, les rizières[vi] ». Pourquoi ne pourrions-nous pas saluer la vie directement là où elle se trouve ? Passer par des médiats confère-t-il une valeur plus grande à notre vénération ?
Saluer un emplacement ou une enceinte sacrée - marquée par un Torii ou un shimenawa, une corde de paille de riz délimitant une « aire de pureté d'un sanctuaire shinto, territoire exclusivement réservé aux kamis [vii] » -, semble revêtir une plus grande valeur que de toucher un arbre. Le geste rituel peut paraître nous éloigner de l'être en déifiant un principe au lieu d'établir une relation spirituelle directe. Il est toutefois créateur d'un « lien » qui nous permet de nous connecter à quelque chose de plus grand que soi.
Le bouddhisme zen Rinzai vise le satori, le discernement de la confusion et la libération du samsāra, en cherchant à provoquer un « basculement » de la conscience entre la confusion et la connaissance par le questionnement des énigmatiques et paradoxaux koans[viii]. Parce qu'il remet en question nos a priori, le voyage constitue également une énigme. Il nous rappelle ce que répètent les textes mahâyânistes,
« il ne faut s'arrêter à aucune opinion en la jugeant comme étant définitive et représentant une Vérité absolue » CT-31.
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000384-f1e61f2e23/3moines.jpg?ph=bc4d23e248)
Les hindous utilisent le terme lila ou « jeu divin » pour nous amener à nous interroger sur ce que l'univers cherche à nous dire. L'énigme du voyage peut adopter la forme d'un «jeu de piste », qui dispense des indices sans lien apparent (voire dans un esprit de contradiction) où délivre les pièces d'un puzzle dont nous devons reconstituer l'image afin d'en faire émerger le sens. Le sens initiatique du voyage se révèle à mesure que l'assemblage de ses rouages coïncide avec l'introspection de soi et à l'ouverture de notre cœur. Sorte de « rétroingénierie » de celui que nous ne sommes pas encore visant à reconstituer celui que nous sommes et avons toujours été...
Comme le répète notre guide spirituelle, Minako[ix], « une opportunité, une rencontre », expression qui sous-entend la rencontre avec « d'autres que soi », mais également la rencontre « avec soi-même » à la croisée des chemins de nos existences passées et à venir. Dans ce lieu sans dimension ni durée (qui les contient toutes), au carrefour du champ des possibles, ceint de Torii enclos du shimenawa de nos « empreintes mentales », il nous appartient de desserrer les nœuds et de franchir le seuil.
C'est également un shimenawa conceptuel qui enclos la confusion de notre esprit et nous entraîne, implicitement, à croire dans la réalité d'un en-soi de l'être. Connaître la philosophie enseignée par le Bouddha quant à la nature de la réalité ne suffit pas, à elle seule, à dissiper notre ignorance. L'illusion est trop profondément ancrée en nous, comme une empreinte qui détermine la forme a priori de ce que nous percevons. La conscience de soi est un miroir dont le caractère déformant s'origine de son propre reflet.
C'est l'entraînement de l'esprit par la méditation de l'interdépendance des phénomènes qui développe la « Vue pénétrante » au-delà de la conscience et qui permet de saisir la réalité telle qu'elle est par-delà le voile déformant de la confusion implicite.
« Voyant ainsi l'indéniable interdépendance entre agent et action, on doit s'entraîner à voir que ce qui apparaît est vacuité et que ce qui est vacuité apparaît comme illusion » AAM-79.
« La porte s'ouvre par le questionnement ». Franchir le seuil d'un Torii me fait physiquement entrer (ou sortir) de l'enceinte d'un espace sacré, mais c'est le geste de m'incliner pour saluer qui marque véritablement le caractère sacré de « l'acte de passage ». La connexion au sacré s'établit par le geste rituel. Où commence l'action et où s'arrête l'agent qui fait l'action ? La cause existe en relation directe à l'effet (même si la cause disparaît pour que l'effet puisse apparaître). L'un n'est pas possible sans l'autre.
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000382-078ac087ff/reiki_pierre.jpg?ph=bc4d23e248)
- Au sanctuaire du mont Kurama (berceau du Reiki), une pierre de
forme quasi rectangulaire, à la surface relativement plane, est délimité par un
shimenawa. Au centre, une unique pièce
de monnaie.
Le fidèle qui l'a lancé a probablement salué en accomplissant son geste. Lorsque je lance une pierre sa trajectoire devient autonome tout en restant dépendante des conditions physiques de mon lancé. Dissocier la cause de l'effet me disculpe (à mes propres yeux) de ce qui peut advenir lorsque l'objet achève sa course. « Moi » l'agent, « je » me dissocie de mon acte. Celui qui a lancé cette pièce cherchait à établir un lien avec le sacré. Son geste lui a fait « franchir » physiquement l'espace pur délimité par le shimenawa et se connecter au divin à travers le vœu qu'il avait dans le même temps formulé.
Le geste reflète notre conception de la causalité, confusion ou éveil, indépendance ou interdépendance de l'agent à ses actes. Sous l'emprise de la confusion, nous concevons la causalité comme un « jeu de billard » dans lequel la cause et l'effet sont distincts en leur nature et différenciés en leur relation par la dichotomie entre le rôle de « l'agent » (qui donne l'impulsion à une boule de billard) et celui des « actes de l'agent » (les trajectoires aléatoires des autres boules résultantes de cette impulsion). Sous cette perspective, l'agent se perçoit auteur et acteur, « je » autonome, et conçoit ses actes eux-mêmes comme indépendants.
Dans la méditation analytique vipassana sur la vacuité, il est question de « l'objet à réfuter », l'ainséité du « je » - dont les racines remontent jusqu'au postulat philosophique de la croyance en l'existence autogène de l'atman -. La « Vue pénétrante » permet à l'éveillé de voir que la réalité du « je » est à l'instar de « tous les phénomènes tels des illusions ou un rêve apparaissant mais ne possédant pas la moindre parcelle d'existence autonome » AAM-78.
Qu'il n'y ait pas de « je » qui lance la pièce (que le « je » soit conventionnel et non réel) ne veut pas dire qu'il ne possède pas un pouvoir causal, seulement ce dernier n'est pas le fait propre d'un en-soi, « le simple "je", qui n'existe pas de façon inhérente et qui n'est qu'imputé, accumule néanmoins du karma (...) des actions positives et négatives et en expérimente les effets (...) c'est aussi lui qui tourne dans le samsāra et qui atteindra la libération » AAM-76.
Mais surtout, l'absence « d'ego » signifie que les actes et la personne sont « une seule et même chose » qu'un effet de perspective, dû à notre ignorance (ou « confusion implicite » inhérente à la conscience que nous avons de nous-mêmes), nous fait voir séparés et différents, à l'instar du samsāra et du nirvāna. Il est impossible de dire où commence le « geste » et où finit « l'agent qui accomplit le geste », non seulement parce que l'un n'existe pas sans l'autre, mais parce qu'ils forment un système unique !
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000385-8b6218c5c2/rochers.jpg?ph=bc4d23e248)
Cherchant à réfuter l'interprétation de la mécanique quantique selon laquelle avant d'être mesurée une particule ne possède aucun « état (pré)défini », Einstein élabora une expérience de pensée[x] dans laquelle il imagina deux particules intriquées[xi] de sorte que leur état et propriétés soit dépendant l'un de l'autre. Du fait de leur «enchevêtrement », la mesure de l'une entraîne (quelle que soit la distance) la définition des propriétés de l'autre avant même qu'elle ne soit mesurée ! L'explication n'est paradoxale que si l'on considère les particules douées d'un en-soi, mais cohérente si l'on admet leur vacuité. Les particules ne sont « ni les mêmes » vues sous l'angle d'une relation de causalité, « ni différentes » vues sous l'angle d'un système unique...
C'est comme si la face sur laquelle avait atterrit la pièce était définie avant même (l'intention) de la lancer, comme si l'acte précédait l'agent et qu'il n'y n'existait nulle distinction entre l'effet et la cause, tous deux existants en simultanéité dans l'éternel retour de l'instant. En l'état habituel de notre perception, l'acte et l'agent apparaissent distincts, reliés entre eux par une relation conventionnelle de temporalité dans laquelle la cause est productrice de l'acte. Le basculement se produit lorsque, libéré de la confusion qui lui masque la « vision juste » des choses, l'éveillé prend conscience de l'intrication fondamentale (atemporelle) de l'agent à ses actes.
La confusion masque cette intrication comme une illusion d'optique fait voir une crête là où il y a un creux, une forme là où il y a un vide. L'ignorance (de l'interdépendance) engendre « l'illusion du causal ». La dichotomie entre l'agent et ses actes inspire la croyance en leur en-soi. L'autonomie causale présumée de l'agent fait naître en lui le sentiment de responsabilité. L'axiomatique de la « dualité de son essence » confère à ses actes une dimension « karmique » qui dépasse sa durée de vie, transcende son existence et détermine les réincarnations d'un en-soi présomptif.
En vérité, du fait de leur intrication, l'agent et ses actes ne sont pas deux. Le samsāra de la confusion est le nirvāna de la connaissance. Le karma n'est pas « attaché » aux actions de l'agent, car ils sont vides d'en-soi. Le karma est partie constituante de l'agrégat formant le système agent-acte. Tant que la confusion perdure, cette «constance » origine la formation d'agrégats, « ni les mêmes ni différents » d'une manifestation à une autre.
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000383-73f4c74e65/racines.jpg?ph=bc4d23e248)
- J'entreprends
l'ascension qui mène au sommet du mont SHIGI. Dépouillée de la forêt de
lanternes - offrandes à Bouddha[xii]
- qui bornent les allées du dédale de monastères, la frondaison réapparaît, et
avec elle les courbes de la montagne. Encadré de torii en bois, rouge et noir,
le chemin sinue en courbes irrégulières où se dressent de petits autels. Constructions
de pierre, effigies symboliques qui dessinent le parcours d'une vénération
religieuse.
- Je
m'arrête et j'observe. Juste à côté, un arbre s'élance. Ses racines sont plantées
dans la pente telles les griffes d'un tigre, l'emblème du lieu - hommage à
Bishamon-ten, divinité protectrice de la loi bouddhique, apparue durant
l'heure, le jour et l'année du tigre au prince Shotoku pour lui donner la
victoire dans sa bataille contre l'isolationnisme religieux japonais -. L'arbre
n'est pas posé « sur » la montagne, il « est » la montagne.
Son tronc fait corps avec la terre, ses racines se fondent dans la roche.
L'arbre plonge à la rencontre des éléments et des forces telluriques. Son
réseau racinaire est chaotique, torturé. Dans les torsions gravées dans son
corps à mesure qu'il croissait à flanc de montagne se reflètent les tensions d'une
lutte séculaire.
- La
gestuelle japonaise est l'esthétique de l'instantané. Le trait du calligraphe, le
tranché du sabre, l'embrassement du feu se mêlent au souffle de l'instant. L'arbre
est un geste d'un tout autre ordre de grandeur où l'échelle n'est plus la
seconde, mais le siècle. Le gauchissement de son corps est la pétrification du
geste du lent déploiement du vivant en lutte pour l'équilibre, contraint par une
tension permanente contre la gravité. Les éons ont figé sa croissance dans une
immobilité qui transcende la vie, l'existence et le temps...
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000393-1d0311dfd8/temple.jpg?ph=bc4d23e248)
« La nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles» où « l'homme y passe à travers des forêts de symboles » nous souffle Baudelaire. Tout rituel est ambivalent. A la fois « salut du divin » incarné dans une symbolique abstraite décohérée de son objet et expression d'amour inconditionnel transcris en acte. Le rituel matérialise l'amour et la dévotion au divin enchâssées dans la matérialité du geste, d'où sa sacralisation pour en expurger le caractère conditionné.
L'exemple des kamis est significatif. Les sanctuaires shintos honorent les « esprits de la nature » via des représentations conceptuelles, abstraites, issues de cet imaginaire envers lequel le moine bouddhiste Nagarjuna nous enjoint de ne pas nous livrer afin de ne pas alimenter le samsāra. Est-ce à dire que l'homme a perdu le contact avec la nature dès lors qu'il a commencé à construire des sanctuaires pour vénérer la «transcendance » ? Mais, si ce qu'il croit tel est une illusion le rituel n'alimente-t-il pas la confusion ?
La frontière est mince entre le geste de gratitude - itadakimasu[xiii] remercier humblement pour un repas ou un cadeau - et le geste mécanique sans élan du cœur. Le rituel reflète l'intention que nous y mettons. Selon Minako, « chaque grain de riz est précieux, car il contient un dieu ». Chaque brin d'herbe, chaque plante, chaque arbre est tout aussi précieux. « Même une mouche peut atteindre l'éveil » dès lors que, d'incarnation en incarnation, de formes de vie en formes de vie, s'amplifie et se développe la conscience dont elle porteuse, jusqu'à ce qu'elle accède à la « précieuse vie humaine » d'où elle pourra donner un sens à sa vie et, un jour, atteindre l'éveil.
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000386-b1861b2830/daims.jpg?ph=bc4d23e248)
Le rituel,
les autels et les temples sont des vecteurs de la vénération du divin qui
donnent corps au « sentiment du mystère ». Les animaux sont proches de la nature, mais
leurs capacités d'abstraction sont insuffisantes pour leur permettre de communiquer
et de communier avec son anima. C'est en s'éloignant du concret, qui n'est
que la surface apparente des choses, que l'esprit humain peut « toucher »
à l'essence de l'être.
Cette abstraction entraîne la décohérence du ressenti, du contact direct de la « présence » du divin immergée dans la nature, pour le transférer dans le rituel qui, sacralisé, devient objet d'adoration. L'important n'est pas ce sur quoi vient se fixer le sentiment, mais l'intention de lui donner corps. L'objet du rituel n'est pas « signifiant » de l'existence du divin, c'est le sentiment de vénération qui en révèle la présence. Autrement dit, si tant est que les animaux éprouvent le sentiment de cette « présence », seul un esprit capable d'amour inconditionnel peut en saisir le mystère.
Le corollaire est que l'amour a besoin d'un support et la confusion initiale - de laquelle naît la confusion de l'indépendance de l'agent à ses actes, cause de la souffrance - s'origine du fait que ce substrat trouve à s'identifier à un en-soi autonome et autogène.
Le cœur est un émetteur-récepteur qui vibre et résonne de l'être dans le flow de l'interdépendance, mais l'esprit est un outil de représentation conceptuel qui fonctionne avec des symboles et un langage abstrait. La formalisation de la vénération du sentiment du divin est empreinte de la marque du conventionnel, du nom et de la forme, de l'image et du geste. Elle s'incarne dans le rituel qui objective l'agent à ses actes.
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000388-9bff79cf5c/amaterasu.jpg?ph=bc4d23e248)
- Sous
l'orée d'un parterre d'arbres, des piquets de bois, posés à égales distances et
reliés par une corde, sur laquelle sont attachés des tresses en papier,
délimitent un espace rectangulaire vide. Nous sommes au sanctuaire shintoïste
Naiku à Ise, dédié à la déesse Amaterasu, kami ancestral de la famille
impériale et gardienne du Japon...
- Les
sanctuaires shintoïstes sont parsemés de ces espaces ceinturés par un shimenawa.
Ces aires sacrées peuvent borner des pierres (comme au mont Kurama), des
monticules de sables coniques (au sanctuaire Kamigano) où ici un espace de
gravier parfaitement ratissé que seul le feuillage des arbres surplombant vient
ombrer de leur silhouette. Dans une autre aire sacrée, l'effet de
perspective met en exergue le lien subtil entre la terre et le ciel par un
petit monticule de pierres qui s'élève du sol pour rejoindre l'intersection
invisible de la fourche d'un arbre qui pointe dans sa direction...
- Au temple
Kongōbu-ji - sanctuaire majeur du bouddhisme shingon[xiv]
- à Koyasan, un « jardin sec » (de pierres et de sables, japonais Karesansui[xv]),
enclos par le temple, se contemple depuis le perron circulaire en bois... Au
temple Taizo-In, où avant d'être accueillis par un moine pour une session de
méditation zazen, nous pénétrons, silencieux et méditatifs, dans un jardin zen
- lieu de culte bouddhiste -. Là les branches d'un arbre bonzaï sont lestés par
des pierres enroulées d'une corde. Est-ce la pierre qui donne sa forme à la corde où la corde qui
délimite la forme de la pierre ? Ces lieux ont en commun d'être profanes et
sacrés, délimités et non délimités, fermés et ouverts, pleins et vides. Or, la
forme est le vide et le vide est la forme...
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000387-e43ffe534f/TaizonIn.jpg?ph=bc4d23e248)
Le vide, au sens bouddhiste, est ce qui est
dénué d'en-soi. « Toutes [choses] sont des
tourbillons instables produits par l'énergie développée par d'autres éléments
instables » CT-38. Il faut faire un effort de visualisation pour voir s'accélérer le
temps par-delà le spectacle de l'immobilité d'un jardin sec. Mu par le
mouvement de l'esprit, les vagues de sable du jardin de Kongōbu-ji s'animent alors comme ces « tourbillons
instables » produits par l'océan qui entoure les « rochers mariés »
de Meteo Iwa, figurant les divinités Izanami
(« celle qui invite ») et Izanagi,
à l'origine de la création du Japon.
Le vide, c'est ce qui est « dénué de tous les caractères, qualités que nous attribuons aux choses, en créant une image sensible. Abstraction faite de sa forme, de sa couleur, de son poids, de sa saveur, de son odeur, etc..., où est la chose en elle-même ? » CT-38. Où est la figure géométrique des cônes du sanctuaire Kamigano quand on en retire le sable dont ils sont formés ?
Le vide, c'est donc « l'élimination de toutes nos idées, nos conceptions, ce que le Bouddhisme dénomme samskâra. À quoi aboutit cette élimination ? (...) l'Existence en soi, l'état même d'existence, l'êtreté (sanscrit sat) qui est foncièrement pur : sans mélange, non composé, homogène » CT-39. Face au vide de ces aires sacrées, nous contemplons le vide de l'existence pure qui transparaît dans l'esthétique japonaise simple et épurée. La même question rejaillit encore.
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000390-cfb87d0b44/amaterasu2.jpg?ph=bc4d23e248)
Où commence le vide et où s'arrête la forme ? Où commence le geste et où finit l'agent qui l'accomplit ? Ils ne sont pas deux. L'espace profane et l'espace sacré, le dehors et le dedans, le rituel et le geste, sont à la fois plein et vide, conventionnel et non normé, manifesté et non-manifesté.
Le périmètre sanctuarisé par un shimenawa est géométrique, conventionnel. La corde, le torii, le temple (la forme et le nom), délimitent l'espace extérieur (profane) et l'espace intérieur (sacré). Nés par construction, reflets de l'ordre de la représentation, ils sont des « confections mentales ». A notre vue, ils apparaissent concrets et distincts à travers une dualité projetée par notre esprit. Mais peut-on scinder l'intangible ? Où commence «l'intérieur » et où finit « l'extérieur » ? Il n'y a pas plus de démarcation tangible dans cet espace sacré que d'en-soi dans la personne. Tous deux sont vides.
Le « vide conventionnel » des « espaces shintoïstes sacrés », bien que pur et non-mélangé n'en est pas moins de nature symbolique, représentationnel de la vacuité c.à.d. de l'absence d'en-soi. Il faut s'arrêter devant ce vide, voir au-delà de toute délimitation normée, contempler la vacuité au-delà de l'espace local, questionner la présence au-delà de l'absence. Il faut voir par-delà ce que nos consciences sensorielles nous donnent à saisir, par-delà le filtre du mental, voir « au-delà du par-delà » de la dualité instillée par les catégories a priori de la pensée de notre instrument de cognition.
A travers la méditation sur le caractère composite, mélange de « vide-plein », des espaces sacrés shintoïstes - qui fait écho au caractère agrégé de nos skandhas : corps, esprit, conscience(s), personne - il s'agit de voir que tout phénomène n'existe qu'en interdépendance de cause. Et par-delà la cause, il s'agit de méditer sur la relation de l'agent à ses actes (du gestuel au rituel), jusqu'à discerner, par la « Vue pénétrante », ce point où l'impermanence de l'enchevêtrement du « vide-plein » dilue toute différence et toute dualité.
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000389-f3e7300b37/ise2.jpg?ph=bc4d23e248)
- Le chemin
longe le bord de mer. Des rochers émergent de l'océan, disposés de manière
aléatoire. La surface de l'eau dessine des ondulations. Version humide d'un «
jardin sec » japonais. La courbe du chemin s'ouvre. Les voilà, solennels et
silencieux, apparition mythique enveloppée dans la mélopée du flux et du reflux
de l'onde marine. Le symbole est aussi impressionnant que le shimenawa formé de
cinq cordes tendues entre le sommet des îlots. Singuliers et indivisibles. Izanami et Izanagi,
les « rochers mariés ».
- Le regard
capté par leur noce, je marche lentement. L'angle du chemin suit les contours
de la perspective. Mon pas s'arrête dans la courbe. En moi, une voix
s'interroge. Qu'est-ce qui a amené aux hommes l'idée de ce lien ?
- L'attache
met en évidence l'unité des contraires : l'animus et l'anima ; Shiva
et Shakti ; le non-manifesté et l'énergie de la manifestation, le « nom-ménal »
et le phénoménal. Mais pas seulement... En contrebas, les flots caressent le
sable. Venant de directions opposées, les vagues se croisent dans le plan
d'intersection des îlots. Un front d'onde se forme, sillon d'écume évanescent qui
s'inscrit dans la ligne de fuite du trait tiré entre les rochers...
- Allégorie
du caractère composite et transitoire de toutes choses, le symbole du lien souligne
l'interdépendance de la
« chaîne des origines combinées » et met en exergue l'impermanence des phénomènes. Le
front d'onde nait de la rencontre des vagues, dure l'espace d'un instant et
disparaît. Cycle éternel du samsara qui se renouvelle tant que perdure la
confusion mentale de la croyance en la réalité d'un en-soi là où il n'y a que
vide, vacuité de l'onde, vacuité des vagues, vacuité du spectateur devant le
spectacle du monde...
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000392-71f8a72f7c/amaterasu3.jpg?ph=bc4d23e248)
Le « vide-plein » est au cœur des arts et de l'esthétique japonaise. Visible et subtil, simple et élaboré : du geste à la posture, de la posture zazen au chant de mantras rituels, du rituel au sanctuaire, du sanctuaire shinto au temple bouddhiste, en passant par le « jardin sec » de sable et de pierre, le « jardin zen » de plantes et d'eau, le « jardin aquatique » d'eau et de rochers liés par des cordes torsadées, « vide-plein » de la conscience au cœur de l'instant.
Le « vide-plein », paradoxe de l'impermanence au cœur de la permanence, changement continu dans la persistance de l'identique. Qui s'est déjà rendu au Japon reconnaîtra immédiatement tel lieu, tel jardin, tel agencement, telle composition, à trois, cinq ou dix ans d'intervalle. Pays de l'intemporel, le Japon, artisan zen du jardin spirituel, présente une image séculière. Ilot de roche dans un jardin océanique, sillons de sable dans un océan de vide, au cœur de l'immobilité pulse l'éternel recommencement de l'instant.
Le « vide-plein », charnière du syncrétisme du shintoïsme et du bouddhisme, pivot de la coexistence d'une religion du « plein » (fondée sur la croyance d'en-soi animistes) et une philosophie du « vide » (déniant toute ainséité) ; « témoin de la fondation du monde[xvi] », présence au cœur du vide figurée par un poteau de bois planté au sanctuaire Naikû Jingû d'Ise - dont le mythe, qui dépeint le barattage de l'océan par la déesse Amaterasu à l'origine de l'agrégation du Japon, rappelle celui, hindou, « de la mer de lait » - ; témoin du « son primordial » (AUM) au cœur du silence précédent l'origine de l'univers, figuré par les statues des divinités Agyō et Ungyō (bouche ouverte et fermée, origine et fin) gardant l'entrée de Todai-ji.
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000391-f1ea2f2e43/amaterasu4.jpg?ph=bc4d23e248)
Lorsque le geste rituel est accompli avec le sentiment, ils deviennent indifférenciables. Il n'y a plus alors ni d'officiant (l'agent), ni de rituel (les actes de l'agent), cet ensemble de gestes réglés, codifiés, reliés par une discipline et une connaissance sacrée, visant à sanctifier la foi dans le divin.
Il n'y a plus ni « vecteur » ni «transport ». Il n'y a plus ni cause ni effet. Ils ne sont plus deux. Il n'y a plus que l'amour inconditionnel fondu dans le geste dévotionnel, geste d'amour, geste « d'extase » au sens propre de « sortie de soi », extase de la sortie de soi vers et dans l'union au divin.
Namasté
Références :
AAM : Apprendre à méditer - Lama Satem https://www.centre-paramita.fr/collections/livres/products/livre-apprendre-a-mediter
BB : Bouddhisme du Bouddha, Alexandra David Neel https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelBouddhismeDuBouddha?q=Mahavagga
CT : La Connaissance Transcendante, Alexandra Davil Neel https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLaConnaissanceTranscendante/page/n7?q=Prajna%2Bparamita
UBM : Un Bouddhisme moderne, la Voie de la compassion et de la sagesse Guéshé Kelsang Gyatso https://www.unbouddhismemoderne.com/
[i] https://www.ffrt.fr/definition-origine-reiki-traditionnel-usui /
[ii] https://www.vivrelejapon.com/ville-osaka/le-mont-shigi
[iii] « le Tout rayonnant, Bouddha absolu à ne pas confondre avec le Bouddha historique Siddhârta Gautama appelé aussi Sakyamuni » https://www.vivrelejapon.com/ville-nara/todaiji-temple-bouddha
[iv] https://www.virtual-trip.fr/todai-ji-daibutsu-den-nara/
[v] https://www.jupiter-films.com/film-intelligence-des-arbres-l-75.php
[vi] https://fr.wikipedia.org/wiki/Kami_(divinit%C3%A9)
[vii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Shimenawa
[viii] https://fr.wikipedia.org/wiki/K%C5%8Dan_(bouddhisme)
[ix] https://kunda-yoga.com/qui-suis-je
[x] https://fr.wikipedia.org/wiki/Paradoxe_EPR
[xi] https://fr.wikipedia.org/wiki/Intrication_quantique
[xii] https://japon-fr.com/lanternes-japonaises.htm
[xiii] https://www.gaijinjapan.org/bon-appetit-en-japonais/
[xiv] https://www.vivrelejapon.com/ville-koyasan/kongobuji-bouddhisme-temple
[xvi] Fuzaï no Kagami, Le Miroir de l'Absence, Vincent Paul Toccoli https://www.a-nous-dieu-toccoli.com/publication/2006/fuzei_miroir_absence_2006.pdf