I.56 – L’essence de la voie vers la compassion
Le « moi » est une vision de surface. Soulever son voile, c'est découvrir que le « je » est un décor, mais ce qu'il y a derrière est aussi une vision de l'esprit. La vérité n'est pas à l'arrière-plan. Lorsque le discernement survient le seuil disparaît, toute vision est abolie et la vue pure se révèle alors avec une compassion inconditionnelle.

- La
distraction me gagne. Ma vigilance se relâche. Mon attention s'écarte de son
objet. Ma concentration se délite. L'image se brouille. Des couleurs bariolées se
superposent à la dominante orange et noire. La saveur exquise du vide se
remplit du goût amer du trop-plein. La symétrie de l'arrière-plan se brise. Le
silence se trouble. Le crochet de la sagesse m'échappe, la corde de l'attention
se détend. Détaché du ferme pilier de ma contemplation, mon esprit bondit tel
un éléphant
errant...
- Je suis
au sanctuaire shintoïste Fushimi Inari, célèbre pour son alignement de torii.
Le site contiendrait dix mille portiques encadrant le chemin menant au sommet
d'une petite colline. Les photos le montrent vide, épuré, d'une esthétique
envoûtante qui nous appelle à le vivre en immersion. La réalité est toute autre
et la déception peut être à la hauteur de nos attentes. Le site est envahit de
touristes, le chemin bondé. Malgré la prévenance japonaise, il est quasi
impossible de prendre une photo sans un passant devant l'objectif. A certains
moments, règne une cohue de parc d'attraction. La foule n'appelle pas à la
sérénité, encore moins à la contemplation. L'énergie est brouillée, ternie. La
spiritualité ne semble pas au rendez-vous ici et pourtant...
- Nul besoin
de me souvenir de la
vache sacrée sur le pont Lakshman Jula à Rishikesh pour me
rappeler que « la paix est à l'intérieur de soi ». A dire vrai, même
si la foule est dense, cela ne me dérange pas. A une autre époque, avant que
mon esprit ne soit apaisé par le yoga et la méditation, c'eut été différent... Dès
les premiers instants, j'ai abordé le site avec calme et lâcher-prise. Bien
qu'elle suscite en moi une légère déception, la foule ne perturbe pas mon état
méditatif. Au contraire, elle se révèle un koan, le déclencheur d'un
basculement (positif) de mon point de vue. Puisqu'il m'est impossible d'ignorer la foule pourquoi ne pas
m'y intéresser ? Pourquoi les personnes auraient-elles moins
d'importance que le décor ?
Le selfie ramène un lieu à un simple décor visant à mettre le « moi » en valeur. Mais est-ce le selfie qui nous emprisonne où nous qui ne cessons de rechercher des miroirs toujours plus sophistiqués pour mettre en valeur notre « désir-attachement » (cause de souffrances), que nous avons cessé de voir comme une prison (mentale) dorée tant nous sommes envoûtés par son poison ? D'ailleurs, lorsque « je » veux prendre une photo sans personne dessus n'est-ce pas aussi par « chérissement excessif du moi » ?
- Quand
nous rebroussons chemin pour quitter le site, l'objectif de mon regard a changé
de cible. Je ne vois plus la foule comme un obstacle. Désormais, le lieu est
passé à l'arrière-plan, seule importe la multitude, la diversité, la présence
de l'ensemble des autres dans la présence du moment présent. Mon attention se
porte sur les visages, saute de l'un à l'autre, sans s'y attarder, juste le
temps bref de capter leurs expressions...
- L'éléphant
de mon esprit cesse d'être en proie à la dispersion du singe fou. Mon regard
devient souple, mon attention habile, ma vigilance claire. Ma concentration
devient profonde à mesure que je descends à contre-courant le flux désormais intarissable.
Tant d'esprits pris au piège, tant de chemin à parcourir pour se libérer de l'ego.
Les mots résonnent dans mon esprit, « ils ne sont pas deux, il ne faut pas en
faire deux »...
- Comment puis-je avoir de la compassion pour les autres si je
suis absorbé dans le « chérissement excessif du moi » ? Comment -
avant même de penser « atteindre
la bouddhéité pour le bien de tous les êtres » - puis-je ne serait-ce
que, simplement, formuler l'intention de me libérer, moi-même, du samsāra, si mon aveuglement m'empêche de
voir le « courant du devenir » ?

L'important n'est pas la destination. Ce n'est pas non plus le chemin ! Ni la manière d'arpenter le chemin, mais la « perception » que l'on en a. Dans la méthode d'enseignement du bouddhisme tibétain, Lamrim LR, il importe que chacun puisse progresser selon ses « capacités ». Le terme ne désigne pas nos aptitudes intellectuelles, mais « l'intention » graduelle qui préside au chemin : avoir une vie meilleure, se libérer de la souffrance, atteindre l'éveil (l'état de bouddhéité) pour le bien de tous les êtres.
Notre capacité à recevoir un enseignement ne dépend pas tant de nos facultés cognitives que de la manière dont il est délivré. Il n'y a rien que l'on ne puisse comprendre sans une image qui fasse sens. Le bouddha Sakyamuni était réputé d'un enseignement « excellent » pour son aptitude à trouver les mots justes en fonction (de sa perception du chemin) de chacun.
Comprendre ce n'est pas adhérer à une idée sans se poser de question, c'est modifier ce qui fait sens à notre existence, lequel sens structure notre représentation du monde. C'est elle que vient confronter le contenu de l'enseignement et cela peut prendre la forme d'un heurt violent. Car celui qui ne comprend pas n'est tout simplement pas prêt à (accepter de) changer ce qui donne sens à sa vie. La personne qui chérit excessivement son « moi », celle qui vit dans la peur (de l'autre ou du complot, par peur de perdre son moi), le manipulateur, agit par égoïsme, raisonne de façon biaisée et cherche à vous tromper, car l'autre et la vérité ne font pas sens pour elle.
Recevoir l'enseignement du Dharma, c'est écouter, analyser, évaluer de manière objective les avantages à modifier sa représentation du monde, en adoptant le signifiant d'une intention relative à l'une ou l'autre des capacités et les désavantages à conserver son signifiant existant. Lorsque l'élève est prêt à donner sens à son existence, le maître apparaît pour l'aider à modifier sa représentation du monde. Comme le yoga commence avant d'en avoir conscience, recevoir le Dharma, c'est formuler explicitement cet appel du sens implicitement à l'œuvre au plus profond de soi.
La personne qui n'est pas mue par ce type d'intention ne vient pas recevoir le Dharma. Et pourtant, celui qui « chérit excessivement son moi » trouverait moins de souffrance à aider les autres qu'à courir en vain après un bonheur (matériel) illusoire et impermanent ; celui qui vit dans la peur moins de souffrance à lâcher-prise sur ce qu'il ne peut contrôler ; et le manipulateur plus de joie à guider les autres pour leur bien qu'à les utiliser pour son plaisir.
Recevoir le dharma implique d'être en pleine possession de ses facultés. Plus une personne est ouverte d'esprit, capable d'analyse objective, plus elle est apte à assimiler de nouvelles connaissances, c.à.d. à modifier sa perception du sens de l'existence sous-jacente à sa vision du monde.
Une personne malade, car diminuée, ne peut pas effectuer des tâches qui demandent un effort physique ou intellectuel. Il lui faut d'abord se soigner. Une personne souffrant d'une « blessure de l'âme[i] » doit travailler sur elle-même, sur le sens qu'elle donne à sa vie, jusqu'à la résilience, afin d'être en mesure de formuler une intention qui préside à la réception du Dharma. Comme le dit Minako[ii], qu'elle tient du maître zen Thich Nahat Hanh, « notre enfant intérieur, nos émotions telle que la colère, la peur, la tristesse, notre construction psychologique sont à rencontrer tous les jours, à regarder profondément, à embrasser au coeur de la lumière de pleine conscience ».
La nature est sage. Nous savons instinctivement où et vers qui nous tourner par aspiration. Puisque tous les phénomènes sont interdépendants, l'univers nous fait croiser le chemin de la bonne personne, au bon endroit et au bon moment. Rien n'arrive par hasard, nous sommes là où nous devons être.
Connaître la généalogie des vies passées qui constituent la « chaîne des origines combinés » présidant la « construction psychique et psychologique » de « qui nous sommes »[iii] n'est toutefois pas essentiel. Pour développer la compassion, il nous faut impulser une filiation vertueuse qui change la perception de soi (et le sens que notre rapport à autrui) pour nous libérer de la souffrance et, à notre tour, pouvoir aider tous les êtres à se libérer.

L'important n'est pas non plus de répondre à toute question rhétorique. Je suis particulièrement concerné sur ce point, car mon esprit cartésien mesure la pertinence d'une philosophie en regard de sa cohérence. Si mon mental n'est pas épuré de toute forme de contradiction (source d'affliction), comment puis-je atteindre le « calme mental » et développer la compassion ?
J'ai l'impression que (l'aptitude à) la compassion croît en moi à mesure que j'obtiens des éclaircissements philosophiques. Ce n'est pas tant qu'elle se nourrisse de la « vue pénétrante » (en l'état, conceptuelle) que j'ai de la réalité telle qu'elle est. Ce n'est pas tant non plus que, ma compréhension s'affinant, je parvienne à lâcher-prise sur la logique pour laisser place à l'indicible saveur de l'expérientiel. Comme l'affirme tout toxicomane, je ne me sens pas dépendant du besoin de (devoir) répondre à toutes les questions !
Le Bouddhisme n'est pas seulement la « plus belle équation philosophique », c'est aussi une morale excellente basée sur la compassion. Ses piliers conceptuels (l'impermanence, l'interdépendance et la vacuité) tiennent sans le soutien de la croyance en la réincarnation qui n'entrave ni n'empêchent d'être compatissant. A Katmandu, autour du stupa de Bodnath, mon regard s'était porté par sympathie naturelle sur le flot des indigents mêlés à la foule des pèlerins en circumambulation, à travers laquelle transparaît la violence du samsāra. Toutefois, au sens bouddhiste, la sympathie ce n'est pas la compassion. Ce n'est pas « souffrir avec » l'autre, c'est «vouloir que l'autre cesse de souffrir » LR-M, c.à.d. que les « êtres migrateurs de l'océan de l'existence » puissent se libérer de la « ronde sans fin » des renaissances.
Toutes les preuves de la souffrance sont visibles dans le monde autour de nous. A contrario, pour la réincarnation, ainsi que pour le karman, il nous faut accepter l'absence d'élément objectif, probant et définitif. L'important n'est pas de savoir depuis quand le chemin (du samsāra) existe, s'il a une origine et une fin, de quoi il est fait, mais comment en sortir. Face au karman, la logique ne constitue pas une preuve, quant à la réincarnation, il nous faut faire acte de foi ou recourir à notre intime conviction.
Notre vie a un terme inexorable. Notre finitude est indubitable. Toutefois, concevoir sa propre inexistence est un non-sens pour la conscience de soi. Comment le sentiment de ce que cela fait d'exister pourrait-il concevoir ce que cela fait de ne pas exister ? Autrement dit, comment se peut-il que « je cesse d'être » puisque « je suis » ? De là, l'hypothèse de la survie après la mort, appuyée par l'absurdité, le rejet et le déni induits par la cessation de la conscience. Mais puisqu'il n'y a d'en-soi en rien - rien n'est à lui-même sa propre cause - et que le « je » est une « vue erronée », le sentiment d'intime conviction éprouvé à l'idée de notre fin (par une conscience qui n'existe que par interdépendance) est elle-même une illusion !
Les témoignages de vies antérieures sont emprunts de la même subjectivité et résonnent de la même logique. Puisque « je suis » (c'est la conscience de soi qui parle) et ne peux cesser d'être, il ne se peut pas que je ne puisse pas avoir été ! Or, si la mémoire dépend de nos seuls agrégats physiques, leur dissolution entraîne de facto sa disparition. Puisque « je » est une illusion circonstanciée, comment pourrais-je «me» souvenir de vies différentes ?

Que le Bouddha Sakyamuni ait insisté sur le fait de ne pas le croire sur parole n'infère pas la primauté de l'expérience (dont il faut nous départir du subjectivisme) sur la doctrine, mais la supériorité de la (valeur de la) morale sur la logique. « Après examen, croyez ce que vous même aurez expérimenté et reconnu raisonnable,qui sera conforme à votre bien et à celui des autres » ESBT-15.
Seule l'expérimentation scientifique peut apporter des preuves factuelles, tangibles et objectives, permettant d'invalider ou d'accréter une théorie. Nous ne mesurons pas la portée de ce que signifie le fait que le « je » n'existe pas : rien de ce que le « je » puisse nous donner à croire, rien de ce que notre « intime conviction » (insufflée par le « je ») puisse nous faire ressentir, ne saurait être admissible eut égard à son caractère erroné.
Toute morale religieuse s'appuie sur la conception d'une vie après la mort, d'une âme éternelle (l'atman ou le Soi pour le dualisme du Védanta ; un « continuum mental » pour le Bouddhisme LR) qui, en l'absence de preuve pour asseoir notre croyance implique de faire le « pari de Pascal » : adopter un comportement vertueux comme gage de fortune quelle que soit l'issue. Mais pourquoi ne pourrions-nous pas vivre, moralement et éthiquement, d'une manière vertueuse en ne vivant qu'une seule fois dans un univers fini ?
Il est étonnant que cela qui induit la « vue erronée de l'ensemble périssable » (la confusion de l'autonomie du « je ») puisse discerner, au-delà du voile formé par son pouvoir efficient, la « Vue juste » de la réalité. Pourtant, en cohérence avec la non-dualité du Bouddhisme, cela ne peut pas ne pas être interdépendant, impermanent et vide !
Conçue comme la survie à la mort du corps physique, ce qui fait la force de la croyance dans la réincarnation dans l'hindouisme constitue son point d'achoppement dans le Bouddhisme. Le Védanta résout le problème par le dualisme, le corps est le produit d'une nature grossière et périssable tandis que l'âme est constitutive d'une essence transcendante et éternelle. Or, dans le Bouddhisme, rien n'a « d'en-soi », tout est impermanent et interdépendant y compris ce qui survit à la mort du corps. Dès lors, comment peut-il y avoir « quelque chose qui reste » et qui transmigre et quelle est sa « nature » ?

Pour bien comprendre que le « je » est une illusion (la « vue erronée d'un ensemble périssable » LR), il nous faut faire un travail d'analyse. J'éprouve la conscience explicite d'être moi. Ce « point de vue » psychologique de base est une étiquette identitaire construite à partir de mes expériences et de mon histoire personnelle. Or, la «conscience de soi » est une tautologie. « Je » sais que je suis « moi », car c'est « moi » qui me perçois moi-même !
Cette conscience identitaire est illusoire, susceptible de s'altérer avec la maladie, par les effets de l'âge et de la dégénérescence cérébrale. De plus, elle est sujette à falsification. Il est possible d'induire de faux souvenirs chez une personne[iv], il serait même possible de faire croire à un « cerveau dans une cuve[v] » connecté à une matrice informatique qu'il vit dans le monde « réel » ! Connectée au « moi identitaire », l'image du corps humain pourrait être remplacée par celle d'un animal ou d'un insecte... Aussi impossible à nous représenter que ce que cela fait de ne pas exister, visualiser notre existence sous ces formes est inhibée par le filtre du « moi » humain.
Notre conscience est alignée sur notre « schéma corporel », ce qui nous permet de savoir où sont nos membres et de nous déplacer dans l'espace. Tous ceux qui débutent dans les asanas du yoga savent cette capacité très approximative... Lorsque des troubles psychologiques ou neurologiques perturbent cet « alignement », l'image mentale du corps ne se superpose plus alors à sa position réelle, créant l'hallucination de « sortie du corps[vi] ».
La discontinuité de notre « moi » nous permet de le discriminer, mais aussi de nous en « abstraire ». Lorsque nous lisons un livre, regardons un film ou rêvons, nous perdons le sens de notre identité subjective pour (re)devenir un observateur pur. Au cœur de l'instant présent, abstrait de tout substrat corporel, j'éprouve, hors du « je », la sensation d'être présent sur la montagne et de ressentir cetteprésence comme si j'étais la montagne.
Mais, où est le « moi » ? Je pourrais morceler mon corps en chacune de ses parties, les fractionner en plus petits morceaux, diviser chaque cellule en ses constituants moléculaires, chaque molécule en atomes que je ne trouverais pas ce « je » identitaire. Trouverais-je plus facilement cet « observateur pur » décohéré de toute perspective égocentrée ?
La sensation d'être est indicible. Les profondeurs atomiques de mon corps ne l'abritent pas plus que le « moi ». Émergeante de l'activité des réseaux neuronaux, la conscience est synthétique. (Absolument) rien n'ayant d'en-soi, la conscience, elle aussi, ne peut pas ne pas être interdépendante. Aussi subtile soit-elle, elle disparaîtra avec l'arrêt de toute activité cérébrale, comme la flamme d'une bougie s'éteint lorsque toute la cire est fondue.

En science, le principe du « rasoir d'Ockham[vii] » énonce que « l'hypothèse la plus simple est celle qui a le plus de probabilité d'être vraie ». Dans un univers moniste matérialiste, c.à.d. dont la nature est la seule réalité et où l'esprit comme tout phénomène n'est pas immanent (c.à.d. à lui-même sa propre cause) mais le produit de la « chaîne des origines interdépendantes », privilégier l'explication la plus simple est (statistiquement) plus efficient.
Les personnes en quête de spiritualité ont tendance à privilégier des explications quelque peu « surnaturelles » en les considérant tels des faits avérés. Arthur Conan Doyle a fait dire à son célèbre détective qu'« une fois [seulement] que l'on a éliminé l'impossible, ce qui reste, aussi improbable que cela soit, doit être la vérité ». Ce qui distingue le « chercheur » spirituel, ce n'est pas la « voie du milieu » entre les deux démarches, mais de ne pas « demeurer » attaché à un point de vue, d'examiner et d'expérimenter toute hypothèse. Il ne cherche pas une explication qui fasse sens à son existence ou qui satisfasse la logique, mais qui soit utile moralement et éthiquement, parce qu'elle « sera conforme à votre bien et à celui des autres » ESBT-15.
Écartons tout de suite la question de la nécessité d'un soi immanent comme fondement de la morale. « Sans un soi, il ne peut exister d'individu ; sans individu la responsabilité n'existe pas. Sans elle la moralité cesse d'exister... la communauté humaine devient impossible » LRI-131. Nonobstant le fait que, bien qu'il soit une illusion, le « moi psychologique » n'en possède pas moins un pouvoir d'efficience (karmique), affirmer l'existence du Soi comme principe de l'individualité serait douter, négativement, de l'enseignement du Bouddha.
Étant donné que le nirvāna est l'extinction (de l'illusion) du « moi », que l'état de bouddhéité est au-delà de la « vue erronée du je », que l'éveillé n'est plus soumis à la loi de cause du karman, il n'est, logiquement, plus tenu par une responsabilité morale ! Mais, s'il est dégagé de son vœu de venir en aide aux êtres prisonniers du samsāra pourquoi s'y consacre-t-il malgré tout ?

Même s'il n'est plus soumis au karman, les actes d'un Bouddha n'en sont pas moins vertueux. S'il agit en conformité avec le vœu de « grande capacité » qui l'a conduit à l'éveil, c'est parce que la morale ne s'arrête pas à la frontière du nirvāna ! La compassion morale du Bouddhisme est la seule chose qui soit véritablement «transcendante » dans un univers où tous les phénomènes sont impermanents, interdépendants et vides d'en-soi.
L'individualité est une question relative au « moi » et aux actes de l'agent. De son vivant, le Bouddha Shakyamuni a agi par pure compassion - et continue d'agir à travers la transmission du Dharma et la continuité de la Sangha -. Après s'être lui-même libéré, puis éveillé, il a enseigné aux autres comment se libérer et atteindre l'éveil à leur tour. Le caractère vertueux de l'influence du Bouddha après sa mort égal la vertu des actes accomplis de son vivant. L'état de bouddhéité libère des effets de la loi du karman. Ces actes sont non conditionnés et non conditionnant. Pourtant, puisque rien n'est à lui-même sa propre cause - en-deçà ou par-delà l'éveil -, un bouddha « pur car libre de l'attachement, libérant des conditions défavorables par sa vertu » LR s'inscrit dans une «chaîne d'interdépendances morales » initiée par le vœu de « grande capacité » qui l'a conduit à l'éveil.
L'hypothèse de l'existence d'un Soi éternel est antithétique au Bouddhisme (en particulier tibétain, même si nombre de fidèles, en particulier au Népal, y sont attachés). Non pas eut égard à son essence transcendante (qui renvoie au dualisme du Vedanta entre la Prakriti et le Purusha), mais parce que son immuabilité postulée est en contradiction avec les principes d'impermanence et d'interdépendance des phénomènes. Il n'est pas antinomique que quelque chose « transmigre », ce qui l'est c'est de concevoir une âme « immortelle ». « Anattâ, l'état d'absence d'âme est capable de produire la naissance. Comment peut-il en être ainsi s'il n'existe pas d'entité capable de transmigrer pour se réincarner ? » LRI-126.

La réponse est à rechercher dans le karman. Contrairement à la conception du Vedanta où les actes de la personne sont attachés à l'atman, c'est la personne qui est liée au karman en tant que « loi de cause à effet » universelle. « La force de pensée d'un être sensible, engendrée par la volonté de vivre, le désir de jouir des expériences sensorielles, produit après la mort un autre être qui est la résultante causale de l'être précédent » LRI-127, sans être toutefois « ni le même ni différent ».
Autrement dit, la croyance dans l'existence de l'âme individuelle, immanente et éternelle, chez certains fidèles bouddhistes résulte en fait d'une mauvaise compréhension de la nature du karman. Le karman est une loi qui régit l'univers dans lequel nous vivons (comme la loi de la gravitation). Elle produit des « chaînes d'attractions interdépendantes » à partir de nos souffrances, c.à.d. de nos « afflictions mentales » (désir, colère, peur, émotions et pensées négatives, etc.) et des actes qui en découlent.
Le Bouddhisme ne distingue pas entre réalité physique et psychologique, les deux sont subsumées sous trois catégories : le monde du désir, le monde de la forme et le monde de la non-forme. Dans ce schéma, toute intention est un acte. La (re)naissance est la résultante des afflictions mentales du moi formant une « empreinte » ou « mémoire » entraînant l'accrétion de nouveaux agrégats. La naissance n'est pas « l'entrée d'une âme dans un embryon, mais la formation d'un fœtus modelé par une énergie fournie par l'impulsion créatrice causale d'un être qui a vécu auparavant » LRI-127.
Il n'existe donc point de Soi immuable, mais un « continuum mental » qui s'expand telle une onde et dont le pouvoir « d'accrétion causale » perdure jusqu'à l'extinction du nirvāna, c.à.d. tant que sa propagation entraîne la (re)naissance ininterrompue d'agrégats formant une même base. « Les caractéristiques générales de la personnalité sont maintenues, de la même façon qu'une rivière (...) Il n'existe aucune "âme immortelle" qui transmigre, de la même façon qu'il n'existe pas de rivière, mais seulement le passage de particules d'eau s'écoulant dans la même direction » LRI-127.

Voyez ce continuum comme le cours d'une rivière. A la saison des pluies, le niveau de l'eau augmente. La rivière peut être agitée de remous et former des rapides. Puis à la saison sèche, c'est l'inverse. Le niveau diminue, le lit se tarit complètement. Il n'y a rien qui reste et pourtant le cycle recommence l'année suivante ! Ce n'est pas la même eau, ni les mêmes agitations et pourtant, les mêmes causes ou « constantes fondamentales » (les afflictions mentales) re-produisent les mêmes effets. « Ni le même ni différent »...
Que cela fasse sens pour vous de croire à la réincarnation afin d'adopter une morale vertueuse ou qu'il vous soit possible (de penser, de parler et) d'agir avec vertu considérant le caractère unique de la vie dans un univers fini, importe peu dès lors que la manière dont vous vous comportez s'inscrit dans une intention (de « grande capacité») qui vise, par compassion, à vouloir vous libérer de la souffrance pour aider tous les êtres à se libérer.
« Étoile, mirage, bougie ; Illusions, gouttes de rosées, bulles ; Rêves, éclairs et nuages : Regardez tous les phénomènes composés comme tels » LR.
Nous prenons l'étiquette pour l'objet. Nous voyons une lumière scintiller dans le ciel et nous la dénommons étoile. Mais où est l'étoile ? Elle n'est ni dans la lumière, ni dans le corps céleste, ni dans les réactions de fusion nucléaire qui ont lieu en son sein. Dans son enseignement du Lamrim, Maya Bélanger, nous fait nous interroger sur le sentiment de ce que cela fait d'être conscient de soi. Pourquoi, la dénomination que je donne de « moi » se limite-t-elle à « mon » corps, à cet espace circonscrit par ma forme anatomique ?
Au niveau atomique, les frontières disparaissent et avec elle la distinction entre les atomes de mon corps et les atomes de l'air qui m'entoure. « Quand on ne perçoit que des myriades de particules, le monde devient dépourvu de frontières (...) découper l'univers en zones bordées de frontières spatio-temporelles macroscopiques infranchissables n'a aucun sens » LOOP-58. « Pourquoi ce que j'appelle « moi » n'inclurait-il pas les murs de la pièce ? » Pourquoi l'axe focal de ma conscience devrait-il être «localisé » dans un espace borné que par pure convention j'appelle « mon » corps ?

Une corde de violon vibre par l'impulsion directe qui lui est donnée et, dans une moindre mesure, par résonance à l'énergie transmise à une autre corde. A l'instar de l'expérience de pensée d'Einstein - dans laquelle la « chute libre », c.à.d. la gravité, est indiscernable de l'accélération -, la conscience est-elle le produit de l'activité cérébrale ou est-ce l'activité cérébrale qui est la résonance d'une forme de vibration cachée dans les replis de l'univers ?
Selon la « théorie des cordes », les propriétés des atomes refléteraient la fréquence vibratoire de « cordes quantiques ». Le karman fonctionnerait-il sur un mécanisme similaire ? En réaction à la loi de cause à effet, la vibration d'une « constante fondamentale » engendrerait une « résonance karmique » qui induirait la formation de nouveaux agrégats. Le corps, la personne, le vécu (positif et négatif) seraient le reflet du « continuum mental » d'afflictions dont l'énergie alimente l'impulsion créatrice de ce cycle de (re)naissances ?
« Étoile, mirage, bougie ; Illusions, gouttes de rosées, bulles ; Rêves, éclairs et nuages : Regardez tous les phénomènes composés comme tels ». Jusqu'où s'étend un mirage dans le désert ? La réfraction de la lumière sur l'air surchauffé et l'image qui se forme sur l'œil de celui qui regarde sont-ils distincts ou constituent-ils un seul et même phénomène ? Les recherches sur la « gravité quantique» dans le cadre de l'étude des trou noirs ont amenés les physiciens à élaborer la conjecture d'un « principe holographique[viii] » selon lequel l'information ne serait pas contenue dans le volume d'une singularité mais à sa surface. Transposé à l'univers, tout ce qui se trouve à l'intérieur, étoiles, galaxies, amas galactiques, etc. serait une projection !
Le Bouddhisme possède sa version « holographique », le mandala, le déploiement dans un espace en 3D d'une image en 2D. Un hologramme déploie une «information », mais il s'agit de dénominations conventionnelles. L'idée est que « ce que nous percevons » ne serait pas là où croyons qu'il est. Ainsi, notre conscience ne serait-elle pas localisée (ni émulée) au sein de notre corps, mais projetée depuis cet ailleurs ?

Lorsque je regarde un film et que je vois l'image zoomer et dézoomer, se déplacer sur plusieurs axes, j'en déduis que la caméra qui l'a filmé possède un certain « degré de liberté ». Or, je peux également moduler la focale de ma conscience pour embrasser un panorama ou concentrer mon attention sur un objet unique, visualiser ce qui n'est pas là, voire ce qui n'existe pas !
« La méditation, c'est se placer dans un espace plus grand que soi » LRM. Je peux visualiser un objet mental, mais également m'observer moi-même (en train de) visualiser cet objet. Serais-je capable d'une telle « observation » à plusieurs niveaux d'imbrication (être conscient de « me » savoir conscient de « ma » propre conscience) si « ma » conscience était seulement « locale » ?
Cette spéculation est à considérer comme telle. Elle permet de comprendre comment il serait possible que tout ne disparaisse pas avec la dissolution de nos agrégats si ces derniers ne sont qu'une projection, si nous ne sommes ni les cinq « consciences sensorielles » ni la « conscience mentale » intriquées. La partie qui regarde la pensée n'est pas la même que les pensées. Il n'y a ni en-soi, ni dualité. Alors, « qui » observe l'observateur s'il est vacuité ? Tout se résume-t-il à un « jeu de miroirs » et d'illusions phénoménales ?
Nous ne devons jamais perdre de vue que « chaque moment de conscience est impermanent » LRM, mais aussi interdépendant d'une chaîne causale sans commencement. Une fois terminé, un mandala de sable bouddhiste est effacé comme un rappel constant de l'impermanence des phénomènes. Cette conjecture n'est pas très éloignée de la conception du Védanta et se concilie même avec la dualité des essences...
La projection en 3D pourrait, en effet, constituer l'apparence impermanente et vide d'un donné immuable et autogène en 2D, qui plus est interdépendante de ce dernier ! L'holographie serait alors la condition sine qua non pour un Soi éternel (par définition incapable de changer) de pouvoir évoluer dans un espace multidimensionnel infiniment malléable. Volume et surface, forme et vide, « deux choses séparées mais pas séparables »...

Et si le temps tel que nous en faisons l'expérience, ce temps linéaire, successif et fragmenté en « tranches temporelles », que des observateurs cosmiques de leurs positions relativistes perçoivent comme passé, présent et futur, n'était que l'aspect diffracté d'un « temps actuel » dans lequel règne un présent continu » ? Dans cette conjecture, rien qui ne relève d'un Soi n'existe ni ne transmigre en s'incarnant d'un corps à un autre. Il n'y a que des projections phénoménales (de la surface vers le volume). Rien ne disparaît, rien ne s'efface, rien ni ne s'oublie, car tout ce qui a été est et sera. Actuel ou linéaire, le temps et donc la conscience qui en est le reflet, ne sont qu'une question de « point de vue » sur la vacuité.
Tout est question de perspective. L'aporie de la réincarnation réside dans la manière dont le problème est posé. Pour le Bouddhisme, « la nature de notre esprit est pure et omnisciente. Toutefois, nous ne la reconnaissons pas comme telle[ix] » sous la confusion de la « vue erronée du je ». L'éveillé est libéré de cette illusion. Pour autant, l'éveil ne change pas la nature de celui qui voit, ni de ce qui est vu, il change le regard ! « Étoile, mirage, bougie ; Illusions, gouttes de rosées, bulles ; Rêves, éclairs et nuages : Regardez tous les phénomènes composés comme tels ». Autrement dit, voyez-les comme des résultantes du regard et non de cela qui regarde.
Nous ne mesurons pas véritablement ce que signifie le fait que le « je » n'existe pas. Cela signifie que « les choses arrivent, mais ne m'arrivent pas à moi » LRM. Les choses sont, sans qu'il y ait d'observateur conscient pour les faire advenir ou en relation duquel elles adviennent.
C'est le cas en mécanique quantique où « l'influence » de l'observateur sur l'observation ne signifie pas que la conscience exerce une action sur la matière. L'expérience arrive, mais n'arrive pas à l'expérimentateur ! Il n'y a que des processus (d'interaction). L'observation quantique est un effet de la mesure, pas de « l'agent qui effectue la mesure » ! La mesure en termes quantiques est abstraite de toute notion « d'agent conscient », du « je » qui naît de la confusion de l'existence d'un agent distinct de ses actes. L'observation, c.à.d. le processus, n'est pas « vide de conscience » - sauf si la mesure est réalisée par un dispositif automatique -, elle est vide de l'interaction avec un ego doté de conscience !

La même incompréhension s'attache, à raison, à la vacuité. La vacuité est la vue de ce qui est, l'ainséité sans en-soi. Comment une vue peut-elle être « sans conscience » ? S'il y a « vue », nous croyons que c'est logiquement parce qu'il y a une quelconque «forme de conscience » sans laquelle il ne saurait y avoir de vue ! Cette tautologie ne vous rappelle rien ?
C'est également la raison pour laquelle il nous est difficile de comprendre la non-existence d'un Soi. Toute « conscience de quelque chose » semble se réfléchir dans un miroir dans lequel se reflète son propre reflet. « Je sais que je suis moi, car c'est moi qui me perçois moi-même »... Une « observation sans sujet ni objet » n'est-ce pas là la définition même du samādhi du yoga, « l'union du connaissant, du connu et du connaissable » ?
Non seulement, cette union est signifiante de l'abolition du « je », c.à.d. d'un observateur égocentré, mais elle est implique également l'abstraction de toute forme de «conscience de soi ». Comment « l'interdépendance » du samādhi, qui est au-delà de toute dualité, serait-elle possible si le sujet, la « conscience », est une entité intrinsèquement distincte de l'objet ?

Nous ramenons la conscience à un sujet, or la « vue erronée de l'ensemble périssable» n'est pas une illusion qui affecte la vision d'une « entité conscience », laquelle acquiert la « vision juste » lorsque le voile sur son miroir est levé. C'est une « vue sans regard » comme l'éveil est une « vue sans vision » qui ne diffère que par la forme qu'elle donne au vide. Il n'y a pas de vision, car il n'y a personne qui voit ! Il y a que la vue, erronée ou juste (samsāra ou nirvāna), voilée ou omnisciente (l'ego ou l'éveil)...

Nous touchons là au très subtil où la cognition bascule hors du cadre duquel elle ne peut émettre que des « propositions indécidables ». Ce moment délimite la relativité phénoménale entre la vue qui, par confusion, se croit être un sujet et l'ainséité de la vue sans sujet, ni objet. Autant de concepts, autant d'illusions, « la Voie moyenne n'incline ni vers l'affirmation, ni vers la négation, celles-ci n'existent que relativement l'une à l'autre. Il faut dépasser l'idée de l'être comme celle du non-être » ESBT-81.
A Fushimi Inari, submergé par la vague de visiteurs, entre le mirage du « je » et sa dissipation, impossible de dire à quel moment se produisit l'indicible transition de «conscience-sujet » à cet état de « regard hors du « je »...

La non-existence du « je » a une autre implication dont la compréhension est aussi plus subtile et l'incidence non moins grande. Dès lors que le « moi » n'existe pas, les autres (« moi ») n'existent pas non plus ! Tous les phénomènes étant interdépendants, aucun de nous n'existe sans l'autre, non seulement par la contribution sociale de ce que chacun apporte au commun, mais également par la mémoire et par le regard. « Je » n'existe pas sans les autres, réciproquement les « autres » n'existent pas sans moi.
Mais surtout, ni l'un ni l'autre n'existons comme entités individuelles ! Comme chaque partie d'un hologramme contient l'hologramme entier, chacun est « la somme de tous les autres » - dans la vue encore plus large de l'éveil, chacun est « la somme de tout l'univers » LRM -. Chacun d'entre nous est la partie d'un tout sans en-soi qui, en sa projection hallucinée, apparaît sous la forme de la « vue erronée » d'une individualité égocentrée.
Tous les phénomènes sont interdépendants et chacun de nous influe sur les autres, de par son comportement d'abord, mais aussi en premier lieu par le regard que nous portons sur nous-mêmes ! Pour influencer les autres d'une manière positive, commençons par devenir heureux nous-mêmes, non pas matériellement et égoïstement mais vertueusement. Cessons de courir après les sirènes du désir-attachement, créateur d'afflictions mentales, et recherchons le bonheur ultime, la libération de la souffrance.
Une façon de travailler à dissiper la « vue erronée de l'ensemble périssable » est de changer l'orientation de notre regard, c.à.d. du point de vue égocentré circonscrit à la bulle illusoire de l'ego, embrasser la perspective d'un horizon non borné par-delà toute différenciation et individualisation artificielles.
Un horizon dont l'autre borne est, paradoxalement, le nirvāna ! Puisque tout est interdépendant et puisque nous sommes « la somme de tous les autres » - formant un tout indifférencié dépourvu d'en-soi -, vouloir la libération pour soi n'extrait pas de l'illusion du « soi » ! Comment le nirvāna pourrait-il être le samsāra si l'un est individuel et l'autre collectif ? L'extinction de la souffrance ne met pas un terme à l'illusion de la « vue de l'individualité ». Ce n'est que par l'éveil, c.à.d. en devenant la «somme de tous les autres », que toute distinction entre la vue de soi et la vue des autres est réellement abolie.

Une manière de travailler à développer cette « vue globale » (par-delà toute vue individuelle) est d'imaginer chaque personne que nous croisons comme ayant « déjà été» notre parent dans une vie passée, comme l'incite le soutra : « Puissent tous les êtres sensibles, nos parents, trouver le bonheur » LR.
Abstraction faite de tout jugement relatif à nos vrais parents et de la nature de nos relations avec eux, ce point de vue entraîne un sentiment vertueux de respect, de gratitude et d'affection envers les autres pour l'amour et tout ce qu'ils auraient pu nous donner de positif (que l'on croit à la réincarnation ou pas) s'ils avaient été nos parents en cette vie. Cet amour inconditionnel dans le Bouddhisme consiste à « vouloir voir l'autre heureux » LRM.
Cette perspective peut également nous amener à changer notre regard sur nos relations avec nos vrais parents en nous faisons comprendre que : « je » ne suis pas seul à souffrir ; que chacun, proche ou inconnu, ami ou ennemi, endure son lot de souffrances qui se reflètent à travers ses réactions ; que le responsable de « mes » souffrances ce n'est pas l'autre, mais la manière dont « je » réagis sous le coup de l'émotion ; émotion qui elle-même dépend de « mon » regard. Une attitude qui nous amène à développer la compassion au sens Bouddhiste c.à.d. à « vouloir voir l'autre ne pas souffrir » LRM.
Étant la « somme de tous les autres » (omniscient car asubjectif), l'éveillé voit la trame complète du réseau d'interdépendances qui les relient et peut, pour chacun, retracer la « chaîne des origines combinées » de leurs souffrances, nées des afflictions mentales et façonnées par les contraintes déterministes de la loi de causalité du karman. Nous pouvons nous entraîner à développer cette vue en regardant le « moi » des autres comme le produit de « liens de servitude » mentale. En pernant conscience de la confusion, de l'ignorance et de l'aveuglement dans lesquels les autres, nos parents, sont prisonniers le souhait de les voir en être libérés s'éveillera alors naturellement en nous.
Pour le Bouddhisme, la vie humaine est « précieuse ». Dans l'hypothèse où la réincarnation est fondée, il est en effet statistiquement rare de naître homme eut égard aux probabilités de (re)naître sous une forme animale ou sous la forme d'un insecte ! De plus, la loi de causalité du karman ne rend pas toute vie humaine favorable pour recevoir l'enseignement du Dharma et cheminer vers l'éveil. Enfin, la vie humaine ne saurait posséder un caractère « précieux » sans l'existence de (la communauté de) l'autre, la sangha.

L'autre met en évidence le caractère interconnecté de notre existence. Son rôle est essentiel dans notre évolution spirituelle. La vie humaine n'est précieuse qu'a proportion qu'elle rend possible, positive et vertueuse, la relation à l'autre, « relation» dont la valeur réside dans l'aptitude qu'elle offre de se (ré)unir avec « soi ». Voir les autres comme nos parents n'est qu'un élément d'une vaste équation dans laquelle (la vue de) tous les autres est nous-mêmes et où nous sommes (la vue de) tous les autres.
En définitive, nous ne faisons jamais que nous « rencontrer nous-mêmes », sous la vue de formes et de circonstances diverses, à des époques et sur des continents différents. L'intensité d'une rencontre que l'on sent résonner d'une vie passée n'est que l'(a)perception diffuse, depuis la perspective d'une vue séparée, de la « somme de toutes les vues » non séparables...
La réincarnation est une vue visant au basculement du regard. Une vue au-delà du «moi », au-delà de toute discrimination entre la vue de soi (confuse et égocentrée) et la vue de la somme de tous les autres (englobante et unifiée). Un aperçu de la vacuité, cette vue sans regard qui est l'éveil.
« Puisse le précieux esprit d'éveil
Naître chez ceux en qui il n'est pas encore né
Ne pas diminuer chez ceux en qui il est déjà né
Et croître toujours de plus en plus » LR
Namasté
Références :
ESBT : Alexandra David Neel - Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLesEnseignementsSecrets/page/n1
LOOP : Je suis une boucle étrange, Douglas Hofstadter
LR : La voie de l'essence vers l'éveil https://www.centre-paramita.fr/collections/livres/products/lamrim
LRI : Le livre de la réincarnation, Joseph Head, S. L. Cranston
LRM : L'enseignement du Lamrim par Maya Bélanger https://www.meditationmontreal.org/enseignants
[i] https://www.ecoutetoncorps.com/fr/ressources-en-ligne/chroniques-articles/les-blessures-de-lame/
[ii] https://kunda-yoga.com/qui-suis-je
[iii] "La signification que nous donnons à « qui nous sommes » est constituante d'une perspective forgée à partir du sens que revêtent les événements. « Qui je suis » est un agrégat de significations qui surgissent des circonstances, des accidents, du hasard ou de la chance, qui vont se connecter, s'apparier, se coaliser en un faisceau cohérent, signifiant, pour me donner le sentiment identitaire de cette personne nommée « je »" (1.17 L'attachement).
[iv] https://fauxsouvenirs-afsi.org/quest-ce-que-les-faux-souvenirs/
[v] La conscience expliquée, Daniel Dennett
[vi] https://lecerveau.mcgill.ca/flash/capsules/outil_bleu26.html
[vii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Rasoir_d%27Ockham