I.57 – S’abandonner à (plus grand que) soi
Comprendre que le « je » est la « vue erronée d'un ensemble périssable » (impermanent) qui existe en interdépendance de processus psycho-physiques, n'est pas une pensée défaitiste. Que « les choses arrivent, mais qu'elles ne m'arrivent pas à moi » ne les rend pas absurdes, mais les éclairent d'une intentionalité qui donne sens à notre existence.

- Ne vous
arrêtez pas aux apparences,
- Regardez derrière
le décor,
- Embrassez
et abandonnez-vous,
- Ceci est
la saisie de l'intention.
- Nuages,
pluie, orage,
- Ombre, crépuscule, ténèbres
- Aurore,
lumière, soleil :
- Regardez
« ce qui arrive » comme tel.
- Grâce à
cette clairvoyance, en devenant « plus grand que soi »,
- Et ayant lâcher-prise
sur le « je » et la peur de m'abandonner,
- Puissé-je
libérer les êtres migrateurs des perturbations du mental,
- Agités
par les vagues de souffrance des afflictions émotionnelles.
Rien de ce qui arrive n'est le fruit du hasard. Il ne s'agit pas simplement de (pures) coïncidences, « les choses arrivent » pour une raison, mais celle-ci ne fait pas sens pour tous les observateurs. Or, c'est parce qu'elles font sens pour « moi » que je peux affirmer que « rien n'arrive par hasard ». Mais le sens que j'attribue à « ce qui arrive » (même en sachant que le « je » est vide d'en-soi) n'est pas le même que le sens que les autres lui donne, car chacun nous voyons les choses selon une perspective différente, personnelle, subjective.
Si les choses faisaient, objectivement, sens de la même manière pour tous les observateurs nous pourrions alors en inférer l'influence réelle de la conscience sur l'univers, c.à.d. le pouvoir de changer/faire advenir la réalité par la simple observation - quoiqu'il faudrait encore écarter la possibilité d'une hallucination collective ; ce qui n'invaliderait en rien le fait que la conscience est le produit d'une chaîne d'interdépendances -.

A l'instar du principe énoncé par Arthur C. Clarke selon lequel « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie », en l'infinie diversité de ses effets, l'infinie combinaison de « la chaîne des origines interdépendantes » est indiscernable d'une intention impulsée par une cause qui serait à elle-même sa propre cause.
Si « les choses qui arrivent » font sens à mes yeux, c'est parce que je me (re)lie a posteriori à « la chaîne des origines combinées » dont elles sont le produit, de sorte à ce qu'elles m'apparaissent être le résultat a priori d'une intentionnalité personnelle à travers laquelle je projette l'œuvre du destin, de la main divine, de l'univers ou de tout autre nom que je puisse lui donner.
Lorsque les choses font sens, je les accepte plus naturellement. Surtout si j'en perçois (immédiatement) le caractère positif pour moi ou si je comprends que la manière dont les choses se produisent m'est (ou me sera) bénéfique. Même si je dois endurer des difficultés et surmonter des obstacles inimaginables, cela ne remet pas en question la confiance que m'inspire cette intentionnalité, car je conserve la finalité de mon chemin en ligne d'horizon et en fil conducteur.
J'accepte de m'en remettre à « quelque chose de plus grand que soi », car je crois que cela préside aux événements d'une manière qui m'est favorable. Dès lors, je relâche le contrôle et la peur se dissipe. J'embrasse ce qui arrive et je m'abandonne à une volonté que je perçois juste car omnisciente.
Mais, lorsque les choses ne font plus sens - lorsque les afflictions et l'agitation mentales instillées par les émotions perturbatrices brouillent mon discernement -, le négatif occupe alors tout l'écran de ma conscience. Mon horizon se restreint à ce que j'ai « au bout de mon nez » et je m'emplis alors de colère, de déception et de tristesse, comme si rien d'autre n'existait (de toute éternité) que les nuages, la pluie et l'orage, comme s'il n'y avait pas d'issue à la nuit, rien au-delà des ténèbres qui me recouvrent et m'envahissent, comme si ma vie n'avait plus aucun sens où comme si ce sens n'était que pure absurdité...

C'est lors de ces éclipses de la perception de l'intention sous-jacente à ce qui arrive que la confiance que j'avais en cette dernière, et que je croyais solide, s'effondre et s'évanouit en un éclair. Comment m'en remettre à ce « quelque chose plus grand que soi » si je n'en vois plus les effets, si cette absence ou ce silence me donnent l'impression d'avoir été rejeté, trahit ou abandonné ?
Le soleil brille toujours dans le ciel même derrière les nuages, même lorsque les larmes de pluie noient nos larmes de joie. Le soleil brille toujours dans l'espace même si l'hémisphère de la Terre sur lequel nous nous trouvons est à son opposé. « Lorsque le soleil cesse d'éclairer la montagne, c'est à nous de rayonner de notre propre soleil intérieur pour illuminer la vie ».
« Embrasser et s'abandonner ». Il ne s'agit pas d'embrasser ce qui vient, tel qu'il vient, de l'extérieur ou de l'intérieur, des autres ou de soi. Il ne s'agit pas non plus de s'abandonner à ses émotions, à la colère et la tristesse, au point d'y sombrer corps et âme. S'abandonner (totalement) à la peine n'est pas la condition sine qua none pour être capable de s'abandonner à la Joie et conséquemment de connaître (véritablement) le bonheur.
La peur de l'échec n'est pas l'obstacle, c'est la « peur de s'abandonner » qui l'est. Je ne peux m'abandonner si je n'abandonne pas le « je », si je ne renonce pas au contrôle. Le bonheur n'est pas une question de contrôle. Une suite d'expériences malheureuses peut me faire croire, à tort, qu'un défaut de contrôle origine mes échecs. Je décide alors, soit de contenir mes sentiments (et de me mettre à l'écart) par peur de souffrir d'un nouvel échec, soit de me « suradapter ». Dans les deux cas, renforcer le « je » n'induit que souffrance...
Cette décision n'est pas consciente. Comme toute décision, elle se forme sous le seuil de la conscience, au sein de nos aires cérébrales, dans une instance psychique nommée l'inconscient[i]. D'ailleurs au sens bouddhiste, « le terme conscience signifie toujours connaissance » ESBT-61. « Il préexiste des traces inconscientes de pensées. Au fur et à mesure du processus de décision, le cerveau opte pour la "trace" la plus forte. Si une activité cérébrale préexistante correspond à l'un de vos choix, votre cerveau sera plus susceptible de choisir cette option[ii] ».
De quoi relativiser la notion de « libre-arbitre »...

Nous pourrions penser que le fait de « conscientiser nos décisions », c.à.d. de comprendre leurs tenants et aboutissants, permet de nous redonner le contrôle sur notre processus décisionnel, mais en réalité cela n'efface pas les schémas neuraux/mentaux qui nous gouvernent. Tout au plus, cette conscientisation peut-elle permettre (à condition d'une vigilance constante) de contourner ces schémas, mais en devenant alors, elle-même, un schéma !
Cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas changer notre mode de prise de décision. Nous pouvons développer de nouveaux schémas, positifs et vertueux, qui remplaceront, par un usage répété, un mode de pensée (auto)dépréciatif ou narcissique, par exemple en développant la tolérance et la compassion au lieu de l'aversion et du « chérissement excessif du moi ». Mais, ce sera toujours suivant le principe de la « répétition continue d'une empreinte ». Nous ne choisissons pas la décision à adopter au moment où plusieurs choix se présentent, mais nous pouvons déterminer (de manière consciente) l'orientation que prendra notre libre-arbitre.
A condition d'abandonner le « je » ! Sinon, un cercle vicieux s'installe. La peur appelle le contrôle qui nourrit la peur qui renforce le contrôle.... A force de me « suradapter » pour plaire à cet autre (la définition que je lui donne dans ma mythologie personnelle) sur lequel je fais reposer le sort de mon bonheur, par peur d'être rejeté, trahit, abandonné... je finis réellement par l'être !
Cette blessure imprègne mon libre-arbitre d'une empreinte de souffrance qui m'empêche de (prendre la décision de) m'en libérer. Plus je me débats (plus je débats avec le « je »), ressassant, rejugeant, réespérant... et plus « je » resserre le nœud coulant. Mon libre-arbitre devient mon propre bourreau !
Je dois abandonner le « je » et pourtant, je ne peux m'abandonner si je ne crois pas en moi ! Car, cet « autre » à qui je ne veux pas déplaire, cet « autre » à qui j'ai peur de ne pas plaire n'est autre que moi-même ! Par erreur d'identification (de concrétude), j'ai placé la croyance et la confiance en mon bonheur sur la mauvaise carte. Le véritable abandon dont je souffre, c'est d'avoir rejeté, trahit, abandonné... « qui je suis vraiment» parce que j'ai cru dans le « je » plutôt que dans l'être que je suis !
J'ai cru dans l'image que me renvoyait les autres plutôt qu'en ma véritable nature, j'ai cru dans des capacités « désirées par d'autres » plutôt qu'en mon véritable potentiel, j'ai cru dans des suggestions extérieures plutôt que dans ma voix intérieure, j'ai cru en la projection de l'enfant d'un(e) autre plutôt qu'en mon enfant intérieur... « Je » ne souffre pas d'avoir été rejeté, trahit, abandonné... par la joie, « je » souffre d'avoir abandonné la Joie, c.à.d. de m'avoir abandonné. Ils ne sont pas deux, il ne faut pas en faire deux...

Comment guérir de ces « blessures émotionnelles » - et des masques qu'elles me font porter - qui définissent le filtre à travers lequel « je » me perçois et conditionnent mon libre-arbitre, pour, enfin libéré de ces schémas de souffrance, trouver le bonheur et vivre pleinement la Joie ?
Le « je » ne trouvera jamais la paix ni la joie, car il n'est ni l'un ni l'autre.
Le « je » est une « vue erronée » - non pas une vision, car se serait la vision de quelque chose possédant une existence en-soi or le « je » en est vide -. Le « je » est une illusion, un œuf de coucou dans un nid de passereaux. Pour (re)trouver la Joie, il me faut me retrouver, c.à.d. retrouver véritablement qui je suis vraiment. Pour cela, il me faut regarder derrière le décor...
Ce qu'il me faut embrasser et ce à quoi il me faut m'abandonner, ce n'est pas à ce qui arrive, mais à ce qui fait que cela arrive. Que je l'appelle l'univers, le divin, le destin (pour le bouddhisme, « l'interdépendance des phénomènes » qui fait advenir les choses comme si elles étaient mues par une volonté intentionnelle), ou la Joie pure, sans objet, est dans la « vue juste » de l'impermanence, dont le décor du « je » dissimule l'intentionnalité. C'est le courant sous-jacent à la rivière et le flow sous-jacent au courant...
Il me faut apprendre à « m'abandonner » non pas à la peine et à la joie mondaine, dont les agrégats sont charriés par le courant qui produit leur accrétion, mais à l'énergie qui meut le courant. La tristesse et le bonheur sont temporaires. La Joie n'est pas une récompense pour toutes les souffrances que j'ai pu endurer au cours de ma vie et sous lesquelles je continue d'être submergé. Cette joie-là est aussi impermanente que la peine. Quelles que soient nos chances de bonheur à chacun d'entre nous, la joie mondaine ne sera jamais définitive. Elle ne marquera pas le couronnement de notre existence telle la récompense de tous nos efforts. Elle n'assèchera pas nos pénitences de l'eau d'une fontaine intarissable...
La souffrance provient du fait que nous voyons la peine et la joie plutôt que le courant, la surface des choses plutôt que « l'arrière du décor ». Or, seul, le courant est continu. Il nous faut apprendre à nous abandonner, à devenir le flux.
Vivre et faire confiance à ce qui fait que cela arrive. C'est seulement de cette manière que nous pouvons connaître la Joie pure, sans objet (ou plutôt sans sujet), surtout lorsque nous vivons des moments difficiles !

Comment « s'abandonner » lorsque la colère nous aspire, lorsque la tristesse nous submerge, lorsque la mélancolie nous paralyse ? Comment voir la beauté cachée de la montagne ternie par la grisaille de la pluie ? Comment conserver la foi, dépasser le chagrin, l'angoisse et la lassitude, lorsque les blessures du passé se rouvrent, lorsque le présent est une impasse et l'avenir incertain ?
La souffrance vient du « je ». Ce qui arrive, la souffrance des afflictions qui m'assaillent, est le reflet du « moi ».
Ce qui (m')arrive est la « vue erronée du je », la présence lancinante, accablante, mortifère du « moi », de ma vie, de mes inquiétudes, de mes tourments, de mes hantises qui forment un filtre sur ma perception. C'est la pluie et l'orage, le brouillard et la tempête, l'agitation violente de mes pensées, le maelström frénétique et passionné du mental, qui m'écartèle et me soumet au supplice d'un calvaire sans fin.
Ce qui (m')arrive n'est pas ce qui arrive, cela n'est qu'un phénomène, l'effet d'une chaîne de causes abstraites de tout aspect émotionnel et de tout caractère machiavélique.
Ce qui (m')arrive, c'est la captation par cette vue erronée qui me fait croire en la possibilité de mon bonheur personnel plutôt que dans la beauté, le calme, la paix et la Joie pure « sans sujet »...
Pour « dépasser le passé », nous devons croire en une nouvelle saison, dont l'éclat des couleurs et le parfum des fleurs nous feront oublier le déclin de l'été. Ce « meilleur » n'est pas hypothétique, nous le savons à venir, il n'est qu'une question de temps. Cependant, ce renouveau sera toujours celui des saisons et nous ne trouverons la Joie véritable qu'en sortant de ce cycle sans fin !

Projeter un horizon positif en ligne de mire est un levier puissant. L'avenir se bâtit au présent. C'est en cultivant ses semailles, avec attention et vigilance, patience et amour (positivité et vertus) que le jardinier fait croître le lendemain.
Notre « conscience mentale » est en prise avec la vue erronée du « je ». Pour la soulager du fardeau de ses afflictions, nous pouvons lui donner une autre perspective à contempler, un autre rythme sur lequel vibrer[iii]...
La méditation bouddhiste Samatha consiste à habituer notre « conscience mentale » à la concentration qui mène au « calme mental » par la visualisation d'un objet de pensée (dans l'idéal le Bouddha Sakyamuni). Cet entraînement n'est pas seulement réservé à la méditation formelle (pratiquée à des heures déterminées dans l'assise idoine, le silence et l'immobilité d'un lieu sain). Le but est d'éviter la dispersion de notre esprit par tout contenu perturbateur et source d'affliction (images, sons, pensées, souvenirs, émotions, etc.) laissé libre de parcourir notre mental dès lors que nous cherchons à « faire le vide».

Dès lors que nous habituons notre conscience mentale (par la pratique formelle régulière) à visualiser un objet de prédilection (avec clarté et fermeté), il devient possible de projeter cet objet sur ce qui nous entoure, à tout moment, n'importe où, telle une «réalité augmentée ». Jusqu'à ce qu'il ne nous quitte plus !
A nous de profiter de chaque instant (comme les temps de trajet à notre travail par exemple) pour faire cet exercice simple, car il est certain que notre mental, lui, ne se privera pas de nous tourmenter... Nos problèmes ne se régleront pas en nous auto-flagellant et nous serons mieux à même de les gérer si nous sommes moins sujets aux émotions perturbatrices.
Projetons toujours le soleil de notre cœur sur l'horizon jusqu'à ce que notre vue soit juste...

Embrasser l'intentionnel, « s'abandonner » à l'intention. Comprendre que les choses qui arrivent (apparaissent et disparaissent en éclairs si brefs qu'ils nous semblent imperceptibles), sont impermanentes, percevoir que les conditions par lesquelles les choses se produisent (la « chaîne des origines combinées ») sont interdépendantes, saisir que ce qui arrive (colère, tristesse, accablement) est vide, voir que ce qui fait que cela arrive est (aussi indiscernable que) de la magie, c'est cela la Joie véritable.
La souffrance est de voir seulement les nuages, la pluie et l'orage, l'ombre, le crépuscule et les ténèbres, en oubliant le soleil et la lumière. Mais, il ne s'agit pas de voir que le soleil brille toujours derrière les nuages, qu'il éclaire et réchauffe toujours une partie du monde de ses rayons, mais que les nuages, la nuit et le soleil lui-même ne sont que phénomènes éphémères à l'échelle du jour ou à celle des éons !
Sous l'égide du « je », la souffrance est de désirer/rejeter les choses qui m'arrivent, d'espérer/craindre qu'elles m'arrivent autrement et de louer/regretter qu'elles ne (m')arrivent plus...
C'est en abandonnant le « je » que je m'abandonne au courant, que je « deviens le flow» et c'est en « devenant le flow » que je réalise la Joie.
Qu'elles soient intentionnelles ou qu'elles m'apparaissent comme telles, les choses qui arrivent font sens « pour moi » alors que le « moi » n'est pas réel ! Il n'y a rien qui perçoit. Le reflet et le miroir apparaissent en même temps, mais sont vides d'en-soi... Le « je » se reflète sur sa propre phénoménalité dans un mouvement de co-création constitutif de la « vue erronée de l'ensemble périssable » (interdépendant et impermanent). Il n'y a rien d'autre que la « vue erronée » (le samsāra) ou la « vue juste » (le nirvāna).

« S'abandonner », ce n'est pas (dé)laisser l'autre, c'est s'ouvrir à lui totalement parce que l'on croit pleinement en soi...
Au nombre de cinq (rejet, abandon, humiliation, trahison, injustice), les « blessures de l'âme » reposent sur la non-acceptation de soi, «une blessure de rejet (...) vient suite à un rejet de soi. Ça devient un cercle vicieux : on se rejette, on rejette les autres et on se fait rejeter... Il en est ainsi pour toutes les blessures de l'âme[iv] ». La blessure d'abandon découlerait ainsi d'un abandon de soi. «Je (ne m'accepte pas donc je) m'abandonne, j'abandonne les autres et je me fais abandonner ».
L'autre n'est pas la cause de la blessure émotionnelle, c'est nous qui en sommes à l'origine. « Il est TRÈS IMPORTANT de nous souvenir que nous ne souffrons pas de nos blessures À CAUSE de nos parents ». Le psychiatre américain John Pierrakos a théorisé les blessures de l'âme sur la base de l'existence de vies antérieures. « Nous naissons tous avec plusieurs de ces blessures (...) créées dans une vie précédente et toujours présentes, car elles n'ont pas été acceptées ». De par leurs propres blessures, nos parents nous permettent de prendre conscience des nôtres, préalable à la volonté de guérir.
Sous l'angle psychologique, le point commun des « déclencheurs » de ces blessures (qui s'activent très tôt dans la prime enfance) est une carence, un manque, une privation : de nourriture affective ; de plaisir ; de confiance ; de considération. Ces déficits mettent en évidence l'importance vitale de l'amour dans le développement de l'enfant. L'enfant croît et s'épanouit dans l'affection de ses parents qui initie en lui un sentiment de « laisir-bien-être-bonheur » d'être aimé, mais ce « plaisir-bien-être-bonheur » instillé en lui par l'amour de ses parents est aussi est créateur d'un désir-attachement pour lui-même (à des degrés divers, relatifs à chacun).
Si un enfant habitué à recevoir sa dose de « plaisir-bien-être-bonheur » en est brimé, récusé ou dépossédé, cela provoquera une blessure d'autant plus grande que l'affection de ses parents était grande. Les blessures émotionnelles mettent ainsi en évidence l'influence, conditionnée et conditionnant, du « point de vue subjectif » chez le très jeune enfant avant même le développement de « la vue erronée du je ».

Réincarnation ou pas, nous devons
conscientiser ce sur quoi lâcher-prise
et l'acceptation de soi est au cœur de ce travail. Pour lâcher-prise sur le désir-attachement au « je » (et
s'abandonner à soi), nous devons prendre conscience que ce qui nous enchaîne
n'est pas « l'objet du désir », mais le « plaisir-bien-être-bonheur» induit par sa relation/possession.
Le sentiment que nous éprouvons pour une personne, un bien, une situation
vient-il d'eux en propre ? Aimons-nous l'autre pour ce
qu'il est, sa personne, son être, son âme ou parce que nous projetons sur lui
un idéal qui stimule notre désir-attachement au « plaisir-bien-être-bonheur »
qu'il nous délivre ?
Ce n'est pas la peur d'être abandonné qui nous freine, c'est la peur d'abandonner (le désir-attachement pour) le « je » ! Dans le domaine des sentiments, « s'abandonner à soi », c'est avoir une totale confiance en l'autre. Dans le domaine spirituel, c'est croire en quelque chose de plus grand que soi, l'univers, le destin, le divin, quelque nom conventionnel que nous lui donnons.
S'abandonner est un acte de foi, c'est « abandonner le matériel » c.à.d. le visible pour l'invisible, la raison pour la foi, le « je » pour le Soi. C'est avoir de la sagesse et de la compassion face à ce qui arrive, car ce qui fait que cela arrive est une «intention d'amour »...
La beauté de l'équation philosophique du bouddhisme, c'est que sans aucun dieu personnel, sans aucun dessein transcendant, sans aucune ainséité, l'amour est conscience. Ce qui fait que cela arrive est l'intention d'aimer, la conscience d'aimer, la consciencedes'aimer, qui éveille la Joie en soi, qui « est Soi », cette Joie pure qui est amour et compassion.
Cette « intention d'amour » est ma muse, mon guide et mon soutien. Si je l'écoute et si je m'en remets entièrement et inconditionnellement à elle, je sais intuitivement « ce qui est juste », je sens irrésistiblement quel est le bon moment pour agir et je reçois la force nécessaire pour réussir...

Nous avons tous connu ce sentiment d'infaillibilité que procure l'évidence d'être mû par une grâce qui nous transcende. Mais pourquoi est-il si rare ?
Notre mental est toujours en désaccord avec « ce qui arrive ». C'est là sa fonction d'optimiser notre capacité de décision. Pour cela, il nous incite à : analyser nos décisions ; évaluer la pertinence de leurs résultats ; juger s'il est approprié de conserver un type de réponse ou d'effectuer d'autres choix, etc. Toutefois, nous avons tendance à trop nous soumettre au mental et à nous engluer dans le piège du contrôle excessif.
Comment pouvons-nous entendre « l'intention d'amour » qui préside à ce qui arrive si nous sommes constamment branchés sur la longueur d'onde du mental ? Nous ne pouvons être « en phase » avec l'univers qu'en nous abandonnant totalement à lui. Est-il donc si difficile d'abandonner le « je » ?
L'émotion, comme la peur de l'échec, peut être un frein qui nous retient de lâcher-prise sur le désir-attachement et un réflexe qui ravive sa dépendance et resserre son contrôle. Pourtant, le lâcher-prise peut être spontané lorsqu'il s'agit d'œuvrer pour le bien d'autrui. Nous devenons alors un canal, un vecteur, l'instrument d'une œuvre plus grande que soi. Cet alignement fait s'abaisser instantanément la barrière du « je » et l'énergie qu'elle procure nous fait nous abandonner sans résistance à la Joie de faire un avec l'univers.
Mais, lorsqu'il s'agit de notre vie indécise, de notre passé tourmenté et de notre avenir incertain, la magie est rompue. L'incertitude de ce qui nous arrive est inhérente à l'exercice du « libre-arbitre », dans lequel la « vue erronée » du « je » nous fait croire en une fonction propre. Abdiquer notre libre-arbitre, ce n'est pas abandonner toute forme de contrôle, c'est se détacher du désir-attachement du contrôle et de l'aversion de la peur de perdre le contrôle, pour s'en remettre à une intentionnalité qui nous dépasse. Nous acceptons de le faire car nous percevons, intuitivement, l'omniscience de cette justice et savons n'avoir rien à craindre à lui confier notre sort.
Que ces fonctions cognitives, dont le développement est (inter)dépendant du « moi identitaire », en soient ou non constitutive, l'abandon du « je » entraîne l'inhibition du contrôle (du mental et du « libre-arbitre inconscient »), de l'emprise des émotions négatives (l'aversion, la colère, la peur...), ainsi que de la souffrance des « afflictions mentales » qui en découlent.
Ce ne sont pas les seules facettes à être inhibées. Le « je » est la partie émergée de l'iceberg. Sous la surface se cache un vaste inconscient composé de « schémas mentaux » façonnés par l'expérience ou empreints de celle de nos parents (eux-mêmes l'ayant absorbés des leurs, « les émotions peuvent laisser des traces sur l'ADN transmissibles à la descendance[v] »).
Il faut nous ôter de l'esprit l'idée que le « je » puisse guérir de ses blessures et de ses maux, quel que soit nos efforts, notre degré de conscientisation ou le temps passé à en identifier les origines et les causes. Le « je » ne réalisera jamais la Joie, ni ne connaîtra jamais la cessation de la souffrance !

La première des « quatre nobles vérités » enseignées par le Bouddha est le caractère inévitable de la souffrance. Il est vain de chercher dans l'existence conditionnée le moyen d'éviter la souffrance qui lui est par nature inhérente. Il est impossible de guérir ou de libérer ce dont le « je » est lui-même constitutif ! Le « je » est une tension psychique entre des forces de surface et des forces internes, entre conscient et inconscient, entre le désir-attachement du bonheur superficiel et l'aversion profonde de la souffrance.
Il est impossible de trouver la Joie si la perspective de notre existence conditionnée est celle de la « vue erronée de l'ensemble périssable »...
Les quatre « nobles vérités » du Bouddha Shakyamouni s'inscrivent dans la méthode d'un médecin : constater la maladie ; diagnostiquer ses causes ; élaborer le remède permettant la guérison ; le donner à prendre au patient. Appliquée à la souffrance, le procédé se traduit par : l'acceptation du « caractère inévitable de la souffrance » ; l'identification des « afflictions mentales » comme cause de la souffrance ; « la cessation de la souffrance » comme le moyen d'en réaliser la guérison ; et la pratique de « la voie de la cessation de la souffrance » comme son remède. Autrement dit, le « je » est la maladie, sa cause est sa « vue erronée », le remède est d'abandonner le « je » en s'abandonnant à soi, cet abandon/libération est la guérison.
Cela ne veut pas dire que nos blessures émotionnelles soient inguérissables, mais les guérir n'est pas la panacée. Ces blessures ne font que renforcer l'emprise de la « vue erronée » du je en nous entraînant à « le » guérir plutôt que de guérir du « je » ! La philosophie bouddhiste voit « au-delà du par-delà » des thérapies de la psychanalyse et du développement personnel.
Dans le cadre de la loi de cause à effet du karman (indépendant d'un ātman) nous n'avons pas les parents « qui sont les nôtres » pour prendre conscience, par leur déclenchement, de nos blessures émotionnelles et nous aider à en guérir. La vue erronée du « je » est la cause des afflictions mentales qui, par les actes commis en son nom, alimentent le cycle sans fin du samsāra.
Les « blessures de l'âme » ne sont qu'un effet de chaînes d'interdépendances sans origine connue. La véritable libération de nos souffrances, le nirvāna, consiste à nous libérer de l'emprise de la vue erronée du « je »...

S'abandonner est un acte de foi, mais il est temporaire et non permanent. Le « je » est inhibé, mais il demeure latent. Au sens bouddhiste, « la cessation de la souffrance » est une guérison définitive qui n'est toutefois pas immédiate. « La voie qui mène à la cessation de la souffrance », c.à.d. au nirvāna (et par-delà à l'Éveil) est plus ou moins directe - selon l'intention de petite, moyenne ou grande « capacité « (Hinanaya, Mahayana) - et plus ou moins rapide (Vajrayana), mais elle n'est pas instantanée.
Comme les microbes, les bactéries ou les virus qui transportent une maladie ne sont pas évacués en une seule fois d'un organisme infecté, mais éliminés progressivement par l'application méticuleuse du remède, le « je » n'est pas abandonné d'un seul coup, il est changé, transformé, reconstruit, avec la force de la persévérance et la force de l'enthousiasme, par une (ré)orientation vertueuse qui prépare à cette libération, guérison.
Qu'il soit possible d'inhiber instantanément le « je » en s'abandonnant à quelque chose de plus grand que soi ne peut pas nous permettre d'inférer la possibilité de son abandon « immédiat ». S'abandonner implique une totale confiance en ce en quoi l'on s'abandonne. Or, il en va différemment lorsqu'il s'agit d'une intentionnalité dont nous savons la « vue juste » car omnisciente, transcendante et impersonnelle, d'une intention que nous soupçonnons, à raison, de vouloir nous tromper car subjective, individualiste et égocentrique. Nous ne doutons pas de l'impartialité d'une « justice omniscience » interdisant par définition toute fourberie alors que celle-ci lui serait aisée au vu de cette omniscience même... S'abandonner est véritablement un acte de foi !
Le subjectivisme biaise la recevabilité de l'intime conviction. La connaissance véritable, «l'intuition de l'esprit », est hors de la perspective du « je ». Le « je » n'est qu'une illusion, certes (très) tenace, conditionnée par sa « vue erronée », enracinée par le désir-attachement, alimentée par le « chérissement excessif du moi » qui génère des «afflictions mentales », par la recherche captieuse du bonheur mondain, et qui nous enchaînent au cycle de souffrance du samsāra dont il est constitutif. Mais, le « je » n'est qu'une illusion ! Pourquoi est-il si difficile de nous en défaire alors qu'il nous est si facile de nous abandonner ?
En réalité, « s'abandonner » est difficile. S'il peut être (relativement) simple de s'abandonner à quelque chose de plus grand que soi, du moins est-ce à ce en quoi l'on croit car l'on y fait totalement confiance. S'agissant des autres... Or, les autres sont en termes de nombre plus grand que soi ! Nous devrions donc croire dans les autres autant qu'en Dieu, en l'univers ou en un principe bienveillant guidant notre vie. D'autant plus que la compassion est le chemin vers l'Éveil... Autrement dit, pour pouvoir abandonner instantanément le « je », il faudrait que nous soyons capables de nous «abandonner » aux autres, immédiatement et de manière inconditionnelle !

S'abandonner à quelque chose de plus grand que soi, entraîne la dilution du « je », s'accompagne d'un « sentiment océanique », d'un état de paix et de félicité, fait de soi un canal d'intercession d'une miséricorde angélique...
Pour abandonner le « je », il ne suffit pas qu'un sentiment de compassion et d'amour nous traverse, il faut vouloir du plus profond de soi que les autres soient libérés de leurs souffrances et qu'ils soient heureux...
Abandonner le « je » ne constitue pas un renoncement. C'est encore moins remplacer le « chérissement excessif du moi » par le chérissement excessif du bonheur (du moi) de l'autre. Il ne s'agit pas de se « suradapter », non par peur de ne pas plaire à l'autre (et s'enfermer dans la sympathie, qui n'est pas la compassion, ou retomber sous l'emprise d'un comportement conditionné), mais par peur de ne pas pouvoir exprimer de la compassion envers les autres.
Il ne s'agit pas non plus de chercher à vouloir s'abandonner à quelque chose de plus grand que soi d'une manière pérenne, objectif naturellement voué à l'échec eut égard à l'impermanence des phénomènes. Le projet est plus grand qu'une réalisation en creux et aussi plus long à atteindre. Il faut de la patience et de la persévérance pour cultiver la compassion et l'amour envers les autres.
Nous devons apprendre à :
- déplacer la focale de notre attention (par l'écoute bienveillante) ;
- changer notre centre d'intérêt (par une prévenance amicale) ;
- repenser le sens de la vie (par une générosité désintéressée) ;
- nous détacher du désir-attachement au bonheur égotiste (par sympathie mutuelle) ;
- redéfinir nos relations avec autrui (par une tolérance fraternelle) ;
- susciter un mimétisme vertueux (par un comportement adapté et la réflexion sur nos (ré)actions).
Pour repenser notre regard sur les autres, il nous faut commencer par redéfinir le regard que nous portons sur nous-mêmes (quoique les deux visées soient parallèles et s'accroissent mutuellement). La compassion envers soi-même est essentielle pour cultiver la compassion envers autrui. Être non-violent envers soi-même induit la non-violence chez les autres.

« L'hostilité disparaît autour de celui qui est fermement établi dans la non-violence », II. 35, Yoga-sutras de Patanjali.
Cette violence que nous exerçons envers nous-mêmes sans en être conscient n'est pas tant d'ordre physique que psychologique. Son origine se perd dans les méandres de notre mémoire, peut remonter à notre petite enfance, procéder d'une transmission génétique, relever d'empreintes karmiques... Pour savoir si nous sommes violents envers nous-mêmes observons comment nous percevons les autres, comment nous réagissons à leurs propres réactions et comment nous jugeons leurs actes.
Nous sommes naturellement bienveillants, compatissants et magnanimes face aux personnes fragiles et vulnérables, mais peu ou pas du tout indulgent face à une personne en pleine possession de ses facultés. Nous ne jugeons pas seulement ses mensonges et ses errements sans complaisance, mais aussi ses faiblesses et son inconscience sans commisération, voire sa nonchalance et son apathie sans mansuétude, comme si elle n'avait le droit ni à l'erreur, ni à l'insuffisance, ni au laisser-aller, fut-ce temporaires et sans préjudice.
La plupart du temps, la majorité d'entre nous, agit fort heureusement sans réelle intention de nuire et si notre comportement peut s'avérer blessant, c'est sans le vouloir, ni même en avoir conscience. D'autant que nous ne pouvons tout simplement pas être tenu responsable de la façon dont les autres nous perçoivent. A combien de personnes dont les actes sont mus par la sollicitude et la bienveillance prêtons-nous un a priori négatif ? Il se peut que nous soyons phobiques ou doutions de la nature humaine, mais il est plus vraisemblable que nous confondons la personne avec ses émotions et plus probable encore que c'est de nous-mêmes que nous doutions !
Il y a cette définition de la colère qui dit
que « c'est la punition que nous
nous infligeons pour une faute commise par quelqu'un d'autre ». Mais, l'autre a-t-il véritablement commis une faute, qui plus est intentionnelle ? Pour
en être sûr, il faudrait que nous puissions, objectivement, déterminer : s'il existe une vérité
absolue ; si nous sommes à même de la connaître ; si l'autre est
réellement en faute en regard de celle-ci ; et si nous sommes légitimes à
juger de ses actes.
Or, toute vérité est conventionnelle, relative à un système de valeurs auquel nous adhérons implicitement sans nous demander si son rédacteur était mû de (réelles) valeurs de justice. N'est-il pas curieux de juger de la responsabilité d'autrui sur la base de critères élaborés par ces autres dont nous doutons ?
Nous-mêmes mettons-nous en pratique ses valeurs ? Savons-nous ce que cela implique concrètement de les respecter et quelles sont les conséquences de leur transgression ? Avons-nous seulement envisagés la question non pas sous l'angle du point de vue du juge immaculé, mais sous celui de l'intéressé ? N'est-il pas étonnant de nous prétendre juge de la responsabilité des actes des autres sur la base de valeurs qu'il se pourrait fort bien que nous-mêmes enfreindrions si nous étions à leur place et dans leur situation ?

Nous regardons le monde et les autres comme
si notre point de vue était pur et objectif, sûr et infaillible, surtout comme si nous n'en faisions tout simplement
pas partie ! La contemplation de
« l'échange réelle de notre position » permet de voir et d'éprouver
ce que ressent autrui comme si nous
étions à sa place, non plus en position de juge transcendant prêchant
une vérité absolue mais d'agent humain aux prises avec des situations
circonstanciées.
Juger permet de s'exempter de tout défaut, de toute faille et de tout vice, à proportion d'une violence perpétrée en pensée et en parole envers les autres. Or, nous jugeons les autres en miroir de nous-mêmes avec d'autant plus de violence à leur égard que nous en avons envers nous-mêmes ! Une violence qui se nourrit de l'aversion pour nos défauts ou de ce que nous craignons de voir devenir tel. Juger les autres est comme une maladie auto-immune dans laquelle nous nous attaquons à nous-mêmes...
La violence de notre jugement envers les autres est une violence faite à soi-même...
Si, dans la perspective de la réincarnation (ou d'une expérience de pensée), nous pouvons voir les autres comme (susceptibles d'avoir été) nos parents, nous pouvons par la contemplation de « l'échange réelle de notre position » avec nous-mêmes nous percevoir comme notre propre parent ! Conscientisons cette perspective et demandons-nous comment nous pouvons être bienveillant, compatissant et magnanime envers nos enfants et violent envers notre propre « enfant intérieur », alors que celui-ci est tout aussi fragile et vulnérable ?
La non-violence envers soi, donc l'auto-compassion (se libérer du jugement de soi-même), est la condition de la non-violence et de la compassion pour les êtres sensibles. La compassion ne se développe pas, elle s'affirme ! Dans mon chemin de conscience (psychologique et spirituel) à la découverte de ma vraie nature,
l'auto-compassion, c'est discerner qu'il n'y a nul «adversaire » à ma paix intérieure que le « je », nul «obstacle» à ma compassion que la peur de m'abandonner à ce qui fait que cela arrive, nulle «antagoniste » à l'amour que l'aversion qui m'empêche d'embrasser la Joie pure...

La méditation bouddhiste tonglen[vi] permet d'affirmer notre (auto)compassion. Elle peut être pratiquée lors de séances formelles ou au quotidien dans toutes les occasions de contact avec les autres (dans les transports en commun, dans nos conversations, etc). En tibétain tonglen veut dire « prendre et donner », c.à.d. « transformer » le négatif en positif, le non vertueux en vertueux.
Comme la méditation samatha, elle procède de la visualisation par la « conscience mentale », mais c'est surtout l'intention qui compte. A l'inspire, je visualise une fumée noire sortant d'une personne (figurant ses afflictions, ses blessures, ses peurs, etc.), que j'inhale dans mon cœur - comme dans un creuset alchimique d'or en fusion où s'opère l'œuvre de transmutation -. A l'expire, je visualise une fumée blanche (figurant la paix, la compassion et la Joie) que je lui adresse en retour.
Tonglen ne constitue pas une forme d'échange, mais de régénération. Elle permet de brûler la colère, la peur et l'aversion, la tristesse et chagrin, pour produire de la bienveillance, de la paix et de la Joie. Celles-ci rayonnent depuis notre cœur comme les rayons d'une lumière éclatante et font grandir notre compassion en même temps qu'elle embrasse ceux à qui nous l'adressons.
L'efficacité du tonglen, sa capacité à affirmer notre compassion, est d'autant plus grande que la personne avec laquelle nous la pratiquons déclenche en nous de l'antipathie, de l'aversion, voire de l'animosité ! Il est toutefois plus facile (et peut-être plus tranquillisant) de commencer par la personne la plus proche de nous et pour laquelle nous éprouvons de l'affection, puis de l'étendre progressivement du cercle de nos proches aux inconnus jusqu'à nos ennemis.

Tonglen peut également se pratiquer sur soi. En vertu du principe selon lequel pour être capable d'aimer autrui il faut d'abord s'aimer soi, la pratique de tonglen n'en sera que plus efficace si elle s'accompagne du ressenti des sentiments que nous cherchons à (nous) transmettre.
A l'expire, avec l'émission d'une lumière blanche, je me visualise en train de me serrer dans mes bras (comme si je faisais un « hug » à une autre personne) et je m'envoie des sentiments de pardon, d'amour, de confiance, de croyance en moi, etc.
Pratiquer le tonglen sur nos ennemis est un puissant accélérateur de la « chaîne de causalité » qui va du développement de la compassion à l'Eveil. Mais, étant donné que chacun est « la somme de tous les autres », se donner à soi-même c'est donner à tous les autres et donner à tous les autres c'est se donner à soi-même.
Sous l'angle de l'intention de « grande capacité » - atteindre l'Éveil pour libérer tous les êtres sensibles -, la souffrance est indépendante d'une « personne » en particulier et globale en ses effets. Diminuer cette somme de nos afflictions mentales, c'est par transitivité réduire la souffrance de tous les êtres.

L'aphorisme II.35 des yoga-sutras de Patanjali portant sur la non-violence n'a donc pas pour seul objectif le développement d'un comportement vertueux aux fins - de la pratique des huit membres de son ashtanga yoga - d'atteindre à l'unité du yoga -. La non-violence fait écho à l'éthique bouddhiste qui, par « l'abstention des négativités » (et la culture des vertus spirituelles), cherche à « faire mûrir son propre continuum mental (...) afin d'accomplir son propre bien-être et celui des autres » LM.
L'éthique bouddhiste de non-violence envers tous les êtres sensibles constitue l'un des moyens nous permettant de réduire nos « afflictions mentales » et conséquemment notre karma négatif. Ce rôle de la non-violence, les yoga-sutras l'affirment conditionnel à l'accès à la vérité, non pas la vérité en sa forme conventionnelle mais en sa forme «juste » (même si la vérité demeure relative et ne constitue pas un absolu). « Le résultat correspond à l'action chez celui qui est fermement établi dans la véracité », II.36, Yoga-sutras de Patanjali. Autrement dit, Patanjali nous dit en substance qu'il n'est nul besoin d'être omniscient pour agir de manière juste !
« Les actes d'une personne respectant totalement la vérité trouveront une efficacité parfaite dans leur accomplissement » YSP-142.
En nous indiquant (tel un médecin prescrivant un remède) comment cultiver la vérité et la non-violence, le yoga nous dit comment développer la compassion ! Prescription qui dans le bouddhisme prend la forme du Noble Sentier Octuple ou la recherche de ce qui est juste par la vue, la pensée, la parole, l'action, le moyen, l'effort et la concentration.
Cette confiance que, par un pur acte de foi, nous plaçons en ce quelque chose de plus grand que soi, soit pour Patanjali Isvara-pranidhāna (« dieu personnel, Suprême, l'ātman cosmique » YSP-51) est transposée sur « soi », nous permettant de ne pas simplement être un canal d'amour et de compassion, mais d'en devenir nous-mêmes la source !
Abandonner le « je », ce n'est pas s'abandonner à quelque chose de plus grand que soi c'est, en cultivant l'éthique et les vertus spirituelles - les « six perfections » du bouddhisme -, devenir « plus grand que le moi », plus grand que « soi » ! Cheminer vers l'Éveil, c'est cheminer vers Soi...

Suivre l'enseignement de la voie vers l'Eveil du Lamrim c'est, en développant les «perfections » (paramita), saisir l'intention qu'il n'y a nul obstacle qui ne puisse nous amener à cultiver un comportement vertueux, dès lors que nous ne nous arrêtons pas aux apparences mais regardons « derrière le décor », sans aversion, colère ou violence envers ce qui arrive et envers nous-mêmes face à ce qui arrive.
« Si l'on peut voir les avantages de la souffrance et des circonstances adverses et indésirables que l'on vit dans nos problèmes quotidiens et même durant nos rêves, on pourra cultiver la patience » BJJ-31.
La patience, c'est accepter (le caractère inévitable de) la souffrance inhérente à l'identification de « la vue erronée du je », sous le couvert de laquelle nous (ré)agissons à ce qui arrive en croyant que cela m'arrive à moi, par l'oubli de l'impermanence des phénomènes et des émotions ; par l'oubli de la sagesse, qui nous guide et nous donne la force d'agir de manière « juste et vraie ».
Si nous utilisons cette adversité avec sagesse et méthode pour développer un comportement vertueux au lieu de nous enferrer dans le samsāra (dans la « vue erronée de l'ensemble périssable », impermanent et interdépendant du « je »), ce qui fait que cela arrive nous mènera à la libération, au nirvāna.
Plus qu'un acte de foi, s'abandonner à ce qui fait que cela arrive, c'est affirmer cette intention d'amour, de compassion et de vérité qui n'est autre que notre «enfant/Bouddha intérieur », pour le mener à l'Éveil.
Namasté
Référence :
BJJ : Le bonheur au jour le jour, Lama Samten
LR : La voie de l'essence vers l'éveil https://www.centre-paramita.fr/collections/livres/products/lamrim
LRM : L'enseignement du Lamrim par Maya Bélanger https://www.meditationmontreal.org/enseignants
YSP : Yoga-sutra de Patanjali, Bernard
Bouanchaud
[i] Nos actions sont-elles vraiment régies par notre conscience ? https://theconversation.com/nos-actions-sont-elles-vraiment-regies-par-notre-conscience-88282
[iii] Ecouter des sons binauraux permet de modifier nos ondes cérébrales, ce qui nous aide à nous relaxer, à entrer en état de méditation ou simplement à se « nettoyer la tête » comme une douche bienfaisante https://www.gaiameditation.com/fr/musicotherapie/sons-binauraux-sons-isochrones-synchronisation-ondes-cerebrales/#tab-6b20ebcc-3720-7 à écouter sur YouTube https://www.youtube.com/results?search_query=son+binaural+m%C3%A9ditation et https://www.youtube.com/results?search_query=deep+focus+binaural+beats
[iv] https://www.ecoutetoncorps.com/fr/ressources-en-ligne/chroniques-articles/les-blessures-de-lame/
[v] L'impact des émotions sur l'ADN https://www.amazon.fr/gp/product/2358051292/ref=as_li_qf_sp_asin_il_tl?ie=UTF8&camp=1642&creative=6746&creativeASIN=2358051292&linkCode=as2&tag=positive0c-21
[vi] https://www.lionsroar.com/tonglen-bad-in-good-out-september-2010/