I.55 – Japon, « la félicité de l’instant » – Sous un ciel de lanternes

20/07/2019

Nos vies sont des lucarnes, minuscules trous percés sur le mur de la réalité où filtrent d'infimes fragments de mémoire passées et à venir. Depuis l'arrière de ce décor, nous sommes observés... C'est par l'éveil que nous réaliserons cet observateur, dont le regard plein de compassion pour ce qu'il a été nous suit à chaque instant.

  • Je soulève le voile. L'obscurité m'enveloppe. Aussitôt, les lueurs d'un million d'étoiles m'assaillissent. Je suis emporté dans un autre lieu, dans un autre temps, loin d'ici, loin de la Terre, dans l'espace d'une étincelante nébuleuse. Le ciel est empli de lanternes. Où que mon regard se porte, il rencontre leur lumières jaunes vives qui flottent en suspension autour de moi. Petit à petit, ma vue s'habitue à l'obscurité. Pas à pas, les dimensions réapparaissent...

  • La pièce est petite. Je l'arpente presque à tâtons en cherchant mon chemin, mes sens étourdis par les jeux de lumière. Ma conscience visuelle s'habitue à la semi-obscurité. Le subterfuge se dévoile. Reflétées, les lanternes s'étendent à l'infini, leur nombre démultiplié par des murs de miroirs...

  • Issue de ma conscience mentale, une image se superpose. Filigrane d'une réalité augmentée, une bibliothèque s'expand dans toutes les dimensions. Les lanternes y sont des livres, les livres des sillons « interstellaires », voiles lactées dont les bras s'allongent à mesure de l'étirement de mon regard. « L'horizon des événements » est un réseau sans fin de rayonnages garnis de « livres-lanternes». La salle aux lanternes du sanctuaire shintoïste Kasuga[i] à Nara s'ouvre sur « un volume par-delà tout volume »...

  • En sortant, une pensée affleure au seuil de ma conscience, se déroule dans le déroulé conscient de mes pas. Chacun, nous sommes sur un chemin dont nous ne connaîtrons le sens qu'arrivés à son terme. Nous n'avons pas (ou très peu) conscience de « là où nous sommes » ni du « pourquoi » nous sommes sur ce chemin. A son apogée, notre vue atteindra sa complétude, les perspectives seront abolies, le résultat deviendra le processus, le relatif l'absolu, début, milieu et fin seront « actuels »...

Lorsque nous gravissons la montagne en pleine conscience, chaque instant est un pas, un souffle, une ligne de crête, un fragment du ciel à l'horizon. Ce n'est qu'une fois arrivé au sommet que la perception de l'instant englobe la totalité des moments du parcours. Le temps devient sans durée, l'espace sans étendue. C'est comme si nous étions déjà au sommet avant même de commencer l'ascension, comme si nous avions déjà fait le chemin, comme si le début et la fin du chemin se confondaient...

La vie est un « jeu divin », Lila, auquel nous dénions toute logique, tout ordre (transcendant) et tout sens lorsque notre vision est voilée par une tempête émotionnelle qui dissimule la beauté de la montagne sous la pluie. Il nous appartient toujours d'en reconstituer le puzzle, pièce par pièce. Lorsque la vérité nous illumine de sa complétude (révélant la signification du sens de notre vie), nous comprenons, avec stupéfaction et félicité, que sa lumière a toujours rayonné et éclairé notre chemin comme si elle guidait constamment chacun de nos pas - comme s'il n'y avait ni passé, ni futur, seulement « un volume de temps par-delà tout volume de durée » -.

Le scintillement des étoiles sur la voûte céleste, le chatoiement des lanternes dans cette chambre noire, ce sont pas simplement des points de lumière qui brillent, solitaires, sur l'horizon. C'est « un volume de pure lumière par-delà tout volume d'espace-temps » dont nous parviennent les éclats épars de fins rayons qui transpercent l'écran sombre de l'univers de minuscules fentes. Les lanternes ne sont pas démultipliées parce qu'elles se reflètent dans des miroirs créant ainsi un effet d'optique. Leur brillance n'est pas le produit de sources d'énergie hétérogènes. La multitude des lanternes est le reflet d'une source de lumière, unique et globale, masquée par « l'horizon des événements» dont la luminosité dépasse toute mesure.

Le calme de la conscience homogène, la sérénité de l'esprit méditant, ne sont pas simplement des moments de silence et d'immobilité dans la vie d'un océan mental autrement tumultueux, agité par des vagues de pensées impulsives, déclenchées et autoalimentées par des tempêtes émotionnelles. C'est « un volume de pure présence par-delà toute localité », constant et omniprésent mais voilé par le tissu d'obscurité des pensées du « moi » qui recouvrent le mental. Nous n'entrons pas en état de méditation parce que nous faisons taire nos pensées. Le silence intérieur n'est pas l'éphémère «arrêt des fluctuations du mental ». L'état méditatif est le reflet de « l'état naturel de l'esprit », dont l'êtreté transcende toute définition, tout qualificatif d'intensité et de profondeur, de concentration et de contemplation. La lumière de l'esprit illumine depuis « l'au-delà du par-delà » de l'espace et du temps.

  • Le couple de mariés en costume traditionnel japonais, kimono fleuri couronné de fleurs d'orchidée dans les cheveux pour madame, kimono bleu et blanc pour monsieur, posent pour la photo. Devant le temple shingon du site shintoïste Kamigano-Jinja[ii] au nord de Kyôto où vient d'être célébré leur union, dans un espace figurant un jardin de sable délimité par un shimenawa, s'élèvent deux cônes de sables, d'environ 1,50 mètre de hauteur.

  • La visite du site, avancé d'une journée, a été intervertie avec le mont Kurama prévue le lendemain, afin d'éviter l'influence dominicale des pèlerins. Cet élément (dont j'ignore pour l'heure le rôle dans ce voyage) m'apparaît sous l'angle purement esthétique. De cette esthétique de la simplicité transparaît l'impermanence de toutes choses. Structure évanescente, chaque matin, des moines shintô, détruisent et reconstruisent ces structures conventionnelles figurant des « points de contact » entre notre réalité et une réalité parallèle dans laquelle résident les kamis, les divinités shintoïstes de la nature...

La méditation bouddhiste samatha du « calme mental » consiste à visualiser un objet à l'aide de notre conscience mentale. L'exercice exige attention et vigilance. Maintenir un objet visualisé à la conscience développe une conscience aiguë de l'impermanence. Oubli, dispersion, distraction, agitation mentale, relâchement sont autant d'obstacles à la pratique. Bien que moins instables que des images de l'esprit, les cônes de sable de Kamigano sont tout aussi fragiles et précaires. L'équilibre du « vide-plein » est le moment transitionnel d'un mouvement dont nous ne percevons que l'aspect fragmenté et temporaire, psychique ou esthétique.

  • Je prends ma place dans la file. Chacun attend discipliné. Nous sommes sur la place centrale du mont Kurama-yama[iii] où, au terme d'une méditation de 21 jours, Mikao Usui atteignit le satori (l'éveil) et découvrit une énergie d'auto guérison qu'il nomma « reiki ».

  • Sur le sol, une grande figure géométrique composée de losanges, trois cercles concentriques enchâssés à l'intérieur d'un carré. La configuration en mandala me rappelle le stupa de Bodnath à Katmandou. Je m'avance et m'arrête au centre dont l'axe et un triangle. Immobile, je me concentre sur le moment présent, ici et maintenant. La légende raconte qu'il y a 6 millions d'années, Gohô Mao-son, le grand esprit de l'Univers, défenseur des esprits de la terre, serait descendu de la planète Vénus pour sauver l'humanité[iv].

  • Je visualise le sol qui s'élève tel un ascenseur. Le mandala se déploie lentement dans l'espace, du centre vers l'extérieur, pour former une structure conique. Les pièces du jeu s'emboîtent. Dans un glissement topologique fluide, la géométrie de ce mandala en deux dimensions se fond dans la géométrie en trois dimensions des cônes de sable de Kamigano...

  • Je ferme légèrement mes paupières. Mes yeux restent mi-clos. Depuis trois ou quatre mètres au-dessus du sol, je visualise la place centrale et son temple. La structure commence à tourner dans le sens des aiguilles d'une montre. Je gravite autour de cet axe en décrivant un tour complet. Au sommet du mandala, je suis connecté au ciel et à la terre. Où suis-je vraiment à cet instant ? Avec quel(s) autre(s) lieux, site(s) ou temple(s) cette structure est-elle reliée par-delà l'apparente immédiateté de l'espace local ?


Sections arbitraires et artificielles fruits de notre perception sensorielle sériée, l'aplat du mandala du mont Kurama, les cônes de sable de Kamigano, autant d'instantanés, de plans fixes, de « tranches de réalité » d'un espace-temps sans commencement ni fin. Que savons-nous du monde qui nous entoure ? Quelle part de ce que nous percevons est spécifique à la géométrie ? Quelle autre est empreinte des caractéristiques déformantes de notre perception ?

Couplé à la méditation, le mandala est un outil d'entraînement de l'esprit dont l'utilisation vise le développement de la « Vue pénétrante » pour, « par-delà l'apparente réalité, par-delà l'impermanence et l'interdépendance des phénomènes, comprendre la nature de l'être ». C'est un outil d'éveil qui vise à dissiper la confusion et à nous faire voir le mouvement dans l'immobilité, le transitoire dans le constant, l'impermanent dans l'immanent. C'est l'au-delà des apparences d'un jardin de pierre et de sable maintenu à l'identique malgré le passage du temps. C'est le par-delà de l'architecture de temples shinto (re)construits à l'identique tous les 20 ans comme à Ise...

La visualisation du déploiement du mandala du mont Kurama est comme la vision d'un objet tridimensionnel qui traverserait un plan bidimensionnel en suivant une trajectoire d'intersection[v]. Depuis un angle de vue situé sur ce plan, le déplacement de cet objet revêtirait d'abord l'aspect d'un point, puis d'un cercle - sa surface maximale en 2D correspondant à son diamètre en 3D -, puis se réduirait jusqu'à totalement disparaître au-delà de « l'horizon des événements » visible depuis cet espace-temps bidimensionnel.

  • Le « jardin sec », de sable et de pierre, de Kongobuji[vi] au pied du mont Koya, incarne un autre avatar esthétique de l'impermanence. 140 blocs de granit, entourés de vagues tracées dans le sable, parsèment un océan allégorique. Vu sous la perspective de l'instant, chaque rocher semble comme « posé » sur la surface des choses. Coupe transversale d'un « volume de temps » qui apparaît sous la forme d'une surface plane dans son déplacement entre les (mem)branes[vii] d'univers dont le nombre de dimensions ne coïncident pas...

  • A l'aide de ma conscience mentale, j'accélère le défilement de l'image. Je ne visualise pas la succession des jours (la précision du tracé est si méticuleuse que même la prise de clichés automatiques ne saisirait probablement pas de différence notable). Je visualise le mouvement, indépendant et aléatoire, d'immersion et de submersion de chaque rocher. Sous mes yeux, l'océan de sable s'anime de vie. Les rochers émergent au-dessus des flots, gonflent telles des bulles de savon puis se dégonflent aussitôt avant de replonger...

  • La surface du réel se met à bouillonner telle l'eau à son point d'ébullition. Les traits sur le sable s'animent d'une frénésie compulsive. L'espace-temps local se met à danser la gigue secoué par des flots d'ondes gravitationnelles abstraits de toute causalité linéaire. Inflations et déflations, vide et plein, sont désormais aussi fugitifs que l'apparition et la disparition de « particules virtuelles[viii] ». La rapidité du phénomène dépasse le seuil de ma perception conventionnelle. A la célérité absolue, le mouvement devient immobile. Le jardin (re)devient statique. Par-delà le décor, le ballet relativiste de « l'éternel retour de l'instant » poursuit la chorégraphie invisible de l'impermanence...


Les rochers et le sable d'un jardin sec sont une autre forme de représentation de la dynamique d'une (méta)réalité faites de multiples dimensions cachées, dans l'infiniment petit comme dans l'infiniment grand, « oscillant » les unes « à travers » les autres, marquées (en surface) par les effets gravitationnels de « l'entremêlement » de l'espace-temps. La « théorie des cordes[ix] » postule que la matière (baryonique) est le résultat de la vibration d'infimes brins ou « cordes » d'énergie - les propriétés de la matière étant le résultat de la fréquence à laquelle vibrent ces cordes -. Le « bouillonnement » du vide quantique a-t-il son pendant à l'échelle cosmique ? L'univers « vibre-t-il » telle une (mem)brane sous une fréquence que les traditions philosophiques de l'Inde décrivent comme le son primordial AUM ?

Le « jardin sec » peut également être vu comme une métaphore de l'esprit. Les rochers figurent alors les émotions, déclencheurs de vagues de pensées, d'agitation et de tempêtes à la surface de l'océan du mental. « Vide-plein » interdépendant, en équilibre impermanent, l'analogie illustre la difficulté de maintenir « l'équilibre méditatif » (9ème étape du « calme mental »).

Sous l'angle de la « conscience ordinaire », nous pouvons croire que la méditation est dépendante de conditions (externes et internes), en particulier notre capacité à calmer les fluctuations de notre activité mentale. Mais, le « calme mental » est un « effet de perspective ». 

Selon le Bouddhisme zen, « l'esprit dans son état naturel perçoit la Réalité» BB-124. Autrement dit, la méditation n'est pas un « état modifié de conscience », c'est la « conscience ordinaire » qui est un état modifié de l'esprit !

A notre échelle, nous ne pouvons pas voir le « bouillonnement » du vide quantique, ni la « vibration » relativiste de la mem-brane de l'univers. C'est tout juste si notre œil parvient à voir une corde de violon vibrer ! Comment croire que « l'état naturel de l'esprit » soit l'immobilité absolue ?

Rien n'est « absolu », car rien n'a d'en-soi. Selon « l'équation philosophique du Bouddhisme » rien n'est à lui-même sa propre cause. Tout est vacuité et tous les phénomènes, incluant l'esprit et la conscience, sont le produit de la « Chaîne des origines combinées ». Ce réseau de liens en interdépendance est en mouvement incessant. Son tissu est comparable aux oscillations d'une corde dont la vibration n'est visible à nos yeux que sous une certaine gamme de fréquences où il nous apparaît immobile comme le paysage d'un « jardin sec », le mandala du mont Kurama où les cônes de sable de Kamigano.

Parce qu'elle se produit à une échelle et à une vitesse perceptibles à nos yeux, la rencontre des vagues à Meteo Iwa crée un « front d'onde[x] », sillon d'écume qui s'inscrit dans la ligne de fuite de la perspective du shimenawa reliant les « rochers mariés ». La forme est le vide et le vide est la forme... C'est du vide que surgit le plein. La phénoménologie de l'esprit conscient est un « front d'onde » tantôt discontinu, reflet des fluctuations produites par « l'agitation mentale » (fruits de l'attachement aux objets du désir), tantôt en équilibre stable entre les forces de concentration et les obstacles au « calme mental ». Au plus haut de son mouvement ce « front d'onde » est vibrant d'instabilités, au plus bas, il apparaît aussi stationnaire qu'un objet sur « l'horizon des événements » d'un trou noir dont sa lumière est captive.

  • J'inspire consciemment et j'expire consciemment. Plusieurs milliers d'esprits m'observent, invisibles et immobiles depuis le sommet vertigineux des cimes. Pas à pas, je franchis, silencieux, le pont Ichi no Hashi. Devant moi s'ouvre un autre monde, l'immense forêt du cimetière d'Okunoin[xi] à Koya-san.

  • Le lieu est un vaste mausolée à ciel ouvert, tapissé de lanternes, parsemé de statues de bouddhas ou de bodhisattvas au sourire apaisant, de statues d'enfants aux joues rondouillardes la tête ornée d'un bonnet et le corps revêtu de vêtements aux couleurs vives. De chaque côté du chemin se dressent des sépultures enveloppées dans le tissu végétal. Entrelacs minéral et organique qui confère aux monuments le caractère de cités désertées par leurs habitants, englouties par les eaux, peuplées de fantômes qui ont abandonné leurs droits de propriété à la nature. Ici attendent, hors du temps, les âmes des défunts en transit que Kôbô Daishi, plongé dans un samadhi perpétuel, quitte son enstase à l'arrivée de Miroku, le Bouddha du futur.

  • Le lieu est pétrifié. L'atmosphère exhale une aura fantasmatique qui instille une profonde quiétude. Tout est harmonie. La sérénité embrasse le silence, le silence enveloppe la mousse, la mousse recouvre les pierres des torii et des temples, la pierre ancre les fantômes des vivants au socle ferme de la matière dans l'attente de leur départ vers des contrées éthérées.

  • La symbiose n'est pourtant pas uniforme. Les sépultures les plus vieilles sont empreintes du passage du temps. Le végétal souverain, en une symbolique de l'esprit méditant au-delà « du nom et de la forme », a phagocyté le minéral manufacturé, symbole des constructions de la pensée...
  • Plus les sépultures (figurant les « confections du mental ») sont délavées par les intempéries, pétries par les éons, incrustées de fibres végétales, plus elles sont évidées du sceau des conventions façonnées par la pensée conceptuelle. L'entropie comme mesure de « l'agitation mentale ». A mesure de l'augmentation de l'entropie, du (dés)ordre du mental par la reconquête de l'ordre de « l'esprit en sa nature », de la réhabilitation du chaos-créateur de la vie sur l'hégémonie du jugement et de l'orgueil du moi, l'imagination glisse dans le silence, l'esprit dans la présence.

  • Je suis désireux de comprendre la raison d'être des choses et dans ma quête de signification, j'accorde une part centrale aux mots. La lecture des textes, la réflexion philosophique, l'étude des symboles n'apportent pas la « profondeur » de l'expérience vécue. Voyager c'est, pour moi, entrer physiquement « à l'intérieur » des mots, c'est vivre littéralement la symbolique. C'est comme de passer de deux à trois dimensions d'espace ...

  • Arpenter ce mausolée au milieu de cette forêt de milliers de cèdres géants me donne l'impression de parcourir « pour de vrai » le chemin figuré sur le thangka tibétain du samatha. A chacun de mes pas, sa symbolique s'incarne dans la matière. Les obstacles au « calme mental » - l'esprit distrait par les sens, dispersé par les objets sensuels, agité par le désir-attachement - se manifestent sous la forme des plus récentes sépultures fraîchement érigées. A l'inverse, plus la nature reprend ses droits (c.à.d. lorsque la végétation dilue le conventionnel dans la non-forme) et plus le méditant se rapproche de l'état de « calme mental ».
  • Lorsque le nom et la forme sont épurés, javellisés, de tout substrat conceptuel, lorsqu'ils ne sont plus que des ombres parmi la végétation, tapis de mousse soyeux dont la forme suit l'évocation des courbes évanouies d'objets mentaux chimériques, l'esprit « sans forme et sans nom », au-delà de la dualité et par-delà les catégories de la pensée, peut alors entrer dans cet « équilibre méditatif » qui constitue la nature pure de l'esprit...

  • Au terme du chemin, au pinacle de la forêt-mausolée, s'élève le Tôrô-dô, le temple où Kôbô Daishi demeure en état de samâdhi perpétuel. Je franchis le seuil du saint des saint. Le plafond capture aussitôt mon regard. Totalement recouvert de lanternes, sa voûte fait écho en moi à la salle obscure du sanctuaire Kasuga à Nara. Mon regard embrasse le lieu en un tour complet sur moi-même. L'évidence me submerge. Je suis entré au cœur du « volume par-delà tout volume » !

  • Fenêtres sur la nature, les portes coulissantes s'ouvrent sur le discernement. La vacuité de la non-forme pure (le « front d'onde stationnaire » de l'esprit en sa nature véritable) contemple le nom (la pensée formelle) en sa forme imaginée (le mental) dont la forêt-mausolée est l'avatar de la manifestation.

  • De ce point de vue kaléidoscopique, centre non-local et acausal autour duquel se fondent toutes les perspectives dans un horizon fractal unifié, le regard de la conscience projette une silhouette autour de la non-forme, tel un hologramme dans l'espace tridimensionnel, qui dessine l'ombre d'une surface imaginaire.
  • Je suis au cœur du « volume par-delà tout volume », seuil entre duel et non-duel. Au-delà de cette enveloppe intangible, de cet horizon immatériel, l'esprit «en sa nature » (dont Kôbô Daishi est l'avatar) réside en équilibre méditatif de «calme mental », non-être au-delà de l'être, vide par-delà le plein...

  • De ce côté-ci de cette « porte sans porte », la vacuité pure et sans mélange s'expand sans étendue ni forme, sans commencement ni fin. Sur l'autre face-sans-face de cette surface-sans-horizon, l'interdépendance et l'impermanence des phénomènes présentent une apparence voilée que l'esprit confus prend pour un en-soi autonome qu'il nomme « moi ». 

  • Entités abstraites, créatures chimériques, les portes coulissantes du Tôrô-dô bornent cet horizon « idéel ». Impossible pour l'esprit en son activité computationnelle de se le représenter sous une autre vue que factice. Entre ce « volume par-delà tout volume » et l'existence conformiste du « nom et de la forme », nous prenons cet hologramme pour la réalité.

  • Le seuil est une « fonction d'onde », la représentation mathématique de l'état quantique de « superposition de phase » de tous les états possibles d'un système. Surface sans épaisseur, toutes les potentialités, toutes les alternatives, toutes les valeurs possibles du « nom et de la forme » y sont contenues. Tous les chemins, tous les possibles, tous les choix de chaque instant de nos vies sont englobés dans ce « volume par-delà tout volume »

  • De notre côté (conceptuel) de la réalité, sa surface apparaît tel le «bouillonnement du vide quantique », manifestation de l'indéfini dans la sphère du déterminé, expression de l'unité sous les avatars du multiple...

  • Sous le Tôrô-dô, le méditant accède à une bibliothèque dont les rayonnages ne sont pas garnis de livres mais où 50 000 statuettes de Bodhisattvas de quelques centimètres de haut constituent une vaste collection d'avatars qui, par leurs vertus et par leurs dons, guident en leurs infinies combinaisons l'infinie diversité de l'ensemble de nos vies, incarnations passées et à venir.

  • L'ensemble dessine un réseau interconnecté d'infinies interconnexions dont chaque maille est à l'intersection de chaque moment de l'histoire de chaque ensemble d'agrégats qui composent une personne. « Ni les mêmes, ni différentes » en leurs « intrications karmiques », elles forment un « front d'onde stationnaire » dont la constante transcende leur durée de vie.

  • Facette parmi une infinité de facettes du « volume par-delà tout volume » de la vacuité du « calme mental », l'esprit méditant, par le simple (dé)placement de sa concentration, peut se connecter sur n'importe quel point d'entrée de n'importe lequel de ses avatars et observer, en totale neutralité, l'évolution de l'infinie multitude de chemins qui, à travers une multitude de vies, « l'ont conduit, le conduisent et le conduiront » à ce moment précis.

  • Ce moment, ici et maintenant, où au cœur de la vacuité, au-delà de l'horizon du « volume par-delà tout volume », de la première intonation du son AUM primordial, point de départ sans origine de toute réalité, jusqu'à cette ultime résonance, il accède à la révélation du sens de son existence. Ce moment où les contraires s'annulent, où l'oméga devient l'alpha, où il n'y a ni passé ni futur, où tout, toujours, « a été, est et sera », dans l'indicible et impalpable vacuité de la présence éveillée...


Le tableau semble complet, mais il reste une dernière pièce du puzzle, un dernier intervalle à compléter. Le pavillon Sanjûsangen-Dô à Kyôto, dit des « 33 intervalles », nous le donne avec les 1001 statues (à l'échelle humaine) de Kannon ou Avalokitésvara, une « émanation » de la compassion sous la forme d'un Bouddha - il n'a pas d'existence véritable comme Sakyamuni -.


  • Déploiement, extension, multitude... La première impression qui saisit le méditant à l'entrée de la grande salle qui s'étire sur 120 mètres de long est la sensation de notre petitesse face à cet horizon de statues qui semble sans fin. Vient ensuite l'offensive des pics saillants qui sourdent du millier d'effigies qui vous font face. L'esprit s'apaise lorsque, le regard se posant sur chacune d'elle, la technique de l'artiste se révèle à une observation méticuleuse.

  • Chaque statue est un condensé, la superposition en seule image d'un nombre déterminé de mouvements, comme si un photographe avait compilé sur un seul cliché plusieurs dizaines, voire centaines de photographies, prises avec un intervalle de temps de pose précis sur une durée donnée[xii].

  • Ainsi, les 21 paires de bras de chaque statue, les objets qu'elles tiennent dans leurs nombreuses mains, comme les 11 visages de la statue centrale et ses mille bras irreprésentables, sont autant d'instantanés de gestes de l'infinie diversité d'émanation de la compassion du Bouddha Avalokitésvara. La statuaire comme un mandala dont le déploiement ne s'effectue pas en volume, dans un espace de deux à trois dimensions, mais dans le temps, par la cinématique du rituel.
  • Ici, l'œuvre invite l'esprit du visiteur à visualiser par la méditation le film de la gestuelle des rites accomplis par Kannon en chacun de ses mouvements et avec chacun des accessoires symboles de ses vertus, comme si nous assistions à un véritable rituel, comme si ses bénédictions nous étaient dédiées personnellement par la manifestation personnifiée du Bouddha. La méditation comme une fenêtre ouverte, par-delà une image fixe ou animée, permettant de recevoir et d'absorber en son cœur, pour à son tour faire rayonner autour de soi, la compassion infinie de Bouddha.

  • Je passe lentement en revue l'interminable alignement de statues. Pas à pas, de lents inspires en lents expires, mon pas s'ancre dans le silence. Devant la statue centrale d'Avalokitésvara, je m'arrête. Au mille et unième souffle, je deviens immobile, j'entre en rétention de toute pensée. L'espace s'efface, la durée devient intemporelle. Dans la posture d'une statue, je médite. Dans la méditation, je deviens statue.
  • Soudain, tout prend vie. Un milliers de corps, un millier de milliers de bras se mettent en mouvement. Des faisceaux de lumière balaient les rangées, de la gauche vers la droite, de la droite vers la gauche, de haut en bas et de bas en haut, de plus en plus rapidement. Les statues s'illuminent les unes à la suite des autres sur leurs passages. Les parallèles se croisent sur des trajectoires inédites, les perpendiculaires se télescopent sur des trajets indéfinissables. 

  • L'éclat d'un soleil frappe ma rétine à chaque fois que deux faisceaux se touchent. Les lignes entières, l'arrière-plan dans son ensemble (à l'exception du mille et unième), tout disparaît l'espace d'une fraction de seconde, masqué par l'ombre de l'aura étincelante du point d'intersection. La nova fait corps, intriquée en un système unique dont Avalokitésvara est le centre rayonnant...

  • Point fixe au centre d'un maelstrom, œil au milieu d'un cyclone, axe du monde autour duquel gravite une chevauchée effrénée, les yeux, l'expression du visage du Bouddha, restent inaltérables tandis que ses bras se meuvent dans le flou à une vitesse imperceptible à l'œil humain. Chaque mouvement est connecté aux faisceaux de lumière. Chaque alignement de nova et de geste rituel est un don pur, une grâce vertueuse, un acte de compassion à la destination désintéressée du cœur de la multitude des êtres migrateurs qui errent emportés par le courant des souffrances inexorables du samsāra.

  • Mon regard demeure captif du visage du Bouddha. Je me laisse emporter par le flux binaural des ondes qui s'insinuent au plus profond de mon esprit. Un flot d'amour incommensurable me submerge et imprègne chaque fibre de mon être, m'invite à l'étreinte de cet amour qui rayonne d'une pureté infinie. Je m'abandonne dans cet en(tre)lacement du cœur, tandis que l'espace s'illumine du scintillement d'un millier d'étoiles sous le ciel infini de la compassion...

Namasté


Références :

BB : Bouddhisme du Bouddha, Alexandra David Neel https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelBouddhismeDuBouddha?q=Mahavagga  

DS : Dictionnaire des symboles , Jean Chevalier, Alain Gheerbrant


[i] https://www.vivrelejapon.com/ville-nara/kasuga-taisha-lanterne-daims 

[ii] Le sanctuaire shintoïste Kamigano https://www.vivrelejapon.com/ville-kyoto/kamigamo-jinja 

[iii] L'histoire du mont Kurama https://www.laurene-baldassara.com/reiki-mont-kurama.html & du reiki https://www.laurene-baldassara.com/definition-reiki.html 

[iv] https://www.usuireikido.com/kurama_yama.html 

[v] La science d'Interstellar https://dans-la-lune.fr/2015/11/08/la-science-dinterstellar-3-le-tesseract/ 

[vi] https://www.vivrelejapon.com/ville-koyasan/kongobuji-bouddhisme-temple 

[vii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Brane 

[viii] Particules virtuelles https://fr.wikipedia.org/wiki/Particule_virtuelle voir aussi https://www.futura-sciences.com/sciences/dossiers/astronomie-infini-mysteres-limites-univers-574/page/8/ 

[ix] https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_des_cordes 

[x] « Front d'onde » : https://fr.wikipedia.org/wiki/Front_d%27onde 

[xi] Koyan-san le mausolée de la forêt de cèdres géants au mont Koya https://www.vivrelejapon.com/ville-koyasan/okunoin-cimetiere 

[xii] https://pellecass.com/crowded-fields-2017-/1