I.60 – « … et tu connaîtras l’univers et les dieux »
Qu'est-ce que la cime sans l'arbre, le sommet sans la montagne ? Il ne peut y avoir de sommet s'il n'y a pas de base. L'enseignement du Lamrim est la base, la philosophie le socle de l'expérience. Le croisement de la raison et de l'expérimentation, de la sagesse et de la méthode, enfante le surgissement qui mène au pinacle de l'éveil.

- Assis immobile dans la salle de méditation
du nouveau centre de retraite PARAMITA en Haute-Marne, j'écoute, mentalement
silencieux, plongé dans un état de calme méditatif profond. Au cours des cinq
jours de la première session d'approfondissement du Lamrim, la compréhension est
apparue en moi comme les pièces d'un puzzle s'imbriquant patiemment,
naturellement. Cette lumière qui m'éclaire avec de plus en plus d'intensité ne
provient pas de la logique, elle est au-delà de l'intellect et de la raison
pure...
- Dans cette campagne de France où règne la
tranquillité, au sein de ce lieu emplit de sérénité et de bienveillance, mon
mental nettoyé des impuretés des préoccupations mondaines, mon esprit concentré
absorbe l'enseignement. Je n'analyse pas, je ne réfléchis pas, je lâche prise
sur la raison pour laisser les paroles de Lama Samten m'imprégner au plus
profond de ma conscience de la sagesse et de la compassion du message du
Bouddha.
- Mon écoute est concentrée, enthousiaste et
confiante. Ma raison est en état de stase, mais mon esprit est vif. Soustrait
de la rigidité de la logique et du désir-attachement de vouloir comprendre, mon
discernement est lumineux, ma compréhension est lucide, directe. Je vibre de
l'énergie du Dharma.
- Au-delà de l'accent et de la
prononciation, du nom et de la forme, de la raison et de la logique, les sons se
traduisent en images, les mots prennent vie au sein de ma conscience mentale. Je vois le Dharma, tel un flux de lumière concentrée,
rayonner de la parole pure de l'enseignant en faisceaux qui éclairent le cœur
et l'esprit de chaque étudiant. Savoir
écouter le Dharma, c'est se connecter à cette source, s'unir à son énergie.
Cette « posture d'écoute » diffère de l'audition académique. Elle ne met pas en œuvre la réflexion analytique.
Elle est expérientielle, méditative,
syncrétique...
- Baigné par la grâce, je saisis en mon âme
le lien qui m'unit à tous les êtres, ici et maintenant, à travers un écho. « Je suis la somme de tous les
autres ». L'écoute méditative est le point d'entrée qui relie à travers
les générations tous les étudiants et leurs maîtres, au-delà des éons tous
leurs maîtres à leurs bodhisattvas, par-delà les « émanations » tous
les bodhisattvas aux Bouddhas et « au-delà du par-delà » tous les Bouddhas
au Dharma.
- Savoir
écouter l'enseignement du Bouddha Sakyamuni prodigué par un lama est bien plus
qu'un acte de transmission. L'écoute méditative
du Dharma est une absorption dans l'énergie de Bouddha. La pure écoute de l'enseignement est une imprégnation, au-delà
du sujet, du Dharma au Bouddha qui est en soi.
« A l'instant où cesse en moi toute représentation, toute idée sur les choses, les voilà qui apparaissent dans leur évidence impérieuse, leur vide lumineux. Il n'y a que le saisissement qui livre passage à l'essentiel. Cette part de moi (...) qui échappe à toute catégorie, qui ne connaît ni jugement, c'est la substance de notre vraie nature[i] ».

Il est difficile d'écouter le Lamrim, « la voie de l'enseignement vers l'éveil », du Bouddha Sakyamuni, d'écouter véritablement. Notre esprit est comme le miroir d'un télescope encrassé. Pour voir correctement les étoiles, il faut le nettoyer, le polir jusqu'à ce que sa surface soit parfaitement plane. Les « impuretés » qui nous empêchent d'écouter correctement le Dharma ce sont toutes les pensées parasites et l'agitation mentale qu'elles produisent. Même si nous parvenons à faire le silence, notre écoute peut être déformée comme une image par un biais du miroir, notre « système de croyances » qui oriente notre compréhension dans un sens opposé à la vérité. Là aussi, même si nous réussissons à épurer notre compréhension, son outil, l'intellect, aussi puisant que soient ses capacités, a ses limites inhérentes à la logique elle-même.
Ce n'est pas qu'il existe des phénomènes trop subtils pour être saisis par la raison pure. Au-delà de ce que nous connaissons, (je suis persuadé qu')il n'y a rien que nous ne sachions pas expliquer. Mais, la compréhension n'est pas la connaissance ! Nous pouvons comprendre (intellectuellement) la loi de causalité du karma et toujours y être soumis ! Nous pouvons comprendre l'interdépendance et l'impermanence et pourtant toujours les percevoir par l'entremise de la « vue de soi » ! Nous pouvons comprendre la vacuité, mais ne pas avoir développé la « vision pénétrante » ! La connaissance véritable n'est pas conceptuelle, elle est expérientielle. La vraie connaissance est réalisation. Connaître le Dharma, c'est avoir réalisé « l'esprit d'éveil ». Avant cela, nous tâtonnons pour essayer de comprendre en croyant que c'est ainsi que nous parviendrons à nous extraire de notre égarement...
L'intelligence est un instrument précieux pour saisir la philosophie bouddhiste tibétaine. « La Doctrine du Bouddha ne demande rien au merveilleux, ou au surnaturel, elle s'adresse uniquement à notre intelligence » BB-28. La doctrine du Bouddha libère par la connaissance, mais celle-ci procède de l'ordre du relatif. L'éveil implique son dépassement ! Pour s'affranchir des contraintes liées aux télescopes, les astronomes captent les ondes radioélectriques des étoiles. Savoir écouter l'enseignement du Lamrim, c'est savoir quand user de la réflexion pure et savoir quand (et comment) passer par-delà.
Toute transmission passe par l'usage d'un langage fait de mots qui sont des symboles conventionnels utilisés pour décrire une chose sur laquelle nous sommes paradoxalement en accord pour affirmer qu'elle possède une réalité. Paradoxalement, car « la carte n'est pas le territoire[ii] ». Le mot n'est pas la chose qu'il représente. Comment alors être sûr que cette chose existe ?
L'ignorance de croire en un « soi propre » a un pouvoir d'efficience sur notre comportement, qui nous entraîne (par désir-attachement et aversion) à agir de manière égotiste. A l'inverse, croire dans la possibilité de nous affranchir de la souffrance nous incite à adopter une attitude vertueuse. Tout dépend donc de ce en quoi nous choisissons de croire - et de la « foi enthousiaste » que nous déployons -. Car ce en quoi nous croyons accède à l'existence. Nos capacités d'intellection, notre souplesse intellectuelle, notre perspicacité sont en lien étroit avec notre système de croyances. Ce en quoi nous croyons est déterminant de ce que nous pouvons comprendre et c'est en regard de cette compréhension que cela accède à la manifestation.
Toute remise en question de notre compréhension des phénomènes, par le questionnement de la raison pure ou par l'expérimentation scientifique, est une remise en cause de ce en quoi nous croyons. Pour comprendre, nous devons sortir de notre système de croyance établi. Selon Einstein, « Un problème créé ne peut être résolu en réfléchissant de la même manière qu'il a été créé[iii] ». Autrement dit, ce qui résiste à ma compréhension m'apparaît contradictoire, illogique ou aporétique, en regard du référentiel sur lequel je base ma connaissance. Le seul moyen (pour moi) de comprendre ce qui résiste à mon analyse est de changer de paradigme.

Telle la poussée d'Archimède qui exerce une force proportionnelle opposée à la force appliquée, l'obstacle résiste avec autant d'intensité que celle mise à le confronter. «Telle une goutte d'huile qui s'imprègne dans un tissu, l'esprit qui s'attache à un objet ne peut que très difficilement s'en séparer » BJJ. Plutôt que nous acharner à vouloir essayer de comprendre ce qui ne peut se comprendre par la raison pure, nous devons changer d'approche. Tel un fil qui s'intègre dans une broderie, l'esprit qui s'absorbe totalement dans la méditation ne se différencie pas de l'objet de sa contemplation...
L'écoute méditative est une « fusion » non intellectuelle où disparaît toute dualité entre la question et celui qui la pose. Le « samādhi » de l'écoute méditative de l'enseignement du Dharma est une imprégnation de l'esprit qui ouvre sur le discernement de la « connaissance directe ». En retour, ce savoir expérientiel a pour effet de redéfinir le référentiel logique sur lequel notre compréhension rationnelle pourra s'actualiser.
L'éveil peut être vu comme une forme d'omniscience, dont les corollaires sont l'omniprésence et l'omnipotence. Demandez-en la confirmation à un lama tibétain et il ne vous répondra pas par la négative... Mais le sens qu'il donne à ces termes est-il le même que le nôtre ? Pour le savoir, nous devons clarifier le tissu de nos esprits occidentalisés, tintés par la pensée judéo-chrétienne dont ils sont profondément imprégnés du système de croyances.
Dans un système bâtit autour de l'idée d'un Dieu transcendant, éternel, immuable, tout-puissant, créateur d'un monde dans lequel la nature possède une ainséité, la connaissance est « pleine » de la chose qu'elle connaît et l'omniscience est la connaissance « absolument pleine » de tout ce qui est. C'est un savoir absolu et total de son objet par un sujet lui-même absolu et total. « Je comprends jusqu'au fond, puisque maintenant je peux tout comprendre même sans l'avoir éprouvé, ayant l'omniscience » CNRTL.
Pour le Bouddhisme, tout est phénomène et tout phénomène est le produit de cause(s). En vertu de l'interdépendance des phénomènes rien ne peut exister « en-soi », donc il ne saurait exister un Dieu transcendant et autogène (qui est à lui-même sa propre cause!). Rien de ce qui est interdépendant ne peut être permanent, car ce ne serait pas le produit de chaînes combinées de causes interdépendantes. La complétude de cette équation philosophique est que tout est vacuité. Le sujet est vide de « je », l'objet est vide de « soi ». Étoile, mirage, bougie, illusions, gouttes de rosées, bulles, rêves, éclairs et nuages... « Je », « Dieu », la « création »... Regardez tous les phénomènes « pensés » comme ayant un être propre comme une « vue de l'esprit » !
Cette lecture philosophique est presque trop extrémiste. « L'omniscience » de l'éveillé, c'est réaliser la vacuité de tout ce qui est. Autrement dit, l'éveillé ne comprends pas «jusqu'au fond », il saisit qu'il n'y a pas de fonds à ce qui est ! « La forme est le vide et le vide est la forme. En dehors du vide il n'y a pas de forme et en dehors de la forme il n'y a pas de vide » ESBT-118.

Tel est donc le changement (radical) de paradigme auquel nous devons procéder, basculer de la (croyance en la) connaissance possible d'un concevable absolu à la connaissance possible (à condition de la dépasser) d'un inconcevable irréductible. Puisque le vide pur ne peut se connaître de manière « pleine » - comme nous pouvons (croire) connaître une chose que nous croyons par confusion douée d'en-soi - toute la finalité de la « voie vers l'éveil » est d'enseigner comment réaliser la vacuité.
Là où le yoga vise « l'unité » de l'ātman au brāhman (de l'âme individuelle à l'âme universelle), le samādhi est la « fusion pleine » du sujet et de l'objet. Pleine, car elle est l'union de deux en-soi qui n'en forment plus qu'un seul. Dans la philosophie bouddhiste, la réalisation de la connaissance directe de la réalité est une « fusion vide » de vacuités elles-mêmes non duelles.
L'omniprésence de la philosophie bouddhiste n'est pas l'ubiquité, « la faculté d'être présent en tous lieux... » dans le même temps « ...constamment et partout présent » CNRTL. Tous les phénomènes étant impermanents, il ne saurait exister un Dieu qui soit à la fois partout et « tout te temps » présent ! La vacuité n'est toutefois pas « hors » de toute localité et « hors » de toute temporalité, elle les englobe dans sa «phénoménalité».
Ce que l'on peut qualifier « d'omniprésence » quant à l'état d'éveil, c'est de réaliser que la localité et le temps ne sont qu'illusion. Changer de paradigme implique de changer de point de vue en renversant l'ordre établi, c.à.d. en arrêtant de penser le sujet comme axe du monde - caractère propre au système de croyances judéo-chrétien -. Puisqu'il n'existe aucun endroit ni aucun temps qui ne soit en lui-même vacuité, rien ne saurait être étendu dans l'espace ni déroulé dans le temps. L'omniprésence ne se définirait donc pas comme la conscience « d'être partout et nulle part à la fois », mais plutôt comme la « présence simultanée » (actuelle), en un seul endroit et en un seul instant, de tout l'espace-temps !
Je vous laisse imaginer toute l'étendue de la puissance de la conscience d'un Dieu qui devrait saisir la connaissance « pleine » de l'infinité de tous les possibles effectifs d'un univers et d'un temps infinis... A l'opposé, si tout est vacuité, que tout ce qui nous apparaît étendu dans l'espace et dans le temps se trouve en réalité contenu « ici et maintenant », alors la conscience de l'éveillé peut réaliser en sa connaissance directe «l'infinie diversité de l'infinie combinaison » des chaînes d'interdépendances de l'être de tout ce qui est !
Quant au dernier attribut d'un Dieu transcendant, « l'omnipotence », quel pouvoir celui qui a atteint l'éveil dans un univers dont la réalité n'est que pure vacuité pourrait-il posséder sur des objets qui ne sont eux-mêmes que « vide pur », autre que celui de ne pas être sujet de l'illusion de la « vue erronée de l'ensemble périssable » ? Avouez qu'il n'y a pas là plus grand pouvoir que celui d'être libéré de la souffrance...

La religion judéo-chrétienne vise le même objectif avec le « paradis » pour récompense et « l'enfer » comme punition, pendant du samsāra et du nirvāna Dans le Bouddhisme, les êtres sont également jugés sur leurs actes, non par un Dieu transcendant, mais « par soi-même », par l'entremise de la loi de causalité du karma - « Je suis mon propre ennemi ; je suis également mon propre protecteur », Bouddha[iv] -. A la libération « pour soi » du paradis chrétien, le bouddhisme ajoute un élément supplémentaire à son système moral, la compassion pour autrui comme pierre angulaire de l'éveil.
Nous recherchons tous le bonheur. Dans le Bouddhisme, vouloir le bonheur pour soi peut mener au nirvāna - où l'ego demeure une empreinte résiduelle -. C'est, par compassion, vouloir que les autres soient libérés de la souffrance qui mène à l'éveil.
« Tous les êtres aspirent au bonheur ; que ta compassion s'étende donc sur tous » BB-129.
A mesure que l'illusion du sujet se dissipe, il apparaît de plus en plus évident que le « je» est une frontière artificielle et qu'il n'existe pas de délimitation réelle entre soi et les autres.
« L'omniscience » et « l'omniprésence » sont peu de chose en comparaison de l'importance de la compassion, envers soi d'abord (autocompassion et non-violence), mais surtout envers (tous) les autres. Résumé à une seule et unique qualité, l'éveil se définirait « omni-compassion ». L'enseignement de la voie vers l'éveil du Lamrim le rappelle sans cesse, « la sagesse est indissociable de la méthode ». La connaissance devient réalisation de par son union à la compassion, « le Vide et [le savoir-connaissance correct de] la Compassion doivent être constamment unis » CT-47.
La connaissance de l'éveillé ne devient « omniscience » qu'au moment où sa compassion dissout définitivement les dernières traces d'illusion du soi (« la vue erronée du je ») et où il se fond intégralement dans l'immensité sans forme de la vacuité. La croyance au « je » disparaît avec les ultimes reliquats d'une perspective égocentrée. Le « moi » perd tout efficience causale et ne produit plus de karma. Il n'y a plus de plus de «soi », plus « d'autre ». Il n'y a plus ni unique ni multiple, ni être ni non-être, ni émanation ni manifestation...
Replacé dans une vue d'ensemble, le Lamrim est une méthode philosophico pratique sans contradiction qui vise à nous guider du plein au vide, de la forme à la vacuité, en nous amenant, par étapes progressives et parfaitement logiques, à comprendre puis à réaliser notre véritable nature, masquée par l'ignorance de l'identification à la « vue erronée du je ». Lama Samten insiste sur ce point,
« Le Lamrim, ce n'est pas magique, c'est logique ! », Lama Samten.

L'approche occidentale de la philosophie est celle d'une connaissance ayant la raison pure pour instrument. Fruit de la pensée humaine, produit du relatif, tout système philosophique est discutable par essence et faillible par nature. L'enseignement de « la voie vers l'éveil » du Lamrim, qui remonte au Bouddha Sakyamuni, est déclaré « sans contradiction » non pas parce que la logique de la philosophie bouddhiste tibétaine du Lamrim est elle-même irréfutable et que nul esprit (fut-il le plus remarquablement intelligent) ne pourrait la mettre en défaut, mais parce que la manière dont il est organisé et structuré en ses différentes parties est en adéquation parfaite avec l'objectif visé, la « réalisation » de l'éveil.
Nous ne mesurons pas pleinement la chance extraordinaire qui nous est offerte par la spiritualité du bouddhisme. Toutes les religions décrètent que le salut ne peut venir que de l'application stricte de préceptes dogmatiques en révérence absolue à la puissance supérieure qui nous en a fait la révélation. A maintes époques, cette croyance a déclenché un extrémisme religieux en totale contradiction avec l'esprit de la foi. « E pur si muove ! » disait Galilée. Et pourtant, elles sont un message d'amour pouvons-nous paraphraser !
A contrario, le bouddhisme nous octroie d'atteindre l'éveil par la philosophie ! Le questionnement est au cœur de l'enseignement du Bouddha.
« Ne croyez pas ce que vous vous êtes imaginé pensant qu'un Dieu vous l'a inspiré. Ne croyez rien sur la seule autorité de vos maîtres. Après examen, croyez ce que vous même aurez expérimenté et reconnu raisonnable » ESBT-15.
Ce que le bouddhisme nous invite à questionner, c'est nous-mêmes (notre croyance en la réalité d'un Soi), afin de nous décohérer de l'identification à sa perspective égocentrée. A chaque étape, relative à notre « capacité », l'analyse, la méditation (la purification des négativités et l'accumulation des vertus), nous permettent de nous détacher des « vues erronées » et de développer la « vue juste » de notre véritable nature.
Ce que le bouddhisme nous invite à interroger, c'est sa doctrine, produit du relatif dont le symbolisme reflète « l'omni-sagesse compatissante » d'essence pure. Pour nous occidentaux, cela signifie d'abord dépasser l'intellect et la raison pure, préalable pour nous ouvrir dans un second temps au saisissement direct ou « vue pénétrante » qui mène à l'éveil.
Prenez le temps d'une pause car la suite de l'ascension sera dure...

Sans plaisanter le dénivelé est important, mais la vue depuis le sommet...
Considérons le panthéon des « déités » bouddhistes. Du point de vue rationnel, le terme « divinité » n'a pas place dans une philosophie qui réfute la réalité d'un en-soi ! Les dieux et demi-dieux (devas), les démons(asuras), les humains, les animaux, les fantômes et les créatures des enfers, peuplent les six plans d'existence du saṃsāra, tel que listés par le mantra « Om ma ni pad me hāuṃ » (tibétain).
Le concept de « déité » doit être vu sous l'angle symbolique où le mantra traduit la culture des vertus (pāramitā) du pratiquant du Dharma qui travaille à la « purification de ses négativités » - tendances, pensées dépréciatrices, « fable du je », etc. -, chaque syllabe correspondant à l'antidote d'une émotion : la générosité vs l'orgueil figuré par les « dieux » ; l'éthique vs l'envie figurée par les « démons », etc. [v].
Dans le même ordre d'idée, de nombreux bouddhas ne sont pas « réels ». Avalokitésvara, par exemple, est la personnification de la compassion, dont les dalaï-lamas sont eux-mêmes des « émanations[vi] » (tib. trul-pa, skt. nirmitā, « construit, façonné, formé, créé » GHUET) ? Pouvons-nous réduire la question des « déités » et «divinités » bouddhistes à une vue de l'esprit ?
La nature de leur « existence » n'est pas aussi évidente. Pour y répondre, nous devons déplacer le débat de d'ordre conceptuel à l'ordre perceptuel. Il ne s'agit plus de renverser les a priori d'une « conception théorique qui fonde les types d'explications envisageables... », mais au sens premier du mot paradigme de « ...mettre en regard, de montrer » CNRTL ce qui est invisible à la raison. « Le bouddhisme nous renvoie à un plan de réalité où apparaissent et se manifeste cette énergie du sacré qui prend différentes formes[vii] ».

La (préparation à la) pratique du Lamrim s'appuie sur la visualisation (par la conscience) mentale du « champ d'accumulation » (tib. tshogs zhing, skt. sambharā « rassembleur ; collection ; richesse » et kṣētra « terre, espace sacré, esprit[viii] »), « représentation du maître-racine entouré par l'assemblée des bouddhas et bodhisattvas, des maîtres et protecteurs de la lignée » DB-60.
Karman signifie « action », mais aussi « accumulation de mérites et de fautes au cours des existences passées » GHUET. La pratique (persévérante) de la visualisation du «champ d'accumulation » en constitue, pour ainsi dire, l'opposé. Nos actes engendrent des effets qu'il nous faut assumer. « Toutes les causes vertueuses et non vertueuses du karma qu'on a accumulé, produiront assurément un jour un effet. Cela se produira, quand bien même plusieurs centaines d'éons s'écouleraient avant l'aboutissement » EVL-127.
Le bouddhiste ne recherche pas la cause de ses souffrances comme le font les thérapies « alternatives » à travers la connaissance et la compréhension du « moi » pour tenter de la guérir ou tout du moins d'amener à la résilience de nos maux. Nettoyer, n'est pas guérir ! Les impuretés réapparaîtront (inévitablement) tant que la véritable cause de la souffrance n'aura pas été éradiquée, c.à.d. tant que perdurera notre croyance en l'existence du « moi » et l'illusion qui nous fait nous y confondre. Il est illusoire de croire possible le bonheur dans la confusion de « la vue erronée (du je) », de croire possible de réécrire sa « fable » pour (enfin) connaître la joie, de croire possible de nous libérer sans abandonner ce qui nous attache, de croire possible de guérir le «je» alors qu'il est la maladie !
Le Bouddha Sakyamuni a énoncé les causes de la souffrance sous la forme des «quatre nobles vérités[ix] » et a décrit le « noble sentier octuple[x] » ou les trois « entraînements supérieurs » pour y remédier : la pratique de l'éthique, de la concentration et de la sagesse[xi]. La purification de nos « négativités » est une étape importante, mais il ne s'agit pas seulement de nettoyer les impuretés venant d'actes non vertueux mais aussi de cultiver les vertus.
Chaque « émotion » négative se voit ainsi opposer son antidote : la tolérance permet de contrer l'aversion, le détachement libère du « désir-attachement », la générosité défait l'avarice, la joie neutralise la jalousie, l'humilité affranchit de l'orgueil, etc. « Chacun peut transformer son corps, sa parole et son esprit impurs en corps, parole et esprit pur et glorieux d'un Bouddha », Dalaï-Lama.
Sans amener à elle seule à la libération du nirvāna, cette simple modification de l'orientation de nos pensées, de nos paroles et de nos actes, a des effets positifs et directs dans notre vie : il apaise nos afflictions mentales, pacifie nos rapports aux autres, stabilise notre calme intérieur.

Basé sur les cinq sentiers « accumulation, préparation, vision, méditation et bouddhéité[xii] », la visualisation constitue un accélérateur qui a pour but de nous aider à purifier plus rapidement notre continuum mental pour accéder plus vite (en une seule vie !) à l'éveil. Comme si visualiser (jusqu'à la familiarisation) le Bouddha ou ses émanations dans notre conscience mentale entraînait « l'émulation » de leurs qualités intrinsèques en nous, de façon à ce que leur comportement exemplaire et leurs vertus remarquables nous inspirent la force (et l'énergie) de l'enthousiasme de nous améliorer.
D'où l'importance de « nettoyer son continuum mental » EVL-35. Nagarjuna[xiii] parle «d'impuretés » (āsrava, « attraction de l'âme par les objets du monde » GUET), extérieures au mental donc, comme la poussière faite de fibres et de résidu de matériaux en suspension dans l'air qui se déposent sur le sol de la maison. Le Vinaya indique toutefois que « la saleté signifie les trois poisons » EVL-36 (l'ignorance, le désir-attachement et l'aversion), attitudes qui nous sont propres et qu'il nous appartient d'abandonner. Quoi qu'il en soit, « la raison pour laquelle on doit balayer est pour s'habituer à la claire lumière naturelle de notre esprit en purifiant les deux voiles temporaires obstruant l'esprit, les voiles des perturbations mentales et les voiles à la connaissance » EVL-36.
Pourquoi la question de la nature des « impuretés » est-elle importante ?
Parce qu'elle nous permet de comprendre notre véritable nature, comment elle se déprécie du fait de notre ignorance, comment nous pouvons la purifier - et quel rôle les «impuretés » jouent dans le karma -.
Les vagues naissent sous la force du vent, mais elles ne sont constituées de rien d'autre que d'eau. Lorsque le vent s'apaise, la surface des flots redevient lisse et calme. Et si la pensée n'était pas une « impureté » extérieure à notre continuum mental ? Ce que nous expérimentons, c.à.d. l'impression que cela fait d'être conscient d'une pensée, c'est qu'une pensée surgit brusquement, en fait naître automatique une autre, qui en appelle une autre et cela sans fin, comme un mensonge en entraîne un autre, de manière exponentielle. Et si la pensée, plutôt que de provenir d'un autre « métier à tisser » (l'inconscient ? [xiv]), était formée du même fil que celui dont est tissé notre conscience ?

Et si une pensée était une « forme » particulière de notre continuum mental, comme une vague est une forme de l'eau ? Tant que ne nous ne parvenons pas à calmer l'agitation en nous, notre mental est soumis à des déformations ou perturbations incessantes. Autrement dit, tant que nous ne sommes pas (parfaitement) établis en notre vraie nature qui est « claire lumière » (tib. 'od gsal, skt. prabhâsvara « prabha splendeur, éclat » et «svar briller » GHUET), « nature éveillée de l'esprit, vide et lumineuse », caractérisée par un « état de profonde clarté expérimentée par l'esprit qui demeure dans son état naturel lorsque toute préoccupation ou émotion perturbatrice en a disparu[xv] ».
Un rideau, fin et translucide, laisse passer la lumière du jour et voir à travers une fenêtre le paysage derrière la vitre. Mais, si le vent déforme le rideau et crée des rides, la vue de ce qui se trouve de l'autre côté est perturbée... Ce que nous appelons «perturbations » ou « fluctuations » mentales, ce sont les vagues formées à partir du tissu de notre continuum mental. (Sous cet angle) nos pensées ne sont rien d'autre que des formes de notre esprit, c.à.d. des déformations de la « claire lumière » !
Même agitée, la surface de l'eau reflète toujours les objets. Même gauchit, un miroir renvoi toujours une image qu'il est possible de corriger (grâce à des mécanismes d'optiques ou par la retouche numérique) afin d'obtenir une vue nette. Pour le Védanta, la « raison pure » est le reflet sous la forme de l'appareil psychique humain (« l'instrument interne, antahkarana » GHUET), de l'intellect (buddhi) et de la conscience (cit) lumineux. La pensée discursive n'en possède pas moins une remarquable puissance de discernement...
La méprise survient en croyant que la raison pure peut nous donner accès à la « connaissance totale ». Quels que soient nos efforts intellectuels pour rectifier les dérivations de notre « claire lumière », nous demeurerons toujours à une distance rationnelle irréductible de l'êtreté. C'est pourquoi nous devons dépasser la doctrine (y compris celle du Bouddha), dépasser la raison pure, pour atteindre la réalisation de l'éveil et devenir « omniscient » !
En quoi, ce point de vue peut-il nous aider à (mieux) comprendre le karma ? Le bouddhisme nie l'existence de l'ātman (l'âme individuelle) du Védanta, car rien n'a d'en-soi. Tout est impermanent et tout est phénomène, issu d'autres phénomènes, en vertu du principe d'interdépendance. Cette chaîne est régie par une loi de causalité qui s'applique à toutes choses et non exclusivement aux personnes. Dit autrement, Karma est un autre nom pour « phénomène ».
Les conséquences (négatives) de nos actions sur notre esprit sont comme des « plis » dans le voile de la « claire lumière » obstruant la « vue juste ».

La Terre est recouverte par des océans au sein desquels circulent des courants marins. La « claire lumière » est comme ces courants qui brassent de l'eau et agrègent sur leur chemin des matériaux flottant, formant des radeaux de végétaux (ou des continents de déchets plastiques !). La vie est un agrégat temporaire dont la naissance, la croissance et la mort est entraînée par le courant de la « claire lumière » dont l'existence (toute phénoménale qu'elle soit) les dépasse. Ce ne sont jamais les mêmes éléments (ni la même eau) qui constituent de nouveaux agrégats sous l'influence de ce courant, ce qui en fait quelque chose qui n'est « ni le même ni différent ».
Certains de ses éléments sont persistants en leurs effets. Leur pollution perdure des années, voire des siècles... Les conséquences de nos actions négatives créent des plis profonds, « karmiques », dans le voile de « claire lumière », telle une seconde peau à la surface de l'océan de la vie, formée par « les voiles des perturbations mentales et les voiles à la connaissance ».
Purifier nos « impuretés », c'est nettoyer l'océan des saletés (karmiques) qui le polluent, c'est aplanir les vagues (de pensées qui le parcourent) jusqu'à obtenir une surface lisse comme un miroir, c'est gommer les plis du « voile de claire lumière » déformant notre vue qui nous maintiennent sous l'emprise de « vues erronées ». Accumuler des mérites ou vertus, c'est « javeliser » ce voile (coloré par les émotions) jusqu'à le rendre blanc et transparent, jusqu'à ce qu'il soit possible de voir à travers sans aucune déformation, c.à.d. d'acquérir la « vue juste » de notre véritable nature et de celles des choses.
Quel est le rôle de la visualisation dans tout cela ? En projetant l'iconographie des thangkas tibétains sur notre conscience mentale, nous nous imprégnons de leurs vertus. Visualiser le « champ d'accumulation » (puis imaginer que cette collection se réduit en un point de lumière qui entre par le sommet de notre tête pour se fondre dans notre cœur), c'est nous imprégner des mérites dont les émanations du Bouddha sont le vecteur. Grâce à l'énergie de ces vertus ainsi (subtilement) captées, le méditant accroît sa capacité à purifier ses propres « vues erronées » et à développer la « vue juste ». « La visualisation de la déité, nous aide à nous relier avec cette énergie qui est une énergie d'amour et d'amour des autres, une énergie d'éveil[xvi] ».

Pour le méditant animé de l'intention de « grande capacité » (l'esprit de bouddhéité ou l'éveil), c'est donc s'exercer à ce qui en constitue « la cause principale, les visualisations» EVL-45. La méthode dépasse le cadre de la psychologie, de l'hypnose, de la «reprogrammation neurolinguistique » et de toute « thérapie alternative ». Sous l'angle d'un sujet, visualiser ces collections relève d'une « vue de l'esprit », mais sous l'angle de ces émanations, c'est le sujet lui-même qui apparaît comme une « vue » ! « Ne pas voir la sagesse sublime des déités du "champ d'accumulation" est dû à nos voiles karmiques. En fait, les êtres éveillés sont présents devant nous simplement par le pouvoir de notre visualisation » EVL-45.
Ce que nous connaissons sous le nom et la forme de « réalité » est une construction mentale. Pour l'éveillé, la question de savoir si ce qui apparaît dans son champ de conscience est une « projection de son esprit » ou la vision d'un « existant » ne fait pas sens. La dualité relève de la sphère du relatif, du « conventionnel et de l'ultime »[xvii]. De l'autre côté, la porte n'a plus de côté ! Sous l'angle conventionnel, notre reflet se superpose au paysage derrière la vitre et à travers le voile. Dans la contemplation totale (« l'observé-observant l'observateur-observé »), l'éveillé ne produit plus aucun reflet ! Il n'y a plus ni sujet, ni objet. Dans la vue ultime, même la vitre disparaît...
Quelle est la nature du « champ d'accumulation » ? C'est à la fois une vue de l'esprit et quelque chose qui existe ! Dire que « je suis la somme de tous les autres », cela signifie que ma véritable nature, la « claire lumière » de la bouddhéité, inclus la bouddhéité de tous les éveillés.
« La sagesse sublime des déités du champ d'accumulation » n'est pas seulement «présents devant nous » EVL-45, mais aussi en nous ! Que je croie capter les énergies des déités par la visualisation où que je la crois provenir de moi, c'est la même chose !
« Il n'y a ni tableau dans l'esprit ni esprit dans le tableau, et pourtant, peut-on trouver un tableau en dehors de l'esprit ? Bouddha [xviii]».
Ce « champ d'accumulation » est l'énergie d'amour et de compassion pure de la bouddhéité qui est à la fois « une et non-manifestée » (figurée par le lama au centre du thangka) et c'est également le « multiple manifesté » qui émane sous la forme d'une «infinie diversité d'infinies combinaisons » des « émanations » des qualités, mérites et vertus personnifiées du Bouddha, ainsi qu'à travers les lignées de maîtres qui remontent jusqu'au Dharma.
Visualiser le « champ d'accumulation », c'est en tant que conscience-observante se situer un parmi le multiple. Visualiser son Bouddha intérieur, c'est se saisir conscience-observée multiple dans l'un. Le centre, l'axe de ces deux « vues » est le «point bindu », « où tous les êtres deviennent un (...) où commencent l'espace, le temps et toutes les formes de la manifestation » DAN-46 et où se produit le basculement entre le non-duel et le relatif. En son point d'équilibre, « la forme est le vide et la forme est le vide », la visualisation est énergie et l'énergie est visualisation...
L'omniscience de l'éveillé ne relève donc pas de l'ordre d'un savoir conceptuel, elle n'est pas le produit d'une « raison pensante », mais le saisissement de l'expérience directe. C'est une conscience-réalisation, la conscience d'un non-sujet qui réalise l'ainséité du non-soi.

La philosophie du Védanta, bien que dualiste, la définit sous le terme sat-cit-ânanda, l'unité de la conscience et de la connaissance de laquelle naît la félicité. Il est d'ailleurs assez ironique que cet ego qui désire tant connaître « la vérité sur tout » finisse par disparaître (totalement) à la réalisation de la conscience d'être ! En effet, par la pratique de la visualisation, le but visé est la familiarisation c.à.d. « avoir dans un même instant de conscience, à la fois la clarté de l'apparence de cette déité et la vue de la vacuité[xix] ». L'éveil se produit lorsque la « vue représentée », produit de la pensée subjective, fait place au vide de la « pure claire lumière ». C'est lorsqu'il n'y a plus, dans l'état d'omniscience, de sujet qui connaît et d'objet connu.
La vacuité est une idée difficile à saisir et encore plus à réaliser. Pourtant, tout ce que l'œil voit, le cerveau l'interprète. De cette tendance, résulte des phénomènes comme la paréidolie[xx] ou voir : dans la forme de nuages des silhouettes animales ; des créatures fantomatiques dans les éclairs zébrant un ciel d'orage ; le relief de formes sur les parois de grottes, soulignées par des peintures rupestres ; le tracé des constellations sur la voûte de la nuit ; la forme d'un visage dans les ombres de branches d'arbres, etc.
Saisir en quoi ces illusions relèvent d'une « vue erronée » est simple. C'est croire leur objet « réel », existant indépendamment de la projection produite par notre cerveau et de l'interprétation qu'en fait notre esprit. Nous savons que ces illusions n'ont pas d'existence par elles-mêmes, que ces visages et ces corps sont dépourvus d'en-soi, mais nous ne pouvons nous empêcher de croire qu'il y a véritablement quelque chose dissimulé dans l'ombre...
Discerner l'illusion d'optique, c'est saisir la vacuité ! C'est voir que les phénomènes qui paraissent posséder un « en-soi » sont, en vérité, le produit de « chaînes de causalités interdépendantes » (elles-mêmes de nature phénoménale, impermanente et vide d'en-soi).

Lorsque notre œil s'adapte, il devient plus aisé de saisir la mécanique de l'illusion d'optique. Le pas suivant est de réaliser la vacuité du sujet face à la vacuité de l'objet... La croyance en la réalité d'un soi autonome et autogène participe également d'une illusion que l'entraînement à la méditation de la « vue pénétrante » - relative à l'intention d'éveil - vise à révéler.
De la même manière qu'une illusion d'optique ne naît pas à partir de rien, que les supports sur lesquels elle s'appuie possèdent indéniablement une existence phénoménale (extérieure et indépendante du sujet), fusse-t-elle inconsistante et éphémère, leur existence phénoménologique (intérieure au sujet) est tout aussi indéniable. Mais nulle part, nous ne trouverons (par une analyse réductionniste) ce que nous appelons un « moi » entitaire et, plus fondamentalement, encore une « conscience pensante ». Or, elle existe ! La vacuité est le saisissement du prodige phénoménal qui la rend possible...
Le Lamrim est un condensé d'instructions qui découlent en ligne continue (sans ajout, déformation ni invention) du Bouddha Sakyamuni. Son seul enseignement comprend 84000 soutras et la somme philosophique ajoutée par les grands maîtres bouddhistes est incommensurable. Il faut vingt ans d'études monastiques pour conférer à l'esprit la souplesse philosophique requise et de nombreuses années encore de pratique du Lamrim.
Il est évident que des pans entiers de cet océan philosophique, qu'est la sagesse bouddhiste tibétaine, sont passés sous silence d'un enseignement occidentalisé. Nul besoin d'inonder nos esprits lorsque nous devons réaliser des changements de paradigmes intellectuels, cognitifs et perceptuels pour le moins conséquents... Dans une précieuse vie humaine dont l'obtention nous offre l'opportunité (exceptionnelle) de cheminer vers le bonheur ultime, suivre l'enseignement du Lamrim reste toutefois une chance remarquable.

Devant la profondeur de cet ésotérisme, je me sens à la fois envieux et humble. N'être versé que des informations nécessaires à la compréhension de ce qu'il m'est utile de connaître à ce moment précis de mon cheminement, de sorte à ce que l'enseignement fasse sens en moi, s'avère frustrant (pour l'ego), mais cette simplification volontaire fait aussi naître en moi l'intuition qu'une grande simplicité se cache en réalité derrière tout cela...
Nous mettons beaucoup (trop) d'emphase derrière les mots. « Samādhi », « nirvāna », «éveil », « omniscience » résonnent à nos oreilles de l'écho d'un caractère si extraordinaire qu'ils paraissent relever du surnaturel, n'être accessibles qu'à des surhommes qui doivent par ailleurs y consacrent leur vie entière ! Et si cette croyance n'était qu'une fable née du désir de l'ego ?
Dans un système philosophique où le « renoncement » (tib. Nges 'byung, skt. Nihsarana ou niryāna) est la « porte de la libération (nirvāna) » - une traduction plus éclairante serait « l'occurrence d'une certitude quant à la nature insatisfaisante du samsāra et sur la libération comme fruit de la voie » DB-344 - le « retour à l'essentiel » est la clé.
Le renoncement, ce n'est pas faire acte de dénuement (revenir à l'état liminal de nos besoins fondamentaux), c'est se dénuder du « chérissement excessif du moi », se dévêtir du masque de la « fable du je », pour s'emplir de l'abondance de la paix intérieure. S'ouvrir à la simplicité, c'est faire place au « saisissement qui livre passage à l'essentiel ». C'est s'absorber dans la contemplation de l'instant, le calme et la sérénité desquels se dégagent une félicité profonde et une Joie authentique.
Dès lors que nous ramenons les mots à leur sens élémentaire, nous prenons conscience que (quelles que soient nos capacités cognitives et notre étape sur le chemin) nous avons (tous) fugitivement approchés (sans prétendre atteindre), l'intemporalité du flow, l'enstase du samādhi, la félicité du nirvāna et, y compris peut-être, entrevu une fraction infinitésimale de l'éveil !
Les mots sont trompeurs. Nous confondons la complexité, inhérente à nombre d'écrits des grands philosophes indiens et bouddhistes, avec les états qu'ils ont cherché à décrire. Des états purement expérientiels dont la traduction en symboles et la compréhension par la raison pure ne peuvent être qu'imparfaits. Cette complexité a conféré à ces états une dimension ésotérique complexifiant ce qui n'est en définitive que « claire lumière » ! Et en a déformé le sens, en faisant croire au moins versés dans la philosophie que le nirvāna était le paradis et l'éveil un état de transcendance divine... Bouddha a-t-il décrit l'éveil et définit ce qu'était l'omniscience ? Sans avoir à lire ses 84000 soutras, nous pouvons répondre que l'important n'est pas d'obtenir leur connaissance rationnelle, mais de les réaliser !

Loin de la description philosophique du samādhi par le yoga de Patanjali, de « l'union de l'atmān au brahmān » de la métaphysique du Védanta, le yoga, c'est avant tout « l'arrêt des fluctuations du mental » qui amène au calme intérieur, à la paix et à la sérénité de l'esprit ! Loin de l'ésotérisme de la « vacuité » traduite (et retraduite) dans un langage philosophique qui ne se laisse saisir qu'à la condition d'avoir acquis la souplesse d'esprit requise, atteindre le nirvāna, c'est avant tout être libéré de la souffrance engendrée par nos afflictions mentales du fait de l'arrêt de nos pensées, suppositions et jugement ainsi que des émotions qui les embrasent.
- Pendant mon séjour au « petit
Nalanda », libéré des contraintes du quotidien, de toutes préoccupations
mondaines, dans un isolement au monde « quasi monastique », entouré
de cœurs bienveillants, absorbé dans l'écoute des enseignements de lama Samten,
imprégné par l'énergie de la compassion qui émanait de la lignée de maîtres et
de Bouddhas dont il se fait l'humble vecteur, le sentiment que j'éprouvai est indescriptible
par l'entremise de mots plus compliqués que : contentement, paix, sérénité
et bonheur !
La différence avec le nirvāna et l'éveil « définitifs » ne serait-elle en fin de compte qu'une question de « durée » ? La raison y verra une contradiction avec l'impermanence et la vacuité. Car si rien n'a d'en-soi, comment ces états peuvent-ils perdurer de manière immuable ? Cette question n'est qu'un exemple de plus de nos limitations ! Notre œil est incapable de discerner la formation des charges électriques dans les nuages d'orage. Nous ne voyons que ce que notre perception nous permet d'en saisir, son résultat...
Pour satisfaire la raison, déplaçons la focale pour voir qu'à l'instar des éclairs le nirvāna et l'éveil ne sont « permanents » qu'à notre perception relative. Au sein de l'espace infinitésimal de l'instant se produisent des phénomènes dont la répétition est si fulgurante qu'ils nous apparaissent constants par relativité. « Le monde sensible est mouvement (...) succession continuelle et infiniment rapide d'éclairs d'énergie (...) surgissant instantanément, en série, ces rapides éclairs d'énergie sont assez semblables les uns aux autres au long de la série pour nous demeurer imperceptibles » ESBT-27.
Cela rabaisse notre superbe et constitue une grande leçon d'humilité. Nous ne sommes que « chose insignifiante » face à ces infinis, mais curieusement si peu que nous soyons ce dont nous avons conscience est tout ce qui est ! Nous ne sommes conscients que d'une fraction de seconde, mais (ô miracle !) c'est précisément celle de l'instant présent ! Ici et maintenant, c'est « tout un univers » qui naît, croit, décline et meurt, dans un mouvement qui se répète inlassablement depuis le premier instant de son origine. C'est la totalité de l'univers qui participe à « l'ici et maintenant » !
Tout ce qui a jamais existé - la matière, les formes de vie, les êtres sensibles (nos parents) qui nous ont précédé depuis l'apparition de l'homme moderne - depuis la première seconde du Big Bang jusqu'à aujourd'hui, tout ce qui existe à cet instant, dans tout l'univers - abstraction faite de la distance et la durée requises pour parcourir l'ensemble de ses « tranches temporelles » à la vitesse de la lumière -, tout est nécessaire pour aboutir au phénomène observé et à son observation dans l'instant présent !
Qu'est-ce que le sommet sans la montagne ? Qu'est-ce que les montagnes sans la Terre et la tectonique des plaques à l'origine de leur formation ? Qu'est-ce que la Terre sans l'accrétion gravitationnelle à l'origine de la formation des planètes du système solaire ? Que sont les systèmes solaires sans les galaxies qui les contiennent ? Comment les galaxies se seraient-elles formées sans le Big Bang ? Tout phénomène est issu de causes et toute cause est le résultat de « l'infinie diversité d'une infinie combinaison » de chaînes d'interdépendances. Rien de cela ne serait possible si la moindre de ces choses n'était impermanente et si tout n'était pas vacuité !

C'est absolument prodigieux ! Pour rendre compte de l'instant présent, c'est la « totalité du temps et de l'espace » qu'il est nécessaire d'impliquer et cet instant qui est l'êtreté de « tout ce qui existe », c'est aussi le seul et unique moment pendant lequel il est possible d'en réaliser la conscience !
L'instant présent est « l'ultime phénomène » qui rend possible la conscience de tous les phénomènes. Rien n'existe en dehors de « l'ici et maintenant » et rien ne pourrait être perçu comme « existant » (par une forme de vie qui en est, elle-même, le produit), si cet instant présent n'existait pas !
La conscience de l'antériorité de toutes les chaînes de causalité qui président à «l'instant présent », c'est cela l'omniscience ! Quand nous réalisons que tout l'univers participe à cet instant de conscience, que ce qui fait que cet instant arrive est une intention d'amour et de compassion, alors la « claire lumière » surgit en nous. Quand nous réalisons que tout l'univers participe à l'éveil, nous savons alors que c'est (prodigieusement)... simple !

« Voir le monde dans un grain de sable
Et le paradis dans une fleur sauvage
Tenir l'infini dans le creux de sa main
Et l'éternité dans une heure ».
William Blake
Namasté
Références :
CNRTL : https://www.cnrtl.fr/etymologie/
DB : Dictionnaire du Bouddhisme, Jean-François Buliard, https://www.yogi-ling.net/Dictionnaire/dictionnaire%20fran-tib/Dictionnaire.html
DAN : Mythes et Dieux de l'Inde, le polythéisme hindou, Daniélou
ESBT : Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains, Alexandra David Neel https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLesEnseignementsSecrets/page/n1
EVL : L'essence de la voie vers l'éveil, Lama Samten https://www.centre-paramita.fr/collections/livres
[i] Christiane Singer, histoire d'âme
[ii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Alfred_Korzybski
[iv] https://www.paris-meditation.com/les-qualites
[v] https://fr.wikipedia.org/wiki/Om_mani_padme_hum
[vii] L'expérience du sacré à travers le Kalachakra par Sofia Stril Rever https://www.youtube.com/watch?v=MmNZRdmJt6s
[viii] https://www.wisdomlib.org/definition/kshetra
[ix] Les Quatre Nobles Vérités https://www.paris-meditation.com/quatre-nobles-verites
[x] Le Noble Chemin Octuple https://fr.wikipedia.org/wiki/Noble_Chemin_octuple
[xi] https://www.paris-meditation.com/trois-entrainements-suprieurs
[xii] https://www.paris-meditation.com/explications
[xiii] Le traité de la grande vertu de sagesse https://archive.org/details/EtienneLamotteLeTraiteDeLaGrandeVertuDeSagesseDeNagarjunaVol.I1944/page/n1?q=vinaya
[xiv] Du caractère « extérieur » de la pensée à notre continuum mental : si nous considérons ce dernier comme exclusivement « conscient » alors la pensée est un phénomène extérieur au sens où celle-ci se forme dans les profondeurs de notre cerveau, au sein d'assemblées de neurones que certains philosophes de l'esprit comme Daniel Dennett (cf. La conscience expliquée) conçoit concurrentes et accédant au seuil de la conscience par un mécanisme de « notoriété ». Cette interprétation n'est plus valable si nous considérons notre « continuum mental » comme commençant dans les profondeurs de l'inconscient jusqu'aux limites (hautes) du conscient.
[xv] La Claire Lumière de l'esprit https://fr.wikipedia.org/wiki/Six_yogas_de_N%C4%81ropa#yoga_de_la_claire_lumi%C3%A8re
[xvi] L'expérience
du sacré à travers le Kalachakra par Sofia Stril Rever
[xvii] https://www.paris-meditation.com/2-verites
[xviii] L'Avatamsaka soutra, Paroles attribuées au Bouddha, source « L'infini dans la paume de la main » page 196
[xix] Ibid.
[xx] Paréidolie https://fr.wikipedia.org/wiki/Par%C3%A9idolie