I.62 – Népal « A Song of Fire... »
Je voyage pour (me) confronter, pour (me) découvrir, pour remettre en question mes croyances, sur moi et sur le monde. Plus je me surprends à sa découverte, plus je m'étonne à ma propre (re)découverte. Je crois nouveau ce qui est réminiscence. Là où je ne suis jamais allé, je suis déjà venu. Ce que je vis, je l'ai déjà vécu...

- « C'est ici ! ». La voix est limpide, la pensée sans contradiction. Du plus profond de mon être, je sais ! La certitude m'emplit comme l'air gonfle mes poumons, l'évidence me submerge comme la vie qui bat en moi au rythme des battements de mon cœur.
- Ici, dans les terres/l'éther népalais(es), dans la cour intérieure du monastère bouddhiste de Chiwang, niché à 2800 mètres d'altitude, debout entre deux arches, je regarde l'angle de la balustrade supérieure.
- Cette perspective, je la (re)connais sûrement, je la (re)connais précisément pour l'avoir (déjà) vu, mais ce n'est pas la sensation du « déjà vu », j'ai rêvé de ce lieu, bien plus encore j'y suis déjà venu !
- En cette fin de la première journée de ce trek des monastères dans les balcons de l'Everest, frigorifié par le souffle froid des assauts du vent (qui se sont acharnés sur moi pendant le bain sonore pourtant dispensé avec art par Marie), le nez emplit de fragrance d'huile essentielle de menthe poivrée luttant à contrer un atroce mal de tête, je franchis l'entrée du monastère dans un état second.
- Conduit dans une petite salle annexe à la cour intérieure, nous y dînons, les autres membres de notre groupe et moi-même, en compagnie de moines, deux adultes et quatre enfants.
- A peine assis, une joie indescriptible s'empare de moi. En voyant ces enfants, je sais que, jeune moine, j'ai servi ici le couvert. « J'ai vécu ici » !
- La voix est claire, sans équivoque, surgie des profondeurs d'un passé dont le souvenir était enfoui dans les limbes de mon inconscient. Elle fait naître une émotion de joie qui s'empare de tout mon être.
- J'essaie d'y résister car mon mental la sait irrépressible ! Je peine à porter la moindre cuillère de nourriture à ma bouche qu'aussitôt ma gorge s'obstrue et que des larmes de joie coulent à flot de mes yeux à cette pensée « je suis né et je suis mort ici » !
- Je suis plein de joie, d'une Joie incommensurable comme jamais encore je n'en ai ressentie en cette vie. Il n'y a pas de mot, pas d'explication. Il n'y a ni doute ni question, seulement la connaissance surgie de l'expérience.
- Ce « saisissement direct » dont j'ai exploré la philosophie est devenu, ici et maintenant, une réalité tangible, un fait sans contradiction qui aboli tout questionnement. Il est impossible de le comprendre tant que l'on ne l'a pas vécu soi-même. La compréhension n'est pas la connaissance...

- Le lendemain matin, après la puja, l'esprit reposé, libéré de l'étau du mal des montagnes, j'examine méticuleusement le lieu de ma révélation.
- La joie n'est pas aussi forte, mais toujours présente. Je la sens physiquement ! Un endroit en particulier dans le patio (exactement le même emplacement que la veille au soir) déclenche à nouveau une irrésistible joie.
- Le rêve rejoint la réalité. Je m'éloigne et je reviens sur mes pas. Tel un scientifique, je vérifie et revérifie mon impression... Elle demeure identique, inchangée. Il y a bien là quelque chose qui fait résonner tout mon être au diapason de la Joie !
- Je sais que ce n'est pas la vue en elle-même de l'angle du balcon mais bien l'emplacement depuis lequel je le regarde qui a impressionné son énergie au plus profond de celui que j'étais alors et dont le souvenir a parcouru les méandres d'incalculables existences pour resurgir à travers l'étoffe d'un rêve.
- Infiltration de l'esprit par capillarité des profondeurs de la mémoire d'un passé oublié qui resurgi spontanément au cœur du présent...
- Lakpa, notre guide sherpa - les sherpas sont une peuplade que les occidentaux ont par réduction associée au qualificatif de « porteur » - me souffle à l'oreille que les monastères bouddhistes, contrairement aux temples hindous où sont accomplis des sacrifices rituels, sont des lieux sains qui dégagent une énergie pure...
- La veille, au départ du trek, j'avais glissé sur un caillou en traversant un petit gué et m'étais étalé sur le côté. En me relevant, ma main droite était couverte de paillettes de schistes transportées par l'eau des montagnes.
- Une légère sensation de douleur dans ma paume fit écho à la sensation curieuse que j'avais ressenti le jour précédent à Durbar Square, le quartier du vieux Kathmandu, en passant la main devant un arbre sacré...

- Animé par la curiosité, je monte à l'étage du patio.
- Les murs formant la galerir supérieure sont recouverts de fresques. Lentement, je passe la main droite devant chacune d'elles. La chambre à l'angle ne déclenche aucune réaction (confirmant que c'est bien l'emplacement qui a ravivé ma mémoire).
- Au survol de certaines fresques, je ressens la même étrange sensation, comme si quelque chose « appuyait » sur le contour intérieur tout le long de la ligne médiane, du pommeau au pouce...
- Je quitte le monastère plein de joie, mais sans regret, ni attachement. J'ai tant de choses à voir, tant de choses à vivre et de chemin à parcourir...
- Ai-je envie de revivre l'expérience ? Oui ! Mais, ai-je besoin d'être ici pour cela ?
- Cet événement s'inscrit dans un parcours dont le tracé dépasse de loin le cadre restreint de cette vie, dont je comprendrai le sens au terme ultime de mon cheminement. J'ai vécu une autre vie dans un monastère pour apprendre et méditer, je vis cette vie pour expérimenter et comprendre.
- Tout est là que le pouvoir de la visualisation rend à chaque instant vivant.
- Le lendemain, Marie nous fait grâce d'un nouveau bain sonore. Avant même la première note du premier instrument, je visualise le patio du monastère.
- Ma pratique assidue de la méditation bouddhiste tibétaine de calme mental, samatha, appuyée par les énergies étroitement accordées de notre groupe en parfaite harmonie, m'assurent d'en maintenir constamment présente l'image à ma conscience mentale pendant toute la durée du soin vibratoire.

- A évoquer ce monastère, à me revoir à l'angle de sa cour intérieure, à l'emplacement chargé de la trace de l'énergie de mon avatar antérieur (ni tout à fait le même ni tout à fait différent de mon être actuel), la joie à nouveau m'envahit.
- Je suis connecté, émotionnellement, mentalement, physiquement, avec le monastère de Chiwang. Je peux invoquer son énergie à souhait, en marchant, en méditant, en mangeant, peut-être le pourrais-je même en dormant !.
« il y a une réalité qui est par par-delà tout nos expressions et que l'on peut par une discipline suivie arriver à contacter (...) il faut être capable de vivre cette réalité à travers tous les chemins possibles toutes les occasions toutes les formations » [i].
- Tandis que mon corps est allongé, détendu, absorbant et baignant dans les sons des instruments produits avec dextérité et inspiration par notre maestro, j'évolue alerte et enjoué dans le mandala mental de la cour intérieure du monastère de Chiwang.
- Je me visualise physiquement à l'emplacement clé, l'épicentre énergétique de cette Joie incommensurable, née de l'unité du souvenir « d'avoir été », mâtiné de la sensation d'être.
- Je pivote autour de cet axe, traversé par les sonorités puissantes du tambour chamanique. Je rayonne autour de ce point, en suivant l'écoulement des vibrations hypnotiques des bols tibétains.
- Je sens une présence fantôme, à la fois distante et familière, dont les sons esquissent les contours flous d'une blancheur évanescente. Je pense d'abord à une « déité » bouddhiste du « champ d'accumulation des mérites », dont la vue de la présence nous est dissimulée par nos « voiles karmiques ». Mais, ce n'est là qu'un commentaire du mental que le discernement d'un ami me fait comprendre comme la trace énergétique, l'aura résiduelle, du courant d'énergie d'un flot ininterrompu.

- Au contact mental des vibrations des bols tibétains, cette présence invisible s'illumine d'éclats de lumières jaune dorée pareils à une éruption solaire...
- La beauté du spectacle est jubilatoire !
- Je me déplace à l'endroit du mandala où la Joie sourde en écho aux pulsations rythmiques des bols tibétains. J'entre dans cet or lumineux tel un soleil. A son contact, j'éprouve une sensation de légèreté. Je me mets à flotter !
- Lentement, je m'élève au dessus du patio. Impromptu, le son de la flûte fait naître dans tout mon corps une sensation d'étirement entre la terre et le ciel, tandis que je m'expand dans la lumière...
- Je serai à nouveau emprunts de cette joie profonde, en l'invoquant sur les chemins du trek, dans les jours à venir. Je ressentirai, bien plus intensément encore, des frissons musicaux irrépressibles, de la tête au cœur, lors d'un autre bain sonore comme si la froideur du vent s'était de nouveau emparée de mon corps.
- Je vibrerai de nouveau, à l'évocation de l'image mentale de cette cour du monastère de Chiwang, dans l'aura dorée du spectre de mon existence antérieure, sur les voix envoutantes des chants des moines bouddhistes dans un monastère à boddnath.
- J'aurai des moments de vide également, comme lors du pénible périple en Jeep de sept heures dans la poussière jusqu'à Namo Bouddha Resort et des moments de déconnexion aussi comme le lendemain pendant le trajet en bus vers Katmandu...
- Après trois heures bruyantes et asphyxiantes de circulation, nous arrivâmes à l'ashram de Sri Aurobindo[ii].
- Fondé par Swami Ram Chandra à flanc de colline, il accueille et éduque dans l'esprit du karma yoga une centaine d'enfants des rues, orphelins, abandonnés ou battus.
- Le contraste est total entre mon état extérieur, engourdi par l'assise, étourdi par les klaxons, souillé par la pollution, et mon état intérieur soudain illuminé par l'énergie d'amour, de compassion et de don de soi qui émanent du lieu...

- Dans la pénombre de la tombée de la nuit, la visite est un ressourcement, un bain de bonheur inattendu.
- La maison, aujourd'hui désertée, bringuebalante, sans eau ni électricité, où tout a commencé pour le fondateur de l'ashram, est émouvante. Le récit de notre guide m'emplit de joie à l'évocation du chemin parcouru, alors que les larmes me viennent sur fond des rires des enfants...
- Dans un éclat de lucidité, je comprends pourquoi je me sentais déconnecté depuis l'avant-veille. D'abord par la fin du trek et le sentiment de vide emprunt de nostalgie que l'arrêt de la marche laissa en moi, mais aussi parce que notre dernier hôtel - idyllique nonobstant avec ses bungalow individuels chauffés ! -, bien qu'il fut un lieu de repos, était vide d'humanité !
- Ici, dans cet ashram, le caractère sommaire des équipements, la simplicité du lieu, respirent la bienveillance et la paix. Même le confort spartiate et la froidure de ma chambre (sans chauffage ni eau chaude) font naître en moi un sentiment de jubilation !
- Ici, je reviens à l'essentiel, à la base, à l'important, à l'être.
- Je n'ai pas de questions à poser, pas d'interrogation à soulever, pas de doute à formuler. Seules m'habitent la joie et l'évidence, l'évidence d'avoir « déjà vécu », l'évidence « d'être déjà né », l'évidence « d'être déjà mort » aussi !

Une remarque toutefois...
Comment aspirer à me libérer, pour à mon tour contribuer à faire tourner la roue du dharma, sans savoir par l'expérience qu'elle tourne, sans avoir éprouvé la certitude de l'incarnation et l'existence, par le ressenti direct d'avoir vécue la réalité du samsāra ?
Je ne comprenais pas le sens de sat sit ananda. Comment le comprendre par la raison ?
Je sais maintenant que la connaissance (sit) est de la Joie (ananda) lorsque, au sein de l'expérience, elle est conscience (sat) du « saisissement direct » de l'instant présent.
Cet instant qui,
connectant le passé au futur, fait revivre ce qui a été dans la pointe
de diamant du présent, qui contient et condense en son extrémité,
infime et ultime, tout ce qui a été en tout ce qui est.
L'expérience est une éducation. Nous apprenons plus vite (et mieux) lorsque ce que nous apprenons est en accord avec ce dont nous avons besoin pour réaliser notre mission.
« C'est ça qu'il faut que tu essayes de réaliser et non seulement c'est possible mais c'est sûr si tu entres en rapport avec ce qui en toi est capable de cette chose ; il faut que ce soit ça qui dirige ta vie, l'organise, qui te fasse te développer dans le sens du vrai réel[iii] ».
Mais, cela va bien au-delà... Ce que j'apprend n'est pas seulement éducatif de mon intention, elle est révélatrice de ma nature !
La joie du souvenir retrouvé, la certitude d'apprendre ce pourquoi je suis venu, est un « retour à l'unité » d'une partie de laquelle j'avais été séparé par le cycle des renaissances et des morts.
La « somme de tous les autres », c'est aussi celle de « tous les autres moi-même », de tous ceux que j'ai été, « ni le même ni diffèrent », se (con)fondant dans la vacuité du non-soi.

- Débutée dans la Joie au monastère de Chiwang, mon périple au Népal (avant que ne commence celui au Bhoutan) se termine dans la Joie à l'ashram Sri Aurobindo.
- Commencé avec le réveil du souvenir d'une vie passée, baignée dans la compassion et l'esprit de la philosophie bouddhiste tibétaine, cet épisode se clôt avec l'éveil de ces jeunes vies, entourées d'amour et éduquées dans la philosophie du don de soi désintéressé de la philosophie du yoga de Sri Aurobindo et de la Mère.
- « C'est pas magique, c'est logique ! » dirait Lama Samten.
- Et tandis que ma voix vibre au coucher de mantras yoguiques, je résonne encore des sonorités puissantes des puja bouddhistes de l'aurore...
To be continued...
Namasté
[i] la voie ensoleillée, Sri Aurobindo et la Mère
[ii] Sri Aurobindo Yoga Mandir https://www.saym.org/
[iii] La voie ensoleillée