I.6 - Abhyasa et Vairagya
Le
yoga a pour objectif la libération du soi de l'ego, cause de
souffrances. C'est un long processus de transformation qui exige un profond travail sur soi. La simple présence
silencieuse dans « l'ici et maintenant en soi », terreau de
l'apaisement du mental, n'est pas naturelle, ni spontanée. Patanjali nous donne
la méthode pour la travailler.
« La faculté de diriger les activités psychiques s'obtient à la fois par la pratique persévérante et le détachement[1] », (I. 12).
Le premier principe, Abhyasa, « c'est persévérer avec le même élan dans la direction choisie[2] », c'est « la force (Abhi) projetée (as), dans sa propre direction, dans l'action (â) ». Vairagya, c'est « une liberté vis-à-vis des affects, des émotions, des sentiments[3] », un état d'esprit « non (vi) teinté (ranj) de passion (râga)[4] ». En résumé, Abhyasa est un effort persévérant réalisé sur soi-même (une discipline) visant à adopter une attitude de dépassionnement dans l'action (Vairagya). Il s'agit d'obtenir la décoloration de l'action de toute passion au même titre que la clarification du mental de toute pensée. Le désir est à l'action ce que la pensée est au mental, une source de perturbation qu'il faut réduire pour permettre l'expression apaisée de nos intentions et la réalisation sereine de nos actes.
La convocation dans « l'ici et maintenant en soi » dans sa pratique constitue une invitation à cette clarification du mental et de nos intentions.
Une pratique posturale paisible et méditative se caractérise par l'absence de tout contenu affectif à la réalisation des asanas et corrélativement de toute coloration de notre volonté. Vairagya, ce n'est pas faire d'efforts sans but, ni agir sans motivation. C'est ne pas colorer notre volonté d'émotions qui nous détournent de notre objectif, voire nous empêchent de l'atteindre. C'est ne pas faire d'une asana un objet de désir et sa réalisation une source de plaisir égoïste. C'est ne pas pratiquer pour flatter son ego ou pour de faux motifs. Parce que « L'ici et maintenant en soi » mène à la béatitude absolue, le yogi ne saurait se contenter de plaisirs superficiels et factices. Mais il doit veiller à ne pas y succomber devant la difficulté de l'objectif.
« Mais elle n'est fermement fondée qu'accompagnée d'une durée prolongée, sans interruption, avec confiance et zèle », (I.14).
Ne pas s'intéresser aux résultats de ses actions - ou Nishkâma Karma « œuvres sans désir de leur fruit[5] » de la Bhagavad-Gîtâ - c'est reconnaître notre incapacité à tout contrôler. Cette acceptation va de pair avec Ishvara-Pranidhana, l'abandon à quelque chose de plus grand. Cette « attitude mentale d'acceptation dans l'action[6] » sous-entend les limites de « l'habileté dans les œuvres » dont la maîtrise ne saurait garantir la réussite de nos réalisations. Elle est reconnaître l'existence de facteurs physiques sur lesquels nous n'avons pas de pouvoir, comme la gravité ou notre énergie du jour. Reconnaître ces éléments extérieurs à la volonté, c'est prendre conscience de la nature idéelle de l'intentionnalité et relativiser notre rôle et celui de l'ego dans la réussite de nos entreprises matérielles.
« Escompter un résultat, c'est se projeter dans l'avenir, et l'action, elle, ne peut exister que dans le présent[7] ».
Deux dangers guettent un mental coloré par la passion, la falsification du réel et l'inaptitude au changement. S'intéresser au résultat avant que l'action ne soit accomplie, c'est fausser sa réalisation par une vision déformée de la réalité. Le désir flatte notre ego en nous faisant croire que nous pouvons obtenir ce que nous voulons. La passion nous enferre dans un avenir fictionnel qui nous empêche de voir et de saisir les opportunités. Elle nous rend aveugle au changement et empêche toute possibilité de transformation. Dédiés à l'ego les fruits de nos actions, c'est alimenter les tourments du désir et le cycle sans fin de la souffrance.
Lutter contre cette propension demande une ferme discipline (Abhyasa), mais c'est le dépassionnement de l'action qui est l'élément clé.
Dès lors que la conscience n'est pas teintée de passion pour les objets des sens (Vairagya) et qu'elle est projetée avec fermeté (Abhyasa) dans la direction de « l'ici et maintenant en soi », alors l'observateur-témoin peut saisir toutes les opportunités qui se présentent à lui et les rendre manifeste.
La conscience du relativisme de notre position potentialise nos probabilités de saisir le changement lorsqu'il se présente au cours de l'action, car aucune planification ne résiste à l'épreuve de la réalité. Reconnaître l'incomplétude de notre pensée, c'est faire acte d'humilité. Accepter que rien ne dure, c'est participer à sa propre transformation, car s'adapter au changement exige d'être attentif et donc pleinement présent à ce que l'on fait, ce qui n'est pas possible si l'on est attaché au passé ou tourné vers l'avenir.
Par la discipline, le dépassionnement, le détachement du fruit de nos actions, Abhyasa et Vairagya nous font prendre conscience que
toute action est un changement et tout résultat une transformation.
En mécanique quantique, l'action d'observer produit un changement sur le réel. La réalité quantique essentielle ne peut être décrite qu'en termes de probabilités (qu'un objet soit ici ou là, qu'il possède telles ou telles propriétés). L'observation transforme cet objet quantique. Par la mesure, elle lui confère des propriétés physiques et une localisation parmi un ensemble de possibles. Le résultat ne peut pas être connu d'avance. Le passé et le futur quantique n'existent qu'en termes de probabilités. L'existence d'un objet quantique est circonscrite à « l'ici et maintenant ».
Abhyasa et Vairagya nous font comprendre que le temps yogique de « l'ici et maintenant en soi » est un lieu de fertilité qui, parce qu'il n'est teinté d'aucune passion, contient en germe tous les possibles. Les différences y cohabitent en harmonie, les opposés y coexistent sans antagonisme. La souffrance, née de la confusion de l'éternel avec l'éphémère - produit de la fragmentation du temps physique - n'existe pas en l'absence de toute durée.
Etre fermement établi dans « l'ici et maintenant en soi » conduit à un profond détachement. L'action devient transparente en regard de tous ses possibles, authentique en accord avec soi-même, juste avec ce qui doit être, sereine en totale quiétude quant à ses fruits. Cette lucidité engendre un sentiment de béatitude. Lorsque le résultat n'est plus ciblé, l'action sans passion, le mental clarifié, l'esprit n'a plus d'entrave.
[1] Yoga-Sutra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud
[2] Ibid, page33.
[3] Ibid.
[4] www.body-yoga-paris.com/lexique-yoga/abhyasa-vairagya
[5] www.jaia-bharati.org/culture/guita-yoga-mi.htm
[6] Yoga-Sutra de Patanjali, Miroir de soi, Bernard Bouanchaud, page 51.
[7] Yoga sutras de Patanjali, Françoise Mazet.