I.64 – Bhoutan vs Népal, « A song of ice and fire »
La vie est une piste de trek. Je ne l'ai pas tracé, mais je décide de mes pas, de mon rythme, de ma respiration dans l'effort. Je suis responsable de mes souffrances, je crée mon propre mon chemin. « La dualité se présentera à vous à chaque pas, et à chaque pas vous aurez à faire votre choix » LRI-164.

Du feu de la réminiscence qui m'a embrasé de Joie au Népal au souffle glacé du dragon monarque qui m'a pétrifié de froid au Bhoutan, de l'exaltation du corps dans l'effort physique du trek aux douleurs d'un rhume persistant, de la réflexion mesurée à l'expérience directe, ces voyages combinés au cœur des monastères bouddhiques m'ont réservé bien des surprises.
J'eusse naturellement préféré demeurer dans la Joie que d'être éteint telle une bougie, mais combien ai-je appris ! Au Bhoutan, les lamas sont contents de voir les pèlerins tomber malades, car la maladie est une épuration du karman négatif. C'est encore mieux si l'on meurt en cours de route ou béni au sortir d'une cérémonie bouddhique ! A défaut d'être le gage de quitter le samsāra, du moins est-ce un puissant catalyseur d'évolution spirituelle...
Sangyé l'affirme, l'expérience la plus extraordinaire qu'il nous soit possible de vivre sur notre chemin spirituel n'est pas ce qui doit nous motiver. « Le curseur n'est pas le plus grand moment », que ce soit de méditation (samādhi), de « montée de la Kundalini » ou de toute expérience « transcendante » qui nous met en contact avec quelque chose de plus grand que soi. Le véritable indicateur est « comment nous arrivons à faire du moment le moins spirituel une expérience spirituelle ».
S'il nous arrive (malgré tout !) de vivre une expérience « extra-or-dinaire », il nous faut l'utiliser pour « transformer l'ordinaire », c.à.d. élever notre état d'esprit pour faire de notre quotidien, une singularité. Lorsque nous vivons un moment spirituel « hors du commun », il est légitime (et sain) de chercher à le comprendre car cela augmente notre discernement. Ce qui l'est moins, c'est l'incitation du désir-attachement à seule fin de le reproduire.
Une « expérience spirituelle » est au-delà des mots. « La conceptualiser diminue notre faculté d'intégration » et donc notre capacité à changer. Se transformer, ce n'est pas amener la vérité à soi, c'est nous réaliser à travers elle. Pour comprendre (la nature de) notre esprit, nous devons clarifier notre discernement - par la sagesse qui dissipe l'ignorance -. Pour réaliser le «saisissement direct » de son essence (la vacuité), il ne suffit pas de nettoyer notre « vue » de ses voiles (conceptuels) et obscurcissements (non vertueux), nous devons développer la compassion.

Les mots sont responsables de nos maux, car leur usage négatif façonne la « vue erronée » de l'ego de jugements et croyances biaisés, faux ou erronés. Nos impuretés naissent d'un mauvais emploi des « trois portes » (pensée, parole, actes), détournées par les « émotions perturbatrices», originées par l'ignorance, laquelle nous inspire la perception de la dualité. A l'inverse, un langage épuré de tout propos nuisible envers soi-même et envers les autres, la pratique répétée de mantras vertueux, participent au nettoyage de nos impuretés. Mais, la vacuité est au-delà du « nom et de la forme ». Pour en réaliser le « saisissement direct » nous devons passer par-delà leur « vue».
Faire du moment le moins spirituel une expérience spirituelle, c'est en toutes circonstances, du « mieux possible » - le quatrième accord toltèque - conserver notre équanimité afin d'agir avec compassion.
Quoi qu'il arrive, bonheur ou affliction, œuvrez au bien des êtres, de vous-même et d'autrui PLME.
Cela demande une concentration et une vigilance constantes. Il est illusoire de croire possible de maintenir aisément un tel équilibre, sauf à atteindre un degré élevé de « réalisation spirituelle » - c.à.d. être désembourbé de l'ignorance -. Nous devons donc nous attendre à des hauts et des bas, variables, avec des pics d'intensité critique...
« Maîtriser son esprit » est un des fondements du bouddhisme. Pacifier notre mental, cela ne veut pas seulement dire : prévenir la distraction, calmer l'agitation et éviter le relâchement, pour atteindre au calme intérieur de la concentration. Cela veut également dire apaiser nos émotions perturbatrices en étant vigilant à ce qui sort de nos « trois portes ».

Comment maîtriser notre esprit ?
En commençant par reconnaître que nous en possédons le pouvoir ! Notre attitude exprime notre humeur et notre état d'esprit qui sont le reflet de la perception, de la représentation et de l'interprétation que nous faisons de ce qui (m)'arrive. Qui n'est pas la réalité objective, mais une « vue » façonnée par mes croyances et conditionnées par mes jugements.
Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les opinions qu'ils en ont
Epictète
Or, c'est parce que cette vue est « conceptuelle » qu'il nous est possible d'en changer en modifiant la manière dont nous concevons notre rapport aux autres et au monde !
Abstraction faite de son caractère, la répétition prolongée d'un même type de paroles a un effet psychologique et physiologique. Si répéter un sempiternel monologue critique (sur un mode « hypnotique ») a un effet préjudiciable sur notre état d'esprit et nos actes, pourquoi la répétition (tel un mantra) d'un discours positif n'aurait-il pas un effet bienfaisant ?
Dans la pratique des mantras, le son prime, « Outre leur rôle protecteur contre la distraction et la confusion, les mantras imprègnent le pratiquant tantrique de leur énergie transformatrice et inspirent la méditation » PLME-26. Le sens aussi est important. Nos réactions au signifiant dont sont porteurs les mots - et au ton avec lequel ils sont prononcés, partie prenante de leur compréhension[i] - le démontrent : nos pupilles se dilatent lorsque nous entendons prononcer le mot « obscurité » et se rétractent à l'écoute du mot « lumière », comme si nous étions, effectivement, plongés dans le noir ou face au soleil[ii] ! Nous réagissons aux mots et le sens dont ils sont porteurs s'étend bien au-delà de leurs acceptions conscientes.
Les mots ont également un effet sur autrui, comme le montre la capacité d'un discours empathique à soulager la perception douloureuse[iii]... Il n'y a pourtant là rien de magique ! Qu'il nous soit adressé personnellement ou que nous soyons les témoins de conservations, le sens des mots nous affecte. La perception sensorielle, la représentation du monde que notre cerveau en construit, l'interprétation consciente (et inconsciente) que nous en faisons, tout est modelé par le sens des mots et façonné par nos idées.

Pensez : froid, nuits plus longues, brouillard, routes gelées... Puis, pensez : montagnes enneigées, décorations de Noël, fête... ne vous sentez-vous pas à la fois plus souriant intérieurement, mais aussi mieux physiquement ? Avez-vous songé depuis combien d'années, vous identifiez par association la pluie à un événement négatif au point qu'elle soit devenue «pour vous » synonyme de morosité et de tristesse à sa seule évocation ?
Et si, en sortant de chez vous en hiver lorsque les températures sont basses, vous vous visualisiez vêtu d'un manteau de feu (skt agnivesa) et répétiez mentalement, tel un mantra, RAM (feu) ? Et si, sentant la mélancolie venir à l'idée de la pluie, vous répétiez « joie » et vous visualisiez entouré d'amis chaleureux ? Faites-le lentement, en « pleine conscience » ! Visualisez les mots ! Respirez dans le sens qu'il vous évoque ! Sentez la chaleur du feu qui vous réchauffe, laissez-vous « enflammer » de l'intérieur par l'allégresse !
Ces pratiques demandent de la persévérance. C'est un effort constant, de chaque instant, d'autant plus efficace qu'il est accompli avec enthousiasme. Face à la morosité que font naître en nous la seule évocation de l'hiver ou de la pluie, soyons reconnaissant pour ces conditions climatiques perturbées qui nous donnent l'occasion de développer la maîtrise de notre mental.
Régularité, lâcher-prise, contentement, sont requis pour pratiquer les asanas du yoga. Il nous faut apprendre à accepter et à ne pas faire obstruction à ce qui arrive, à laisser les choses se faire naturellement, avec patience et foi enthousiaste, jusqu'à ce que la transformation opère d'elle-même.
Il est difficile de se placer (corps, esprit et souffle) dans les asanas physiques tant que la perception de notre corps n'est pas devenue plus consciente par la pratique. Croyez-vous qu'en n'exerçant aucun contrôle sur votre esprit, il adoptera de lui-même, naturellement, une « posture mentale » équilibrée et ne sera pas continuellement agité au gré de vos émotions perturbatrices ?
Le yoga est « l'arrêt des fluctuations du mental », mais aussi l'union du corps, du souffle et de l'esprit. Répéter tels des mantras (à l'appui de visualisation, en méditation ou au quotidien) des mots vertueux comme antidotes aux émotions perturbatrices (inspirez dans le mantra «tolérance », expirez dans le mantra « paix », visualisez-vous entouré d'affection dans le mantra « aime »), c'est unir notre esprit et notre respiration à notre corps. Notre attitude et notre comportement reflètent alors la « vue juste » de ce qui arrive.

Récitez le mantra « OM AH HÛM VAJRA GURU PADMA SIDDHI HÛM [iv] » permet de purifier les obscurcissements (OM AH HÛM) qui résultent des trois poissons ; (VAJRA) de la colère ; (GURU) de l'orgueil ; (PADMA) du désir-attachement ; (SIDDHI) de la jalousie ; (HÛM) des afflictions émotionnelles [v].
Maîtriser notre esprit, c'est aussi être attentif aux autres. Nous réagissons au sens des mots quel qu'en soit l'émetteur et la forme. Le rayonnement des flux émotionnels provenant des autres (qu'ils nous soient personnellement adressés ou que nous en soyons témoin) sont aussi néfastes que les jugements acerbes que nous émettons à notre égard. Il ne s'agit pas de nous protéger des émotions des autres derrière un bouclier, mais de leur adresser des pensées apaisantes dans un esprit de compassion.
Outre de la patience, cela demande un important effort pour que l'adoption d'une « posture mentale » juste se substitue à nos schémas de pensées. Le yoga est toujours remuant. Mais, une fois levé le voile projeté sur les choses, nous pouvons saisir directement, hors de toute vision subjective, que ce qui arrive n'est pas « ce qui (m')arrive à moi » ! S'ouvre alors une «expérience directe », hors du « nom » sous la non-détermination de laquelle nous appréhendons le monde. Ce qui arrive devient un flux sans couleur, ni tâche. L'emprise de l'ego va en diminuant. Notre « vue » se libère de l'ignorance à mesure que nous maîtrisons notre propre esprit en développant la sagesse.
- Que j'ai été glacé par le Bhoutan après m'être enflammé au Népal n'est ni le fruit du hasard (ni le fait « d'entités démoniaques »). Ce qui s'est passé, ce n'est pas que le souffle du « dragon de glace » a éteint le feu de ma Joie. A l'instar de la pratique du yoga, ma Joie a provoqué un barattage intérieur très puissant. Comme dans un feu de cheminée, aux flammes de ma Joie se sont mêlées des impuretés qui, en brûlant, ont libéré des afflictions profondes, inconscientes, dont la combustion a corrompu le feu de leurs fumées jusqu'à leur épuisement et l'asphyxie de ce dernier.

Nous ne pouvons pas (toujours et uniquement) brûler de Joie (qui plus est pure) tant que nous n'avons pas atteint le véritable bonheur du nirvāna. Notre élévation spirituellement passe (aussi) par là ! Les épreuves de la vie nous permettent d'épurer nos négativités (karmiques) ainsi que les fruits toxiques de nos émotions perturbatrices - mais aussi à en créer de nouveaux si nous ne prenons pas garde à nos pensées, nos paroles et nos réactions... -.
- Bien qu'à travers mes propos précédents, le Bhoutan puisse être apparu (quelque peu) « givré », ce pays n'est pas responsable de ma langueur. Les « obstacles » qui se dressèrent sur mon chemin (le froid des monastères, les prescriptions des visites, le culte de la royauté, etc.) n'ont pas encrassé le feu de ma Joie. Les impuretés étaient en moi ! Que j'y ai vu et que j'en ai fais des « obstacles extérieurs » traduit et témoigne de mon nettoyage intérieur. Le processus se serait, certainement, produit si j'étais rentré en France après le Népal. Il eut probablement été moins intense, plus long et plus insidieux...
- Ceci dit, ce « lessivage » ne m'a pas plongé dans un état d'abattement ni de profonde mélancolie. Même si, après avoir été fumigé, désencrassé et rincé, je pu paraître extérieurement apathique, intérieurement j'étais dans un état de calme et de paix profonde que je pourrais qualifier de sérénité. Je n'ai pas retrouvé cette Joie incommensurable, mais je sais que l'essentiel n'est pas là. Je mesure pleinement que ce que j'ai vécu comme une épreuve fut une chance. Cela fait toujours du bien de se voir rappeler l'impermanence !
Tout voyage est une transformation. Au retour, nous ne sommes ni le même ni différent. Il faut «faire avec ». C'est d'autant plus inévitable dès lors que l'on s'engage sur un chemin spirituel.
Vous n'avez aucune raison d'être abattu ou de désespérer de votre progrès.
Vos anciens mouvements ont resurgit, mais cela peut toujours arriver tant que l'ancienne nature n'est pas entièrement transformée, dans la conscience comme dans les parties subconscientes (...)
La seule chose à faire est de vous calmer et de revenir à la vraie conscience et au véritable équilibre LRI-113.
Lorsque l'effort devient difficile, nous nous confrontons vraiment à nos « vues erronées ». Dès lors surgit la question, comment nous en délivrer ?
Dans le bouddhisme, en particulier du Vajrayāna, le véritable examen est la mort ! Se préparer à la mort est important, car « la mort est une fenêtre sur la bouddhéité ». Les méditants de l'école Nyingmapa s'entraînent pour ce moment où l'esprit est proche de la non-dualité et peut (s'il s'est entraîné du temps de son « vivant » à le reconnaître) saisir « l'état de bouddha » qui est sa véritable nature (et conséquemment sortir du samsāra).

La bouddhéité lui apparaît sous une forme « paisible » puis, si elle n'est pas reconnue, sous une forme « courroucée ». Sous l'angle de notre « vue » façonnée par la doctrine judéo-chrétienne du bien et du mal, les peintures sur les murs des monastères bouddhiques nous évoquent l'idée de l'homme tiraillé entre les démons tentateurs du désir et de la luxure et les bouddhas bienveillants. Or, ces « démons» ne sont autres que les formes courroucées des « déités » bouddhiques dont la fonction est de couper la souffrance de nos souffrances, la racine de l'ego et à épurer les impuretés afférentes !
Dans le bouddhisme, Māra désigne « l'esprit tentateur et [sous-entendu] l'ensemble des tendances psychiques qui détournent le pratiquant de la voie de la libération » DEB-374. Mais, c'est nous-mêmes qui faisons obstruction à notre réalisation spirituelle. Il n'y a pas de démons «créateurs d'obstacles », hormis sous la forme de projections des « aspects impurs » que peut revêtir notre esprit lorsque nous nous identifions nos « émotions perturbatrices » et que nous devenons la colère, l'orgueil ou la jalousie...
Dans le bouddhisme, les déités sont « la personnification d'une fonction de l'Éveil (...) manifestation du tathāgatabarbha [la nature de bouddha [vi] ] présent dans tous les êtres ; elle n'est en aucune manière extérieur au pratiquant » PLME-34. Le caractère courroucé de ces «divinités de lumière » vient en aide au méditant - à travers la visualisation de mandala adressés en dédicace à la réalisation du plus grand nombre - opposé au « sentiment égoïste d'un moi-je séparé du monde qui l'entoure, désir et agression, innombrables affects négatifs qui nous plongent dans le multiple et la notion de temps » PLME-34.

Sur cette fresque peinte sur l'un de murs de la galerie supérieure de la cour du monastère de Chiwang au Népal, est représentée l'une des formes courroucées de Padmasambhava
« Sengué Dradrok, Le lion rugissant, bleu foncé, entouré des flammes de la sagesse, trois yeux énormes et fixes, brandissant un vajra avec un geste de menace dans la main droite, la main en argumentation [vitarkamudrā] à gauche. Il symbolise la vérité proclamée qui triomphe des vues fausses et des pratiques magiques » DEB-439.
- Quand je l'ai photographié, j'en ignorais la signification. En parcourant pas à pas chaque mètre de cette galerie, en observant attentivement chacune des fresques peinte sur les murs, je fus sans le savoir placé dans les conditions de (préparation à) la mort, confronté dans ce couloir (ou ce tunnel...) aux formes apaisées et courroucées de la bouddhéité ! N'en sachant rien (hormis le ressenti que ma main droite m'en donna en passant devant elles), je poursuivi mon chemin dans le samsāra ! Cela me fait mesurer pleinement que la sagesse est indispensable à l'esprit d'éveil...
Dans le Vajrayāna, les visions des déités courroucées sont des « portes vers la bouddhéité», le moyen de passer « au-delà du par-delà » de la dualité pour effectuer le « saisissement direct » de la vacuité - dans le Vajrayāna, pour « réaliser la déité », le méditant doit faire corps avec elle, c.à.d. se visualiser en lui-même comme « étant la déité » -.
Comme le précisa Sangyé, « la visualisation des divinités courroucées est un entraînement à saisir une réalité qui ne peut être véritablement saisie que dans l'état de non-dualité. Au début, méditer ces visualisations est aussi difficile que de dessiner sur l'eau, car dès qu'un trait se forme, il s'évanouit. Mais, lorsque l'on réalise le caractère réel des phénomènes, la non-dualité, alors la mort n'est plus une cassure. Elle ne fait plus peur et s'inscrit dans la continuité du processus de l'existence de l'esprit ».
Lors du processus de la mort, il est essentiel d'être le plus calme possible, de demeurer imperturbable quoi qu'il arrive, quoi que l'on puisse voir, s'agissant de formes (en apparence) terrifiantes, car elles sont un appel à réaliser la « nature de bouddha » qui est en nous. La vue matérielle du corps (conditionnée par le désir-attachement, la colère, l'orgueil, la jalousie, fruits de l'ignorance), nous conditionne à rester dans la dualité. Il est important de nous préparer en développant le calme mental, en apprenant à surmonter nos peurs, en prenant et en ayant confiance en un refuge spirituel (unique).
Au moment de la mort, nous devons être « le plus conscient possible afin de maîtriser le processus de renaissance », de manière à planter la « graine de la bouddhéité » qui nous feront aider les autres.
Se préparer à la mort passe par l'acceptation des bons et des mauvais moments, en étant concerné par ce qui arrive aux autres, en agissant avec altruisme, en lâchant prise sur la croyance en la solidité des choses.
Considérer la vie comme un rêve, savoir que l'on rêve et être capable de maîtriser ce rêve, c'est être capable de maîtriser la mort, Sangyé.
Tout dans nos rêves est le produit d'un imaginaire onirique : lieux, objets, choses, personnes, êtres ou créatures qui le peuplent, etc. Nous avons conscience que nous rêvons, que tout ce que nous voyons dans nos rêves n'est pas « réel ». Tout, à l'exception du rêveur lui-même dont l'existence est l'a priori indispensable (le croyons-nous) à la possibilité même de rêver !
Nous rêvons de choses agréables ou désagréables, bonnes et mauvaises, d'événements heureux et malheureux, d'anges et de démons... Nous avons conscience de rêver, mais comment pouvons-nous être certains que nous rêvons ces créatures et que ce ne sont pas elles qui nous rêvent ?
Parce que nous sommes conscients de nos rêves, ce qui ne serait pas le cas si nous étions le produit d'une illusion ? Pourtant, il nous faut un certain temps pour réussir à changer de perspective et saisir une illusion d'optique. Si je crois rêver alors que je « suis rêvé », si la conscience que j'ai de mes rêves est une illusion, comment m'en rendre compte ?
Notre conscience est le référentiel sur la croyance, implicite, de laquelle nous affirmons notre existence. Et si cet a priori était une illusion induite ?
Comme le disait Shakespeare, « Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil »...

La force d'une illusion d'optique réside dans l'interprétation que notre cerveau établi sur la base d'une représentation « conventionnelle » admise par tous. Nous sommes si habitués à avoir conscience de nous-mêmes que nous faisons de cette « perspective implicite » une réalité sous-jacente à un « en-soi » de notre personne. Nous n'avons pas le moindre doute quant au fait que nous sommes conscients et pourtant nous savons également que la réalité telle qu'elle nous apparaît n'est pas la réalité telle qu'elle est...
Et si le spectateur faisait partie du spectacle ? Et si l'observateur et l'observé étaient, en définitive, la même chose ? Si le spectacle du rêve était conçu, mis en scène et réalisé par notre cerveau de manière à ce que nous croyions en être le rêveur ?
Et si c'était le rêve qui croyait être le rêveur ?
Lorsque nous regardons un film, nous pouvons oublier où nous sommes et jusqu'à notre propre corps. Pourtant nous sommes éveillés ! Endormis, ma faculté de discernement diminuée par une « conscience illusoire », comment savoir si j'évolue à l'intérieur d'un univers onirique (si rêveur, je suis présent dans mon rêve) comme le suggère ma vision subjective ou s'il s'agit d'une illusion - la même question se pose pour l'état de veille - ?
Nous prenons conscience du monde par nos sens, directement ou par des « extensions sensorielles de notre corps[vii] ». Si nous touchons un bâton, nous ressentons sa forme, sa texture, son poids, etc., mais si nous touchons un objet avec ce bâton, nous sentons ce que touche le bâton sans le sentir lui-même ! Sommes-nous réellement dans cet « ici et maintenant » dont nos « consciences sensorielles » nous donnent la représentation ?
Nous croyons la « conscience de soi » a priori, douée d'une existence propre, causale de la perception de phénomènes eux-mêmes autonomes de l'esprit qui les saisit. Le rêveur croit être dans le rêve, alors qu'il n'y a peut-être lui-même qu'un écran mental sur lequel défile le produit d'un imaginaire onirique...
Sous l'angle de la conception du non-soi, c'est le contact de ces deux phénomènes psychiques (sans ainsité) qui est causal de l'aperception de soi à travers l'(a)perception des phénomènes. Autrement dit, le rêveur naît du rêve, la conscience de soi de l'illusion de la conscience des phénomènes !

Les « vues déformées » de notre perception, est un sujet d'étude des neurosciences. « Etudier ce qui peut (parfois) dysfonctionner permet de mieux comprendre le fonctionnement normal[viii]». Tel le « syndrome d'Alice aux pays des merveilles », une déformation de la perception de l'espace et du corps caractéristiques d'un trouble neurologique de «dissociation» qui affecte « les fonctions normales de la conscience et de l'identité[ix] ».
Chez les personnes qui en sont atteintes, le monde et leur corps paraissent plus grands ou plus petits[x]. Les sujets pensent que le monde tel qu'il leur apparaît est le monde tel qu'ils le voient (certains éprouvent ses symptômes depuis l'enfance). Ils ne croient pas que le problème vient d'eux ! Imputons-nous l'origine de nos réactions nuisibles à nos « émotions perturbatrices » ou sommes-nous enclins à accuser autrui ? Le cas le plus intéressant est celui d'une femme qui a subitement « l'impression d'avoir disparu du lieu où elle se trouve » comme si elle en avait été « effacée », seul son reflet dans un miroir témoigne de sa présence dans la pièce...
Que la vue de notre propre corps ne soit pas nécessaire pour que nous soyons conscients de notre présence suggère que la « conscience de soi » s'appuie sur une autre base. Même invisible, n'aurions-nous pas encore la conscience d'être un « rêveur » évoluant dans un univers onirique ?
L'argument suggère que le rêveur ne fait pas partie du spectacle, mais qu'il existe de manière indépendante et autonome. Comment pourrions-nous en avoir conscience si la manière dont « nous nous apparaissons à nous-mêmes » est une « mise en scène » de notre cerveau ?
Une personne malade du foie verra une conque « blanche par nature » lui apparaître jaune et croira que c'est sa vraie couleur. Ce que nous pensons être la « normalité » (car implicite à notre perception) de la conscience de soi et du monde serait en fait un syndrome !
La perception consciente que nous avons du monde et de nous-mêmes est une « déformation» de leur nature véritable. Nous les prenons pour réels du fait de l'ignorance qui nous fait croire dans l'en-soi de la personne et dans l'en-soi des phénomènes. En d'autres termes, pour le bouddhisme, la « normalité » est un dysfonctionnement courant de la « vue juste » de la vacuité du soi et des phénomènes !
L'impression « d'effacement » de cette femme ne se limite pas à la vue, elle s'étend à toutes les informations sensorielles qui lui donnent la sensation du ressenti de son corps, ses sens externes et internes (proprioception). Notre conscience se (dé)limite à notre corps par projection ou superposition sur les limites (du « schéma mental ») que nous en représentons.
Nous surimposons constamment au monde notre vision tronquée de la réalité (...)
Imaginons que nous percevions le monde comme un flux dynamique d'événements interdépendants dont les caractéristiques sans cesse changeantes résultent d'innombrables causes et conditions et n'appartiennent pas intrinsèquement aux objets qu'elles définissent. Les concepts de "moi" et de "mien" nous apparaîtraient beaucoup plus fluides et ne feraient plus l'objet de fixations aussi puissantes [xi] .

La perception sensorielle achoppe toutefois à cette saisie, quant à l'intellect, il n'en donne pas une meilleure image. De plus, la connaissance (seule) ne mène pas à la réalisation. Le discernement est, certes, un outil d'investigation puissant pour percer le voile de l'ignorance et, par un usage conscient et aiguisé, nous amener à saisir la vérité. « Dans le Mahāyāna, la prajnā est la connaissance directe de la vacuité du soi individuel et de tous les phénomènes... ».
Toutefois, la bodhicitta (l'esprit d'éveil) est le fruit d'une expérience directe qui allie la sagesse et la compassion, « ...la connaissance de la vacuité, sunyatā, est inséparable de karunā, la compassion (...) une connaissance vraie et directe de la vacuité sans la manifestation de cette compassion est impossible. Ou plutôt, il ne peut s'agir que d'une connaissance conceptuelle de la vacuité et non de prajnāpāramitā » DEB-454.
Connaître la vérité est essentiel, cependant nous devons prendre garde de ne pas tomber dans un piège en voulant nous libérer de l'ignorance. Il est important de relativiser toute doctrine afin de ne pas nous laisser détourner de la vérité par (l'attachement à) la croyance en une vérité !
Démasquons la nature relative des connaissances que nous avons acquises, apprécions-les à leur juste valeur CT-82.
C'est le « véhicule de la méthode » qui détermine la connaissance enseignée et il n'implique pas la vérité complète. Certains ont besoin de croire en l'existence de l'âme individuelle (ātman) et dans une différence d'essence entre l'esprit et le corps. Le bouddha Sâkyamuni « a pris en compte la diversité des dispositions mentales, des tendances philosophiques, et des penchants naturels de ses disciples [et] suggéré dans certains soutras qu'il existe bien un soi indépendant des agrégats (...) a aussi enseigné différents niveaux de compréhension de la doctrine du non-soi » FFR-114.

Le muni aurait-il propagé le Dharma si, au lieu d'enseigner d'une manière adaptée aux capacités (intellectives et aux « intentions ») de ses disciples, il s'était lancé dans des exposés philosophiques abscons ?
Au Bhoutan, Padmasambhava, « Guru Rinpoché précieux professeur a établi la sagesse du bouddhisme en le fusionnant avec les croyances pré-bouddhistes[xii] », transmettant ainsi (à moindre coût) le véhicule ésotérique du Vajrayāna en s'appuyant sur la force de la foi des pratiques (chamaniques) existantes. « Les enseignements sont communs aux deux traditions et les pratiques spirituelles tant du Bouddhisme Tantrique que du Bön sont très proches[xiii] ».
Pour que la vérité fasse écho dans des consciences conditionnées par les « vues déformées », il est plus pertinent de s'appuyer sur les croyances qui révèlent leur caractère erroné et amènent l'esprit à un discernement graduel. « Le bouddha a guidé ses disciples tout au long de ces niveaux de compréhension, progressivement de plus en plus subtils » FFR-120.
La sagesse, ce n'est pas de savoir que nous ne pouvons pas « tout connaître », c'est comprendre que connaître (toute) la vérité n'est pas utile pour nous libérer de la souffrance du samsāra. Que le discours bouddhique puisse présenter des contradictions logiques (apparentes) n'est pas incompatible avec le dharma. Le bouddha n'a pas enseigner une vérité académique, mais d'une vérité qui délivre.
La vérité n'est pas seulement ce qui nous permet d'atteindre le terme du chemin, elle est notre destination ! Mais, nous ne pourrons atteindre à notre réalisation que par l'union de la sagesse et de la compassion. « Sur le chemin du mahayana, la réalisation de l'éveil complet provient de l'union de la sagesse qui réalise la vacuité et de l'aspect de la méthode qui accumule des mérites et génère la bodhicitta » FFR-123.
Les deux approches sont-elles corrélées ou causales ? Développer notre compassion nous aide-t-il à « passer au-delà du par-delà » (prajnāpāramitā) des vues conceptuelles » ou est-elle une qualité propre, indispensable pour atteindre l'éveil, mais sans effet sur le discernement de la vacuité ?

La connaissance sans la compassion ou inversement est comme un oiseau privé d'une aile et donc incapable de voler. L'oiseau a besoin de ses deux ailes car chacune participe à la «mécanique du vol ». Que leurs battements soit coordonné ou décohéré de sorte à permettre à l'oiseau de tourner et changer de direction, ces deux ailes participent de la possibilité du vol, non de la possibilité que « l'une ou l'autre de ses ailes puisse voler » !
Ce n'est pas la connaissance c.à.d. l'intellection par la « raison pure » de la vérité conceptuelle (conventionnelle) qui est en elle-même libératrice, c'est le « saisissement direct» de la vérité (ultime). C'est en ce sens d'absolu - au-delà de toute catégorie et de toute dualité - que la vérité est cette « clarté insoutenable qui dissipe la confusion » PLME-43.
Le bouddhisme admet deux prāmana ou « moyen de connaissance valide » :
- « l'intuition perception
directe ou évidence (sk pratyaksa), connaissance non illusionnée, dénuée
de fabrications conceptuelles » ;
- « l'inférence (anumāna)
opération mentale qui induit l'existence d'un objet singulier par
l'intermédiaire d'un concept » DEB-328.
Le développement de ces deux qualités participe de la capacité du discernement de la vérité, mais il n'a pas d'effet (direct) sur la compassion. Une personne intuitive ne sera pas pour autant plus compassionnelle et le souhait (sincère et désintéressé) de voir les autres ne pas souffrir (sans être contradictoire) n'augmente pas avec l'intelligence.
Être (plus) intelligent n'aide pas à devenir plus compatissant et inversement. Par contre, cultiver une qualité comme l'écoute (accompagnée de l'attention et de la vigilance - trois qualités essentielles dans la méditation de « calme mental » - permet de développer la capacité d'observation, d'analyse et de compréhension appliquées autant aux phénomènes qu'aux personnes, et conséquemment fructueuse à la fois au discernement et à la compassion.
Nous sommes d'autant plus éloignés (du discernement et du saisissement) de la vérité que nous sommes égocentrés sur notre petite existence, nos petits problèmes (dont nous faisons une montagne) et notre petite personne. Comment réaliser la « vue juste » de la véritable nature des choses si nous sommes captifs de la « vue erronée » du soi de notre personne ?
Développer notre compassion aide au discernement de la vérité par l'alliance des prāmana de l'intuition et de l'inférence. Les deux véhicules travaillent de concert comme les ailes de l'oiseau. Être attentif aux autres permet de nous détourner du charme de l'illusion trompeuse du « moi-je », de sorte à ce que nous puissions, en toute objectivité, procéder à l'analyse du non-soi de notre personne et du non-soi des phénomènes.
Le battement combiné des ailes de la sagesse et de la compassion entraîne l'envol de « l'esprit d'éveil », intrinsèquement altruiste.
Lorsque les frontières factices du « moi-je » se dissipent devant nous et que notre vue, dégagée, embrasse le paysage que nous formons dans la communion avec l'ensemble de tous les autres, sous un horizon d'amour pur et désintéressé, alors la lumière pure de la vérité révèle la vacuité de toutes choses.

- Le long de la route, nous nous arrêtons pour fixer des drapeaux de prières. Sangyé entonne un mantra. Dédié à Padmasambhava, il a pour effet d'attirer à soi, d'aimenter, les énergies et les influences positives, de stimuler les conditions, intérieures et extérieures, favorables à la pratique spirituelle.
- A l'instant où lama entonne à son tour la récitation du mantra, je me sens subitement emporté par l'énergie de la Joie. Soudain, la fatigue disparaît, j'oublie où je suis, j'oublie le temps, j'oublie même le froid ! « Ici et maintenant » s'illumine en moi dans une paix et une Joie indicible...
- A l'instar de ces lignes de drapeaux tibétains entremêlés, nous sommes étroitement liés aux autres. « Nous sommes la somme de tous les autres ». Toute action nuisible envers autrui est néfaste envers nous-mêmes et toute action altruiste est bonne en retour pour nous. Il nous faut penser le karman en général et agir avec une intention d'altruisme, de compassion et d'amour désintéressée envers « tous » les autres.
- Et tandis que mon corps vibre en harmonie à la Joie de la prière bouddhique, mon esprit résonne des paroles de sagesse de Sangyé :
Le Bouddhisme est un cheminement spirituel. Il consiste à provoquer une transformation intérieure, pour modifier notre conditionnement égocentré et faire place à une conscience altruiste et compassionnelle.
Le Bouddhisme agit sur la base de la vue juste de la réalité et de la prière, qui est une aspiration dédiée à tous les êtres.
Le bouddhisme nous donne ainsi les moyens de « faire face à l'infini », à l'impermanence, à la mort !
Agissons constamment de façon à semer des graines de compassion envers nous-mêmes et les autres .
Namasté
Référence :
DEB : Dictionnaire Encyclopédique du bouddhisme, Philippe Cornu
ESBT : Alexandra David Neel - Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLesEnseignementsSecrets/page/n1
FFR : La foi fondée sur la raison, le Dalaï-lama
LRI : Le regard intérieur, extraits des œuvres de Sri Aurobindo et de la Mère
PLME : Padmasambhava, la magie de l'Eveil, Philippe Cornu
[iii] https://www.inserm.fr/actualites-et-evenements/actualites/douleur-comment-empathie-soulage
[iv] Guru mantra https://www.youtube.com/watch?v=kXdZ6qTPwjI
[v] https://www.rinpoche.com/gurumantra.html
[vi] https://fr.wikipedia.org/wiki/Tathagatagarbha
[vii] https://www.cortex-mag.net/quand-loutil-devient-une-extension-sensorielle-de-notre-corps/
[viii] https://www.magiedubouddha.com/p_tib-bon1.php
[ix] https://fr.wikipedia.org/wiki/Troubles_dissociatifs
[x] https://soundcloud.com/latetedanslecerveau/numero85
[xi] L'art de la méditation, Matthieu Ricard.
[xii] https://bhutan.ims.tuwien.ac.at/ahtcde00/c-viex/l-01/start.html