I.63 - Bhoutan « A Song of Ice... »

09/02/2020

Je suis continuellement affecté par ce que je ne perçois pas et il me faut faire un effort constant de vigilance afin que le ressenti de ce que je vis ne m'aveugle pas. C'est un effort encore plus grand que je dois faire pour que l'obscurité m'éclaire, le froid me réchauffe et les obstacles m'élèvent...

  • « Je suis déconnecté ! ». Le constat est brutal et impitoyable. Exit la Joie du Népal, le Bhoutan m'étouffe et m'asphyxie ! Quelque chose dans ces lieux, dans son énergie, éteint le feu de cette Joie sans pareille, allumée en moi d'une façon totalement inattendue... Ici, (en)terre bhoutanaise, dans les profondeurs dérobées de monastères interdits dans lesquelles les rayons du soleil n'ont pas pénétrés depuis leur scellement séculaire, dans le « saint des saint » ésotérique des autels dédiés à Padmasambhava - « issu du lotus », le deuxième Bouddha -, le froid me glace jusqu'au tréfonds. En comparaison du froid humide qui règne ici et pénètre jusqu'aux os, le vent qui souffle à 4000 mètres au sommet de Peake Pike est une douce brise chaude de fin d'été !

  • Souffrant d'un rhume, affaibli et physiquement diminué, fatigué, je dois le reconnaître par mon trek dans les balcons de l'Everest, irrité par des règles mondaines édictées par un régime monarchique bhoutanais omniprésent jusque dans les espaces sacrés des monastères, ma résistance yoguique et mon ouverture d'esprit sont d'autant moins grandes. J'eu été probablement plus tolérant si les circonstances eussent été différentes. Quoi qu'il en soit, ces paramètres font partie du jeu (Lila) grâce auquel, je peux directement mettre en évidence ce qui ne va pas dans ce pays...

  • Pourtant, tout avait (très) bien commencé. Dès que je posai le pied sur le tarmac de l'aéroport de Paro, je me sentis aussitôt enveloppé par une énergie apaisante, emprunte de bienveillance. Mon œil fut d'abord attiré par le style si particulier de l'architecture bhoutanaise. Ici, sur le sol de cette contrée mythique, lieu vivant du Vajrayāna - « le véhicule du diamant » ou « la voie rapide » des tantras, pratiqué particulièrement par l'école bouddhique Nyingmapa - j'ai l'impression d'avoir atterri sur une terre préservée sur laquelle le passage du temps n'a pas prise, loin des excès et des dérèglements de la société de consommation.
Aéroport de Paro (un indice sur l'image...)
Aéroport de Paro (un indice sur l'image...)
  • Une fois les formalités douanières accomplies (avec simplicité et à contre-courant de l'idée d'un pays fermé, difficilement accessible aux étrangers), nous prenons la route. Le contraste est saisissant avec le Népal et le sous-continent indien, pareil à des fourmilières excitées par des coups de pied d'enfants turbulents. Ici, pas un bruit de klaxon ! Aucune moto à l'horizon ! Les routes sont goudronnées et les passagers ne sont pas secoués comme des pruniers ! Mieux encore, elles ne traversent pas le cours des rivières en l'absence de ponts en construction... Même dans ces conditions, la vitesse est limitée à 40 km/h ! Mais le conducteur de notre minibus ne dépasse guère les 30, car la sécurité, ici, est une vocation ! Les conducteurs ne roulent pas toute la nuit et la journée suivante sans se reposer... Pas de déchets sur le bord des routes ! 51% du pays est déclarée parc national ! Et toujours ce style de construction d'une beauté sereine dont se dégage un sentiment d'harmonie et de paix incroyablement immersifs...

  • Nous faisons la route en silence, seulement interrompu par les explications de notre guide mondain bhoutanais et par les prières de notre guide spirituel, Sangyé Dorje (un moine bouddhiste francophone). La route se prête donc à la pleine conscience et à la méditation. L'énergie est si apaisante que j'ai l'impression d'être entré dans l'œil d'un cyclone ! L'atmosphère me rappelle le Japon et m'emplis d'un sentiment de paix profonde.

  • Au Népal (comme en Inde), c'est le chaotique, comme si tout avait été soulevé dans les airs par un ouragan puis était retombé au gré du hasard. Ici, comme au Japon, chaque chose est à sa place, posée, équilibrée, en parfaite harmonie « naturelle », du moins me semble-t-il...

  • Notre premier hôtel est très confortable. Les conditions d'hébergement n'ont rien à voir avec un trek. Certes, la chambre est froide, mais l'eau est chaude ! Les chiens aboient la nuit, c'est « monnaie courante » dans ces pays dont les roupies ne sont pourtant pas échangeables... Ainsi, se clôt cette journée, dans la chaleur de la Joie, au Druk Yul, le «Pays du Dragon Tonnerre ».

  • Le lendemain matin, au temple de Paga, les prémisses du basculement s'installent insidieusement. La cérémonie de prières rituelles débute avec la puissance des chants bouddhiques qui instillent en moi la Joie à la visualisation du monastère de Chiwang. Mais, la pièce est froide et ouverte aux courants d'airs. Deux heures plus tard, le froid a refermé ses mains glacées sur moi. Le rituel du Dued ou des « quatre fois cent », destiné à « lever les obstacles intérieurs et extérieurs », s'achève à son comble par l'arrivée des marcheurs blancs dans le souffle glacé de l'hiver du Bhoutan !

Dans le tantrayana, les « obstructeurs » (skt vighna) de l'esprit sont vus telles des « entités négatives créant des obstacles » DB-283. En appeler à des déités pour s'opposer à des forces malveillantes est commun dans l'hindouisme où Ganesh ou Vighnāntaka est celui « qui supprime les obstacles » GHUET. Au Bhoutan, nombre de stupas - monuments figurant l'esprit du Bouddha - sont érigés comme protections contre les « esprits démoniaques ». Comme à Chandébji, sur la route du Bumthang oriental, où la légende raconte qu'un démon féminin attaquait et terrorisait les voyageurs franchissant le col.

  • En contemplant sa robe d'une blancheur immaculée, réchauffé par les rayons du soleil, les sens baignés par le bruit de la rivière, l'air frais et pur des montagnes, je suis gagné par un profond sentiment de paix et de sérénité. Dans la respiration du moment, le pouvoir du mandala dont la forme est inscrite dans le stupa entraîne la concentration pacifique de mon esprit. Le calme s'insinue en moi et apaise toute velléité de réaction négative.

  • Je saisis par l'expérience directe que les « créateurs d'obstacles » sont nos propres pensées, produites par notre esprit incontrôlé. Qu'ils soient « intérieurs » (peur, anxiété...) ou « extérieurs » (circonstances, événements difficiles...), je vois avec la clarté du discernement intuitif que les obstacles sont les fruits de notre mental perturbé. Dans le bouddhisme, les « démons » ne sont pas des êtres en tant que tels, ils figurent l'aspect repoussant de nos émotions perturbatrices, les formes hideuses de nos «vues erronées », déformées, de « ce qui arrive », le caractère affreux des réactions que nous adoptons par conditionnement inconscient.
Hotel Manaslu - Katmandu
Hotel Manaslu - Katmandu

Le Védanta parle aussi d'obstacles dans les termes de « forces d'obstruction [vrtrāni], influences hostiles du Chaos résistant à la création du Cosmos » GHUET. Une description qui n'est pas sans évoquer l'entropie ou la mesure du degré de désordre d'un système physique... Les thérapeutes spirituels affirment toutefois qu'il existe des « entités », des « âmes errantes », qui peuvent s'accrocher à notre corps et parasiter la circulation de nos énergies - et qu'il est possible de détacher par la conscientisation et le consentement de la personne pour guérir (une part de) ses maux -.

A preuve du contraire, les seules « entités spirituelles » présentent Bhoutan (ou ailleurs) en des lieux où des moines bouddhistes procèdent à des rituels (tantriques) ne sont autres que les esprits desdits moines ainsi que ceux des personnes les ayant commandité et qui assistent à leurs prières ! Toutefois, affirmer que les seuls esprits qui entrent dans la catégorie des « entités spirituelles » sont (exclusivement) de nature humaine est aussi insoutenable que de vouloir défendre le point de vue du caractère unique de l'homme en tant que forme de vie intelligente dans l'univers !

De plus, que tous les phénomènes soient « interdépendants » selon le bouddhisme ne signifie pas que ceux-ci soient en relation nécessaire et exclusive avec l'esprit humain. Il est donc parfaitement plausible qu'il puisse exister des « entités spirituelles » qui soient le résultat de chaînes de causes in(ter)dépendantes tout en étant indépendantes de notre esprit, et que lesdites « entités » puissent être animées d'intentions malveillantes à notre égard (quelle que soit par ailleurs les causes de leur animosité).

Mais alors, ces pratiques rituelles des tantras visant à écarter des « entités démoniaques » (ou obstructeurs) - et celles visant à obtenir les faveurs de déités bouddhiques «protectrices» - ne réduisent-elles pas la voie du bouddhisme ésotérique (Vajrayāna) aux cultes d'une religion (animiste) ?

Sangyé le reconnaît lui-même, le rituel visant à « lever les obstacles » peut être vu, au premier degré, comme une pratique de « magie noire », visant à contrer les attaques de forces extérieures malveillantes. Toutefois, au second degré, il peut être vu comme une «psychothérapie », qui s'appuie sur la personnification de nos émotions perturbatrices (véritable origine des « créateurs d'obstacles ») pour les combattre !

Qui donc dit vrai ? Les « entités démoniaques » existent-elles ? Sont-elles la cause de nos «perturbations émotionnelles » (aversion, désir-attachement, jalousie, orgueil, etc.) à la tentation desquelles elles nous soumettent (en tant que caractéristiques de leur nature) par pure malveillance (à l'instar du diable dans la tradition judéo-chrétienne) ? Ou, nos « émotions perturbatrices » sont-elles (seules) à l'origine de nos comportements non vertueux et nuisibles à autrui qui, sous l'effet de l'imagination (et de l'ignorance), revêtent l'apparence «d'entités » que nous hallucinons pour réelles ?

La frontière entre l'esprit et la réalité, entre ce qui se passe à l'intérieur de notre pensée mentale et ce qui se passe à l'extérieur, dans le monde « réel », est très floue. Pour illustrer ce lien d'interdépendance étroit, Sangyé nous narre l'histoire de pratiquants bouddhistes qui, pour tenter de vaincre leurs peurs, se rendent la nuit dans un cimetière...

Tandis que ses camarades restent en retrait, le plus téméraire s'avance, armé d'un pieux et d'un marteau pour se défendre des démons. Soudain, des cris retentirent : « Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! ». Se portant à son secours, ses compagnons le découvrent mort. Dans l'obscurité, le malheureux avait par mégarde planté son pieux dans sa robe de moine et se croyant retenu par une main invisible, il succomba à une crise de peur panique !

Stupa de Chandébji - Bumthang oriental
Stupa de Chandébji - Bumthang oriental

Le bouddhisme est une philosophie. Il ne croit ni en la réalité d'un en-soi des êtres (sous quelque forme matérielle ou immatérielle que ce soit), ni à un en-soi des phénomènes (encore moins à leur permanence), à l'opposé des religions qui prônent l'existence de dieux transcendants, immanents et éternels. Les « créateurs d'obstacles » ne relèvent pas de la magie (noire). Leur pouvoir de nuisance découle de notre attitude et de notre comportement en réaction à nos croyances et à nos schémas de pensées, lesquels sont déterminants de nos décisions et de nos choix (sous l'influence des afflictions mentales instillées par nos émotions perturbatrices).

Toujours sous cet angle, sans distinction entre l'intérieur et l'extérieur, il n'y a pas deux catégories de « créateurs d'obstacles ». Si tant est qu'au regard de notre imagination, ces «obstructeurs » puissent nous apparaître sous des figures « démoniaques » - « démon, skt māra, personnification des forces négatives maintenant les êtres dans le samsāra (...) faisant obstacle à l'éveil » DEB -, c'est parce que le fait de croire en leur existence (ainséitaire) relève d'une illusion dont le propre est précisément de ne pas être conscient qu'il s'agit d'une « vue erronée » !

Personnellement, mon esprit est trop rationnel pour croire en l'existence d'entités indépendantes et leur attribuer la cause des obstacles sur mon chemin. J'y vois là des choses plus « concrètes », comme le froid qui règne dans les temples du Bhoutan... Et j'avoue que ma résistance mentale céda au monastère Taktshang, perché à 3120 mètres à flanc de montagne, où j'atteignis le paroxysme de ce que je ressentis comme intolérable...

La légende de Padmasambhava raconte qu'à Paro Taktsang (« Tiger Nest », la tanière du tigre), celui-ci combattit un « esprit démoniaque » en prenant la forme courroucée de Dordjé Drollö. Le sens qui se cache sous cette symbolique est que « la colère de ces déités [courroucées] est dirigée contre l'ego et toute forme d'égoïsme et de passions destructrices. Plus la déité est courroucée plus la pratique sera efficace d'un point de vue spirituel [i] ».

Les pratiques tantriques visent à transmuter la « vue déformée » qui nous fait croire en l'existence d'un en-soi de la personne et des phénomènes. Nous prenons ainsi pour réels, les fruits hallucinés de notre ignorance de la nature véritable (cause de notre captivité dans le cycle des renaissances), telles que les « entités démoniaques » originaires des enfers. 

« Ni la doctrine fondamentale, ni ses développements philosophiques ne font de place à des enfers grossièrement matériels. L'enfer est un état de conscience, une réaction particulière aux différents contacts qu'un individu subit » CT-120. 

L'iconographie de l'enfer dans le samsāra signifie donc le fait de nous faire « subir à nous-mêmes une punition équivalente à la souffrance que nous infligeons à autrui », mais il est également symbolique du processus d'épuration/transmutation de nos négativités et de nos impuretés (karmiques), nécessaire pour cheminer vers notre libération.

Iconographie du samsara - monde des enfers - Monastère Chiwang Népal
Iconographie du samsara - monde des enfers - Monastère Chiwang Népal

Contrairement au christianisme (dont on peut se demander comment un « dieu d'amour » condamne les pécheurs à un enfer éternel ?), le bouddhisme offre le salut à tous les êtres sensibles. Quelle que soit l'école, le pratiquant cherche à «nettoyer » le négatif et à développer le positif. Il ne s'agit toutefois pas, simplement, d'adopter un comportement altruiste, c'est en changeant notre « état d'esprit » que nous pouvons agir de manière vertueuse et compassionnelle envers soi et envers autrui.

  • Les nuits de mon séjour au Bhoutan pendant lesquelles j'étais au plus mal, agitées par les soubresauts du rhume, chaque quinte de toux, chaque douleur intestinale, me ramenaient à la conscience de l'impermanence. Chaque fois que je parvenais à m'endormir, une vision s'imprimait dans ma conscience mentale, comme un objet de concentration incoercible. 

  • Cette vision s'accompagna du sentiment d'une « fin de cycle ». Je n'en identifiai toutefois pas immédiatement l'image. Ce n'est que lorsque je la vis plus tard sur la porte d'un Dzong (monastère-forteresse) que je la reconnu. C'était le kalachakra, « la roue du temps ». « Tout est sous l'influence du temps, et lui est le temps donc sait tout. De même, la roue (du temps) n'a ni début ni fin[ii] ».

  • Ces nuits furent difficiles, mais plutôt que de m'apitoyer sur mon sort et me morfondre dans ma douleur, je pensais aux autres et à combien leurs souffrances étaient considérables en comparaison de la mienne. Dans un mouvement spontané, mu par la force irrépressible du kalachakra, je formulai une prière. La prière dans le bouddhisme est une aspiration. Elle présente un caractère d'autant plus efficient, dont les bénéfices rejaillissent sur l'émetteur, dès lors qu'elle est dédiée à « tous les êtres » :

  • « Je dédie chacune de mes souffrances, aussi petites soient-elles, afin que (tous) les êtres puissent être soulagés d'un poids équivalent de souffrance. J'adresse cette supplication - non pas en prière afin d'obtenir une faveur en échange d'une offrande mais - à chaque être sensible, afin que tous puissent se libérer de la « vue erronée » de l'ego et saisir la réalité de l'impermanence de tous les phénomènes ».
Kalachakra - Dzong de Punaka
Kalachakra - Dzong de Punaka

« L'enseignement du Bouddha est sans contradiction », dit le Lamrim, mais sa manière d'enseigner n'est pas académique. Le « véhicule causal » des soutras et le « véhicule du résultat » du tantra (dont relèvent respectivement les écoles Guéloukpa et Nyingmapa) sont des méthodes différentes visant un même objectif. Dans l'un (schématiquement), la compréhension mène à la réalisation, dans l'autre c'est la pratique qui conduit à la réalisation.

Le Bouddha enseigna sa doctrine sur la base de méthodes. « Médecin de l'âme », il prescrivit des médicaments contre la souffrance de manière(s) qu'il jugea être les plus efficaces pour que nous nous puissions (nous) guérir de la souffrance. Que la vérité pure soit prescriptive de l'enseignement ne favoriserait pas la méthode, c'est pourquoi l'enseignement est ordonné selon la méthode déterminante de l'objectif

« Cela est bien davantage que j'ai découvert et ne vous ai pas expliqué. Pourquoi ? 

Parce que cela ne sert pas au renoncement, ni au détachement, ni à la destruction [de la passion], ni à la paix, ni à l'illumination, ni au nirvāna.

La douleur, l'origine de la douleur, le chemin de l'abolition de la douleur, voilà ce que je vous ai expliqué. Parce que cela est utile et mène au nirvāna [iii]».

Pourquoi l'école Nyingmapa semble-t-elle voire les « créateurs d'obstacles » comme des forces extérieures et use-t-elle de pratiques (rituelles tantriques) pour chasser ces « entités démoniques », alors que l'école Guéloukpa les juge a contrario intérieurs et recourt à des pratiques (psychologiques) pour réguler nos émotions perturbatrices par leurs antidotes ?

Ganesh - Hotel Manaslu - Kathmandu
Ganesh - Hotel Manaslu - Kathmandu

Nous nous méprenons sur la pluralité des religions. Le panthéon des divinités de l'hindouisme se ramène à la trinité (Vishnou le créateur, Brahma le conservateur, Shiva le destructeur), laquelle se ramène à l'Un, le Brahman. La spiritualité du yoga est proche du bouddhisme sous de nombreux aspects, l'unité du yoga et la vacuité ont en commun le dépassement de toute dualité. 

Qu'il y ait autant de doctrines différentes confinerait à la contradiction (philosophique) si chaque « voie » d'enseignement ne correspondait au « véhicule » d'une méthode, en regard des caractéristiques duquel cette voie est construite pour nous éveiller spirituellement.

Pour parcourir un chemin, différentes possibilités s'offrent à nous et il y a autant de chemins que de manières de nous déplacer. Pour faire du trek dans l'Himalaya, il nous faut prendre l'avion, des routes goudronnées, des chemins de terre, longer des falaises (y compris marcher sur la glace)... 

« Si vous voulez vous débarrasser de quelque chose, dites que c'est en dehors. Ce n'est qu'une impression, mais il est plus facile de rejeter une difficulté si l'on a l'impression qu'elle est en dehors de soi

Ce qui est en dedans et aussi dehors et ce qui est dehors est aussi dedans ! 

Le secret est de savoir le mettre là où c'est le plus commode pour l'action immédiate » LRI. 

Les deux voies des tantras et des soutras visent le même objectif par des méthodes distinctes : (plus directe) la « voie du résultat » « transforme les poisons en remèdes ou catalyseurs... » ; (plus longue) la « voie causale » procède du « ...renoncement aux passions obscurcissantes pour maîtriser l'esprit » PLME-13. Purifier versus transformer, une différence qui est aussi celle de la méthode, entre autres considérer l'origine des émotions perturbatrices comme « extérieure » (démoniaque) ou « intérieure » (psychologique).

Cela ne veut pas dire qu'il faut (toujours) rechercher le double sens d'un enseignement et d'une pratique bouddhistes, mais l'aborder sous « l'angle de la méthode ». Selon l'objectif, il est utile de figurer l'origine « extérieure » des obstacles comme imputable à des « entités malveillantes » et de s'y attaquer par les moyens idoines (rituels et prières consacrés). Quelle que soit l'apparence sous laquelle considérer les obstacles, nous devons les dépasser en adoptant une attitude adaptée à la forme et modalités d'expression sous lesquelles la méthode proposée nous les présente.

Qu'il s'agisse d'épurer nos « émotions perturbatrices » par leurs antidotes (ou « pratique pour contrer un défaut ou une passion négative » PME : tolérance/ colère, joie/jalousie, humilité/orgueil, etc.) ou de prier Padmasambhava par des rituels (ou « moyens habiles des tantras destiné à créer l'environnement propice à la perception pure » PME), ces leviers permettent de transformer nos tendances égoïstes, « c'est contre ses ennemis, les forces démoniaques de l'ego avec son cortège d'émotions destructrices que son courroux de Vajra (sa colère motivée par la pure compassion altruiste) est dirigé » LRI.

Dordjé Dröllo, figure courroucée de Padmasambhava - Monastère de Chiwang Népal
Dordjé Dröllo, figure courroucée de Padmasambhava - Monastère de Chiwang Népal
  • A Tiger Nest, mon état de santé s'était rétabli et mes forces étaient revenues. Connecté à la nature, respirant le prana du Bhoutan, l'esprit calme et serein, j'effectuai l'ascension en 1h30 dans l'effort joyeux, en suivant notre lama dont le pas était aussi leste que celui d'un sherpa ! Partis à la pointe du jour, suivi par une meute de chiens, nous pénétrâmes dans le monastère accolé au Mur et plongé dans la longue nuit... Le bénéfice de la paix intérieure acquis lors de la montée s'évanouit en un instant au rappel à l'ordre d'un policier bhoutanais qui faisait respecté à la lettre les interdits vestimentaires !

  • Au Bhoutan, avant d'entrer dans un monastère, qu'il soit privé ou public, l'été ou l'hiver, il faut retirer écharpes et bonnets ! Même les lamas sont contraints de porter une tenue adéquate pour avoir le droit d'entrer ! De visite en visite, ces injonctions n'ont eu de cesse de m'exaspérer. Celles-ci ne sont pourtant que la partie visible de l'iceberg... Le Bhoutan est un pays accueillant, ses habitants sont chaleureux (surtout avec les touristes), mais c'est un pays très contrôlé. Son image (ultra)policée traduit une politique protectionniste instillée par la peur des évangélistes chrétiens et de la mondialisation.

  • Le régime est monarchique. Le couple royal est jeune, aimé par son peuple, qui lui voue un culte de la personnalité non déguisé. Les photographies du roi et de la reine sont partout, y compris dans les temples, trônant même sur les sièges réservés aux lamas ! Les temples « nationaux » ( !) sont bénis par des lamas (du « monastère d'état » !), afin de protéger le Bhoutan contre les obstacles comme les invasions étrangères - ce qui, au vu de voisin comme le Tibet, n'est certes pas sans instiller une peur légitime -.

  • Chacun semble trouver son compte dans cette symbiose : les bouddhistes peuvent pratiquer « librement » dans tout le pays où le bouddhisme est « culturellement » très enraciné ; et en liant le culte du couple royal à celui des déités bouddhiques - qui dans l'esprit du peuple se confond en tant que protecteurs du Bhoutan[vi] - la monarchie garanti sa pérennité !

  • Cette ingérence du pouvoir temporel dans la « sphère du religieux » crée en moi un sentiment de malaise. La présence d'un policier imposant des consignes mondaines dans un monastère m'interroge sur la compréhension du bouddhisme par le peuple et sur la (réelle) motivation de sa dévotion ?

  • Le récit (mythique) de la vie de Padmasambhava fait (déjà) référence à une « tentative de récupération matérialiste de la spiritualité » par Indrabodhi (roi du royaume d'Oddiyâna) qui, sous couvert d'en faire son fils adoptif cherche à « domestiquer la spiritualité en la rendant mondaine » PLME-33. Mais, Padmasambhava est aussi symbole de « pureté primordiale de l'esprit (lotus immaculé) qui [pousse dans la boue c.à.d.] se nourrit des passions sans être souillé » DEB-439 et dont, pour ma part, la colère fut peut-être le terreau...

  • Dans la « tanière du tigre », nous nous recueillîmes devant l'entrée, scellée, d'une grotte (ouverte une fois par an) dans laquelle Padmasambhava médita. Puis, nous nous rendirent dans un autre temple où Sangyé récita une prière. Assis-là, recroquevillé, dans une pièce glacée, mon esprit fut en proie à l'exaspération et à l'énervement. Les minutes passant, plus je me torturais à l'idée que ces conditions climatiques, ajoutées à l'inquisition de l'État, étaient pour moi incapacitantes à ma méditation et tout bonnement insupportables !
Paro Taktsang - 3120 mètres - La "tannière du tigre" (et du dragon courroucé...)
Paro Taktsang - 3120 mètres - La "tannière du tigre" (et du dragon courroucé...)

Nous n'apprenons pas seulement de nos succès et de nos réussites, et ne nous enrichissons pas uniquement de nos joies et bonheurs. Dans l'état dans lequel j'étais, les bronches encore prises, ralenti par l'aspect yin de l'énergie des temples que ne compensait pas l'accélération le caractère yang de l'énergie du trek (obscurité et froid vs lumière et chaleur), les conditions se prêtaient à ce que mon séjour au Bhoutan revête un caractère « d'obstacle » tant extérieur qu'intérieur ! Mais, comment dépasser quelque obstacle que ce soit sans y être confronté ? Comment savoir si je n'ai plus de colère en moi si je ne me soumets pas aux stimuli qui la déclenchent ?

Le plus sûr moyen de savoir jusqu'où nous avons pacifié notre mental et si nous maîtrisons (vraiment) notre esprit est de nous mettre (involontairement si possible pour ne pas fausser le test) dans une situation qui nous permette d'en juger du... degré ! Le froid n'est pas une « vue de l'esprit », c'est un fait mesurable, constitutif d'un obstacle « réel ». Mais, notre perception du froid, notre manière d'y réagir, l'attitude et l'état d'esprit que nous adoptons soumis à des conditions de faibles températures, sont mentales et font partie de la catégorie des « obstacles intérieurs ».

Naturellement, il y a des limites physiques sur lesquelles nous ne pouvons pas fermer les yeux (ni s'endormir dans le froid...) sans risquer notre santé et plus encore. Il faut savoir écouter son corps et faire preuve de discernement pour savoir quand c'est le bon moment (il n'est pas nécessaire que celui-ci doive advenir). Nous sommes dans la (vue de la) dualité et nous apprenons autant en échouant à franchir un obstacle que de « passer par-delà » !

Ce n'est pas « ce qui arrive » qui est, en lui-même, constitutif d'un obstacle, c'est ce qui fait que cela nous apparaît comme une infortune, une épreuve, une forme d'adversité, voire l'expression d'une intention malveillante (ou « démoniaque »)

« Ce n'est que lorsque l'Esprit (...) considère une chose comme un obstacle dont il faut s'affranchir que cette chose devient hostile pour la paix de son corps et de son Esprit[vii] ».

Ce qui fait que ce qui arrive puisse apparaître comme un obstacle à nos yeux, c'est le refus de nous laisser arrêter (par exemple, par une montagne), de nous laisser circonscrire à des possibilités conditionnées par nos limites physiques, de nous laisser dicter notre comportement par un pouvoir discrétionnaire dans un champ qui ne relève pas de sa compétence... Notre volonté de liberté, notre esprit de résistance (et de contradiction), alimentent cette « vue de l'obstacle » qui est source d'affliction mentale et de souffrance.

La saisie d'un obstacle est une question d'ego et plus l'obstacle est important, plus il traduit l'ascendant de notre ego ! Insister sur la difficulté de franchir la montagne, exagérer les efforts que nous devons déployer pour y parvenir, peuvent venir flatter notre moi. Or, en nourrissant notre ego, nous entretenons les schémas cognitifs et émotionnels qui nous gouvernent et nous emprisonnent. Plutôt que de nous poser la question de savoir si nous pouvons gravir la montagne, si nous aurons la force de parvenir au sommet, nous marchons sans nous interroger, en lâchant prise sur la peur de l'échec comme sur la volonté de réussir, nous faisons taire notre ego et nul obstacle intérieur ou extérieur n'apparaît alors.

Les « quatre nobles vérités » énoncées par le mouni procèdent du principe que tout dans l'existence conditionnée (par le fait du changement inhérent à l'impermanence des phénomènes) est douleur et souffrance omniprésente. Or, la souffrance est un « phénomène psychique »Ce qui arrive - c.à.d. apparaît, se transforme et disparaît - est un « phénomène physique ». C'est notre perception, notre réaction et l'attitude que nous adoptons face à ce qui arrive qui déterminent l'état d'esprit (et la « vue erronée ») sous laquelle surgissent les obstacles et la souffrance corrélative.

Nous ne voyons pas la véritable nature des choses. Nous ne voyons pas que ce qui arrive est un « point de vue » subjectif. Nous le voyons à travers un filtre déformant dont les couches sont nos émotions perturbatrices. Dans l'esprit de la doctrine du bouddhisme, les écoles Guéloukpa et Nyingmapa les conçoivent toutes deux comme des « poisons », mais elles s'appuient sur des « leviers » différents : l'un, interne, visant leur élimination (par le recours à des « antidotes ») ; l'autre, externe, avec pour but leur transmutation.

La vie monastique et la discipline ascétique dans lesquelles s'engagent les moines sur la « voie des soutras » ne tend-t-elle pas à ériger leur combat pour abandonner les émotions en obstacle ? « La suppression pure et simple ou la répression du désir ne suffisent point... ». Nos émotions ne vont pas se dissoudre d'elles-mêmes, nous devons les maîtriser ou bien leur substituer la sagesse d'un Bouddha. 

« ...La répression dit : 

« Je ne peux pas m'empêcher de désirer, mais je ne satisferai pas mon désir », 

alors que la maître de soi dit : 

« Je refuse le désir autant que la satisfaction du désir » LRI-174.

Sommet de Tharpaling 3700 mètres
Sommet de Tharpaling 3700 mètres
  • Ce matin-là (trois jours avant Tiger Nest), nous nous rendons au monastère de Tharpaling, puis effectuons l'ascension par un chemin de trek escarpé jusqu'au sommet éponyme à 3700 mètres. Le vent est fort et la montée me déclenche un nouveau mal de tête. Nous faisons halte au sommet où Sangyé récite une prière pour accompagner une méditation sur « l'union de notre esprit à l'espace ». 

  • Inspirée par... Padmasambhava, cette méditation vise à nous permettre de réaliser « la saisie du non-soi de l'esprit ». A mesure que la litanie du mantra s'élève dans les airs, le vent se met à adopter le même rythme, comme si son souffle suivait les vagues de la mélopée...

Dans l'école Guéloukpa, la transmission des enseignements bouddhiques se fait sur la base d'une doctrine exotérique énoncée, en sa totalité, par le Bouddha Sakyamuni et agrégée dans le Lamrim - l'enseignement de la voie vers l'éveil - par une lignée philosophique de grands maîtres (sans ajout ni modification ultérieure). Au sein de l'école Nyingmapa, la transmission prend la forme d'une révélation ésotérique directe, de maître à disciple. Les enseignements sont constitutifs de trésors ou termas, dissimulés à l'origine par... Padmasambhava et dont les découvreurs ou tertöns sont en réalité les réincarnations successives de ses premiers disciples.

Ces découvertes revêtent le plus souvent la forme de visions. En méditant au sommet de Tharpaling, Padmasambhava reçu non pas « la vision du contenu de ces enseignements, mais la sagesse qui lui permis de les formuler » et de les cacher de manière à ce qu'ils soient (re)découverts au moment opportun par la lignée sans cesse recommencée de ses disciples.

Dzong de Punaka (réalisé sans trucage...)
Dzong de Punaka (réalisé sans trucage...)
  • Là, sur le sommet de cette montagne battue par le vent, je laisse ma pensée être emportée, je me laisse transporter dans l'espace qui m'inspire cette prière que je dédie à tous les êtres sensibles, nos parents :

  • Puissions-nous voir naturellement que tout est impermanent jusqu'à l'impermanence elle-même ! 

  • Puissions-nous voir l'impermanence de la souffrance jusqu'à ce que la souffrance disparaisse !

  • Lorsque l'instant m'est douloureux, puissé-je élargir ma perception et m'extraire de l'impermanence du moment. Lorsque l'heure m'accable, puissé-je étendre ma sensation et m'éloigner de l'impermanence de l'heure. Lorsque le jour m'afflige, puissé-je étirer ma conscience et disperser l'impermanence de ma tristesse...

  • Lorsqu'une partie de mon corps est douloureuse, puissé-je élargir ma perception à l'ensemble de mon corps et m'extraire de l'impermanence de ma douleur. Lorsque tout mon corps est douloureux, puissé-je étendre ma sensation aux âges de ma vie et m'extraire de l'impermanence du temps...

  • Puissions-nous voir naturellement que notre esprit est aussi étendu que le temps, notre corps aussi léger que l'espace ! 

  • Puissions-nous voir aisément la nature « lumineuse et claire» de notre esprit jusqu'à ce que le temps, l'espace et la souffrance disparaissent ».
  • Dans l'après-midi, nous nous rendons au monastère de Kurjey Lhakhang[viii] pour assister à une cérémonie d'offrandes, le Tsokhor, « un rituel [tantrique] par lequel on dédie des offrandes aux grands maîtres, aux enseignants, et aux guides spirituels en général[ix] ».

  • Mon mal de tête ne m'a pas quitté et le temple est froid glacial comme à l'accoutumée. L'air s'emplit du chant des moines qui entonnent le rituel de prières. Les instruments tonitruants retentissent dans le temple, baignant de leurs vibrations nos corps et nos esprits. Je suis assis contre un meuble qui contient des figurines de bouddhas derrière une vitre. Les murs en sont recouverts du sol au plafond, il y en a des centaines.

  • Mon esprit est perturbé. Harassé, affaibli par le rhume et les bronches encore prises, je n'aspire qu'au repos. Je ferme les yeux dans l'espoir de m'apaiser. Je relève la tête pour tenter de diminuer l'afflux sanguin. L'arrière de mon crâne entre en contact avec la vitre. Le matériau froid a un effet apaisant, analgésique. Je replie mes sens vers l'intérieur et je me laisse aller...

  • La sensation est agréable. Je relâche complètement mon esprit et j'abandonne totalement mon corps. Je sens la présence du monastère qui me prend dans ses bras avec bienveillance et affection. Je sens le pouvoir guérisseur du temple opérer sur moi. Je me donne au froid sans retenue et sans peur. Je me confie en toute confiance. Le monastère m'enveloppe de son attention purifiante. 

  • La sensation de froid s'amplifie, mais elle n'est pas mentale... donc pas douloureuse. Je sens le froid « sans avoir froid » ! La séparation entre mon corps et ce qui l'entoure s'estompe, évanescente. Il n'y a plus d'opposé, plus de dualité. Je n'ai plus froid, je «deviens » le froid !

  • Mon mal de tête s'éloigne et disparaît tel un bateau derrière la ligne d'horizon du froid. Ma conscience est claire, mon mental nettoyé, mon esprit pur. Je me sens parfaitement éveillé, sans pensée, sans trouble, sain, en paix...
Rituel au temple de Paga
Rituel au temple de Paga

D'après le mythe de Kurjey, le roi du Bumthang en guerre contre un roi voisin n'obtient pas l'aide de la divinité locale protectrice de sa région, Shelging Kharpo. En représailles, le roi fit saccager ses lieux de culte. Le démon lui aurait alors volé sa force vitale (sog). Pour le guérir, Padmasambhava aurait rempli un vase de cuivre de l'eau d'une source (devenue sacrée depuis) et utilisé la réflexion de la lumière du soleil pour attirer hors de sa grotte le démon (changé en serpent) et le capturer (en se transformant lui-même en l'oiseau mythique Garuda) puis l'aurait obligé à rendre sa force vitale au roi[x].

Dans les traditions philosophiques de l'Inde, l'esprit est souvent comparé à la surface de l'eau dont les perturbations déforment les images qui s'y reflètent, à commencer par l'esprit lui-même ! La cause du trouble de l'esprit est le fait de confondre le reflet et son objet, de croire «réel» et existant en-soi ce qui n'existe qu'en interdépendance de l'esprit à ce qu'il observe (sans que pour autant l'observé surgisse de l'observateur)...

Lorsque notre mental est agité de perturbations (émotionnelles), notre esprit se reflète dans ses propres agitations dont les pensées troublées deviennent, à leur tour, un miroir dans lequel notre esprit « souffrant » se reflète, de pensées agitées en pensées agitées, toujours plus déformées, toujours plus torturées. C'est ainsi que nous nous créons nos propres souffrances et nous enfermons dans le cycle (infernal et démoniaque) de « (re)naissances de nos pensées tourmentées », qui est le véritable sens du samsāra, « le monde des phénomènes, le samsāra, n'est qu'esprit. Si la roue de l'esprit (l'activité imaginative) est arrêtée, le jeu du samsāra l'est aussi » CT-140.

La métaphore de la souffrance du roi du Bumthang, c'est d'être privé de sa « force vitale » et ce qui l'origine, c'est la colère. La grotte symbolise l'esprit du roi obscurci par la noirceur de cette émotion perturbatrice. C'est la colère qui entraîne le roi à commettre des actes négatifs et à se replier dans son supplice, coupé des occasions de purifier ses négativités et d'accumuler abondamment les vertus. En éclairant son esprit, souillé par l'impureté de la colère, de la lumière de la tolérance (son antidote), Padmasambhava purifie l'esprit du roi et lui redonne ainsi sa force vitale ou sa « foi enthousiaste ».

Temple de Tharpaling
Temple de Tharpaling
  • Au monastère de Kurjey, je lâche prise sur le froid, sur l'idée plus que la sensation. En me déconnectant de mes « émotions perturbatrices » et de leurs déclencheurs, je ne souffre plus du froid parce que je ne plus souffre plus de « l'idée d'avoir froid » ! Je laisse mes pensées traverser mon esprit sans l'affecter, « comme l'eau glisse sur une feuille de lotus » ESBT-401. 

  • J'entre dans une sorte d'état de « superfluidité mentale » (accompagné d'une profonde félicité, intérieure et extérieure) où toute pensée s'écoule sans retenue, sans rencontrer la moindre aspérité, la plus petite impureté sur laquelle s'accrocher, s'amplifier et se transformer, par ricochet, en colère ou en toute autre émotion perturbatrice.

  • Au moment où mon esprit devient transparent comme la surface de l'eau, je sens l'énergie du monastère s'y refléter. C'est comme si, au lieu de renvoyer pensées et émotions négatives, dégagé des voiles de souffrance produits par leur réfraction, mon esprit, reflétait ce qui est pur, témoignant par cette capacité que sa nature, elle-même, est « pure clarté »...

Dans le bouddhisme, l'esprit est dit avoir trois qualités : l'essence, la nature et l'aspect, qui correspondent respectivement à : la vacuité, « comme l'espace, l'esprit embrasse et pénètre toute chose » ; la clarté ou « claire lumière » (en référence à sa faculté de discernement), « c'est la faculté qu'à l'esprit de connaître toutes choses » ; la non-obstruction (le corollaire de la seconde) c.à.d. la faculté d'« avoir des pensées qui apparaissent sans obstruction en celui-ci, de penser à ceci, à cela, à toutes choses » EKR.

Nous méconnaissons notre esprit. Par le fait du défaut du « saisissement direct » de son essence, de sa nature et de son aspect, nous ne voyons pas que ce que nous (a)percevons de notre propre esprit n'est pas notre esprit tel qu'il est vraiment, mais une « vue erronée » ! Nous croyons que cette « vue » est réelle, nous la prenons pour une chose en soi.

C'est comme de regarder un reflet sur l'eau sans voir sa surface... Ignorant les propriétés réflexives de l'eau, ignorant les lois de l'optique (y compris la nature de la lumière), ainsi que l'interdépendance des phénomènes, nous croyons que le reflet existe par lui-même ! « Ne reconnaissant pas la clarté, la lucidité de l'esprit, on appréhende quelque chose d'autre » EKR.

Nous ne savons pas ce qu'est l'esprit. Aussi, lorsque nous regardons notre propre esprit, nous ne comprenons pas ce que nous voyons. Nous saisissons des impressions, des pensées, des émotions, entremêlées dans un tumulte aléatoire incessant. Ce flot nous captive, nous détourne. Nous nous identifiions à nos réactions, nous nous définissons par nos croyances. « Ne pas connaître la vacuité fait que l'on appréhende un moi, un ego » EKR.

Monastère de Chiwang Népal
Monastère de Chiwang Népal

Il en va de même des phénomènes. Nous nous méprenons tout autant quant à leur essence, leur nature et leur aspect. L'ignorance de l'interdépendance des phénomènes nous leur fait attribuer une existence en-soi. Lorsque que quelque chose arrive qui s'oppose ou contredit ce que nous attendions, nous croyons que cela nous est adressé (personnellement) en vue de nous nuire en s'opposant à la réalisation de notre bonheur. Tel un miroir dont la surface disparaît par la magie de l'illusion lorsque notre attention est focalisée sur ce qui s'y reflète, nous ne voyons plus notre attitude en réaction de l'objet de notre perception, nous ne voyons plus qu'un « obstacle » (extérieur).

Dans leur aspect, l'eau peut être teintée de couleurs, l'air chargé d'odeurs, un tissu imprégné l'huile et l'esprit peut se confondre avec ce qui l'occupe. Mais de par son essence (l'esprit qui n'est pas la pensée) ne peut se dissoudre en elle. Notre attitude, notre « état d'esprit », nous amènent à nous crisper sur ce qui occupe notre esprit, créant un blocage, une obstruction, un «obstacle interne ». Ce qui arrive apparaît, change, se transforme et disparaît. C'est la nature de l'impermanence. « L'univers est mouvement et ce mouvement est fait de contacts. Les contacts et leurs effets sont l'univers » ESBT-35

Aucun phénomène ne dure éternellement. Il faut qu'un phénomène disparaisse pour qu'un autre puisse apparaître. C'est la nature de l'interdépendance.

Lorsque nous nous crispons sur une pensée ou sur une émotion, celle-ci boucle dans notre mental. En faisant obstruction aux mouvements de nos pensées, nous empêchons la chaîne de causalité de se poursuivre et notre phénoménologie de changer, créant ainsi un cycle de souffrance.

Pourquoi nous crispons-nous sur le contenu de notre esprit ? 

Parce que nous désirons une chose à tel point que cela nous obsède tant que nous ne la possédons pas. Parce que, une fois réalisé, nous l'aimons tant que nous ne voulons pas (et avons peur) de la voir disparaître. A l'inverse, nous voulons chasser de notre esprit ce qui nous répugne ou nous révulse, nous rend triste et malheureux. Or, plus nous faisons d'effort pour chasser une idée noire ou une émotion négative, plus elle nous hante jusqu'à l'obsession...

Nous croyons (ou aimerions penser) que nos obstructions ont une origine consciente et volontaire, mais le plus souvent, elles sont mues par réflexe, déclenchées par des motifs inconscients. En sa nature, notre esprit est tel un tissu dans les fibres duquel s'imprègnent le colorant de nos conceptions et de nos croyances. Elles teintent ses fils d'une « intime conviction » que nous croyons constituer un curseur de vérité. Nous en jugeons telle une boussole, mais sa vue erronée nous entraîne de Charybde en Sylla dans la souffrance.

Plus le type de contenu sur lequel nous nous accrochons est nocif, plus notre obstruction est forte et sa durée importante, plus il marque notre esprit de son empreinte, comme une trace rémanente sur un écran de télévision. Une trace rémanente est ce « qui persiste, qui continue d'exister » CNRTL après la disparition de la cause qui l'a produit. Qu'il subsiste une infime et imperceptible partie du phénomène ou qu'elle constitue un phénomène en soi, les rémanences engendrées par l'obstruction de nos émotions perturbatrices - le désir-attachement et la colère étant les plus néfastes - influencent notre perception, nos représentations et nos réactions.

L'obstruction est-elle rémanente au-delà de la durée d'une vie (sur « ce qui reste » après la dissolution des agrégats constitutifs de notre corps physique) ou impulse-t-elle (du point de vue karmique) la constitution d'un « continuum de pensées » « ni différent, ni le même » par-delà l'esprit qui l'induit ?

La question de la nature du corps et de l'esprit est un débat motivé par la recherche de la vérité. Ce qui nous importe ici est la méthode, c.à.d. en quoi la rémanence « d'éléments négatifs» (pensées, croyances, émotions, etc.) nous fait saisir l'importance (pour nous et pour les autres) de ne pas obstruer le « continuum de notre esprit ». La raison pour laquelle nous obstruons le contenu de notre esprit provient du fait qu'étant ignorant (incapable de « saisir directement ») ce qu'il est - en son essence, sa nature et son aspect -, nous nous confondons avec son contenu.

En obstruant le cours naturel de nos pensées, en figeant nos émotions, nos ressentis, nos croyances (qui deviennent une empreinte comportementale, une attitude et un état d'esprit rémanents), nous croyons nous apercevoir à travers elles. Nous sommes conscients, nous respirons, nous vivons, à travers l'esprit et non par l'esprit. Nous devons « passer par-delà » le reflet pour voir la surface de l'eau. 

« La cause de ce qui doit être évité est l'union entre le principe de conscience et ce qui est perçu, II-17 » YSP.

La méditation est un levier majeur : de « pleine conscience » pour lâcher-prise sur le « réflexe de crispation » en observant le flux de l'esprit s'écoulant naturellement (à l'instar de la respiration) ; de « calme mental » (samatha), pour remplacer, par la familiarisation, l'obstruction par la concentration.

En regard du flux ininterrompu des phénomènes, la différence entre un obstacle « intérieur » et « extérieur » est une question de perspective relative à la position de l'observateur de son propre esprit : l'obstacle « intérieur » est une obstruction empêchant la disparition du contenu de l'esprit (due à la crispation de l'ego sur l'objet de son désir-attachement) ; l'obstacle « extérieur » est une obstruction empêchant l'apparition d'un nouveau contenu dans l'esprit (due à un blocage né de la peur du changement).

Au vu du tableau de la psychologie de notre comportement, déterminée par des conditionnements inconscients et rémanents (karmiques), sans prise de conscience majeure, ni volonté de changement (ni travail sur soi) dans l'optique de maîtriser le fonctionnement naturel de notre psyché, notre libre-arbitre est limité. Même si, par un travail (thérapeutique), nous parvenons à nous dégager de nos « obstructions », ces « terreurs ancestrales, passions morbides et névroses profondes qui hantent l'esprit dualiste » PLME-34, nous ne gagnons pas une plus grande liberté à vouloir guérir le « moi » tant que nous ne nous libérons pas définitivement de l'emprise de la dualité.

Quels que soient les obstacles que nous rencontrons sur notre chemin, qu'ils soient intérieurs ou extérieurs, qu'ils possèdent une existence propre ou qu'ils soient l'expression de nos conceptions, de nos croyances et de nos réactions émotionnelles, tous trouvent leur origine dans un seul et unique « obstructeur » - qui naît de notre ignorance (ou cécité à la perception) des qualités de notre esprit - dont la « vue erronée » exprime la croyance en l'en-soi de la personne, « du mien et du moi », l'ego.

Nous faisons obstruction sur le contenu phénoménologique de notre esprit (pensées, émotions, etc.) auquel nous nous identifions et au travers de l'illusion duquel nous nous confectionnons une personnalité. L'ego n'est pas une entité autonome (une double personnalité) à laquelle nous donnerions vie - où qui accéderait à la conscience par des mécanismes évolutionnistes - et agirait jusqu'à nous supplanter. L'ego est une « vêtement d'apparat » dont les fibres de l'identité sont tissées de l'interdépendance entre les émotions perturbatrices et leurs objets. « On ne peut concevoir une émotion autrement que comme l'expérience vécue d'un être, on ne peut même pas séparer les objets d'attachement, de colère ou de haine, de celui ou de celle qui les considère comme tels » FFR-96.

Nous voulons tous le bonheur, mais nous agissons a contrario de ce qu'il convient de faire pour l'atteindre. Au lieu de chercher à nous extirper du mauvais rêve de l'ego, nous nous enlisons toujours plus profondément dans ses sables-mouvants cauchemardesques ! En faisant obstruction sur le contenu de notre esprit, nous ne contraignons pas la réalisation de ce bonheur chimérique que (l'identification à) l'ego nous fait miroiter à travers le désir-attachement, nous empêchons notre libération.

En retenant un contenu nuisible dans l'esprit, l'aspect « intérieur » d'un obstacle assure la pérennisation de l'ego, tandis que le blocage de nouveaux contenus fait de l'aspect «extérieur», des obstructions « qui emprisonnent le pratiquant et l'empêchent de se libérer de l'ego et de progresser sur le chemin spirituel[xi] » jusqu'au nirvāna et par-delà, l'esprit d'éveil, bodhicitta.

Nous nous méprenons sur l'esprit et sur le caractère sensoriel de sa « vue erronée ». Notre confusion ne provient pas du fait que, ne voyant pas la transparence (« claire lumière ») de notre esprit, nous nous identifions à son contenu. Notre perception est faussée par une mauvaise interprétation conceptuelle. « Les karmas et les perturbations naissent de conceptualisations qui proviennent d'élaborations conceptuelles » LFFR-132.

Dans le bouddhisme, l'esprit n'est pas le cerveau, mais du point de vue des neurosciences et de la philosophie de l'esprit la conscience (cognitive) est un épiphénomène qui résulte de son activité. Notre cerveau est enfermé dans la boite noire de notre crâne sans autre contact avec le monde extérieur que les informations que lui transmettent nos organes sensoriels. S'il est possible d'acquérir des automatismes et d'accroître notre dextérité par la visualisation répétée de séquences de gestes précis, c'est parce que ce sont les mêmes réseaux neuronaux qui sont utilisés par l'activité « effective ». Notre cerveau ne fait pas de différence entre une expérience réelle, imaginée ou rêvée !

Les idées noires que nous nous assénons en boucle, les conceptions que nous transformons en croyances à force de les répéter, les jugements dont nous nous fustigeons, les émotions dans lesquelles nous nous engloutissons, tout cela influence notre attitude et notre état d'esprit. La parole a un pouvoir d'efficience et les mots possèdent une influence sur le fonctionnement de notre cerveau. « Les mots portent des concepts qui pourraient entraîner des répercussions comparables à ce qu'il pourrait réellement se passer comme si l'idée qu'ils véhiculent était réellement présente [xii] ».

Le bouddhisme dénombre six consciences, cinq sensorielles, la sixième étant mentale - que la méditation samatha cherche à maîtriser par la visualisation -. Plongé dans une nuit perpétuelle, le cerveau recours à tous les moyens mis à sa disposition par la sélection naturelle pour se forger une « vue » du monde, y compris le vecteur des idées et concepts. « À la simple lecture d'un mot évoquant la lumière nos pupilles se rétractent et inversement [xiii] » !

La « vue » que nous formons de notre esprit est mentale, conceptuelle. Nous la façonnons et elle nous conditionne en retour. Il nous importe de décider de la forme et du sens que nous voulons donner à notre existence. Si nous sommes responsables de notre propre conditionnement, c'est à nous seul qu'il appartient de mettre en œuvre les conditions requises pour atteindre au bonheur véritable (nirvāna) et de lever les obstructions que nous édifions mentalement à son atteinte sous la « vue erronée » de l'ego à travers laquelle nous nous identifions. « Soyons vigilants envers nos ennemis intérieurs, les émotions négatives, et appliquons une attention et une vigilance quotidiennes afin de s'assurer que notre esprit n'est jamais dominé par l'agitation grossière ou subtile » BJJ-60.

Les mots sont éclairants ou trompeurs. Que l'énoncé d'un mot ait l'effet d'un stimuli physique - outre d'ajouter au caractère précieux de la vie humaine la capacité de décohérer notre conscience de notre représentation sensorielle - induit qu'il est possible d'approcher l'esprit tel qu'il est en sa nature en clarifiant notre discernement des voiles d'obstructions jetés sur lui par notre confusion, jusqu'à le rendre aussi clair que la lumière de l'esprit.

« Faites ainsi envers tout mouvement de l'esprit : 

quoi qu'il s'élève, émotions perturbatrices ou pensées des cinq poisons*, ne donnez pas prise à la manipulation intellectuelle qui les invite ou les poursuit. 

Quand on laisse cette agitation se déposer d'elle-même, elle se libère dans le Corps absolu [Corps de vacuité, sans forme ni concepts] ! » PMLE-49.

* ignorance (confusion), désir-attachement, aversion (colère), jalousie, orgueil



To be continued...

Namaste


Références :

BJJ : Le bonheur au jour le jour, Lama Samten

DEB : Dictionnaire Encyclopédique du bouddhisme, Philippe Cornu

CT : La Connaissance Transcendante, Alexandra Davil Neel https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLaConnaissanceTranscendante/page/n7?q=Prajna%2Bparamita 

EKR : Enseignement de Kalou Rinpoché, La Base, la Voie et le Fruit https://dorje.lam.free.fr/enseignements/la-base-la-voie-le-fruit-kalou-rinpoch-.pdf 

ESBT : Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains, Alexandra David Neel https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLesEnseignementsSecrets/page/n1 

FFR : La foi fondée sur la raison, le Dalaï-lama

LRI : Le regard intérieur, extraits des œuvres de Sri Aurobindo et de la Mère

PLME : Padmasambhava, la magie de l'Eveil, Philippe Cornu


[i] https://fr.wikipedia.org/wiki/Nyingmapa#Padmasambhava_et_l'importance_de_la_dévotion 

[ii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Tantra_de_kalachakra 

[iii] Le bouddhisme, opinions sur l'Histoire de la Dogmatique, de la Vallée Poussin https://archive.org/details/bouddhismeopinio00lava/page/58?q=Padmasambhava 

[vi] « La couleur jaune safran illustre la monarchie constitutionnelle depuis 1999. Avant, c'était la monarchie absolue. La couleur rouge orangé est la couleur qui représente la religion du pays : le bouddhisme, la même que les vêtements des moines. Le dragon est la représentation du symbole national du pays le « Druk », un dragon de la mythologie du Bhoutan (...) Quant au double [vajra] au centre, il est l'image de l'équilibre existant entre le pouvoir laïc et le pouvoir religieux ». https://lesplusbeauxdrapeauxdumonde.com/2016/11/14/le-drapeau-du-bhoutan/ 

[vii] Kalou Rinpoché (l'ancien)

[viii] https://en.wikipedia.org/wiki/Kurjey_Lhakhang 

[ix] https://www.oasis-voyages.com/Decembre-2018-BHOUTAN-Sangye-DORJE--7787.html 

[x] https://bhutan.ims.tuwien.ac.at/ahtcde00/c-viex/l-01-01-04-01/start.html 

[xi] https://fr.wikipedia.org/wiki/Nyingmapa#Padmasambhava_et_l'importance_de_la_dévotion 

[xii] https://cervenargo.hypotheses.org/3027 

[xiii] Ibid.