I.65 – Les ailes de l’esprit d’éveil

22/03/2020

De la joie à la souffrance, de l'absolu au néant, la vie et la raison nous font faire le grand écart d'un extrême à l'autre. Revenir à l'équilibre est essentiel. Développer « l'esprit d'éveil », c'est passer au-delà du par-delà de toutes perspectives en déployant les ailes de la sagesse et de la compassion.

Face à une illusion d'optique, soit nous sommes dans l'incapacité de saisir la tromperie, soit nous parvenons à démystifier les apparences. Lorsque notre méprise est levée, il n'est toutefois pas possible de saisir, en simultané, la « vue déformée » et la « vue juste ». Dans l'instant présent, notre cerveau est dégagé de la confusion, mais demeure l'otage de l'alternative.

Reconnaître une illusion est (le début) de sa fin. Lorsque nous commençons à comprendre que ce que nous voyons (de nous-mêmes, de notre « moi », de notre esprit, mais aussi des phénomènes) n'est pas « réel », que l'aspect, les qualités et les propriétés que nous croyons intrinsèques à leur nature sont des « élaborations conceptuelles », cette (re)connaissance devient un levier. « Si au lieu d'approuver cette illusion, vous la contestez en contemplant la vacuité, un véritable effet peut s'opérer dans votre esprit » FFR-87.

Se libérer des « vues erronées », c'est d'abord faire une utilisation correcte de l'instrument qui les produit, en se rendant compte de son implication et en la rectifiant, « la saisie du "mien" est une variante de la vue égocentrique qui perçoit tout par rapport à un je qui existerait de façon intrinsèque (...) si nous examinons la manière dont nous percevons le monde qui nous entoure, nous ne pouvons pas parler sans se placer du point de vue d'un "je" » FFR-105.

L'esprit d'éveil implique le développement de « la sagesse qui réalise la vacuité » (du soi de la personne et du soi des phénomènes) - c.à.d. leur absence de substance et leur interdépendance fondamentale - ainsi que le développement de la compassion. Ce sont les deux ailes de l'oiseau dont le battement coordonné est nécessaire pour lui permettre de voler.

Il est légitime de se demander pourquoi (la pensée de) « l'esprit d'éveil » ou Bodhicitta requiert de développer la compassion alors que la « réalisation de la vacuité » des phénomènes est une question de discernement ?

A son niveau grossier, la pensée est le produit de « facteurs mentaux ». Au niveau de «cognition ordinaire », la connaissance est constituée de facteurs changeants : les facultés du raisonnement, de l'investigation (vitarka) ; et de l'analyse (vicāra). Ceux-ci s'appuient sur la prajñā ou le discernement qui, bien qu'il soit un facteur mental, possède un caractère «déterminant » nous permettant d'accéder à une connaissance supérieure ou « transcendante».

Le développement de la prajñā procède de « l'écoute, l'étude et la méditation qui va peu à peu révéler la bodhicitta absolue, la double vacuité du soi individuel et l'insubstantialité des phénomènes, mais aussi la reconnaissance de la nature de bouddha présente en chaque être» DEB-85. La prajñā est la compréhension qui mène à la prajñāparamita, le « saisissement direct » de la vacuité, non conceptuelle et sans objet. 

Dès lors, la question est : « la grande compassion pour tous les êtres plongés dans l'ignorance et la souffrance » DEB-455 joue-t-elle un rôle dans le passage d'une cognition intellectuelle à une connaissance « supra conceptuelle » et si oui lequel ?

Deux ailes pour un seul phénomène... Le battement d'ailes du colibri est quasi invisible à l'œil humain ou du moins, à l'instar d'une illusion d'optique, nous ne voyons pas l'oiseau-mouche battre des ailes, nous le voyons voler ! Ce que nous percevons, ce n'est pas une succession de mouvements, car ils sont trop rapides pour être saisis par les capacités de notre vision. Ce que nous voyons, c'est qu'à partir du moment où la vitesse des ailes du colibri devient impossible à distinguer, (ô magie !) l'oiseau devient le vol !

Nous saisissons cet instant de grâce du fait d'un défaut de nos facultés. C'est parce que notre perception atteint les limites inhérentes aux capteurs sensoriels de nos yeux qu'il peut se produire un basculement qui nous fait passer de la conscience d'une succession d'images fixes à la conscience du mouvement. Et c'est grâce à notre cognition, portée à l'apogée de nos capacités de discernement (prajñā), associée au développement d'une grande compassion, que notre discernement peut - effectuer un « saut quantique » ? pour - « passer au-delà du par-delà » (prajñāparamita) de la compréhension conceptuelle et conventionnelle, et ainsi accéder à l'état de réalisation la bouddhéité.

Soyons rassurés quant au fait que ce n'est pas de « savoir comment » cela est possible qui est déterminant du résultat ! Filmez un colibri et repassez-le au ralenti en augmentant la vitesse de défilement des images jusqu'à ce que vous ne puissiez plus distinguer ses battements d'ailes... Ce n'est pas de « savoir comment » cela se produit qui importe, c'est d'avoir confiance et une foi enthousiaste dans le fait que « cela se produit » !

Trek des monastèress - Népal 2019
Trek des monastèress - Népal 2019

Lorsque la récitation de mantras nous imprègne profondément, nous entrons dans un état de méditation où - pénétrés par le Verbe des « déités » personnifiées dans les sons -, nous sentons leur énergie opérer en nous une transformation. Cela se produit sans le comprendre, sans en être clairement conscient et sans être capable de le décrire précisément. Lorsque nous en prenons conscience, cela s'est déjà produit et cela cesse aussi subtilement que c'est arrivé ! Comme une illusion d'optique lorsque notre vision bascule soudain d'une interprétation de ce que nous voyons à une autre.

Pour expliquer avec des mots que « tous les phénomènes sont de la nature de l'infinie pureté de la vacuité », au Bhoutan, Sangyé a donné l'exemple d'une personne malade du foie qui voit une conque jaune alors que sa couleur naturelle est blanche. Lui expliquer « le pourquoi » de cette différence ne suffit pas à cette personne pour changer sa vision des choses, mais cela lui donne confiance quant à la nature de la conque, « la pratique des mantras secrets [du Vajrayana] permet de faire naître la confiance quant à l'équivalence entre les "vue", jusqu'à développer la "vue pénétrante". Cependant, ces visions auxquels les pratiquants s'entraînent ne seront (pleinement) "valides" qu'une fois réalisé la bouddhéité ».

L'expression « vue pénétrante », du tibétain lhag tong, « la vue qui perce les apparences et pénètre par-delà d'elles » ESBT-73, est toutefois trompeuse. Le terme pénétrant suggère que le «saisissement direct » (non conceptuel) de la vacuité serait la faculté de « pénétrer sous les apparences, percer celles-ci pour atteindre la substance même de l'objet matériel ou mental » ESBT-125.

La dualité distingue les apparences et ce qu'elles recouvrent, le monde tel qu'il apparaît et le monde tel quel. Le reflet et le miroir. Selon le bouddhisme, « tous les phénomènes, quels qu'ils soient, sont dotés de chacune de ces deux vérités » FFR-46 : conventionnelle qui reflète la forme de notre perception ; et ultime qui correspond à leur véritable nature.

L'acception littérale de l'expression « vue pénétrante » peut être interprétée comme l'affirmation de l'existence d'une réalité « fondamentale », cachée derrière l'apparence du monde dont ce dernier tire son origine et son aspect, comme les propriétés d'un corps matériel dépendent de l'organisation de ses atomes, dont les propriétés dépendent, elles-mêmes, de la fréquence de vibration des cordes quantiques qui les émulent. Mais, ce n'est pas exact.

Comme les scientifiques le vérifient, ce « soubassement ultime » du réel révèle son caractère de plus en plus hypothétique à mesure qu'ils tentent de l'approcher. « Avant même l'émergence de la physique quantique, Henri Poincaré disait : une réalité complètement indépendante de l'esprit qui la conçoit, la voit ou la sent est une impossibilité » CM-195.

La mesure ajoute à notre confusion. Au niveau du réel où nous évoluons, mesurer, c'est relever des valeurs (mathématiques) qui, sous l'aspect relatif sous lequel les phénomènes nous apparaissent, leur confère une apparence de solidité et de réalité autonomes. Le niveau quantique révèle la véritable nature de la mesure qui est constitutive d'une réification des propriétés, de l'aspect et du comportement des phénomènes, démontrant ainsi le caractère interdépendant du réel et le fait que les phénomènes sont « vides d'en-soi ».

Notre reflet sur un miroir révèle le tracé des contours de notre corps, à partir duquel il est possible d'en établir les mesures. Nous ne songeons pas pour autant à attribuer ces valeurs à l'effet d'optique lui-même ! La surface du miroir, que nous percevons comme plane, lisse et solide, n'est elle-même que l'effet d'un jeu d'interactions plus profondes et subtiles. Nulle part, nous ne trouvons une quelconque surface « ultime » qui posséderait, en-soi, de telles propriétés. Celles-ci sont le fruit de notre projection !

Le ciel étoilé nous apparaît en aplat bidimensionnel d'une « voûte céleste » sur laquelle les étoiles et les galaxies sont réparties sans effet de profondeur et sans indiction de la durée pendant laquelle leur lumière a voyagé jusqu'à la Terre. Le ciel revêt à nos yeux une apparence conventionnelle, mais rien de ce qui compose les étoiles, du point de vue quantique, n'est ultime. Il n'y a pas plus de ce que l'on nomme « étoile » dans ces points de lumière qu'il n'y a ce que l'on nomme « soi » dans la personne ou dans les phénomènes !

Puisque les phénomènes sont « vides d'en-soi », il n'existe pas un niveau du réel qui, en son essence, coïncide avec le concept « d'absolu ». Ainsi, la seconde vérité ne désigne pas une réalité « ultime ». Les « deux vérités » ne constituent pas une « dualité d'essence ». Ce que le bouddhisme nomme « réalité ultime » est la compréhension de la vacuité des phénomènes. La dualité n'est pas substantielle, mais épistémologique (relative à la connaissance que nous en avons) : la « vue erronée » (l'apparence du « conventionnel ») versus la « vue juste », c.à.d. la connaissance de l'interdépendance et de la vacuité des phénomènes.

En termes physique, « l'équivalence » se traduit par le fait qu'il n'y a pas de différence entre ce que nous voyons du monde qui nous entoure dans ses apparences (surface et étendue, solidité et densité, formes et couleurs, etc.) et ses constituants, résultant d'un mode particulier de fréquence quantique vibratoire. En termes philosophiques, il n'y a pas deux « réalités » constituées d'une substance propre, mais des « vues équivalentes » du fait de leur nature cognitive. La seule vérité qui nous soit accessible (conceptuellement) est de reconnaître la vacuité des phénomènes.

Plusieurs « aspects phénoménologiques » pour une même vérité, au sens bouddhiste de «réalisation spirituelle », c'est développer « l'esprit d'éveil » en cultivant la sagesse et la compassion. Saisir la vacuité et aider les autres à se libérer de la souffrance est le même chemin ! « Comprendre l'interdépendance de tous les êtres et des phénomènes est le fondement logique qui permet de développer l'altruisme et la compassion » CM-225.

La souffrance est le produit de la « vue erronée » issue de l'identification au « moi-je ». Les « quatre nobles vérités » visent à nous amener à lever le voile d'illusion que nous projetons sur les choses et les autres, ce qui nous fait ainsi prendre conscience de notre souhait commun d'atteindre le bonheur. « Cette vision pénétrante a un effet thérapeutique : elle interrompt les mécanismes de l'attirance et de la répulsion compulsives qui finissent toujours par provoquer la souffrance » CM-182 et « une fois que le soi devient indéfendable, notre compréhension d'un monde établi sur la distinction entre ce qui est mien et ce qui ne l'est pas s'effondre » FPR-105.

Les « vues erronées » sont des idées que nous nous faisons des choses. « Nagarjouna fait référence aux phénomènes comme existant uniquement dans le cadre du langage de la désignation, des deux modes d'existence possibles - véritable, objective et nominale - l'existence réelle objective est indéfendable... ». L'expression « existence réelle objective » est synonyme d'en-soi. Un observateur non omniscient peut seulement saisir « l'existence objective nominale ». Ce que pouvons saisir en termes de connaissance est purement relatif au mode de représentation de notre instrument de cognition, « ...tous les phénomènes existent uniquement en dépendance de leur nom, par le pouvoir d'une convention mondaine. Et puisqu'ils n'existent pas objectivement, les phénomènes sont désignés comme étant de simples élaborations conceptuelles » FRR-103.

C'est faire une interprétation littérale du terme « vue » dans l'expression « vue pénétrante » que d'inférer un observateur autonome. 

« La personne existe uniquement en relation et en dépendance des agrégats physiques et mentaux (...) et non pas en tant que réalité absolue et indépendante » LRR-100.

Présente partout et en tout, « identique et différente », la vacuité est le cœur de chaque phénomène, y compris notre conscience. Dépourvue d'en-soi, elle est le produit de « chaînes de causalité combinées interdépendantes ». La « vue pénétrante » n'est pas une question de regard (d'un observateur), mais de « vue » - c'est la « capacité de comprendre la véritable nature des phénomènes, leur vacuité d'existence propre » CM-182 -, le langage qualifiant cette «vue » étant créateur de dualité (conceptuelle) entre désignant.

Nous ne pouvons en inférer le caractère idéel du monde. Qu'il n'existe pas « quelque chose » pourvu d'en-soi derrière les phénomènes ne signifie pas que tout n'est que pure désignation, comme l'affirme l'école philosophique bouddhiste Cittamātra « rien que l'esprit », « les phénomènes sont de la nature de l'esprit et ne sont que de simples apparences pour l'esprit » DEB-142.

« Quelque chose » existe que le bouddhisme nomme « vacuité », dont il affirme le caractère indicible et ineffable (au-delà du par-delà de toute dénomination). Il est possible de le comprendre par la raison et d'en réaliser le « saisissement direct » en la claire lumière de l'esprit qui réalise la sagesse. 

« La vacuité n'est pas un concept philosophique mais l'expérience de la réalité ultime de toutes choses » DEB-338.

Il aura fallu la combinaison complexe de facteurs évolutifs, structurels et fonctionnels interdépendant pour permettre l'apparition et le développement d'une conscience capable d'élaborer une « vue » efficiente du réel. « Selon le point de vue bouddhiste, le monde que nous percevons est inextricablement lié au mode de fonctionnement de notre conscience » CM-184. Notre cognition n'est toutefois pas faussée par une instrumentalité déviante (induite par l'ignorance), mais parce que le « fait de conscience » est une projection !

Nous voyons un reflet dans un miroir et nous identifions à lui comme si nous étions notre image! Nous ne voyons pas, ce qui en nous fait, que nous percevons les phénomènes sans voir les mécanismes qui nous les font apparaître réels, ni les erreurs qu'entraînent leur interprétation. « Nous déchiffrons mal le monde et nous disons qu'il nous trompe » CM-226.

Toute connaissance est relative à la perspective de l'observateur qui définit les modalités de la « vue » sous laquelle il saisit un phénomène. Selon la théorie de « l'univers holographique » - issue des spéculations de la recherche fondamentale sur les trous noirs -, « Le monde tridimensionnel de la réalité ordinaire - l'univers rempli de galaxies, d'étoiles, de planètes, de maisons, de pierre et de personnes - est un hologramme, une représentation de la réalité codée sur une surface bidimensionnelle éloignée[i] ».

L'apparence sous laquelle le monde apparaît est relative à notre conscience, elle-même relative à la « vue » que nous avons de nous-mêmes. Ce que nous appelons la « nature finale, véritable des choses, la vérité ultime » serait par analogie les processus cérébraux (insaisissables en leur essence) par lesquels s'élaborent notre représentation du monde, «tandis que la compréhension développée dans le cadre des apparences constitue la vérité conventionnelle » FFR-46, par analogie la forme de ce que nous voyons c.à.d. la projection implicite que notre conscience en fait.

La dualité ne traduit pas seulement notre ignorance de la nature véritable objective, elle reflète la conscience de soi. « Une personne dotée de la vision pénétrante comprend que le monde que nous percevons est défini par un processus relationnel qui se déroule entre la conscience de l'observateur et un ensemble de phénomènes » CM-182. Parce qu'elle abolit les perspectives, « la compréhension de la vacuité fait s'évanouir la dualité sujet-objet qui n'était qu'une projection de l'esprit illusionné » DEB-142 et ouvre sur l'au-delà du par-delà (prajñāparamita), « l'omniscience » des bouddhas.

Si nous prenons les termes « conventionnel » et « ultime » au sens propre, nous avons naturellement tendance à inférer une dualité non plus cognitive mais d'essence, entre le monde sensible au niveau où nous le percevons et ce qui se cacherait derrière et en constituerait la nature fondamentale. Si tel était réellement le cas, il n'existerait pas de différence entre ce que nous percevons par nos sens et la représentation que nous en faisons, et comme l'affirment les Cittamātrins les phénomènes seraient de la nature de l'esprit !

Le bouddhisme dénie toute réalité ou existence en-soi « véritable, objective et nominale » à la personne et aux phénomènes. Cherchez la table derrière le mot, vous ne trouverez rien qui y corresponde en propre ! Ce que vous trouverez, vous le croirez constitué « d'atomes », mais ce n'est là qu'une convention (scientifique). Ce que nous désignons par le mot « exister » est une « vue ». Il est impossible par l'entremise de notre instrument de cognition de réaliser la connaissance de quoi que ce soit autrement que d'une manière conceptuelle. Ce que nous disons se trouver derrière les mots « n'existe pas », car exister n'est lui-même qu'un mot !

« Ultime » et « conventionnel » sont des concepts issus d'un langage de désignation. Ce sont des vecteurs d'intercession par lesquels nous formons notre connaissance des phénomènes, qui adopte la forme que la projection de notre conscience nous en donne. 

Ce que le bouddhisme nomme réalité ne consiste pas en phénomènes qui existeraient en eux-mêmes, mais désigne au contraire la pleine compréhension de leur impermanence et de leur absence de réalité intrinsèque CM-198.

En mécanique quantique, c'est la mesure qui provoque la « réification » de la matière et lui confère des propriétés que nous définissons sous le lexique de « matériel ». Lorsqu'il n'est pas observé (mesuré), le « réel quantique » ne peut être décrit qu'en termes statistiques (eux-mêmes conceptuels), en regard desquels ses propriétés sont représentées par une « fonction mathématique » qui n'en donne que des probabilités de présence et de comportement. Mesuré, il peut être décrit (le temps de la mesure) sous une « vue physique ». Entre les « vues conceptuelles » (du mathématique et du matériel), la réalité est inconnaissable en sa « nature véritable objective », autrement qu'en reconnaissant sa vacuité comme étant sa vérité objective!

Nous ne pouvons pas saisir le réel tel quel, toute perception consciente étant une représentation, mais il est possible de le comprendre, et de « pénétrer sous les apparences » des mécanismes de notre perception par la « vue juste » et de « parvenir à une compréhension valide de la véritable nature [des phénomènes] en tant qu'objet impermanent, dénué d'existence propre et autonome, exempt de toutes caractéristiques inhérentes... ».

Il est possible de comprendre que les phénomènes sont dépourvus d'en-soi, même si nous ne pouvons en effectuer le saisissement direct, « ...cette compréhension ne dépend pas de nos perceptions sensorielles mais d'une investigation analytique correcte de la nature du monde phénoménal qui culmine par l'intégration de la sagesse discriminante, cette vision profonde qui comprend la nature ultime des phénomènes, sans leur superposer de constructions mentales » CM-182.

Cela ne signifie donc pas que le monde soit une idée - ce qui ferait de l'esprit la propre pensée de lui-même ? - Mais, la véritable question est, si la réalité est idéelle à quoi cela sert-il d'avoir de la compassion pour les autres si nous ne sommes, en définitive, que des pensées ?

C'est donc bien parce qu'il y a « quelque chose » et, précisément, parce que la vacuité est totalement indicible, irréductiblement indescriptible (non-conceptualisable), impossible à décrire dans tout langage de désignation - bien qu'elle puisse être discernée par la prajñā -, que la compassion à, non seulement, un rôle plénier à jouer, mais qu'elle est nécessaire pour réaliser la bouddhéité !

Lorsque nous cessons de voir les autres au travers de nos voiles déformant, nous pouvons alors nous ouvrir librement à eux et les accueillir pleinement. Lorsque nous comprenons que la personne et les phénomènes sont « vides d'en-soi », nous ne sommes plus ni leurrés par nos perceptions ni trompés par nos émotions - et en épurant nos impuretés, nous pouvons démystifier nos croyances et nous désenjôler de nos conditionnements -.

Lorsque nous comprenons que tout est le produit de l'interdépendance combinée, la « vue erronée » du « moi-je » se dissipe et ses frontières se dissolvent. Les autres nous apparaissent alors, à l'état brut, aveuglés par leur ignorance, empêtrés dans le filet des souffrances nées de l'illusion du soi et nous prenons conscience que nous ne sommes pas différents, que chacun est « la somme de tous les autres », que nous aspirons tous au bonheur légitime. La sagesse nous enjoints alors la compassion envers tous les êtres.

La personne « existe », en interdépendance de causes certes, mais elle existe ! Mon existence n'est pas une illusion, ma souffrance et celle des autres non plus ! « Avoir de la compassion » pour autrui, ne veut pas dire éprouver sa souffrance comme si elle était mienne (empathie), ni «partager ses peines » (sympathie). C'est d'abord comprendre la vérité de la « nature » et de la «cause » de la souffrance enseignées par le bouddha Sakyamuni, et, partant de la vérité quant à son abolition, mettre en œuvre « la voie qui conduit à la suppression de la souffrance » pour soi et pour les autres.

Dans l'esprit de nombres de personnes, ce qui caractérise le bouddhisme, c'est la bienveillance, l'altruisme, la compassion, très peu l'impermanence, l'interdépendance des phénomènes et la vacuité ! La compassion revêt un caractère de confiance, de paix, de félicité. Elle évoque en nous l'humanité, la chaleur du sentiment opposé à la froideur de la raison, d'une raison sans conscience (animée par le pur profit) qui mène l'esprit à la folie, le corps à la maladie et qui précipite le monde dans les abysses.

Les deux ailes de l'oiseau sont faites de chair, de sang et de plumes, non de bois ou de métal. L'oiseau vole car il est en vie, pas parce que c'est une machine ! Que le bouddhisme voit dans les « émotions perturbatrices » la cause de nos souffrances n'induit pas que toute émotion soit négative par nature. La compassion est un sentiment pur - non animé par l'illusion du « moi-je» - motivé par la vue de la souffrance des autresMais, pour « voir » les autres, il faut cesser de ne voir que « moi-je » (le centre du monde) !

Mettez autrui au milieu et moi autour

Shantidéva[ii]

C'est par le discernement que nous comprenons la vacuité, mais nous la réalisons par la mise en pratique de la sagesse. Il est important de comprendre que les phénomènes sont «vides d'en-soi », qu'un avion, une montagne, un monastère, mon propre corps, sont faits de composants, élémentaires, combinés, interdépendants. Par un effort de concentration, je peux voir le monde comme un ensemble de tourbillons, qui apparaissent, changent et disparaissent dans un mouvement incessant. Et après ?

L'oiseau serait un expert en ingénierie aérodynamique et pourrait connaître tout de la mécanique du vol qu'il ne volera jamais s'il ne bat pas des ailes ! L'important, ce n'est pas d'avoir deux ailes, c'est de savoir pourquoi voler ? Dans les faits, l'oiseau ne connaît rien au «comment cela lui est possible de voler », mais il en sait, à coup sûr, les raisons : échapper aux prédateurs, construire un nid, chercher de la nourriture pour nourrir ses petits, etc.

Pour « voir la souffrance des autres », il faut se libérer de l'emprise du moi, ce qui n'est pas chose aisée. Nous naissons dans l'ignorance, sous l'illusion du « moi-je », projection d'un courant d'impulsions karmiques qui propulsent notre « continuum de conscience » et impriment la forme de notre vie. Notre nature fondamentale est « sagesse et compassion », mais du fait d'un tel obscurcissement, adopter une attitude compassionnelle et, plus encore, éprouver un sentiment de compassion envers autrui n'est pas naturel. Cela se cultive. « Ô miroir ! Qu'est-ce-que la compassion, celle, dépouillée de toute émotivité, de toute culpabilité, de toute projection, qui permet de s'accepter pleinement afin de pouvoir accepter pleinement les autres ? [iii]».


Puissé-je considérer les autres sans condescendance ni mépris

Puissé-je considérer les autres sans les juger ni leur tenir rigueur

Puissé-je être sensible à la manière dont les autres réagissent à « ce qui (leur) arrive », avec compréhension et tolérance

Puissé-je estimer vertueusement les autres avec amour et compassion.


Sauf à rayonner d'amour et de compassion, pour être capable d'estimer les autres sous l'auspice bienveillante de sentiments purs, je dois pouvoir être sensible à la manière dont les autres (perçoivent et)réagissent à « ce qui (leur) arrive » - hors de toute réactivité personnelle, c.à.d. que je ne dois pas moi-même être (émotionnellement) perturbé -.

« Ce qui arrive » ne possède pas de caractère intrinsèque, ce n'est ni bon ni mauvais. Ces qualificatifs sont le produit de mon interprétation. Je connote les choses en regard de mon point de vue égocentré, de sorte que « ce qui (m')arrive à moi » ou « ce qui (leur) arrive (aux autres) », je le vois comme une source de souffrance. « Un esprit qui n'altère pas la réalité connaîtra naturellement une liberté intérieure et sera empreint de compassion, au lieu d'être sous l'emprise de l'avidité et de la haine » CM-226.

Pour être en mesure de pouvoir considérer la manière dont les autres (perçoivent et) réagissent à ce qui (leur) arrive « avec compréhension et tolérance », je dois développer la sagesse. Discernant l'impermanence, je comprends que le changement est cause de souffrance. L'impermanence me permet de faire face au changement et de comprendre avec tolérance que, n'ayant pas développé la sagesse, les autres peuvent y réagir négativement.

Grâce à la « sagesse qui réalise la vacuité », je peux regarder les autres sans les juger ni leur tenir rigueur pour leurs actes, car assujetti à l'ignorance nul n'est libre de ces décisions et obscurcit par ses émotions négatives nul n'est libre de ses réactions. Et pour être sans condescendance ni mépris envers les autres, je dois m'être libéré du « chérissement excessif » du « moi-je-mien » qui me fait m'élire centre d'intérêt de mon monde. « La confusion mentale nous empêche de discerner le type de comportement qui nous permettrait de trouver le bonheur et d'éviter la souffrance » CM-226.

Je dois donc également procéder aux nettoyages de mes impuretés qui entravent la « vue juste » de ce qui arrive et accumuler les vertus, comme la tolérance, mais aussi la sagesse dont le développement devient une vertu grâce à laquelle je peux également développer ma compassion. Par la combinaison du développement de la sagesse et de la compassion, ainsi que par le nettoyage de mes impuretés et l'accumulation des vertus, je m'accepte et j'accepte les autres, je m'estime et j'estime, vertueusement, les autres avec amour et compassion.

Le tableau de nos négativités est d'un noir très profond. Pourtant, derrière les nuages qui nous recouvrent, moi et les autres, derrière toutes les souffrances que nous nous infligeons (par ignorance, désir-attachement, aversion et toutes les causes d'afflictions mentales), derrière les rémanences karmiques qui nous projettent dans l'obscurité du samsāra, je perçois un espoir, j'entrevois une lueur, les rais d'une lumière faite d'amour et de compassion, dont le feu de l'éclat brille tel un diamant...

Nous sommes comme des diamants ensevelis sous des kilomètres de terres sombres, enfouis dans les profondeurs chthoniennes de peurs ataviques, recouverts par des tonnes des roches de certitudes, broyés par la pression d'incommensurables souffrances. Le bouddhiste est tel un mineur qui extrait des diamants, loin de la volonté de s'enrichir de la valeur d'emprunt que le désir-attachement y projette, pour révéler la lumière de leur beauté naturelle.

Sortis du sol, nettoyés, taillés et polis, ces diamants ne vont pas pour autant briller d'eux-mêmes. Leur en-soi étant vacuité, leurs propriétés de diffraction ne sont pas des qualités intrinsèques, mais résultent d'interactions avec la lumière - nous devons d'ailleurs veiller à ce que l'attention avec laquelle nous développons notre nature intérieure ne soit emprunte d'une passion qui la fasse briller d'un éclat aussi aveuglant que les impuretés ne l'occultent... -.

La terre et la roche figurent métaphoriquement les « obstacles extérieurs » qui vont bloquer l'expression de notre amour et de notre compassion. Leur caractère « extérieur » fait référence à leur origine, l'ignorance du non-soi de la personne et des phénomènes, inhérente à l'absence de « la sagesse qui réalise la vacuité », caractéristique native de la conscience implicite de notre propre existence. Mais, ce n'est pas le seul mécanisme en jeu.

La souffrance induit la réaction animale de fuite. Pour éviter de souffrir, nous inhibons ces sentiments dans l'expression desquels nous voyons une source de souffrance. Cette contrainte volontaire constitue un « obstacle intérieur » à l'expression de notre compassion. Comment estimer les autres avec amour si nous nous interdisons ce sentiment envers nous-mêmes ?

Le premier contact que nous avons avec l'altérité, c'est nous-mêmes ! Je suis conscient de mon existence lorsque, regardant un miroir, j'identifie cet autre comme mon reflet. Je suis à moi-même mon « propre autre » ! Lorsque, par peur de souffrir, je m'interdis d'exprimer des sentiments pour autrui, c'est d'abord envers moi-même que j'inflige cette prohibition ! Je suis lumière et je m'interdis de briller ! Je suis feu et je m'interdis de brûler !

Epurer nos négativités (extraire le diamant), le tailler (développer la sagesse qui réalise la vacuité), le polir (accumuler les vertus) ne suffissent pas à développer l'esprit d'éveil si nous ne cultivons pas également la compassion. Cultiver la compassion ne signifie pas tant persévérer à en exprimer le sentiment qu'à simplement nous autoriser à le faire ! C'est ainsi que nous pouvons lever les obstacles, externe et interne, qui brident notre compassion.

Cela suggère que, plus que d'être une qualité intrinsèque, l'amour est une attitude ! Ce n'est pas tant une flamme qui brûle en nous et communique sa chaleur amicale et bienveillance aux autres, qu'un « état d'esprit » qui nous fait adopter un comportement altruiste. Pour exprimer sa compassion, il faut vouloir s'aimer soi-même et vouloir aimer les autres.

S'autoriser à s'aimer, se permettre de s'accepter, se reconnaître digne d'être aimé, digne d'avoir droit au bonheur, c'est tout cela que signifie avoir de la compassion pour soi-même et pour les autres. C'est adopter une attitude qui s'érige, avec compréhension et tolérance, à l'encontre de la perception biaisée de la souffrance, qui nous induis en faux en nous faisant croire que souffrir d'exprimer nos sentiments signifie ne pas en être méritant.

Réaliser la bouddhéité, c'est prendre conscience de « l'illusion du rêve », du fait que, rêveur, nous faisons partie du spectacle qui nous émule de sorte à ce que nous croyons en être indépendant. C'est encore plus difficile que de percevoir la rotondité de la Terre que nos sens nous font paraître « plane »[iv].

Pour réaliser la « vue juste » de la réalité telle qu'elle est, nous devons dépasser nombre d'obstacles : la perception du monde par les outils imparfaits de notre sensorialité - qui ne nous permet pas de voir le battement des ailes du colibri, l'étendue du spectre électromagnétique de la lumière, l'infiniment petit et l'infiniment grand, etc. - ; la représentation que notre cerveau fabrique à partir de ces éléments ; l'interprétation que notre conscience en fait ; nos croyances, conditionnements et schémas de pensées inconscients ; le filtre déformant de nos émotions perturbatrices...

Ce que nous percevons est le fruit de nos limites. La vitesse des battements d'aile du colibri nous permet de nous abstraire de la succession des images. Il est fort heureux que la nature n'est pas réussie à faire que notre œil puisse suivre les battements d'aile du colibri, car ce spectacle est magique[v] !

L'omniscience des bouddhas rend certainement « l'ordinaire extraordinaire », mais à notre niveau relatif, l'univers pourrait-il apparaître aussi enchanteur si nous étions capables de le percevoir par une vue conceptuelle « ultime » ? Et si le colibri battait des ailes à une vitesse que l'œil humain ne peut pas suivre non pas parce que ce spectacle peut constituer un motif de réjouissance pour nos sens, mais parce que cette incomplétude nous révèle quelque chose d'utile à notre libération que nous devons (absolument) apprendre ?

Qu'une plante puisse germer malgré toutes les contraintes liées à sa culture, parvenir à maturation sans être attaquée par les maladies et produire des fruits qui ne soient pas dévorés par les insectes et les animaux est question de statistiques. La sélection naturelle et l'interdépendance des phénomènes, suffisent à l'expliquer sans faire appel à une intention cachée qui présiderait ce processus dans le dessein de nous fournir de quoi manger.

Pourtant, si l'on considère la plante dans un contexte plus vaste, qui prend en compte toutes les interconnexions possibles avec l'univers entier, dès lors qu'une graine apparaît, c'est comme si elle semblait attirer irrésistiblement à elle, la terre, l'eau, le soleil et toutes les conditions requises pour parvenir au dernier stade de sa maturation, et produire des fruits qui permettront de nous nourrir. Y-a-t-il là un « principe anthropique » qui préside au résultat ?

Au niveau quantique, tout ce qui peut se produire se produit... à l'échelle du temps cosmique. A notre niveau du réel, sur une durée relative à notre vie, réduit, le champ des possibles demeure vaste. Dès que la conscience entre dans l'équation, c'est comme si l'interdépendance des phénomènes était orientée par une force irrépressible à réaliser certains possibles.Cela va plus loin que la fonction de la conscience qui est de connaître - « l'instance qui connaît distinctement l'identité objective de tous les phénomènes » DEB-150 -. Cette tension vers le connaissable est une force (inversement proportionnelle à la taille du champ des possibles) dont la finalité semble conduire à l'émergence sélective de ce qui doit être connu pour qui est susceptible de le connaître.

Ainsi, malgré l'étroitesse de la fenêtre de nos sens, les conditions restrictives au niveau du monde auquel nous évoluons, nos capacités de computation cérébrales limitées en regard du caractère infini de tout ce qu'il y a connaître au sein de l'univers, au final, il semble que nous arrivions (toujours) à réaliser (si ce n'est par l'intellection du moins par l'expérientiel) ce que nous sommes amenés à réaliser, en cette vie ou en plusieurs.

Ce point de vue a posteriori s'oppose à l'impression que nous pouvons avoir d'un événement sur le moment. Il peut constituer un biais de pensée induit par la projection de notre conception sur le monde. 

Ne vous extasiez pas sur le fait que vous voyez une flèche pile au centre d'une cible peinte. Êtes-vous certain que la cible n'a pas été peinte après l'arrivée de la flèche ? [vi]

Suis-je plus sage à mesure que je parviens à discerner la nature objective du réel ou plus crédule à mesure qu'une vue se met en place qui m'amène, insidieusement, à croire dans l'irréalité des coïncidences et la synchronicité d'événements qui (me) paraissent ne pas relever du hasard ?

Plus j'en découvre, plus je sais ne pas pouvoir tout connaître. Mon regret est proportionnel à la saturation de mon esprit. Plus il est clair, plus ce que je connais, aussi simple soit-il, m'emplis de la félicité de l'évidence, car je sais que c'est ce je dois savoir ! La sagesse, ce n'est pas «vouloir tout connaître » (de manière boulimique), c'est avoir confiance dans l'univers pour, à chaque étape de notre chemin, nous guider de manière à nous permettre d'apprendre (et de réaliser la compréhension de) ce que nous devons connaître au moment opportun (où nous devons le saisir).

Les quatre amis auspicieux, Dzong de Punaka, Bhoutan
Les quatre amis auspicieux, Dzong de Punaka, Bhoutan
  • Un éléphant, un lièvre, un singe et un faisan se partageaient les fruits d'un arbre. Un jour, il fut si grand que seul le faisan et le singe purent les atteindre. L'éléphant et le lièvre se plaignirent à un ermite, lui expliquant que les quatre amis avaient contribué à le faire pousser : le faisan en rapportant sa graine ; le lièvre en l'enterrant ; le singe en le nourrissant d'engrais ; l'éléphant en l'arrosant. 
  • L'ermite reconnu la légitimité de leur droit à en manger les fruits et leur recommanda de trouver une solution pour que leur amitié perdure. 
  • Le lièvre proposa que le singe monte sur le dos de l'éléphant, lui-même monta sur le dos du singe et le faisan sur le sien. Ainsi, les quatre amis purent-ils récolter, ensemble, les fruits de l'arbre et en faire le partage équitable.

Contée par le Bouddha, l'histoire des « quatre amis auspicieux[vii] » illustre le dépassement du désir égoïste et l'harmonie engendrée par un comportement altruiste, mais éclaire également le rôle de la compassion alliée à la sagesse dans le développement de l'esprit d'éveil. L'arbre est le produit de causes combinées, il n'existe pas par lui-même et n'a pas de réalité en soi. Mais, il existe ! Comme la souffrance éprouvée par les quatre amis du fait de leur mésentente, «une personne existe en tant que convergence de ces constituants. Le mot "convergence" est ici crucial car il suggère l'interaction dans l'interdépendance mutuelle » LRR-101.

Seule, « la sagesse qui réalise la vacuité » n'offre pas la solution. Celle-ci provient de la compassion qui naît à la vue de la souffrance des autres et inspire l'intention pure de les aider à se libérer par l'action combinée de « la sagesse qui réalise la vacuité », de l'amour et de la compassion.

A priori animées de motivations distinctes, la sagesse et la compassion sont des « vues justes » complémentaires mues par le discernement de la prajñā : la sagesse discerne la « vérité objective » de la réalité (vacuité, interdépendance, impermanence des phénomènes) ; la compassion discerne l'origine et les causes de la souffrance par le ressenti de son sentiment (les cinq poisons) et libère par leurs « antidotes » (épuration des négativités et accumulation de vertus dans l'école Guéloukpa ; transmutation des passions en qualités de Bouddha dans l'école Nyingmapa).

L'esprit d'éveil unifie les « vues » de la sagesse et de la compassion, en leur interdépendance mutuelle, pour atteindre à la réalisation du saisissement direct, (inter)pénétrant, (prajñāparamita) de la bouddhéité. 

La magie du colibri opère lorsque nous ne distinguons plus le battement de ses ailes de son vol. La dualité est la discrimination (temporelle) que nous faisons entre ces deux phases. Dépasser la dualité, ce n'est donc pas passer d'une « vue » à une autre (le battement de l'aile gauche puis celui de l'aile droite), de la « réalité conventionnelle » à la « réalité ultime » (la vacuité de tous les phénomènes). 

Passer au-delà du par-delà (prajñāparamita) de la dualité, c'est réaliser leur équivalence par l'union de leurs « vues » que l'ignorance oppose. A l'origine, « l'énergie du vide [la vacuité] s'épanche en : connaissance illusoire (marigpa) qui produit la ronde, le monde des causes et des effets ; le savoir correct (rigpa) duquel naît la Compassion » CT-49. L'esprit d'éveil est le mouvement inverse de « retour à l'unité », où toute «vue » se dissout dans la réalisation de la bouddhéité.

Sagesse et compassion sont les deux faces d'une même pièce, comme le nirvāna et le samsāra, la forme et le vide... Dire que « tout est énergie », « tout est matière » ou « tout est idée», c'est aller dans les extrêmes. Or, la « voie du milieu » du Bouddha nous exhorte d'éviter les extrêmes. Aucune « vue » n'est absolue ni universelle, aucune ne prime sur les autres. Toute vue est relative au référentiel (subjectif) du connaisseur.

Chacun de nous est une « vue », une façon de voir, d'interpréter, de comprendre les phénomènes et chacune de ces « vues » est susceptible d'être fausse ! « Loin de nous l'idée de contraindre autrui à considérer les choses sous le même angle que nous (...) il s'agit davantage de l'aider à parvenir à une vue correcte de la nature des choses » CM-193.

Nagarjouna nous met également en garde sur le fait de « veiller à ne pas arriver à la réification de la vacuité » FFR-115. Le mot « vacuité » n'est qu'un mot. La vacuité est au-delà de toute dénomination, au-delà de toute catégorie a priori de la raison pure, par-delà toute dualité de «vues » conceptuelles !

Telle une illusion d'optique, nous ne pouvons voir qu'une seule face à la fois, soit les ailes au repos du colibri, soit son vol. Les bouddhas peuvent voir au-delà de toute vue, depuis (il est impossible de le décrire autrement que comme) « le point de vue d'où s'entrevoit l'au-delà des paires de contraires » BB-84 et saisir directement que « tout est perspective » en deçà. Et, étant au-delà du par-delà de tout observateur subjectif, ils ne sont l'objet d'aucune méprise

Si l'on sait parfaitement qu'il n'y a là qu'illusion, on le connaît avec certitude, sans s'illusionner DEB-430.

La vacuité pour l'esprit, c'est en sa nature de claire lumière, en son aspect de non obstruction et en son ainsité, une « connaissance qui [le] met, sans médiation, en présence [directe] de son objet » SC. La réalisation requiert de cultiver la sagesse « afin que notre perception de l'absence d'existence intrinsèque devienne totalement libre de toutes élaborations conceptuelles » FFR-106 ainsi que la compassion afin que notre « interaction dans l'interdépendance mutuelle » LRR-101 aux autres abolisse l'illusion du moi.

Le reflet des étoiles sur le lac n'est pas le ciel étoilé. Le lac, le ciel, les étoiles existent, mais aucun n'a de « réalité » en soi, chacun ne sont que des « vues » d'où s'entrevoient des contraires en interdépendance. Ni le lac, ni le ciel, ni les étoiles, ni l'observateur de ce rêve (dont il fait lui-même partie !) n'ont de réalité. Tous ne sont que des « vues » !

Pour paraphraser Mathieu Richard, la vacuité, c'est « reconnaître que les autres ne sont pas constitués d'individus isolés et autonomes, mais un flux dynamique d'interactions entre d'innombrables courants de pensées fluctuants permet de comprendre cette interdépendance mutuelle » CM-195 qui fait de nous « la somme de tous les autres ».

Il n'y a pas de mur à traverser, de barrière à franchir, de montagne à gravir. Il y a à saisir que le mur est vide sans être vide, que la barrière est intangible sans être imaginaire, qu'il n'y a pas de sommet sans montagne ! « En dehors du vide il n'y a pas de forme et en dehors de la forme pas de vide » ESBT-118.

Comment « méditer l'absence d'élaborations conceptuelles vue par les êtres nobles au cours de leur perception directe de la vacuité ? » FFR-110.

Le principal obstacle à la compréhension de la vacuité est notre ignorance qui nous instille le sentiment de l'intime conviction de la réalité du soi de notre personne, laquelle induit l'empire égotiste du « moi-je ». Nous percevons ce que nous projetons sur le réel, nous empêchant ainsi de le percevoir tel quel (c.à.d. vide d'en-soi). L'état de bouddha est notre véritable nature, mais nous devons le conquérir en devenant les « vainqueurs de l'ego » !

La compassion s'éprouve à la vue des êtres sensibles qui souffrent. Mais, pour qu'elle soit inconditionnelle (et égale en mesure envers tous), et afin que je ne la confonde pas avec de l'empathie ou de la sympathie, son sentiment ne doit-il pas être indépendant de leur (degré de) souffrance ?

Que l'image renvoyée par le miroir soit plus ou moins nette selon l'éclairage, c'est toujours mon image. Je peux « vouloir que (tous) les autres ne souffrent plus » et éprouver un ressenti compassionnel plus ou moins variable selon le degré de souffrance de la personne devant moi (et selon ma propre histoire, mes propres croyances et conditionnements inconscients que je dois épurer).

Je ne peux me départager de mon empathie, ressentir mienne la détresse d'autrui (via mes neurones miroirs), ni de la sympathie qu'il m'inspire. Mais, animée par la sagesse, la compassion me permet de ne pas m'arrêter au « malheur » (à ce qui, aux autres, leur arrive), pour saisir les causes « ultimes » de leur souffrance (et dépasser la sympathie et l'aversion qui les rendent sélectives) au-delà de leurs afflictions « conventionnelles ». Grâce à la sagesse, la compassion nous permet de voir plus loin, de penser et d'agir plus « juste » pour le bien de tous les êtres sensibles.

Pour éprouver une compassion pure et désintéressée, ma « vue » ne doit pas être influencée par les pensées que j'ai des autres (en général et en particulier), ni souillée par mes émotions perturbatrices ? Sans quoi, ce que j'éprouve à la vue de leur souffrance est le reflet de mes propres afflictions et l'affection que je leur porte est celle que je voudrais leur voir me porter...

Si comprendre que la personne et les phénomènes sont vides d'en-soi est à portée de notre discernement, notre réflexion intellectuelle peut être semée de difficulté (et faire obstacle à notre compassion). Dès lors que ce que nous projetons sur le réel, ce sont des « élaborations conceptuelles », pouvons-nous saisir leur logique sans paradoxe ni contradiction ? Comprendre n'est-ce pas clarifier notre propre pensée ? La sagesse qui réalise la vacuité est donc, également, à conquérir en devenant « vainqueurs de la raison » !

Pour que l'oiseau vole, il doit battre des ailes en même temps et au même rythme, chacune entraînant et soutenant l'autre. La raison et la compassion se développent en parallèle, chacune répondant à l'autre dans un registre différent qui permet de compléter leur domaine de compétence respectif.

Développer la sagesse du discernement de la vacuité, c'est comprendre que « ce qui fait de nous une personne » (notre histoire, nos expériences, nos souvenirs, etc.) est le produit de causes interdépendantes combinées qui trouvent leur origine dans l'ignorance, laquelle origine un « continuum de conscience » et sa projection karmique de vie en vie. Lorsque l'ignorance tombe, le « moi » tombe, la souffrance cesse car la personne disparaît ! Dès lors, comment puis-je éprouver de la compassion pour un « artefact » ?

Comment puis-je marcher sur le sable ou entrer dans l'océan sachant leur inconsistance ? Pourtant, ce sont ces moments d'équilibre instable, où je fais fi de ce qui peux (m') arriver, que la vie est la plus agréable et la plus savoureuse ! 

Comment puis-je apprécier une telle instabilité (me laisser aller à l'inconfort sans que je perçoive la situation comme inconfortable) alors que l'idée de perdre le contrôle et la peur de souffrir me sont insupportables ?

La sagesse me permet de prendre conscience que ce n'est pas seulement l'en-soi de ma personne qui est sans consistance intrinsèque, c'est tout ce qui m'entoure, tout ce qui compose le monde perçu, en apparence, comme solide ! Lorsque tout apparaît, en sa nature objective véritable, vide d'en-soi, n'existant qu'en vertu de l'interdépendance de causes, impermanent, plus rien n'est inconfortable, ni ne peut faire naître la peur ni créer de souffrance.

Le sentiment esthétique est décohéré de support, sa base aussi impalpable que l'air, aussi insaisissable que l'instant. Devant l'arc-en-ciel, je suis envahi d'un sentiment de beauté. Pourtant, je le sais intangible, je sais qu'il n'existe qu'en vertu d'un effet d'optique et qu'il se dissipera aussi vite qu'il est apparu. Mais, à l'instant où je l'aperçois, je n'éprouve que la chance d'être là !

L'arc-en-ciel est d'autant plus beau qu'il est passager et éphémère. Ma compassion est d'autant plus profonde, pure et inconditionnelle, que tous ceux pour qui j'éprouve son sentiment sont confus, apeurés, errants, incertains... Mon existence est aussi fugace que l'arc-en-ciel, mais infiniment précieuse en regard de la chance qu'elle m'offre de « battre des ailes » pour développer l'esprit d'éveil et aider les autres à s'envoler.


Namasté


Références :

CM : Cerveau & méditation, Matthieu Ricard, Wolf Singer

DEB : Dictionnaire Encyclopédique du bouddhisme, Philippe Cornu

ESBT : Alexandra David Neel - Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLesEnseignementsSecrets/page/n1 

FFR : La foi fondée sur la raison, le Dalaï-lama

LRI : Le regard intérieur, extraits des œuvres de Sri Aurobindo et de la Mère

PLME : Padmasambhava, la magie de l'Eveil, Philippe Cornu

SC : Sutra du coeur

[i] Trous noirs, la guerre des savants, Léonard Susskind page 297 https://www.babelio.com/livres/Susskind-Trous-noirs--La-guerre-des-savants/263137 

[ii] https://www.vipassana.fr/j315op/index.php/ressources/textes-d-etude/92-la-compassion-par-charles-genoud 

[iii] La compassion par Simone Jiko Wolf https://www.bouddhismeaufeminin.org/simone-jiko-wolf/ 

[iv] https://theconversation.com/comment-demontrer-facilement-que-la-terre-est-bel-et-bien-ronde-129635 

[v] Cf. Les mystères de l'arc-en-ciel Richard Dawkins

[vi] https://www.techno-science.net/definition/2848.html 

[vii] Les autres amis auspicieux https://www.heleneetlacledeschamps.fr/destinations/asie/bhoutan/histoire-quatre-amis-bhoutan/