I.71 – Le saisissement renversant du karman

12/07/2020

Combien de fois avons-nous fait la même expérience et combien de fois s'est-elle soldée par le même résultat ? Quand comprendrons-nous que ce n'est pas en persistant sur le même modèle mais en changeant notre état d'esprit que nous obtiendrons un résultat différent ?

Fin 2019, une maladie due à un coronavirus se propage sur toute la planète. Tous les pays sont touchés. La plupart des malades sont âgées (70 ans, 80 ans et plus) et présentent des facteurs de comorbidité aggravée. Pour autant, tous ne décèdent pas alors que d'autres, beaucoup plus jeunes (jusqu'à 13 ans au Royaume-Uni, 12 ans en Belgique, 6 ans en France), succombent sans présenter de pathologie particulière. «Lors d'un accident d'automobile, certaines personnes meurent, d'autres sont blessées et certaines s'en sortent indemnes. Voyant cela, on est surpris. Mais il n'y a pas lieu de l'être, car il s'agit de l'expérimentation du karma que chacun a créé » EVE-126.

La loi de causalité du karman est, de tous, probablement le sujet philosophique le plus difficile du bouddhisme. Et pour cause ! L'enchaînement de nos vies passées est impossible à saisir sans avoir réalisé l'état de Bouddha. Dans l'intervalle, nous n'avons d'autre choix que celui de croire dans le karman, comme dans le Bouddha, l'enseignement du Dharma et dans la Sangha, en faisant naître en nous la confiance, éclairée, qui nous amène à prendre refuge dans les Trois Joyaux. 

La loi de causalité est encore plus difficile à saisir que la vacuité, les subtilités de la loi de cause à effet sont uniquement le domaine [de l'omniscience] des Bouddhas EVE-126.

La difficulté ne tient pas tant à la complexité du mécanisme qui s'énonce plus simplement que la vacuité et se comprend plus aisément que l'ontologie de l'impermanence et de l'interdépendance des phénomènes. Somme toute, le karman peut se résumer en une phrase. « Je suis mon propre ennemi et je suis également mon propre protecteur[i] ». Agir de manière non vertueuse ou vertueuse, de mon comportement dépend ma souffrance ou mon bonheur.

La véritable difficulté tient dans le renversement radical de notre manière de penser. Plus largement, c'est toute la compréhension de la philosophie bouddhiste qui nous entraîne à ce basculement de perspective : des déités et des démons qui ne sont pas extérieurs mais des aspects de nous-mêmes ; des hommages, des offrandes et des prières qui ne s'adressent pas à un dieu transcendant, mais qui constituent des antidotes à nos émotions négatives ; des rituels qui ne visent pas l'obtention des faveurs d'une divinité par un culte religieux mais la purification, la pacification et la transmutation de nos passions en sagesses de Bouddha ; dans un renoncement au désir qui n'est pas d'amour mais d'attachement ; dans l'abolition d'une croyance dans un « Soi » qui n'est pas une âme mais un phénomène ; dans la réalisation de la nature de Bouddha qui n'est pas divine mais notre état véritable ; dans une omniscience qui n'est pas « science infuse » mais connaissance de « Claire lumière », sans sujet, « au-delà du par-delà » de toute conception...

Et pour couronner le tout, le karman dont la compréhension nous oblige à revoir totalement notre rapport aux autres, notre manière de considérer le monde et jusqu'au sens même de notre existence.

Notre manière habituelle de penser est empirique. Si une personne meure dans un accident d'automobile, si une autre est simplement blessée et qu'une autre encore s'en sort indemne, c'est le fait du hasard ou de la chance. C'est aussi en raison de l'état de la route, de l'état de la voiture, des conditions climatiques, de l'état du conducteur et des passagers. Mais, cela n'a, a priori, rien, à voir avec les vertus ou les péchés des personnes impliquées !

Tellement de facteurs entrent en jeu dans le moindre événement et nous n'en soupçonnons ni la nature, ni l'étendue... L'interdépendance des phénomènes n'a pas de frontière. Même s'il est possible de circonscrire un événement comme un accident de voiture dans le cadre restreint de notre niveau de réalité, c'est l'univers tout entier, du niveau quantique à l'échelle des étoiles, qui contribue à l'instant présent ! 

Ce que reconnaît la philosophie bouddhiste (du moins les écoles « réalistes » Theravādin et Mādhyamika prāsangika du bouddhisme tibétain). « Tout événement vécu ou subi par l'individu n'est pas nécessairement le fruit de la rétribution d'un karman antérieur. Quatre autres "lois" peuvent conditionner un événement : les lois physique, atmosphérique, biologique, psychologique. Le karman est la force qui façonne le samsāra, mais ce n'est pas la cause de tout ce qui se produit dans le monde » DEB-299.

Certes, l'approche doctrinale de l'école Cittamātra - « Rien que l'esprit » - pose que tels qu'ils nous apparaissent les événements sont le fait de l'activité de « l'esprit seul ». Considérer une origine purement physique à ce qui arrive à l'exclusion de toute «influence » inexpliquée relève tout autant du parti-pris. Deux visions mutuellement exclusives du fait de leur réductionnisme.

En termes de bon sens, il n'est pas recevable de réfuter le rôle d'une multitude de facteurs tant psychologiques et mentaux que physiques. Ce n'est toutefois pas là notre manière habituelle de penser. Nous avons tendance à simplifier sous l'impulsion de notre cerveau et par souci d'économie pour rendre nos actions plus efficaces, souvent au prix de notre intuition.

A l'origine de toute action, il y a un « agent », au sens large du terme, c.à.d. aussi bien un être qu'un objet. « L'agent exerce son action en vertu d'une force inhérente à sa nature » CNRTL. Certains agents sont dénués de volition, la physique des forces, l'entropie thermodynamique, etc. D'autres sont doués de conscience. Si le corps humain est une machine et le cerveau un instrument de computation, son activité est en définitive régie par la « force motrice » de l'intention

Même si nos intentions sont conditionnées d'une manière dont nous n'avons pas conscience, tant par notre phénoménologie intérieure que par des tiers extérieurs, nos intentions sont notre fait propre. « Le karman est forgé par une intention strictement individuelle. Quand plusieurs individus accomplissent un même type d'acte ensemble, c'est chaque individu qui agit et assume la charge entière de son acte » DEB-303.

Toute intention possède un caractère vertueux ou non vertueux (c.à.d. bon ou nuisible aux êtres sensibles). Il n'est pas possible de départager nos actions de ce qui préside à nos « impulsions » dans les profondeurs d'un inconscient insondable qui n'est ni freudien ni neuronal.

Le karman naît d'une intention égocentrique produite par la croyance au "moi" (ātman) (...) l'acte intentionnel est une tentative toujours renouvelée de lui forger une réalité DEB-299

Somme toute, la philosophie bouddhiste tibétaine nous dit qu'il n'est pas possible de parler d'un agent conscient qui accomplit une action, et donc des événements dans lesquels cet agent est impliqué, sans parler de ce qui le motive, c.à.d. de ses « mérites » ou de ses « péchés » (vertu ou non vertu) dont l'origine karmique est sans commencement.

Ce qui fait que dans un accident de la route, des personnes soient impliquées, les raisons qui les ont amené à faire ce trajet, la chaîne d'événement qui les a mené à prendre ce véhicule à une heure précise, pour un trajet précis, tout cela relève d'intentions qui, toutes, sont plus ou moins volontaires, toutes, plus ou moins conscientes et qui ont, toutes, en commun un caractère karmique !

Cela va même plus loin, car il faudrait ajouter à cette chaîne la chaîne d'origine combinée de l'agent qui a vendu la voiture, des agents qui l'ont fabriqué, de ceux qui ont construit la route, de ceux qui les ont nourris, de ceux qui leur ont donné naissance, etc. La chaîne de causes interdépendantes à l'origine d'un événement impliquant des agents conscients est tissée de leurs karman qui enchâssent leur vie dans un véritable « réseau karmique ».

Qu'il soit peu probable que le karman n'intervienne pas dans un événement impliquant des agents doués de volition ne veut pas pour autant dire que les « lois de la nature » n'entrent pas en jeu ! Le karman ne provoque pas l'accident, ne décide pas de la trajectoire de la voiture ou n'influence pas l'angle et la force du choc à l'impact, pas plus qu'il ne fait pleuvoir ou tomber un astéroïde ! Les circonstances sont des déclencheurs du karman ou à tout le moins des conditions idoines d'expression.

En s'en tenant à notre manière de penser, un problème surgit. Le karman est une relation de cause à effet qui a valeur de « loi universelle », valable pour tous les êtres sensibles, à toutes époques et dans la « pluralité des mondes » (de notre univers et du multivers), qui énonce que le bien et le mal que nous faisons nous reviennent sous forme de bonheur et de souffrance, quel que soit le temps mis pour cela !  

Le karman est chargé d'une valeur morale favorable ou défavorable du fait de l'intention qui l'anime, et son résultat mûrit toujours au sein du samsāra, en bien ou en mal selon l'intention de départ DEB-299

Mais, dès lors que celui qui cueille le fruit n'est pas celui qui l'a fait pousser, comment peut-il y avoir « conservation » du lien de cause à effet ? 

La loi de causalité du karman est relativiste, « un des buts de la relativité est la découverte des invariants, de grandeurs qui ne dépendent pas du choix du système de coordonnées » RTE-103. En relativité, l'on parle d'invariance pour désigner le fait que la nature d'une relation reste identique lorsque le référentiel change. « La relativité s'exprime dans le mode de description covariant, dont la forme ne change pas dans une transformation de repère » RTE-103.

Si une personne meurt dans un accident, c'est parce que son karman négatif est arrivé à « maturation » (trouve-là l'occasion de s'exprimer), alors que le karman de la personne qui n'est que blessée n'avait pas « maturé » (ou qu'elle était protégée par son karman positif).

Autrement dit, selon le bouddhisme, le mal ou le bien que nous causons aux autres ne provient pas de la nature de nos intentions et du caractère de nos actions à leur égard, mais d'eux-mêmes ! Ce ne sont pas nos actes qui sont causes de souffrance pour les autres, c'est leur propre karman !

Cela paraît antinomique et contre-intuitif n'est-ce pas ? Si je frappe une personne avec un bâton, il semble logique que ce soit la force du coup qui la blesse et si elle souffre, c'est en conséquence du mal que je lui ai fait. Et bien, non ! S'il m'est possible d'agir envers elle de manière nuisible, c'est parce qu'elle possède un potentiel karmique arrivé à « maturation ». Si son karman était (extrêmement) vertueux, je ne pourrais ni la blesser ni la faire souffrir, de la même manière qu'un accident ne pourrait pas plus la tuer! « Les intrus lâchèrent de nombreuses flèches empoisonnées, mais elles ne transpercèrent pas l'ermite. Ils encerclèrent son corps de feu mais il ne brûla pas. Ils le poussèrent dans le vide, vers les remous de la rivière (...) le Jetsün [Milarépa] remonta des profondeurs, émergeant sans même avoir touché l'eau » OCM-574.

Certes, il s'agit de Milarépa, un être réalisé qui avait atteint l'Éveil (et de sa légende...), mais c'est le même biais cognitif qu'illustre la métaphore du cygne noir. Si dans ma vie, je ne vois que des cygnes blancs, j'en déduis que tous les cygnes sont blancs ! Il est statistiquement peu probable que je croise un être hautement réalisé ou un Bouddha (mais le saurais-je ?). Ce n'est donc pas parce que les personnes que je croise sont des êtres ordinaires comme moi et donc que nous pouvons nous blesser que cela invalide le raisonnement - ce n'est pas non plus une preuve certes, la seule étant l'Éveil - !

Si vous avez du mal à y croire, c'est normal. Votre esprit conditionné se rebelle contre cette pensée qui affirme que « nous souffrons de notre seul fait », que le karman « se passe en nous », à l'intérieur, au plus profond, au niveau de notre esprit dont il nous voile la nature !

Si j'ai l'intention ou l'impulsion, inconsciente, de nuire aux autres, c'est parce qu'en plus des émotions perturbatrices, il y a en moi des tendances karmiques négatives qui m'y poussent inconsciemment. Si j'éprouve de l'empathie à la vue de la souffrance des autres, c'est parce qu'il y en moi une souffrance qui résonne et s'amplifie à leurs échos ; si j'agis avec bienveillance, altruisme et compassion, c'est parce que j'ai « modelé » mon esprit à cette disposition par l'accumulation de vertus dans de nombreuses existences passées !

Si vous êtes étonnés de la contradiction qui apparaît entre le souhait de vouloir atteindre l'Éveil pour le bien de tous les êtres sensibles alors que le karman pose que se « préoccuper du sort des autres » n'a, en définitive, de sens qu'en tant qu'il permet de se libérer soi-même... c'est que vous êtes encore sous la coupe d'une pensée empiriste et que vous n'avez pas encore effectué le basculement de perspective qui permet de commencer à y croire...

Creusons un peu plus. Si mes actes nuisibles ne sont cause de souffrance pour les autres qu'en raison de leur karman, alors mes actes altruistes le sont également ! Je peux vouloir tout le bien du monde à une personne, je peux m'appliquer à l'aider avec tous les moyens possibles à ma disposition, ce n'est pas de m'efforcer d'agir de manière vertueuse en allant même jusqu'à sacrifier ma propre vie pour la sauver, qui sera une cause de bonheur pour elle ! Sa capacité à éprouver le bonheur ne dépend que d'elle-même et de son propre karman. « Un fils plein d'amour pour sa mère peut lui offrir les meilleurs médicaments, mais si l'effet du karma de la mère a maturé, elle devra néanmoins mourir et ni les médicaments ni le fils ne pourront rien y faire » EVE-128.

Un médecin peut déployer toutes les ressources de son art, tout son talent et toute son abnégation à sauver une vie, si le karman négatif de son patient est arrivé à maturité, il ne pourra pas plus la sauver que la personne qui meurt dans un accident de la route alors qu'une autre survit. Ce qui ne signifie pas que la médecine n'ait aucune efficience !

Si une personne a beaucoup de karman vertueux et très peu de karman non vertueux, mais qu'elle saigne abondamment à la suite d'une blessure grave et que rien n'est fait pour stopper l'hémorragie, elle se videra de son sang. Mais, ce n'est pas l'acte médical en lui-même qui la sauvera, c'est son karman ! Le résultat du soin qu'elle recevra ne fera « qu'exprimer son karman » comme l'accident de la route. Tout dépend toutefois de la nature du karman...

Il y a dix types d'actes non vertueux, autant d'actes vertueux et donc autant de types de karman, chacun étant relatif au corps, à la parole et à l'esprit, chacun possédant un degré de gravité. Une personne peut avoir commis de nombreux vols au cours de sa vie et avoir un karman de ce type arrivé à maturité, mais si elle n'a pas tué d'êtres sensibles, sa propre vie ne sera pas raccourcie ! « Le roi Udayibhadra voulait que son fils, le prince Kumara, soit roi, ce qui était impossible tant qu'il vivrait, or lui-même ne pouvait mourir que si Nagarjuna, devenu immortel, mourrait également ! Nagarjuna accepta, mais Kumara ne put le tuer avec aucune arme. Nagarjuna lui dit qu'il devait prendre un brin d'herbe, car dans une vie passée, il avait coupé la tête d'une fourmi avec un brin d'herbe. N'ayant pas épuré le karman de cet acte négatif, Nagarjuna eut ainsi la tête tranchée par le brin d'herbe[ii] ».

La loi de causalité du karman s'exprime à travers le caractère inéluctable de l'invariance de la nature de l'effet à la nature de la cause, dans une relation de covariance du type d'acte - le meurtre aura pour conséquence une vie courte, tandis que le vol aura pour conséquence une vie dans laquelle la personne sera elle-même dépossédée de ses biens -. « La validité universelle d'une loi, dans tout système de référence, se traduit par l'invariance de la forme des équations dans les changements de système ou principe de covariance » RTE-104.

Une cause vertueuse ne créera comme effet que du bonheur et jamais de souffrance. Une cause non vertueuse ne créera comme effet que de la souffrance et jamais de bonheur EVE-124.

Dès lors qu'une action est accomplie, elle peut être expérimentée. Il y a deux issues possibles à un karman, soit il produit un effet, soit il est épuré. Dans tous les cas, «l'action accomplie » ne s'épuise jamais (même après plusieurs vies), mais s'accroît jusqu'au produire son résultat.

Que notre bonheur et notre souffrance dépendent exclusivement de nous, cela se comprend encore, mais que nos actions tant négatives que positives n'aient de réel effet sur les autres qu'en tant qu'ils « expriment » leur karman...

Que notre bonheur et notre souffrance dépendent exclusivement de nous, cela se comprend encore, mais que nos actions n'aient de réel effet sur les autres qu'en tant qu'ils « expriment » leur karman... L'effort demandé n'est toutefois pas aussi difficile qu'il y paraît. Cela revient somme toute à passer du précepte « ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'ils vous fassent » à « ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas... vous faire à vous-mêmes » ! 

Si en frappant l'autre avec un bâton c'est à moi que je fais mal, si en déversant ma colère sur l'autre c'est à l'intérieur de moi que je la déverse, si en agissant avec générosité avec les autres c'est envers moi que je suis bon, si en agissant avec bienveillance et compassion envers tous c'est envers moi que j'adresse cet amour, alors l'évidence est devant nous... 

  • C'est là un point essentiel qui illustre la logique remarquable de la philosophie bouddhiste dont la sagesse résonne de la pratique de la compassionPar la pratique de « l'échange de soi avec l'autre », le karman nous appelle à développer « l'esprit d'Éveil » qui est la qualité principale des bodhisattvas !

Or, « l'échange de soi avec l'autre » est également la pratique qui permet de changer la base d'imputation du « je » (qui trouve ses formes les plus puissantes dans le yoga suprême du Vajrayana). Si les actes que je commets envers les autres, c'est en réalité envers moi que je les commets, c'est parce que l'autre est mon miroir et que je suis le miroir de l'autre. Et lorsque deux miroirs se font face, ils se renvoient leur propre image à l'infini dans l'infini de l'image de l'autre...

Du fait de cette permutation « essentialiste », dans la méditation tonglen, lorsque nous visualisons que nous aspirons en nous les souffrances des autres sous forme de fumée noire ce sont donc, aussi, nos propres souffrances que nous extrayons de nous-mêmes, et lorsque nous leur envoyons une lumière d'amour et de compassion, c'est à nous également que nous l'adressons !

Tant que nous continuons de nous voir comme un « soi », tout bonheur que nous vouons à nous-mêmes et toute souffrance que nous infligeons aux autres, nous entraînent dans le même cycle de souffrances sans fin

Toute la variété des souffrances qui existent dans le monde et qui sont non désirées par nous et les autres proviennent de l'erreur de vouloir uniquement son propre bonheur. 

Toutes les variétés de bonheur expérimentées dans le monde par nous et par les autres proviennent du désir de bonheur pour autrui BJJ

Nul besoin de concevoir un Dieu ou un juge universel qui (sans trop savoir comment) nous retrouverait où que nous soyons dans une autre vie y compris dans le futur le plus lointain, pour nous demander rétribution de nos actes. L'enseignement du karman, ce n'est pas seulement que nous sommes « l'unique responsable » de notre propre bonheur et de notre propre malheur, car nous en portons leurs causes et leurs effets en nous-mêmes. La valeur de la leçon du karman tient dans ce qu'il nous convie à réaliser, sortir du présupposé du « moi » pour œuvrer à la libération des autres de leur prison mentale et ainsi réaliser notre propre accomplissement.

Lorsque nous prenons toute la mesure de ce que signifie véritablement le karman, commettre des actes non vertueux envers les êtres sensibles devient une totale ineptie! Toutefois, il ne s'agit pas simplement de comprendre le sens du karman mais de le réaliser. C'est comme de développer la « vue pénétrante » jusqu'à voir apparaître la vacuité ou de voir une illusion sans être pris par cette illusion. 

Dès lors qu'il devient évident que « l'autre c'est nous », comment pourrions-nous encore être agressif, violent ou toxique, par nos actes, nos paroles et nos pensées envers nous-mêmes ?

Certes, un tel basculement ne s'opère pas du jour au lendemain. De plus, nous n'avons aucune preuve de sa véracité. Nous ne pouvons que croire dans l'enseignement du Bouddha et dans la philosophie bouddhiste, une croyance qui n'est toutefois pas une foi aveugle, mais une compréhension éclairée. Or, d'un point de vue purement logique, si le Bouddha a effectivement atteint l'omniscience, puisque son enseignement en découle, il ne saurait être erroné ! Et parce que c'est en suivant la voie du Dharma (le chemin vers l'Eveil) qu'il est devenu Bouddha, cela fait également que le Dharma est vérité !

Reste que nous ne pouvons avoir de véritable certitude qu'en réalisant par nous-mêmes l'état de Bouddha. Vous pouvez être convaincu de la nature du karman en lisant ces lignes et/ou en prenant refuge dans le Bouddha, le Dharma et la Sangha, mais cette conviction demande à être entretenue, jour après jour, vie après vie, inlassablement, avec une détermination infaillible, autant que vous devez entraîner votre esprit au «calme mental », autant que vous devez le familiarisez à la « vue pénétrante » de la vacuité.

Cela demande de l'attention et de la vigilance à chacun de nos actes. Lorsque nous prenons la mesure de ce que signifie véritablement le karman, si nous frappons les autres avec un bâton nous ressentons la douleur dans notre chair, si nous les lapidons de paroles blessantes nous en ressentons les plaies dans notre cœur.

Lorsque nous sommes intimement convaincus que notre rapport aux autres s'inscrit dans une « permutation constante » à tel point que nous en venons intuitivement à sentir l'autre « à travers nous », comment pourrions-nous agir à notre propre encontre ? Comment pourrions-nous seulement écraser un insecte puisque cet insecte ce n'est autre que nous-mêmes ?

Si vous êtes un tant soit peu convaincu, ne pas commettre d'actes nuisibles aux autres devient alors votre préoccupation. Mais, pour savoir comment ne pas agir de manière non vertueuse et comment agir de manière vertueuse, il vous faut savoir ce qui produit le karman.

Le karman est une « force de compulsion » (ou « impulsion irrépressible d'agir »[iii]), qui nous conditionne à reproduire un même résultat (de même nature) selon un schéma dont nous ne sommes pas conscients et sans que nous n'ayons la moindre connaissance du mécanisme qui le sous-tend.

Les écoles philosophiques bouddhistes ne sont toutefois pas d'accord sur son origine. Selon que leur doctrine soit idéaliste ou réaliste, elles définissent le karman comme intention ou comme acte. « Le karma n'est en aucun cas l'action (...) Si c'étaient les actions elles-mêmes, cela impliquerait qu'il suffirait de ne rien faire pour cesser d'accumuler du karma, ce qui est absurde » [iv]

Une intention implique certes une volonté délibérée mais être conscient de ses impulsions ne signifie pas l'être de leurs origines !

Le sens des mots à toute son importance. Si le karman est « intention » et que j'écrase une fourmi sans en être conscient, cela est sans effet karmique, mais pas si le karman est « impulsion » ! Et si le karman est acte, alors dans tous les cas, que j'en sois ou non conscient, il y aura effet karmique.

La philosophie bouddhiste tibétaine distingue l'intention de « l'acte posé » qui peut se définir comme la condition d'un « acte mental » préalable à « l'action intentionnelle », soit un « karman motivant l'acte » et un « karman motivé par l'intention ». « Le karman de l'esprit (intention de pensée) est un karman motivant, parce qu'il peut entraîner la production de karman du corps, de la parole et de l'esprit, motivés puisque suscités par l'esprit » DEB-301.

Le Lamrim clarifie les choses en désignant l'intention et l'action comme des « voies d'action » du karman. Deux autres voies sont nécessaires pour que « l'action karmique » puisse être dite « accomplie », la base (l'identification d'un être sensible sur lequel va porter l'action posée elle-même et son type, vertueux ou non vertueux) et le résultat (lequel s'entend comme l'émotion au passage à l'acte et non comme l'effet karmique).

Le terme « action accomplie » signifie ainsi que la causalité du karman est complète c.à.d. que la cause produira un effet de manière infaillible si rien n'est fait pour l'arrêter. Il convient de distinguer « l'action accomplie » qui recoupe les quatre voies de « l'action posée » (l'acte lui-même) qui peut être réalisé sans que les autres voies ne soient présentes. Motivé ou non, motivante ou non, consciente ou non, tout acte, toute intention, toute impulsion, est une « voie d'action » du karman.

Si j'écrase une fourmi sans la voir (la base), sans avoir eu l'intention de l'écraser et s'en m'en réjouir ou le regretter (le résultat), « l'action karmique » n'est pas complète, mais «le mal est fait », la fourmi est morte. Ainsi, le karman produira malgré tout un fruit « phala ou rétribution, vipāka » DEB-299.

Bien qu'un résultat ne puisse naître de causes incomplètes, une action productrice de non vertu a été accumulée. 

Elle aura à tout le moins produit une sorte d'empreinte de karma négatif (...) 

La maturation de l'effet, la souffrance, n'est qu'une question de temps EVE-136

Lorsqu'il s'agit de « l'œuvre du temps » l'on ne saurait voir là le résultat d'une force. Le temps n'a pas d'existence propre. Le temps est, avec l'espace, le référentiel à l'intérieur duquel nous mesurons les événements. La durée qui sépare l'effet de la cause du karman est une simple mesure. Or, si le temps n'est pas ce qui produit la maturation d'une « action karmique », qu'elles sont alors les « conditions » de l'expression de la rétribution ?

Lorsque l'on parle de conditions, il faut d'abord y voir la réunion des quatre voies d'accès d'une « action karmique » complète et particulièrement leur intensité qui conditionne la survenue de l'effet. Plus l'acte est nuisible, plus son auteur est animé d'une intention maligne et plus la durée séparant l'effet de la cause sera courte. Toutefois, vu que le karman ne fait pas pleuvoir, ne rend pas la chaussée glissante et ne provoque pas un accident de voiture (ni ne déclenche un cancer ou un arrêt cardiaque) dans lequel l'auteur de l'acte peut trouver la mort, les conditions intérieures (mentales) ne sont pas seules à entraîner l'exécution de l'effet karmique.

Si comprendre que nous sommes seuls responsables de notre souffrance et de notre bonheur implique un renversement de perspective, pour autant cela n'annule pas le rôle des conditions extérieures, qu'il s'agisse des lois de la nature ou l'interdépendance des phénomènes. Potentiellement, un bâton de dynamite peut causer des dégâts importants, mais il n'explosera pas sans une flamme pour l'allumer ! Il faut un «déclencheur » pour que l'effet du karman se produise. La rétribution ne peut s'accomplir par magie !

De même qu'un résultat de bonheur ou de souffrance éprouvé

Ne vient pas du premier moment causal,

Ni non plus du tout dernier.

Pourtant, de par la réunion de facteurs interdépendants, bonheurs et souffrances sont éprouvés RLA.

Si l'on plante une graine dans un sol sec sans l'arroser, elle ne poussera pas. Mais si l'on attend le temps qu'il faut, il se mettra à pleuvoir et cet apport en eau pourra lui permettre de germer. Que le déclenchement de l'effet requière une condition extérieure «propice» ne signifie pas que c'est le karman qui est « créateur » de l'événement ou qui fait «advenir» la circonstance idoine par laquelle l'effet survient. C'est le karman de la personne qui la rend plus « susceptible » de réagir à la moindre étincelle, telle une allergie qui peut se déclencher au contact de la plus infime empreinte de substance allergène.

Il se pourrait aussi que la condition soit déjà présente, non qu'elle soit le fait du karman mais des lois naturelles (rappelons-nous que tout n'est pas karman !). Si une personne a un anévrisme cérébral non détecté et non traité, celui-ci peut constituer une condition extérieure (au mental). Toutefois, ce n'est pas le karman qui déclenche la rupture d'anévrisme, pas plus qu'elle n'en est le fruit. Le karman n'influence pas les événements, il s'insinue au cœur de l'incertitude. C'est ce qui se passe à cet instant critique qui détermine l'issue d'une situation. Le karman est un prédateur opportuniste !

Plus exactement, c'est nous qui sommes notre propre prédateur, notre propre ennemi. Un prédateur est « par nécessité opportuniste, il se saisira des proies qu'il rencontrera si les conditions de capture lui sont favorables[v] ». Le karman négatif exerce une «pression de prédation » des émotions perturbatrices dont l'empreinte nous conditionne à commettre, sans cesse, les mêmes actions non vertueuses. Ce mécanisme est illustré par la légende des « deux loups » que nous hébergeons en nous et dont celui qui finit par prendre l'ascendant est celui que l'on nourrit.

La «maturation » d'une action karmique consiste-t-elle alors en une pression de prédation à la souffrance ?

Lorsque l'action est « accomplie », l'idée de maturation du karman recoupe la mesure de la « durée » entre la cause et la survenue de l'effet. Lorsque l'action est « incomplète » (c.à.d. ne réunit par les « quatre voies »), elle suggère l'idée « d'atteindre un potentiel » par la complétion des voies manquantes, ce qui serait constitutif de l'atteinte d'un «seuil» ou d'une « masse critique ». « Si la racine est empoisonnée, de même seront les branches et les feuilles ; si la racine est médicinale, de même seront les branches et les feuilles », Atisha.

En germant, la racine produit des branches, des feuilles, des fruits. La quantité globale de poison ou d'actif médicinal de la plante devrait donc également augmenter en proportion de sa masse. Intuitivement, nous voyons la masse comme une propriété, mais ce n'est pas le cas. « Si je retire toute l'énergie d'un corps, je lui retire toute sa masse. La masse n'est rien d'autre que la mesure de la quantité totale d'énergie contenue dans un corps (...) sa nature, c'est d'être la mesure de l'énergie (...) cinétique et l'énergie d'interaction » EMC2.

Le karman négatif est un voile sur le « continuum de l'esprit » qui exerce une pression mentale croissante, compulsive d'une « prédation à la souffrance » dont le passage à l'acte s'effectue en lien avec un déclencheur externe. Au cœur de l'incertitude des événements, le karman négatif nous entraîne à saisir de manière opportuniste toute issue potentielle de souffrance.

Le caractère autodestructeur de chaque « pulsion » dépend du type d'acte qui l'a forgé en relation d'invariance de la nature de l'effet à la nature de la cause. Un karman de meurtre créera une « pulsion de mort ». Cependant, celle-ci ne conditionnera pas les actes d'une personne pour la pousser à se donner la mort, mais son esprit voilé par ce karman saisira inconsciemment toutes les occasions pour raccourcir la durée du bardo de sa vie actuelle ou future.

Tout karman négatif est autodestructeur. Qu'il nous pousse à reproduire les mêmes actions qui produiront les mêmes causes de souffrance ou qu'il soit déterminant du caractère funeste ou fatal de l'issue d'un événement, tout karman négatif fait de nous un prédateur autophage, qui consomme sa propre existence sous l'emprise de la «pression de prédation » que nous exerçons sur nous-mêmes du fait de comportements antérieurs non vertueux.

La rétribution n'attend pas quelque part dans un futur indéterminé que nous croisions son chemin pour qu'elle puisse nous sauter dessus telle une tique assoiffée de sang à l'affût dans les fourrées. Dès qu'une action est accomplie l'effet est comme « présent en nous », non bien sûr qu'il soit déjà réalisé mais, parce qu'il existe à l'état latent dans la nature de la cause qui lui est invariante

C'est comme si l'effet était « superposé » à l'acte...

En mécanique quantique, les constituants élémentaires de la matière sont dans un état dit de « superposition de phase ». Cela ne signifie pas qu'une particule soit « à la fois » onde et corpuscule. L'état ondulatoire et l'état corpusculaire dépendent de la forme de l'interaction, c.à.d. de la manière dont est effectuée la mesure. Leur nature véritable (ultime) est statistique, c'est l'ensemble des probabilités d'un « système quantique » d'adopter une série de valeurs déterminées relativement à la mesure qui provoquera sa décohérence.

Le physicien Ernest Schrödinger qui ne croyait pas à cette interprétation l'illustra par la célèbre expérience de pensée du chat[vi] à la fois vivant et mort dans sa boite tant que celle-ci n'est pas ouverte. De la même manière que nous pourrions penser qu'il s'agit d'un effet de notre ignorance de ne pas savoir dans quel état se trouve le chat, nous pourrions croire qu'il s'agit également d'un effet de l'ignorance au sens bouddhique du terme qui nous fait concevoir la « maturation » du karman comme le temps mis pour qu'il produise son fruit.

Si une « action accomplie » ne produit pas immédiatement un résultat, c'est du fait de l'absence de déclencheur c.à.d. de l'opportunité d'une circonstance ou d'un événement propice. Mais comment le résultat peut-il être « à la fois » infaillible et ne pas se produire si le karman est épuré ?

La maturation du karman n'est pas le temps qui sépare la cause à l'effet, sa complétion, ni l'événement déclencheur de sa décohérence. C'est le regard (l'état d'esprit égocentrique ou compassionnel) que l'observateur porte sur lui-même lorsqu'il «ouvre la boite » de son karman qui en détermine l'issue, dont la forme dépend du fait qu'il l'ait ou non épuré.

La cause est mentale ainsi que l'effet qui en résulte. Le fruit se décroche de l'arbre non pas sous l'effet d'une rafale de vent, ni parce qu'il est mûr, mais parce que le fruit signale à l'arbre le moment venu d'essaimer ses graines. La « décohérence » du karman ne résulte pas de l'interaction avec un événement déclencheur extérieur à la personne, mais entre la personne et... elle-même !

C'est l'ego qui entraîne la formation du karman par le pouvoir d'efficience que nous lui conférons - en imputant notre « moi » sur la base de nos agrégats et en croyant dans « l'en-soi » de notre personne - et c'est ce même « pouvoir d'efficience » qui provoque sa décohérence par son interaction avec le « continuum de notre esprit voilé ».

Il en va de même de notre ennemi, ce bourreau qu'est le moi,

Il semble bel et bien exister, alors qu'il n'a jamais existé.

Il paraît vrai et réel, et n'a pas la moindre réalité.

Bien qu'il apparaisse et se manifeste, il est au-delà de toute réification ou dénégation RLA

Nous serions tentés d'inférer que l'interdépendance des phénomènes ne joue aucun rôle dans la rétribution karmique. Cependant, si nous ne sommes la cause de souffrance pour les autres qu'en regard de leur karman, pour autant la nature (vertueuse ou non vertueuse) de nos interactions est susceptible de leur fournir l'occasion d'en produire eux-mêmes les fruits. La fourmi que Nagarjouna décapita attendait l'opportunité du moment où la faucille passerait près de sa tête pour regarder dans la « boite de son esprit » et déclencher la décohérence de son karman.

  • C'est un autre point de la logique remarquable de la philosophie bouddhiste. Le karman nous rappelle que la réalité est le produit de l'interdépendance des phénomènes et que celle-ci est sans borne ! Il n'y a pas plus de sens à séparer ce qui se passe au sein de notre esprit et au sein de l'esprit des autres que dans l'intervalle qui sépare nos esprits du monde.

Une autre manière de le formuler est de dire que la réalité semble fonctionner comme si les personnes et les phénomènes possédaient un « soi » autonome et indépendant, comme si leurs actions étaient séparées en pensées, en paroles et en actes, comme si tout n'était pas interdépendant, comme si leur ainsité n'était pas « vide d'en-soi »... 

Lorsque nous prenons la pleine mesure de ce que signifie vraiment le karman, il devient de plus en plus impérieux pour nous de prendre la résolution de cesser de confier notre capacité d'autodétermination à une pression de prédation à la souffrance pour aspirer au bonheur véritable. 

Toutefois, aussi intimement persuadé que « l'autre c'est soi », aussi convaincu que l'on puisse l'être de l'importance de ne pas nuire aux autres, puisque le karman a un caractère compulsif, c.à.d. que le soubassement de ces « voies d'action » est inconscient, comment peut-on éviter de se laisser entraîner par son karman à accomplir des actions que l'on ne souhaite aucunement ?

En mettant le focus du débat de la question de la nature du karman sur l'action, l'intention et l'impulsion, l'on oublie l'élément essentiel, la « base ». Lorsque je vois une guêpe, la peur d'être piqué fait naître en moi le réflexe de la tuer... Lorsque je vois une araignée dont la vue m'effraie, l'aversion qui surgit en moi me pousse à l'écraser... Lorsque je vois une personne dont la réussite s'étale au grand jour, la jalousie et le désir qui s'élèvent en moi me donnent envie de m'emparer de ses biens... Lorsqu'une personne m'exaspère, l'impatience et la colère qui montent en moi m'inspirent la pulsion de la faire taire... Tous ses cas ont en commun de procéder de la désignation d'une «base », d'une cible, sur laquelle je projette mes émotions perturbatrices.

Nous projetons tout sur « l'autre », en pensée, en parole et en actes : notre colère et notre aversion ; notre désir et notre attachement ; la responsabilité de nos souffrances et de notre bonheur ; notre éternelle insatisfaction ; notre impuissance ; notre lâcheté, etc. Nous projetons absolument tout sur l'autre à l'exception d'une seule chose, nous-mêmes ! Nous ne voyons pas que « l'autre c'est nous », qu'il souffre comme nous souffrons, qu'il veut le bonheur comme nous voulons le bonheur.

En identifiant l'autre comme « autre », j'en fais un objet. Dès lors que je m'accroche à l'idée que l'autre n'est pas moi, qu'il se blesse et je ne saigne pas, qu'il étouffe et je continue à respirer, qu'il meurt et je continue de vivre... Ce processus peut aller jusqu'à la déshumanisation totale de la personne. Face aux horreurs des camps de concentration, nous invoquons la folie pour nous rassurer d'une déviation radicale qui ne saurait nous affecter « nous ». 

Ne peuvent agir ainsi que des monstres et « je » ne suis pas un monstre !

Or, c'est le même processus qui me fait m'identifier à mes agrégats et me dire « je » qui fais que j'identifie l'autre comme « autre » ! C'est la même croyance dans le « soi » autonome de ma personne qui me fait croire dans le « soi » indépendant des autres. La base d'imputation du « moi » différencie la base d'imputation de « l'autre ». Les deux se constituent mutuellement.

Mais « je » existe-t-il ? « L'autre » existe-t-il ? 

Moustique, araignée, fourmi ne sont que des désignations conventionnelles. Il n'y a pas plus de soi dans les autres qu'il y en a en moi. S'il y avait un « Soi » autonome et immanent en chacun, il serait impossible que nous puissions nous échanger !

  • C'est un autre point de la logique remarquable de la philosophie bouddhiste. Le karman révèle la vacuité de la nature véritable, ultime, de l'être ! En nous faisant prendre conscience par l'expérience que « l'autre c'est nous », que le mal comme le bien que nous faisons aux autres c'est à nous que nous le faisons en réalité, le karman démontre l'illusion du « soi » de la personne.

De fait, le karman ne met pas réellement en évidence cette « permutation constante » de soi avec l'autre. Il n'y a pas véritablement « échange avec l'autre », car il n'y a pas de différence entre soi et l'autre ! Notre nature véritable est identique ! Ce qui la discrimine en apparences d'entités séparées, c'est la désignation nominale que nous en faisons sur la « base d'imputation » illusionnée de la croyance dans le présupposé du « je ».

Lorsque nous prenons la pleine mesure de ce que signifie vraiment le karman, il ne nous est plus possible de faire le moindre geste, d'avoir la moindre parole et la plus évanescente pensée blessante envers quiconque, car il n'y a plus alors ni « moi » ni «nous ». Et lorsque nous aurons totalement épuré tous nos karman négatifs, nous ne serons plus mû d'aucune impulsion nuisible.

Mais avant que surgisse spontanément en nous l'impulsion de « compassion universelle» envers tous les êtres sensibles (nos mères) sans exception qui est l'apanage de « l'esprit d'éveil » et alors même que nous sommes toujours sous l'égide de la croyance dans le « soi » de la personne, et conséquemment que nous cherchons encore à nous convaincre de ce principe fondamental, essentialiste, de « l'échange de soi avec l'autre », comment pouvons-nous développer l'intention d'agir de manière vertueuse envers les autres ?

Paradoxalement, quand nous parvenons à voir que « l'autre c'est soi », il se produit un phénomène étonnant, l'autre émerge alors en sa véritable qualité dans la reconnaissance de notre qualité véritable. En familiarisant notre esprit à considérer, en pensée, en parole et en acte, que « l'autre c'est soi », nous cessons progressivement de nous apparaître nous-mêmes en tant que désignation. Lorsque diminue notre propension (acquise) à nous identifier au « je » sur la base d'imputation de nos agrégats, « l'autre » cesse de nous apparaître comme désignation. Lorsque par l'habitude de la pratique de « l'échange de soi avec l'autre » tombent les masques de la désignation, l'autre apparaît alors aussi vrai que soi dans « l'unité de nos identités ».

En faisant naître en notre esprit l'attitude tournée vers autrui, l'attitude centrée sur soi se relâchera automatiquement. 

Lorsque la sagesse qui réalise le non-soi naît en l'esprit, l'emprise qui conçoit l'existence véritable se relâche automatiquement BJJ  

C'est la trajectoire d'un mouvement vers l'autre qui nous libérera de la force du champ gravitationnel de l'ego. C'est en nous entraînant à considérer que « l'autre c'est nous » (afin de ne plus nuire aux êtres sensibles) que nous nous départagerons de l'ego et c'est en nous en libérant de l'ego que nous en venons naturellement à vouloir le bonheur des autres.

Soyons vigilant et attentif, avant d'agir, lorsque nous nous apprêtons à parler, au moment où survient une pensée, où surgit une émotion. Pour s'entraîner à ne pas nuire aux êtres sensibles par la pratique de « l'échange avec l'autre » ayons en permanence à l'esprit que les actes, les paroles et les pensées qu'on leur adresse, c'est à soi qu'on les destine. Pour s'entraîner à développer la bienveillance, l'altruisme et la compassion envers les êtres sensibles, ayons en permanence à l'esprit que le bonheur des autres est le nôtre de manière à leur vouer nos actes, nos paroles et nos pensées.

Reste la question essentielle d'épurer nos karman négatifs, car dès lors que toutes les conditions de causalité (les quatre voies de « l'action karmique ») sont réunies alors le karman peut produire un effet. Nous ne savons ni quand ni comment cela se produira, mais si rien n'est fait pour l'empêcher, nous subirons infailliblement le fruit de nos actes négatifs et la manière dont cela se produira sera aussi sûrement une cause de souffrance que l'acte lui-même fut nuisible. Personne n'a envie de souffrir et encore moins lorsqu'il est possible de l'éviter.

Mais comment épurer nos karman négatifs ?

A l'instar des émotions perturbatrices qui possèdent leurs antidotes, il existe « quatre forces » permettant d'épurer nos karman (énoncées par le Lamrim et dont la méthodologie diffère quelque peu selon l'enseignement des soutras et des tantras), le principe étant est de générer un puissant et authentique regret

Le potentiel de négativités épouvantables peut être complètement annihilé par une confession profonde et sincère, venant du fond du cœur et utilisant les quatre remèdes puissants TSLK-96.

Lorsque nous prenons la pleine mesure de ce que signifie vraiment le karmanque nous pratiquons « l'échange de soi avec l'autre » à chaque pensée, parole et acte que nous nous apprêtons à accomplir, et que cessant de vouloir nuire aux autres, il devient presque instinctif pour nous de vouloir les aider, ne pas épurer notre karman revient à placer des obstacles sur notre chemin. Car, la réalisation du fruit karmique peut non seulement entraver sérieusement nos moyens et capacités d'aider les autres, mais aussi nous priver de la vie nécessaire à cette fin !

Que nous ayons en mémoire des actes négatifs que nous avons commis ou que nous n'en ayons pas le souvenir car ce fut dans une vie antérieure, faire naître en soi un regret sincère n'est toutefois pas évident. Mais, si nous avions la capacité d'éprouver un regret spontané avant que nous nous apprêtions à agir de manière nuisible envers les autres... ne nous retiendrions-nous pas d'agir ?

Si nous pratiquons avec patience et détermination « l'échange de soi avec les autres » et que nous voyons le karman comme son terrain de prédilection, nous devrions rencontrer moins de difficulté à faire naître en nous un regret profond du fait de notre entraînement à considérer l'autre comme soi. Dès lors, pourquoi ne pas penser aux souffrances que les autres ont dû endurer en songeant aux souffrances que nous nous ferions endurer à nous-mêmes ?

Ne procrastinons pas !

Nous ne savons ni quand ni comment notre karman se réalisera, quel sera son déclencheur ni de quelle forme en sera le fruit. Se dire « je n'ai jamais tué personne, je n'ai donc pas de karman (du meurtre) et je ne risque pas de voir ma vie écourtée, alors je n'ai pas la peine de perdre du temps pour quelque chose que je n'ai pas commis » n'efface pas l'épée de Damoclès qui plane peut-être au-dessus de notre tête. 

Ayons du regret pour le plus insignifiant de nos actes, car même Nagarjouna a dû sacrifier sa vie pour une fourmi...

  • C'est un autre point de la logique remarquable de la philosophie bouddhiste. Le karman nous rappelle notre « impermanence » c.à.d. le caractère imprévisible de notre finitude ! Lorsqu'il devient évident que « l'autre c'est soi », la souffrance des autres nous montre que nous pouvons mourir à n'importe quel moment et de manière parfois insoupçonnée (karmique ?).

Sans avoir épuré notre karman, lorsque survient sa rétribution la souffrance peut être si forte qu'elle balaie toute bonne intention. La souffrance aveugle. Elle renvoie brutalement à "moi" et chasse toute velléité de pratiquer "l'échange de soi avec l'autre", tandis qu'elle nous plonge dans l'abîme d'illusion de notre altérité. L'autre redevient l'antagoniste, la cause de notre souffrance et le cycle recommence...

Comment éviter de créer un nouveau karman négatif et de prolonger à l'infini le cycle de nos souffrances en ayant envers les autres des pensées, des paroles ou des actes de reproche, d'accusation, de dénigrement et de violence ?

Même si quelqu'un essaie de nous trancher la tête, alors que nous n'avons commis aucun tort, dans un désir sincère de compassion, prendre toutes les fautes de l'autre sur soi est une pratique des Bodhisattvas 37.

Adopter un tel précepte peut paraître hors de portée des êtres ordinaires que nous sommes, comme de la fourmi qui vit s'avancer la faucille de Nagarjouna... Pourtant, il faut faire preuve d'une grande humilité pour reconnaître notre responsabilité dans la souffrance des autres alors même que chacun est, seul, responsable de la formation de son propre karman et de sa rétribution !

Le chemin de la bodhicitta commence par la réduction de l'ego et s'achève par son abandon définitif à l'Éveil. Nous éprouvons un regret sincère lorsque nous faisons naître en nous l'humilité de renoncer à notre propre sort pour nous préoccuper de celui des autres jusqu'à regretter leurs actes ! Or l'humilité est « l'antidote » de l'orgueil. La « force du regret » n'est donc pas seulement l'outil privilégié pour épurer notre karman, c'est aussi un levier essentiel pour réduire le « pouvoir d'efficience » de l'ego !

Quand nous sommes abandonnés, accablés de maladies et de soucis, ne pas nous décourager, mais penser à prendre sur nous les mauvaises actions commises par les êtres et leurs souffrances est une pratique des Bodhisattvas  37.

Dans la continuité du précédent, cet autre précepte nous rappelle de ne jamais cesser de pratiquer la « permutation de soi avec les autres », même, y compris et surtout, lorsque nous sommes en proie à la souffrance ! Certes, lorsque nous cela arrive, un sentiment de profonde aversion tend à nous submerger et dans l'aveuglement de la colère à nous faire accuser les autres et à les rendre responsables de nos malheurs. Le mauvais loup se réveille alors et son instinct de prédation nous entraîne dans un nouveau cycle de souffrances...

Pourtant, la souffrance est un vecteur de progrès spirituel. C'est au cœur de la souffrance que la question du sens de la vie prend tout son sens ! 

La souffrance est un grand bienfait : c'est un ébranlement qui provoque la chute de l'arrogance, entraîne la compassion envers les êtres, fait craindre l'immoralité et aimer la vertu BJJ  

Nous ne pouvons toutefois nous saisir pleinement de l'opportunité que représente notre souffrance et y répondre correctement lorsque notre esprit est profondément agité. Nous devons être parfaitement calme et lucide comme si chaque instant de souffrance était l'instant de notre mort.

N'est-il pas temps de cesser enfin d'exercer une pression de prédation à la souffrance et d'aspirer au bonheur véritable ?

  • C'est un autre point de la logique remarquable de la philosophie bouddhiste. Faire l'expérience du karman nous enjoints à prendre refuge dans les « trois Joyaux » et nous rappelle que le véritable refuge est le nirvāna, l'arrêt définitif de toutes souffrances !

Et lorsque l'évidence de ce qu'est vraiment le karman surgit, elle s'accompagne de la compassion universelle qui illumine notre esprit et nous appelle avec sagesse à réaliser notre Éveil pour le bien de tous les êtres sensibles sans exception.


Namasté

Tashi delek

བཀྲ་ཤིས་བདེ་ལེགས།


Références :

37 : Les Trente-sept Pratiques des Bodhisattvas https://www.institutvajrayogini.fr/pdf/Les_37_pratiques_des_bodhisattvas_trad_Ch.Charrier_Editions_Vajra_Yogini.pdf 

BJJ : Le bonheur au jour le jour, Lama Samten https://www.centre-paramita.fr/collections/livres 

CNRTL : https://www.cnrtl.fr/etymologie/ 

DEB : Dictionnaire Encyclopédique du bouddhisme, Philippe Cornu https://www.decitre.fr/livres/dictionnaire-encyclopedique-du-bouddhisme-9782020822732.html 

EVE : L'essence de la voie vers l'Éveil (LARMIN), Lama Samten https://www.centre-paramita.fr/collections/livres 

OCM : Œuvres complètes Milarépa https://www.decitre.fr/livres/oeuvres-completes-9782213628974.html 

RLA : La Roue des Lames Acérées Dharmarakshita https://www.institutvajrayogini.fr/pdf/Texte_racine_EE_PEBA_2013.pdf  

TSLK : Tout sur le karma https://editionsmahayana.fr/?s=Tout+sur+le+karma+ 

[i] https://www.paris-meditation.com/les-qualites 

[ii] https://studybuddhism.com/fr/le-bouddhisme-tibetain/les-maitres-spirituels/nagarjuna/la-vie-de-nagarjuna 

[iii] https://studybuddhism.com/fr/le-bouddhisme-tibetain/la-voie-de-l-illumination/le-karma-et-la-renaissance/les-principaux-points-de-discussion-sur-%E2%80%A62/15 

[iv] Ibid.

[v] https://www.ecosociosystemes.fr/pression_predation.html#:~:text=Un%20pr%C3%A9dateur%20est%2C%20par%20n%C3%A9cessit%C3%A9,de%20capture%20lui%20sont%20favorables. 

[vi] Le mystère des gâteaux quantiques https://www.youtube.com/watch?v=hB1kmGzpIrw