I.67 - Valar Dohaerys, « tous les hommes doivent servir »
Sans mère ni père, comment aurais-je eu un corps ? Sans professeur ni livre, comment aurais-je la moindre pensée ? Sans me préoccuper des autres comment me libérer de «moi » ? Si je ne sers pas les autres par bonté et par amour, comment pourrais-je devenir un être réalisé ?
Nous n'emporterons rien avec nous dans la mort que ce qui ne nous ait pas déjà projeté en cette existence et qui nous propulsera dans une nouvelle renaissance, les poisons des émotions perturbatrices réduits ou augmentés des actes de cette vie, des vertus accumulées ou des passions exacerbées. Nous ne retirerons rien de ce que nous apprenons, si la connaissance n'est pas empreinte des enseignements du dharma et constitutive de la sagesse qui permet de « réaliser la vacuité » et de libérer notre esprit de l'ignorance. Notre discernement n'est en rien décisif sans la compassion. Qu'est le miroir de la connaissance s'il ne reflète pas la bonté du cœur ?
30. Puisque sans la sagesse, les cinq perfections ne peuvent conduire à l'éveil parfait,
cultiver la méthode associée à la sagesse est la pratique des bodhisattvas 37.
Pourquoi devrions-nous tirer parti de l'opportunité qui nous est offerte par notre «précieuse vie humaine » pour nous préoccuper des autres ?
Car, c'est le moyen de cesser de nous identifier à ce qui, en nous, est sensible à la mort et, avec l'intime conviction que nous pouvons changer notre karman, modifier les causes qui nous poussent à transmigrer de vie en vie. « Si nous mourons avec une puissante compassion pour tous les êtres vivants, il est certain que nous naîtrons dans le pays pur d'un bouddha » BMV1-97.
La pandémie du Coronavirus met en exergue les extrêmes des attitudes et comportements, entre les personnes attachées à la « préoccupation du moi » (les « non contributeurs » qui ne respectent pas le confinement) et celles muent par la «préoccupation des autres » (l'ensemble des soignants qui luttent, jour après jour, avec courage et abnégation, pour sauver des vies).
Dans le bouddhisme, l'indifférence est l'opposé de la compassion. Il ne s'agit toutefois pas d'opposer deux catégories de personnes, mais deux types « d'état d'esprit » en tant que des « facteurs (mentaux) conditionnant », dont le caractère est ou non vertueux. L'on ne saurait discriminer, et nullement rejeter, ceux qui se montrent indifférents au « sort des autres » comme si l'on opposait deux catégories de populations dont le comportement constituait une caractéristique de leur nature. Le malade n'est pas la maladie.
Placé (ou non d'ailleurs) face au « sort des autres », l'indifférence nous fait demeurer insensible, ne rien ressentir, (ni sentiment, ni inquiétude) ou alors nous inspire du dédain, voire nous rends méprisant, et finalement nous entraîne à les abandonner à ce qu'elle nous fait percevoircomme une fatalité ou un châtiment. A l'opposé, la compassion nous fait éprouver la souffrance des autres à leur infortune, souffrance qu'elle nous fait partager (par-delà l'empathie) et nous pousse, irrépressiblement, à les aider.
Au sens bouddhiste, « le sort aux autres » ne recoupe pas que ce qui peut arriver de négatif. L'indifférence nous fait également demeurer insensible à ce qui peut arriver de bon aux autres et nous rends incapables de partager leurs joies comme de nous réjouir de leurs bonheurs.
L'indifférence s'accompagne d'égoïsme, de jalousie, d'orgueil et induit une dualité ad nominem qui oppose les personnes en d'interminables conflits. Aux États-Unis, le débat sur les armes à feu est révélateur de l'opposition radicale entre les états d'esprit. Alors que les tenants d'un contrôle avancent les statistiques des victimes par armes à feu, les « pro » arguent des libertés individuelles et invoquent le droit de se défendre, opposant la préoccupation de « moi » à celle des autres. « La préoccupation de soi est notre vue habituelle qui croit "je suis important" et "mon bonheur et ma liberté sont importants", et qui néglige le bonheur et la liberté des autres » BMV1-78.
L'homme est un être social, nous ne pourrions pas venir au monde, nous ne pourrions pas vivre et nous n'existerions tout simplement pas sans les autres. Pourquoi ne nous préoccupons-nous donc pas spontanément de ce qui leur arrive ? Nous chérissons nos parents et leur sommes reconnaissants pour leur bonté. Pourquoi ne chérissons nous pas tous les autres comme s'ils étaient nos parents ? Nous louons le dévouement des soignants dans la crise sanitaire du Coronavirus. Pourquoi d'ordinaire ne sommes-nous pas aussi dévoués envers les autres qu'ils le sont envers chacun sans distinction ?
Qu'est-ce qui nous bloque ? Sommes-nous empêchés ou retenus, inhibés, par quelque raison cachée, inconsciente ou simplement égoïste ?
L'existence des autres nous fait-elle de « l'ombre » ? Contrarie-t-elle notre recherche de satisfaction personnelle ou s'oppose-t-elle à la réalisation de nos désirs ?
Faut-il que nous soyons capables de nous réjouir du bonheur d'autrui pour nous soucier de leur sort quand il devient funeste ?
![Phaplu - Népal 2470m](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000615-70b6570b67/2-5.jpg?ph=bc4d23e248)
Nous avons tendance à toujours chercher une explication, souvent complexe par ailleurs comme s'il s'agissait d'un critère de pertinence, mais peut-être n'y a-t-il là rien d'extraordinaire. Peut-être les choses sont-elles très simples...
Au sens bouddhiste, l'indifférence n'est pas un « facteur mental » (caitasika), associé au fonctionnement de « l'esprit qui pense » et qui oriente la pensée d'une manière ou non vertueuse. C'est l'effet d'une « passion secondaire » (upaklesa) ou « perturbation mentale secondaire » comme l'oubli, lui-même effet de la distraction. L'indifférence résulte de la non conservation à l'esprit d'un objet par la distraction de la conscience sur un autre objet.
Nous savons tout l'amour que nos parents ont pour nous, mais c'est souvent trop tard que nous en reprenons conscience et nous regrettons alors de ne pas leur avoir suffisamment témoignés notre affection. Nous savons tout le dévouement des soignants au quotidien, mais c'est à travers une crise de dimension planétaire que leur bonté nous submerge de gratitude.
Dans les asanas du yoga, tout est une question d'entraînement. « Pratiquez, pratiquez, pratiquez et tout arrivera », exhorte Pattabhi Jois. C'est pareil dans la méditation. Le bouddhisme parle plus précisément de « familiarisation » et, s'agissant des vertus, «d'accumulation ». Rien ne s'obtient par magie ! « Il est impossible de faire naître la bodhicitta le bon cœur suprême, sans s'entraîner » BMV1-70. Si certaines personnes se préoccupent spontanément des autres ou font le souhait d'atteindre l'Éveil pour les libérer avant même d'entrer dans la voie des bodhisattvas, c'est probablement parce qu'elles se sont, déjà, familiarisées dans des vies passées avec l'esprit qui l'inspire.
A l'instar de l'oubli du karman (des conséquences de nos actes), nous avons tendance à être indifférent au sort des autres dès lors que la conscience de leur importance s'émousse et que nous ne pensons plus à leur bonté et à leur dévouement. Et comme nous avons également tendance à nous enferrer dans la « préoccupation du moi », que renforce l'emprise des émotions perturbatrices, notre « distanciation » altruiste et compassionnelle aux autres ne fait que croître et nous détourner d'un état d'esprit vertueux.
Dans la crise actuelle, la « distanciation sociale » protège les populations, car du point de vue sanitaire, à preuve du contraire, nul n'est considéré comme étant « immunisé » contre le risque d'être infecté par le coronavirus. Du point de vue psychologique cependant, l'enjeu que constitue notre capacité à changer les mentalités afin de créer un monde meilleur repose sur notre faculté à diminuer (la perception de) l'écart qui nous sépare d'autrui et nous distingue en tant qu'individu désireux de trouver le bonheur.
Dans le bouddhisme, il n'y a pas de dualité dont la symétrie des termes ne reflète l'unité d'un même phénomène vu sous des angles opposés. Ainsi, le vajra, « tenu à la verticale, ses cinq branches inférieures représentent les agrégats du "moi" ou passions principales : ignorance, colère, orgueil, désir et jalousie. Les cinq branches supérieures symbolisent les cinq sagesses résultant de la transformation des passions » DEB-680. La distanciation dont il est ici question peut être qualifiée de « passionnelle » dans le sens où la « préoccupation du moi » et la « préoccupation des autres » sont constitutive de passions aux antipodes l'une de l'autre.
Et puisque l'indifférence est la conséquence du détournement de l'esprit d'un objet vers un autre, nous ne cessons jamais d'être indifférents ! L'important, ce n'est pas de combattre l'indifférence en tant que telle, mais l'attitude à l'objet qui l'induit. Entre « moi » et les autres, ma préoccupation se distingue par les effets de sa destination. Par préoccupation pour le sort des autres se détourner du « moi » jusqu'à l'indifférence pour son propre sort, par bonté, altruiste et dévouement pour les autres aller jusqu'au sacrifice de sa propre existence, est un état d'esprit vertueux de profonde compassion.
25. Si l'aspirant à l'éveil doit abandonner jusqu'à son corps, ne parlons pas des biens extérieurs,
donner généreusement, sans espoir de récompense ou de résultat est la pratique des bodhisattvas 37.
![Chiwang Monastery - Népal 2800m](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000616-6ecab6ecae/3-2.jpg?ph=bc4d23e248)
Et puisque notre instrument d'intellection (formé par les agrégats des « facteurs mentaux») ne peut tout saisir dans le champ de notre conscience phénoménale, nous ne cessons jamais d'oublier ! Nous pouvons déplorer les limites de notre cognition, mais c'est grâce aux insuffisances de nos facultés sensorielles et représentatives que notre réalisation spirituelle est possible !
Se préoccuper des autres et du « moi » est contradictoire. Il est impossible de se consacrer totalement et complément aux autres, tout en se consacrant entièrement et exclusivement au « moi ». Cet antagonisme est - avec le monde au niveau duquel nous évoluons et dont les lois physiques façonnent notre cerveau -, ce qui nous confère un libre-arbitre. Nous ne naissons pas indifférents, nous naissons avec la possibilité de choisir l'objet de notre attention et de déterminer le comportement qui l'accompagne.
Ce choix est de la nature de la passion. C'est parce que nous faisons celui de « la passion pour moi » que notre existence est cet enfer de souffrances du samsāra, dans lequel nous ne cessons de tourner de vie en vie, obnubilé par la recherche d'un bonheur illusoire. Lorsque que nous faisons le choix de « la passion pour les autres », nous pouvons atteindre l'état de bouddha par le pouvoir de la « compassion universelle ».
Dans le bouddhisme, le terme passion désigne tous « facteurs mentaux non vertueux qui perturbent la paix de l'esprit, produisent la confusion, poussent à commettre des actions négatives causent de souffrance » DEB-449. La transmutation des passions en sagesses est le grand enjeu du bouddhisme et de l'entraînement à la compassion selon les enseignements du Bouddha, qu'ils s'agissent des sutras ou des tantras, pour atteindre l'illumination.
Dans un sens moins littéral, mais tout aussi signifiant, de par son étymologie, passion signifie « faire souffrir » (klesa). Et développer de la compassion pour les autres serait-il véritablement de la compassion si elle n'amenait pas, d'une manière ou d'une autre, à souffrir ? « Il nous sera difficile de supporter les souffrances de tous les êtres vivants si nous nous préoccupons d'eux tout autant que nous nous préoccupons de nous-mêmes» BMV1-81.
La pandémie du Coronavirus rend particulièrement difficile et douloureux l'exercice des soignants, qui doivent non seulement endurer la détresse respiratoire des malades mais qui, face à l'afflux massif du nombre de victimes et la saturation des moyens, sont confrontés plus qu'à l'ordinaire à devoir décider qui soigner en regard des chances de survie des patients.
Souffrir est un signe tangible que « la force de la familiarisation » pour la «préoccupation des autres » développe notre compassion. C'est en ce sens qu'il convient de comprendre le terme de « passion », qui désigne à la fois l'énergie mise à «l'entraînement à la compassion » et « la puissance de son ressenti ». Lui-même est constitutif d'une « souffrance passionnelle », levier du processus de transmutation de nos émotions perturbatrices en sagesses. « Ressentir que la souffrance de tous les autres êtres vivants est difficile à supporter est la compassion universelle » BMV1-81.
L'indifférence confine à l'oubli des autres dans la jouissance fantasmée de la «préoccupation de moi ». A l'opposé, la « préoccupation des autres » induit une souffrance à l'amplification de la passion pour leur sort. La « souffrance » ressentie à la compassion des autres ne provient toutefois pas de choix impossibles ou d'un sentiment d'impuissance face à un destin implacable. Au sens bouddhique, la compassion éclose à se « préoccuper des autres » n'est pas un supplice, c'est une exaltation passionnelle à l'illumination ! Ce n'est pas l'acmé de la torture, c'est la brûlure de l'amour...
La tension à l'attention de la « préoccupation de moi » est un stress dont le caractère nocif et destructeur croît avec le désir-attachement. En exacerbant leurs insatiables appétits, l'obsession du « moi » et du « mien » renforcent la croyance erronée dans le soi de la personne, qui attise à son tour le feu des tourments d'une insatisfaction perpétuelle.
21. Les plaisirs des sens sont comme l'eau salée, plus on en jouit, plus on a soif.
Abandonner tout ce qui fait naître le désir est la pratique des bodhisattvas 37.
![Chiwang Monastery](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000617-849a6849ae/4-8.jpg?ph=bc4d23e248)
A l'opposé, la tension à l'attention de la « préoccupation des autres » est une force qui croît en affection avec l'abandon de la « préoccupation de moi ». La souffrance ne disparaît pas, elle se transforme ! « ...la souffrance des enfants étaient toujours aussi présentes et fortes, mais au lieu de créer en moi un sentiment de détresse et d'impuissance difficile à supporter, je ressentais un courage profond et réconfortant lié à un amour sans limites... » EC. Au lieu de souffrir du fait de l'insatisfaction de l'ego, au lieu d'être torturé par empathie, la compassion transforme la souffrance en amour. «Chaque atome de souffrance a été remplacé par un atome d'amour » EC.
Se « préoccuper des autres » éveille l'esprit d'Éveil. Se familiariser avec la perspective du ressenti des autres entraîne le renversement du « ressenti égocentré du moi ». La souffrance (empathique) au ressentir de leur sort se transforme en Joie exaltée sous le levier de la compassion, « je les prends mentalement dans mes bras, les baignant de tendresse et d'affection. Et j'étais convaincu que, dans une situation réelle, j'aurais pu entourer ces enfants d'une tendresse qui ne pouvait que leur apporter du réconfort » EC.
Cette joie n'est pas celle de l'oubli. C'est la Joie à la saisie que le « soi » de la personne est vide, c'est la Joie à la saisie que le « soi » des phénomènes (dont le désir-attachement fait leur objet par ignorance) est vide également. La dissipation de ces mirages laisse place à la félicité de l'union de la vacuité de tous les êtres. « Les souffrances ne nous sont pas données en punition. Elles proviennent toutes de notre esprit de préoccupation de soi qui désire être heureux tout en négligeant le bonheur des autres » BMV1-77.
Il peut paraître surprenant que la forme de notre préoccupation soit aussi simple que «l'habituation ». Notre étonnement provient de l'étroitesse de notre perspective. Nous omettons la « force de l'habituation », car la manière dont nous considérons les autres et nous considérons nous-mêmes résulte d'habitudes profondément ancrées, « tous les problèmes proviennent de notre préoccupation de soi et de notre saisie du soi (...) ne comprenant pas cela, nous avons l'habitude de tenir les autres pour responsables » BMV1-11.
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Selon la formule du biologiste français Lamarck, « la fonction crée l'organe ». Notre «moi» nous est précieux, car nous sommes persuadés qu'il possède une existence intrinsèque. Nous en sommes convaincus, car nous sommes dans l'ignorance de sa nature véritable objective qui est vacuité. L'ignorance façonne la manière dont nous nous percevons nous-mêmes par « la force de l'habitude ». « La saisie du soi saisit un «je» existant intrinsèquement, tandis que la préoccupation de soi croit qu'un tel « je » est précieux et que son bonheur et sa liberté sont d'une importance suprême » BMV1-77.
La croyance en l'existence d'un noyau infrangible du « moi » n'occupe pas seulement le champ de notre conscience de manière permanente, implicite et consubstantielle à la conscience de soi. Elle est inscrite dans le cerveau à l'instar de tout schéma de pensée neuronal, dont le profond sillon a été tracé dans le réseau cérébral par la force du soc de la charrue de l'habitude. Ce n'est que par « la force de l'habitude » qu'il est possible, en vertu de la plasticité cérébrale et de la nature de bouddha en nous, de réadresser notre préoccupation vers les autres et développer notre compassion.
Dans le bouddhisme, les étapes de cette transformation sont constitutives d'un entraînement à l'esprit de la bodhicitta, jusqu'à désirer « spontanément atteindre l'illumination pour venir directement en aide à chaque être » BMV1-69. La première étape pour détourner notre attention du « moi », et nous attacher à la « préoccupation des autres », est de développer « le sentiment d'être proche de chaque être vivant, sans exception de manière égale » BMV1-70.
Ce sentiment qui nous permet de saisir l'importance des autres, c'est « l'amour affectueux ». Le raisonnement du bouddhisme est le suivant, puisque notre « continuum de conscience » n'a pas de commencement, nous devons avoir vécu d'innombrables vies et nous devons donc avoir eu d'innombrables mères, autant qu'il y a de personnes vivantes ! Pour attiser « l'amour affectueux » envers les autres, nous devons nous entraîner à considérer l'immensité de leurs bontés sur la base de la figure aimante de l'incomparable bonté de notre mère.
10. Comment peux-tu être heureux lorsque tes mères qui t'ont chéri depuis des temps sans commencement sont dans la souffrance ?
Développer l'esprit d'éveil afin de libérer l'infinité des êtres est la pratique des bodhisattvas 37.
![Takshindo - Népal 3060m](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000619-4362f43631/6-7.jpg?ph=bc4d23e248)
Le nombre n'est pas important (ni la pertinence du calcul, car ne faudrait-il pas que l'univers soit infini pour que je puisse avoir vécu autant de vies que les 7 milliards[i] d'humains vivant et les 108 milliards[ii] ayant jamais vécu ?). D'aucuns pourraient également arguer que nos mères sont mues par un instinct qui leur fait aimer et protéger leurs enfants jusqu'au sacrifice de leur propre vie. Mais là aussi, l'argument n'invalide pas « l'amour affectueux ».
Et si tant est qu'une figure sans équivoque soit nécessaire, alors, prenons celle des soignants qui ne peuvent être suspectés d'être mû par instinct, dont le dévouement dans la lutte contre la pandémie du Coronavirus et l'abandon de la « préoccupation de moi » vont jusqu'au sacrifice de leur propre vie. Qu'il me suffise qu'une seule personne exprime envers les autres une telle bonté désintéressée, qu'elle soit altruiste en son dévouement aux autres et pure en son renoncement à se préoccuper de soi, pour croire et réveiller la force de la compassion qui réside en chacun de nous !
Quel que soit le nombre de vie que j'ai effectivement vécu, je ne dois pas seulement chacune d'elle à mes mères, mais également aux soignants qui ont aidé à leur accouchement et grâce aux efforts desquels mon corps fragile a pu survivre. Que ce soit la bonté d'une mère ou celle d'un soignant, qu'il soit unique ou légion, ne fait aucune différence dans mon esprit.
Puissions-nous considérer tous les êtres avec la même incomparable bonté que celle que les soignants nous témoignent à chacune de nos insondables renaissances, de nos innombrables maladies et lors de l'accompagnement de nos incalculables morts !
Que ce soit notre mère et/ou un soignant qui nous donne naissance, nous sauve ou nous pleure, c'est avec amour et bonté qu'ils se préoccupent de nous, et c'est avec compassion que nous louons la source incomparable de leur altruisme. « C'est en dépendance de leur bonté que nous obtiendrons toutes nos réalisations du dharma, depuis nos toutes premières expériences, jusqu'à l'accomplissement final de la libération et de l'illumination » BMV1-73.
Nul l'ignore l'importance des autres et personne n'y est indifférent, même si cela se traduit par de la rébellion comme le non-respect du confinement. Chacun sait ce qu'il doit à ses parents, à un ami, à un médecin, à l'hôpital... Nous le savons, alors pourquoi devrions-nous affirmer ce qui va sans dire ?
En réalité, nous croyons le savoir car telle est notre expérience du quotidien, mais rien n'est jamais acquis, éternel et encore moins irréversible ! Rien n'est permanent ! Nous vivons dans une société démocratique, nous possédons des droits, un confort de vie et des outils technologiques qui auraient fait briller les yeux d'étonnement, d'espoir (et de peur) de nos ancêtres, il n'y a pas si longtemps encore. Avec le confinement de la population, chacun peut juger par lui-même à quel point il ne mesure pas pleinement ses avantages. Et pourtant, tous, nous les avons sous les yeux continuellement !
Nous sentons le sol ferme sous nos pieds jusqu'à ce qu'un séisme nous rappelle que nous vivons sur une planète dont le cœur est vivant. Nous respirons de l'air jusqu'à ce que la pollution, que nous contribuons tous à produire, le rende irrespirable. Nous sommes habitués à notre vie, mais nous n'y sommes pas familiers de l'essentiel, car ce que nous voyons comme évident et naturel n'est qu'une partie du monde, celle que nous préférons à l'exclusion de tout ce qui nous révulse, nous fait peur et nous exacerbe : le changement, la mort, certaines personnes... Et nous nous croyons ainsi à l'abri de notre propre capacité à nous nuire ! « Tous les êtres vivants souffrent parce qu'ils ont pris une renaissance samsarique contaminée (...) par le poison intérieur des perturbations mentales » BMV1-84.
Comment dois-je procéder pour que la conscience de l'importance des autres me devienne si familière et que je ressente si fortement leur bonté que leur venir en aide m'anime spontanément ?
Dois-je me répéter chaque matin et chaque soir l'importance que mes parents revêtent pour moi, visualiser chaque personne qui a fait acte de bonté envers moi et lui exprimer ma gratitude, comme d'applaudir les soignants à ma fenêtre ?
Le bouddhisme donne pour entraînement : « l'amour qui se préoccupe du bonheur des autres » BMV1-75 ; par la « reconnaissance de notre égalité » ; et « s'échanger avec les autres » BMV1-76. Du fait que ces méthodes s'appuient sur la méditation tonglen (prendre et donner) et la méditation analytique - « en contemplant les inconvénients de se préoccuper de soi, les avantages de se préoccuper des autres » BMV1-76 -, ne sont-elles pas trop abstraites ?
Peut-être ne sommes-nous pas familiarisés avec l'importance des autres et conscients de leur bonté parce que notre reconnaissance est de pensée et ne se traduit pas (ou pas assez) en actes ? Nonobstant, toute action sans un cadre d'entraînement du mental ne suffit pas à changer notre état d'esprit.
Siddharta a renoncé à son statut princier afin d'aider les êtres prisonniers du cycle des existences, agités par les vagues de souffrances de la vieillesse, de la maladie et de la mort. Sa vision à long terme l'a conduit à devenir un Bouddha, un être libéré de la souffrance du samsāra et éveillé à la compassion universelle pour tous les êtres, sans distinction et de manière égale. Cependant, la façon de se « préoccuper des autres » qui paraît la plus pertinente est aussi la plus concrète et la plus immédiatement visible.
Adopter un comportement altruiste, cela ne consiste pas en aide matérielle ou financière, c'est avant tout à faire preuve de bonté et d'humanité envers toute personne en souffrance, « si la personne qui vient en aide rayonne de gentillesse, dégage un calme paisible, et peut être attentive à l'autre, il ne fait aucun doute que le patient sera réconforté par cette attitude » EC.
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Quelle que soit la « distanciation sociale », que nous soyons dans l'isolement monastique, dans le silence de la méditation ou pendant le confinement sanitaire, chaque moment est une occasion précieuse d'adresser notre compassion inconditionnelle à tous ceux qui souffrent et à tous ceux qui leur viennent en aide. C'est une opportunité de nous améliorer tout en améliorant notre propre résilience, « les méditants [à l'amour altruiste] sont plus sensibles et plus préoccupés par les souffrances des autres et réagissent non pas en ressentant une détresse accrue, mais en ressentant de la compassion (...) l'on peut "s'entraîner" à acquérir ces états d'esprit » EC.
Dans le bouddhisme, l'amour et la compassion ne sont pas proportionnelles à une aide de nature matérielle. L'intention essentielle est d'atteindre la bouddhéité pour libérer les êtres sensibles. Le caractère spontané de la réaction qui nous porte à aider les autres par nos actes est comme l'instinct qui nous pousse à nous jeter à l'eau pour sauver un passant de la noyade. A la vue des autres qui souffrent, vouloir éteindre le feu de leurs souffrances, c'est comme de chercher à éteindre un incendie en soufflant sur les flammes plutôt qu'en s'attaquant à sa base, les causes profondes de la souffrance ! Et c'est à cette action concrète que le Bouddha Sakyamuni s'est attelé.
Cela n'enlève rien au fait qu'aider son prochain dans la souffrance répond à un élan «d'amour affectueux ». Comment pourrions-nous ne pas venir en aide à une personne qui souffre au prétexte d'assurer sa libération ultérieure lorsque nous serons parvenus au terme de la voie des bodhisattvas ?
Le cœur animé d'une profonde humanité se serre à la vue de la souffrance, quelle qu'elle soit et quels que soient ceux qu'elle frappe, autant que l'esprit mû par la compassion universelle. Comment pourrions-nous détourner le regard de la souffrance des autres alors le développement de l'esprit d'Éveil participe de la préoccupation de leur sort ? Mais, n'est-il pas aussi paradoxal de censurer notre intention de bodhicitta en vue d'aider notre prochain ?
Si je suis dans une barque qui prend l'eau, réciter une prière tibétaine pour lever les obstacles ou lire le Lamrim (L'essence de la voie vers l'Éveil) ne me sauvera pas ! Et si la voie d'eau est irréparable, mes efforts ne feront au mieux que maintenir l'embarcation à flot. Imaginons que je puisse monter dans une autre barque, mais qu'elle soit également percée... Quelle que soit l'embarcation dans laquelle je prendrai place, aucune ne me permettra de traverser. Ne serait-il pas dès lors préférable que je nage jusqu'à la rive ?
En prenant le chemin qui le conduirait à l'Éveil, Siddharta n'abandonna pas la population à son sort parce qu'il ne l'aida pas matériellement. Il a vu au-delà du corps que la vie était un océan de souffrances infinies et que, quel que soit le véhicule, nous ne serions jamais exempts de souffrir tant que nous nous confondrions avec lui. Le remède dépasse la réparation de la barque et son application suppose de nous affranchir de l'océan, définitivement !
Pour développer notre compassion aux autres, « nous avons besoin de nous identifier à eux, de faire preuve d'empathie et de ressentir leur douleur aussi vivement que si c'était la nôtre » BMV1-84. Or, se préoccuper des autres, c'est « prendre sur soi » leurs souffrances et donc courir le risque d'être affecté par leurs angoisses, de (r)éveiller les nôtres ou d'en créer de nouvelles !
Dans la méditation tonglen, « le yogi, en inspirant, imagine qu'il prend en lui toute la souffrance des êtres sous forme de fumée et la dissout en son cœur » DEB-654. Cette fumée, c'est aussi celle de l'actualité anxiogène. C'est la situation des soignants exposés aux malades du Coronavirus qui courent le risque d'être contaminés et qui, face à la détresse des victimes graves, sont soumis à rude épreuve. Plus violente encore est l'attitude de ceux qui les conspuent, aveuglés par leurs peurs et leur indifférence. Et pourtant, s'ils venaient eux aussi à tomber malades, aucun soignant n'hésiterait à leur venir en aide.
16. Si une personne que l'on a chérie comme son enfant, nous considère maintenant comme un ennemi,
lui accorder l'attention spéciale d'une mère pour son fils malade est la pratique des bodhisattvas 37.
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000623-5be485be4a/10-9.jpg?ph=bc4d23e248)
Se préoccuper des autres, c'est « faire face » à cette partie de soi qui, sans contrôle ni sagesse, s'emballe et nous emporte par identification dans les pensées effrayées et la hantise de sa propre finitude. Se « préoccuper des autres », c'est au-delà de la peur s'entraîner à « l'amour désirant » leur bonheur pur. C'est ainsi que dans le tonglen, le yogi « médite qu'il distribue à tous son bonheur et ses mérites sous l'aspect d'une lumière blanche lumineuse pensant qu'ainsi tous atteignent la libération et l'Éveil » DEB-654.
Dès lors que nous cessons de nous identifier à la partie de nous qui n'est pas sensible à la mort, nous cessons de la voir comme une fin et d'en avoir peur. Or, cette « partie de nous », sensible à la mort, est également négativement sensible aux autres. En abandonnant la préoccupation du « moi » pour nous préoccuper du sort des autres, nous cessons de voir en eux une menace et d'en avoir peur. La part insensible en nous à la mort est également celle qui nous fait aimer et chérir les autres, car sa nature est compassion.
Nous avons peur de la mort, car ce qui la nourrit est la croyance qu'elle est une fin « en soi ». Mais, dès lors que nous réalisons la vacuité du « soi » de la personne, la mort cesse d'apparaître comme une fin ! Ce qui demeure est l'esprit pur, qui en son essence est vacuité et en sa nature « Claire lumière ».
« Se préoccuper des autres », ce n'est pas se soucier de ce qui en eux est impermanent, sensible à la mort et qui voit autrui comme un danger. Ce qui préoccupe l'esprit animé de compassion, « l'objet de son amour », c'est le sort des êtres attachés au cycle des renaissances car, dans l'ignorance de leur vraie nature, la « préoccupation du moi » les rend indifférents aux autres et origine des souffrances sans fin qui les propulsent de vie en vie.
![Thubten Choling Monastery - Junbhesi - Népal 2700m](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000624-4091640918/11-2.jpg?ph=bc4d23e248)
Une partie de nous est pleine d'amour et pourtant, elle trouve à s'identifier à la part qui souffre et qui voit les autres comme objet de menace ! Cela revient au même que de faire un rêve empli de souffrances. « Se préoccuper de soi » renforce le pouvoir causal, karmique, de ce cauchemar, tandis que (s'entraîner à) « se préoccuper des autres » nous donne, par le pouvoir de la compassion, la capacité de nous réveiller de ce mauvais rêve.
Venir en aider aux autres permet de soulager leurs souffrances, mais un médecin cherche surtout à guérir la maladie. Or, un pansement n'apporte pas la guérison si le sang est empoisonné ! La gravité des affections dues au Coronavirus implique d'intuber les patients et de les brancher sur respirateurs pour les secourir. Toutefois, la pandémie ne sera vaincue que lorsque les populations humaines auront acquis une immunité et seront vaccinées.
« Se préoccuper des autres » est le vaccin contre les affections mentales et les souffrances sans fin nées de la « préoccupation du moi ». A l'instar de la méditation de «calme mental », se familiariser avec le développement de notre compassion, c'est par « la force de l'écoute » (attentive à soi et compassionnelle) ainsi que par « la force de la vigilance » surveiller chacune de nos pensées (chaque clameur de nos croyances, chaque échauffement émotionnel), pour détecter l'agitation, la distraction et le relâchement de l'objet de notre concentration et mobiliser les anticorps (antidotes) à la « préoccupation du moi », aux peurs, aux souffrances et aux comportements nuisibles à tous les êtres sensibles.
35. L'habitude des émotions perturbatrices rend les remèdes difficiles à appliquer.
Avec vigilance et attention, saisir l'arme des antidotes pour détruire l'attachement et autres afflictions, dès leur apparition est la pratique des bodhisattvas 37.
![Camp de base de Pike Peak - 3700m](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000626-648e3648e5/14.jpg?ph=bc4d23e248)
Les anticorps à la « préoccupation du moi » n'entraînent pas seulement à l'esprit d'Éveil en développant « l'amour affectueux » et « l'amour désirant », la préoccupation du bonheur des autres et de leur libération, ils constituent une transformation de notre nature animale par la compassion universelle.
La partie de nous « sensible » à la mort (et aux autres), notre corps, est mu par instincts. Élaborés par l'évolution, ces instincts nous poussent à l'action pour assouvir les besoins fondamentaux garants de notre survie (et ceux de notre espèce). Face au danger, notre cerveau a développé trois types de réactions (ou programmes) qui induisent des états psycho-physiologiques de « stress[iii] » : la fuite, la lutte et l'inhibition - s'y ajoute un cinquième état, le « flow », « état maximal de concentration » (sensorielle) caractérisé par « l'absorption optimale de la conscience » (cognitive) dans l'expérience[iv] -.
Ce sont à ces différents états que la partie de nous qui ne « disparaît » pas avec la mort s'identifie par confusion et par ignorance de sa vraie nature. Dans le lexique du bouddhisme, ces comportements sont les « poisons » des « émotions perturbatrices » : le désir-attachement pour l'action (qui permet l'expérience du plaisir et son renouvellement) ; l'aversion pour la fuite (de ce qui s'oppose au désir) ; la colère pour la lutte (ou l'insatisfaction).
Dire
que l'ignorance est la cause des autres poisons, cela revient à dire que l'identification
de l'esprit avec le corps - qui n'est qu'un ensemble d'états
fluctuants par nature sujets à la souffrance - est à l'origine de notre
incapacité à trouver le bonheur. L'esprit se confond, spontanément, avec le
corps parce que l'(a)perception implicite du corps est ce que l'agrégat
des « consciences sensorielles » lui renvoient à travers la
« conscience de soi » (elle-même agrégée). Le corps, en ses
expériences, trouble, déforme et masque l'esprit à sa propre « vue »
et le fait se confondre avec les réactions de stress, les comportements, les émotions,
les pensées...
Rendre le monde meilleur n'est pas l'objectif du bouddhisme. Certes, suivre des principes comme « ne pas nuire aux êtres sensibles » et des méthodes comme « se préoccuper du sort des autres » font de nous des personnes plus altruistes ce qui améliore le monde, mais la vie est souffrance ! Le bouddhisme allie une pratique (psych)analytique à une philosophie morale dans le but d'amener chaque être sensible à reconnaître sa confusion qui l'assujetti au corps, à ses instincts, à ses automatismes, à ses pulsions, et ainsi à libérer l'esprit de l'illusion de son identification au « moi ».
Cependant, la finalité va au-delà d'un changement de vision (psycho)logique et comportementale. Reconnaître notre confusion, ce n'est pas nous libérer de notre illusion par un changement de point de vue ou par la substitution du schéma comportemental de « fuite, lutte et inhibition » par une action pure éclairée par l'amour et la compassion. La voie de l'Éveil vise à « passer au-delà du par-delà » du cérébral, du corporel et du matériel.
Développer la « sagesse qui réalise la vacuité » dépasse le connu et le connaissable, l'intelligible et le cognitif, pour s'illuminer de notre réalisation spirituelle sous la « Claire lumière » de la nature de l'esprit. L'entraînement à la compassion de la bodhicitta conduit « au bonheur pur et éternel de l'illumination (...) bouddha pleinement éveillé né de la compassion universelle » BMV1-81 par l'éveil littéral de la conscience à la nature objective véritable « de notre être profond (...) un Bouddha. La différence tient au fait qu'un Bouddha [en] est conscient tandis que l'homme attaché à la terre ne l'est pas à cause de l'illusion de l'ego » LTM-13.
Pour aller au-delà du psychologique, il faut toutefois s'appuyer sur lui. Or, le mécanisme de l'habituation présente un biais. Notre cerveau construit une représentation de la réalité à partir des informations de l'environnement. Mais, l'importance de leur nombre, ajoutées à nos limites sensorielles, l'obligent à faire un tri et à filtrer les données. L'évolution a programmé notre cerveau pour réagir à la nouveauté, mais cette réaction serait impossible sans la faculté d'oublier. Comme la mémoire vive d'un ordinateur doit être lestée régulièrement pour faire de la place aux nouvelles données à traiter, nous devenons progressivement indifférents aux stimuli habituels.
Plus nous sommes habitués à une chose et moins nous y prêtons attention. Ce mécanisme « d'adaptation hédoniste » fait que nous cessons d'apprécier y compris ce qui nous rends heureux ! Ce qui nous entraîne à devoir, sans cesse, diversifier les sources de bonheur potentiel. Selon Husserl « toute conscience est conscience de quelque chose » et ce quelque chose est éphémère ! Toute conscience est «conscience de l'éphémère ». Tout ce dont nous avons conscience est passager sauf le pire ! Car, nous sommes programmés pour l'anticiper et ne cessons d'en ressasser les expériences ou les craintes afin de l'éviter.
Pour retrouver le goût des choses (et le sens de l'essentiel), la psychologie préconise la technique de la « soustraction mentale : plutôt que d'exprimer de la gratitude pour un bienfait, vous imaginé en être privé. Ce qui focalise votre attention sur le bienfait lui-même et vous montre à quel point vous êtes chanceux d'y avoir accès » [v].
Méditer l'absence, le manque ou la perte des choses sans lesquelles nous n'imaginons pas qu'il nous soit possible de vivre permet aussi de prendre conscience qu'elles ne sont pas aussi indispensables que nous le croyons. Une fois abstraits de nos croyances, elles apparaissent pour ce qu'elles sont, objectivement, et non plus pour ce qu'elles sont « pour moi » ! Méditer la (dé)possession, c'est apprendre à distinguer le futile de l'essentiel. Et plus nous reconnaissons le bonheur dans la simplicité, plus il nous est facile de « passer à l'acte » et de nous libérer factuellement du superflu.
C'est donc un moyen excellent de lâcher-prise sur le désir-attachement et par là-même de nous délier des émotions perturbatrices ! Car, dès lors que nous nous détachons des objets du désir, nous cessons d'être en colère lorsque nous n'arrivons pas à les posséder, orgueilleux à la contemplation de nos propres possessions et jaloux des biens des autres, etc.
![Monastère à Chyangba - Népal 2400m](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000628-1fd511fd54/16-4.jpg?ph=bc4d23e248)
Se « déshabituer » de la préoccupation (obsessionnelle) du « moi » participe de l'entraînement à « se préoccuper des autres » (l'altruisme) en développant « l'amour affectueux » qui, en écho (par empathie) à leurs souffrances, fait naître la compassion de leur venir en aide. Pour cela, il faut commencer par imaginer « les différentes formes de détresse [qui affligent les êtres vivants] jusqu'à ce qu'elles deviennent insupportables (...) [afin] d'engendrer une profonde aspiration à remédier à ces souffrances (...) ce désir ne suffit pas, il faut cultiver la volonté de tout mettre en œuvre pour les soulager (...) réfléchir sur les causes profondes, les poisons mentaux (...) Le processus conduit à un désir accru d'agir pour le bien des autres » EC.
Pour autant, il est possible de se détacher de « la préoccupation de moi » sans, nécessairement, s'attacher à se « préoccuper des autres » voire, si nous poussons le raisonnement à l'extrême - ce qui implique que cette expérience, fut-elle « de pensée », ne soit pas elle-même sans douleur -, de s'habituer à vivre sans les autres ! Mais pourquoi évoquer ce cas de figure ?
Il est clair que la voie de « l'esprit d'Éveil » n'est pas exempte de souffrance. Développer la compassion, c'est « prendre sur soi » la souffrance des autres. Les « trente-sept pratiques des bodhisattvas » procèdent du détachement du détachement au « moi », de la maîtrise de l'esprit, du développement de « la sagesse qui réalise la vacuité », mais surtout de l'entraînement à échanger, sans peur ni retenue, son propre bonheur contre la souffrance d'autrui.
Atteindre l'Éveil n'est pas une question d'assiduité à la pratique. Ce n'est pas la persévérance qui fait un bouddha ! Pour suivre la voie qui mène à la réalisation, je dois me demander quelle quantité et intensité de souffrance je suis prêt à accepter ?
« Je », c'est bien là le sujet, car il est évident que « je » ne peux être prêt à supporter un tel poids si je suis « préoccupé de moi » ! Mais, le fait d'abandonner ma préoccupation égotiste n'induit pas que je sois pour autant prêt (ou désireux) de supporter ce qu'implique vraiment « se préoccuper des autres » pour développer la compassion universelle...
A force de pratique, la méditation de « calme mental » m'apporte une telle paix et une telle sérénité que je peux légitimement me demander pourquoi je devrais m'évertuer à «prendre sur moi » la souffrance des autres plutôt que de poursuivre ma quête (personnelle) de félicité ?
![](https://bc4d23e248.clvaw-cdnwnd.com/096f880f248939102d01de0b8e3692c9/200000629-959ec959ee/17.jpg?ph=bc4d23e248)
Dans le bouddhisme, c'est ce qui distingue le petit véhicule Hināyāna ou le souhait de la libération « pour soi », du grand véhicule le Mahāyāna ou le souhait de l'Éveil en vue d'aider à la libération de tous les êtres. Cette félicité apportée par la paix de l'esprit, épuré de ses négativités karmiques, délivré de ses afflictions mentales, débarrassé de ces émotions perturbatrices, c'est celle de la libération définitive de la souffrance, le nirvāna. Cependant, ce n'est pas encore l'état de bouddha, mais celui de « réalisé solitaire » !
A l'origine, le terme générique d'arhat désigne tous les bouddhas et signifie « vainqueur de l'ennemi, c.à.d. qui a vaincu les passions du samsāra » DEB-51. Les oppositions philosophiques et doctrinales entre les écoles bouddhiques aboutiront « à considérer l'arhat comme une étape intermédiaire dont il faut sortir pour poursuivre son chemin vers le plein Éveil (...) qui peut demeurer absorbé dans cette cessation, comme "prisonnier de cet état de délivrance", sans souci de contribuer à la libération d'autrui » DEB-53.
La félicité est-elle à ce point lénifiante que seuls les bouddhas ayant atteint l'Éveil plénier peuvent vous en extraire ? Pourquoi serait-il nécessaire de s'en « libérer » ? Et en quoi les autres sont-ils si importants que la réalisation de leur bonheur ne puisse se passer de « mon » intervention ?
Il est possible de vivre en totale autarcie et autosuffisance. D'aucuns se sont lancés dans l'aventure, mais nous sommes loin du temps où les hommes vivaient en harmonie avec la Terre et encore ne vivaient-ils pas seuls ! Les difficultés sont considérables et le résultat n'est pas garanti, mais il est intéressant de méditer la question sur le plan spéculatif.
En poussant le raisonnement à son extrême, nous pourrions en conclure, outre les obstacles, qu'il est parfaitement possible de bâtir sa cabane dans les bois, chasser, pêcher (pour un bouddhiste, cultiver ses légumes), de vivre sans télévision ni radio, loin de tout et sans contact social d'aucune sorte.
Des moines bouddhistes, des maîtres et de nombreux Éveillés, des trois temps, passent des mois, voire des années, en retraite silencieuse. Le confinement est l'occasion de goûter, voire d'apprécier, une retraite solitaire, même si le patrimoine génétique y prédispose favorablement pour certains[vi].
Mais est-il véritablement possible de vivre sans les autres ?
Si tant est que je puisse, véritablement, vivre sans les autres « à partir de maintenant », c'est en réalité grâce à eux, car ce sont les autres qui m'ont fait tel que je suis à cet instant ! Ce sont eux qui m'ont donné la vie, nourri, éduqué et, si tant est que je sois libre de mes choix, ce sont les autres qui m'ont donné la possibilité de les réaliser. Si tant est que je puisse « exister » sans que les autres n'interviennent sur aucun plan (génétique, utilitariste, sociétal, culturel, etc.), je serais encore le produit de la nature, qui elle-même résulte de la combinatoire des éléments matériels qui la composent...
Ici et maintenant, le savoir que je détiens, les connaissances que je possède, les idées dont je débats, le fruit de mes réflexions philosophiques, de mes analyses, de mes intuitions, d'où tout cela provient-il ? Le traitement des informations m'est spécifique, mais celles-ci proviennent d'une multitude d'interactions avec les autres sur une multitude de vies. Que reste-t-il dans mon esprit sans les autres, hormis mon esprit lui-même ? Et encore...
Cette part de mon être qui naît à la vie et disparaît à la mort, agrégat corporel, psychologique, intellectuel « qui n'est pas l'esprit » au sens bouddhique est formée de « chaînes d'interdépendances combinées » (famille, travail, société, culture, nation, peuple, etc.) constituées de mes interactions avec tous les autres !
Je me crois autonome, je m'affirme indépendant, par oubli et ignorance de ma complexité, sous l'empire du « moi » qui me fait me penser supérieur aux parties qui me constituent. Je ne suis pas seulement interdépendant des autres sur un nombre infini de plans, je suis le produit de « l'infinie diversité de leurs infinies combinatoires » ! Je suis un corps social, je suis une intelligence collective, je suis un être multi composite[vii] !
Aussi pénétrant que puisse être mon discernement, aussi puissante que soit ma pensée, mon esprit est tout entier insufflé par les autres. Affirmer que « je suis la somme de tous les autres », c'est me reconnaître comme le produit de l'interdépendance de l'univers, de la matière, de la nature et des autres !
Dès lors, pour paraphraser le dixième précepte des « trente-sept pratiques des bodhisattvas », « comment peux-tu être heureux, lorsque les autres qui t'ont façonné, éclairés, guidés par leurs pensées, avec discernement et sagesse, affection et amour, auquel tu dois le bonheur de satisfaire ta propre curiosité et aux modèles desquels tu dois ta propre vocation, depuis des temps sans commencement sont dans la souffrance ? Développer l'esprit d'éveil afin de libérer l'infinité des êtres, qui te permettent d'acquérir sagesse et compassion menant à l'Éveil, est la pratique des bodhisattvas » 37.
Mais, cela ne s'arrête pas là ! A elle seule, la valeur de l'argument ne vaudrait qu'en tant qu'il m'obligerait moralement envers les autres, eut égard à leurs incomparables bontés qui rendent mon existence possible (comme nous devons assistance à nos parents âgés lorsqu'ils deviennent dépendants comme nous l'étions nous-mêmes à notre naissance).
Or, « je suis la somme de tous les autres » ne s'applique qu'à la partie de mon être « qui n'est pas l'esprit » ! En son essence de pure vacuité, en sa nature de « Claire lumière » et en son aspect de « non-obstruction », l'esprit est indépendant. Non pas au sens du Soi du Vedanta ou de l'âme dans les religions monothéistes, c.à.d. transcendant par essence, éternel et immuable par nature depuis son commencement et « à lui-même sa propre cause ».
« L'esprit » tel que définit par le bouddhisme est un phénomène sans commencement ni fin, fruit de causes interdépendantes aussi nombreuses, complexes et anciennes qu'insaisissables (hormis peut-être à l'omniscience d'un bouddha). A l'origine, ce phénomène est indépendant des phénomènes de même essence, nature et aspect que lui. « A l'origine », car l'esprit évolue.
Nous sommes tous potentiellement des bouddhas ! Si nous l'étions déjà comment se pourrait-il que nous puissions l'oublier ?
Nous pouvons rester indéfiniment prisonniers des filets du samsāra, soumis aux incessantes fluctuations de la part de notre être « qui n'est pas l'esprit », sans que notre conscience ne change d'un iota ou nous pouvons mettre à profit notre « précieuse vie humaine » pour développer notre compassion et, par la transmutation de nos passions en sagesses, réaliser notre bouddhéité !
Ce qui est éloquent avec cette « vue » - tout est « vue » relativement à l'idée suggérée qu'il nous faut dépasser pour en réaliser l'intellection au-delà de l'intellectif... -, c'est qu'en notre état spirituel « initial » et l'état de bouddha, nous sommes indifférents (au sens de « témoin neutre ») les uns aux autres. C'est en devenant un esprit fait d'agrégats, mêlant une part spirituelle persistante et une part corporelle périssable (constituée de la « somme de tous les autres ») qu'il nous est possible de connaître la compassion pour leur souffrance et, ainsi, de réaliser notre plénier potentiel !
Le paradis biblique en est la métaphore. Adam et Eve sont insensibles à la faim, au froid, à la douleur et ils ne connaissent pas non plus l'amour ! Ils ne sont même pas conscients de leur nudité - dans le bouddhisme la « nudité sans parure », telle celle du « bouddha primordial » Samantabhadra est le symbole de « l'absence d'obscurcissement » ou la connaissance éclairée ! -. C'est en mangeant le fruit interdit de l'arbre de la connaissance que tout ceci leur apparaît et que, chassés du paradis, débute alors le cycle du samsāra.
Devenir un « esprit-agrégé » (dont la conscience est le produit d'agrégats sensoriels et de facteurs mentaux), nous fait nous identifier à cet artifice et nous confondre avec ses réactions instinctives et passionnelles dans l'oubli de ce que nous pouvons être, eut égard à notre nature véritable objective. Le risque est de nous empêtrer dans le tourbillon infini du samsāra, mais c'est seulement ainsi qu'il nous est possible de réaliser notre bouddhéité, c.à.d. de prendre conscience de « qui nous sommes vraiment » en prenant conscience des autres qui comme nous sont à la recherche du bonheur.
Les autres nous sont indifférents tant que nous ne partageons pas leur sort. C'est en faisant l'expérience de la vie et de la mort, par l'intermédiaire de cette part périssable et impermanente, que nous apprenons à aimer et à ressentir une compassion universelle pour la multitude de ces esprits dont l'existence, en notre « naïve pureté », nous est indifférente.
Avec la « sagesse qui réalise la vacuité », la compassion (les deux ailes de l'esprit d'Éveil) est la condition pour réaliser notre potentiel spirituel. « Perdre la vue » de la vacuité, c'est paradoxalement ce qui nous permets (de prendre le chemin de l'Éveil et ainsi) de voir les autres en partageant leurs souffrances et leurs tourments, et ainsi de voir ce qui est en nous, « ce qui est nous » ! C'est en ce sens qu'en développant la compassion universelle et l'entraînement des bodhisattvas, nous devenons un bouddha.
Alors oui ! Cela vaut la peine de souffrir pour les autres en prenant sur nous, par compassion, leurs tristesses et leurs douleurs. Oui ! Cela vaut la peine de ne pas s'arrêter au nirvāna (de se « mettre l'arhat au court-bouillon » !) en visant plus loin, l'esprit d'Éveil, car c'est non seulement le moyen de réaliser notre propre accomplissement spirituel et de contribuer, de manière effective, à la réalisation de « tous les autres », sans exception ni distinction.
Mû par le précieux esprit d'Éveil, puissé-je œuvrer à transformer un « océan d'indifférence », emplis de bulles de vacuité, transparentes et invisibles, détachées et étrangères, non préoccupées du « sort des autres », en un sentiment d'amour océanique partagé dans l'unité de la compassion universelle de tous les êtres les uns envers les autres.
Namasté
- Serment d'Hippocrate
- « Au moment d'être admis(e) à exercer la médecine, je
promets et je jure d'être fidèle aux lois de l'honneur et de la probité (...)
- Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur
volonté, sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions.
J'interviendrai pour les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou
menacées dans leur intégrité ou leur dignité (...)
- Je donnerai mes soins à l'indigent et à quiconque me les
demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la
recherche de la gloire (...)
- Admis(e) dans l'intimité des personnes, je tairai les secrets
qui me seront confiés. Reçu(e) à l'intérieur des maisons, je respecterai les
secrets des foyers et ma conduite ne servira pas à corrompre les mœurs (...)
- Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai
pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément »[viii].
Références :
DEB : Dictionnaire Encyclopédique du bouddhisme, Philippe Cornu
BMV1 : Un bouddhisme moderne, la Voie de la Compassion et de la Sagesse ? Guéshé Kelsang Gyasto volume 1
EC : De l'empathie à la compassion dans un laboratoire de neuroscienceshttps://info-buddhism.com/Empathy-Compassion-Neuroscience-Ricard-Altruism.html
LTM : Bardo-Thödol,Le livre tibétain des morts
37 :
Les Trente-sept Pratiques des Bodhisattvas https://www.institutvajrayogini.fr/pdf/Les_37_pratiques_des_bodhisattvas_trad_Ch.Charrier_Editions_Vajra_Yogini.pdf
[i] https://www.worldometers.info/fr/
[ii] https://hitek.fr/bonasavoir/combien-humain-totalite-terre_936
[iii] https://www.futura-sciences.com/sante/dossiers/medecine-stress-comprendre-gerer-stress-855/page/5/
[iv] https://fr.wikipedia.org/wiki/Flow_(psychologie)
[vi] https://www.cerveauetpsycho.fr/sd/psychologie/un-gene-de-la-solitude-10390.php
[vii] https://www.cerveauetpsycho.fr/sd/sociologie/stephen-hawking-le-mythe-du-genie-solitaire-8320.php
[viii] https://www.conseil-national.medecin.fr/medecin/devoirs-droits/serment-dhippocrate