I.73 – L’échange de soi avec l'autre

30/08/2020

L'ignorance de notre véritable ennemi, nous a conduit à des luttes fratricides dans un esprit manichéen depuis des temps sans commencement. Pour nous détacher de la croyance en la réalité du soi de la personne et de son chérissement excessif, source de toutes souffrances, pratiquons l'échange de soi avec l'autre qui développe la compassion.

  • J'inspire lentement, j'expire lentement... J'inspire très lentement, j'expire très lentement... Encore plus lentement... Je ralentis le rythme de ma respiration, sans forcer, comme si je descendais en pleine conscience les marches d'un escalier. Un pas après l'autre, très très lentement. A chaque pas, je suis plus attentif à mes gestes, plus attentif à l'air qui entre et qui sort par mes narines, plus attentif à être plus attentif à ma respiration...

  • Je ralenti avec douceur, très délicatement, le rythme de mes inspires et de mes expires. Ma respiration, telle une plume, flotte en tombant avec légèreté et souplesse. De plus en plus lentement, de plus en plus bas, de plus en plus calmement. Je m'immisce dans mon souffle, je m'enveloppe dans mon souffle, je ne fais plus qu'un avec mon souffle...

  • J'inspire avec beaucoup de douceur, j'expire avec beaucoup de délicatesse... Je respire avec attention et concentration. Comme si je voulais faire entrer un fil de couture par le chas d'une aiguille, j'affine ma respiration pour faire passer le flux de la respiration par le chas de mes narines. Tel le fil d'Ariane, je suis le parcours de l'air qui entre et soulève lentement mes poumons, qui ressort en les abaissant doucement. « Je respire et je sais que je respire »...

  • Ralentir ma respiration pour calmer mes pensées. Ralentir ma respiration pour apaiser mon mental... Ma pratique est le fruit de mon expérience : en observant simplement mon souffle, les pensées surgissent et m'entraînent, au bout d'un moment, j'oublie mon souffle, mon corps, ma présence et sans cesse je dois y revenir ; alors que si je «contrôle » ma respiration, je constate que je demeure présent à mon souffle, présent à ma posture, présent ici et maintenant ! Alors, je choisis de ralentir posément, paisiblement, mais sûrement...

  • J'inspire très lentement, j'expire très lentement, l'esprit apaisé, serein... Une sensation agréable m'envahit... Au premier plan, je n'ai conscience que de ma respiration. Au second plan, je perçois encore quelques pensées, de plus en plus clairsemées, qui s'évaporent sans m'entraîner dans leurs sillages. Mon attention est concentrée sur le contrôle de mon souffle qui s'imprime sur la rétine de ma conscience. Une sensation de plénitude m'envahit...

  • J'inspire très lentement, j'expire très lentement... Je n'ai pas besoin de revenir à mon souffle, car je ne m'en éloigne pas ! Je demeure constamment présent à lui. Je suis le fil d'Ariane de ma respiration, de l'entrée à la sortie de mes marines, en passant par mes poumons. Je respire avec attention, sans effort ni inconfort. Ma respiration est lente et naturelle. Je continue à descendre toujours plus bas, toujours plus profondément, toujours plus sereinement...

  • Par instant, je me fonds totalement dans ma concentration jusqu'à disparaître à moi-même et ne faire plus qu'un avec mon souffle. Je laisse cette sensation agréable m'envahir et se répandre tel un nectar qui baigne ma conscience. J'inspire très lentement dans la quiétude, j'expire très lentement dans la paix...

Le bouddhisme est un chemin de transformation, de la transmission du Dharma à sa réalisation : écouter avec attention, réfléchir avec application, méditer pour intégrer le sens jusqu'à ce qu'il devienne spontané, dépasser le conventionnel pour atteindre le profond, s'extraire de l'analytique pour atteindre l'expérientiel...

Une fois acquis le vaisseau des libertés et des richesses, si difficile à trouver,

S'appliquer jour et nuit sans distraction à l'écoute,

la réflexion et la méditation

Pour traverser avec tous les êtres l'océan du samsara,

C'est agir en bodhisattva ACC-65

Il importe de comprendre la philosophie du bouddhisme, mais sans en intégrer la sagesse et sans développer la compassion, aucune « réalisation spirituelle » n'est possible. Il ne s'agit pas seulement d'agir avec sagesse et avec compassion à chaque instant, dans tous les actes et par nos trois portes (le geste, la parole et le pensée), mais de devenir soi-même sagesse et compassion. « L'intention précède systématiquement l'action. Il est donc important de travailler en profondeur sur nos intentions dans la méditation, afin que nos actions se mettent progressivement à refléter d'elles-mêmes les qualités de l'Éveil et les perfections du bodhisattva » DEB.

Lorsque l'évidence jaillit de la compréhension de ce que signifie véritablement le karman, il devient absurde de nuire aux autres. Cependant, si cela nous retient d'agir avec de mauvaises intentions et nous rends plus aptes à préserver la vie, il demeure difficile de contrôler nos paroles et plus encore nos pensées !

Lorsque vous marchez sur un sentier, dans l'herbe ou en forêt prêtez-vous attention à ne pas écraser d'insectes ? Lorsque vous marchez dans votre appartement, veillez-vous à avoir le pas léger ? Refermez-vous votre porte sans la claquer ? 

Si vous ne portez pas attention à ces gestes simples du quotidien comment pouvez-vous veiller à ce que vos paroles ne soient pas blessantes et vos pensées empreintes d'animosité pour qui vous communique son stress ?

Ainsi maître de son moi, que le Bodhisattva ne laisse pas tomber un siège ou un autre meuble avec fracas et brusquerie ; qu'il ne heurte pas bruyamment aux portes ; qu'il se plaise à ne pas faire de bruit. Le héron, le chat, le voleur marchent silencieux et inaperçus, et ainsi ils obtiennent ce qu'ils ont en vue : que l'ascète fasse toujours comme eux BC-60.

« Méditer jour et nuit », en pleine conscience, c'est mettre en pratique la sagesse née de la compréhension des enseignements, jusqu'à ce qu'elle devienne une seconde nature ! Jusqu'à ce que nous n'ayons plus besoin de porter une vigilance attentive à chacun de nos gestes, à chacune de nos paroles, à chacune de nos pensées ! Jusqu'à ce que l'intention qui préside la moindre de nos actions soit imprégnée de bienveillance ! Car aussi banal qu'il soit, tout acte accompli avec bonté est un geste d'amour envers autrui.

S'il est difficile de changer en profondeur, c'est peut-être également parce que si l'évidence qui surgit de la compréhension (intellectuelle) des enseignements du Dharma nous amène, certes, à modifier notre comportement (en comprenant que nos paroles et nos pensées non vertueuses sont des vecteurs de karman négatif), elle n'est pas synonyme de foi, condition de toute réalisation.

Aussi pour être clair sur ce que cela signifie véritablement le karman en acte, en parole et en pensée, méditons avec constance jusqu'à ce que l'intention de respecter « la loi de causalité » s'inscrive au plus profond de nous et se reflète en pensées, paroles et corps purs.

  • Pour cela, commençons par visualiser que nous frappons la tête d'une personne avec un bâton et ressentons toute la douleur sur notre propre crâne... Puis, visualisons que nous invectivons cette personne avec des mots injurieux et ressentons tout le poids de la calomnie sur nous-mêmes... Enfin, visualisons que nous pensons à cette personne en terme hostiles et ressentons toute l'aversion pour nous-mêmes... Puis, méditons sur l'attitude inverse.

  • Visualisons d'abord que nous soignons la blessure à la tête de cette personne avec affection et ressentons que la douleur de notre propre blessure disparaît... Puis, visualisons que nous rassurons cette personne avec des paroles amicales et chaleureuses et ressentons le doux sentiment d'une étreinte amicale... Enfin, visualisons que nous envoyons à cette personne des pensées pleines de compassion et ressentons la bienveillance de cet amour rayonner en nous...

  • Soyons vigilants et constamment conscients de chacun de nos actes. Que ce soit en pensée, en parole comme en geste, rappelons-nous qu'il n'y a pas de différence de nature entre les méfaits commis par nos trois portes en terme de karman, seulement de degré ! Surveillons en permanence nos intentions. Parmi les possibilités qui s'offrent à nous, choisissons toujours celle qui permet de ne pas nuire aux êtres sensibles. Faisons toujours de notre mieux pour leur venir en aide, dans la mesure de notre possible actuel.

Parce que nos esprits ont été entièrement formés aux schémas négatifs depuis des temps sans commencement (...) en toutes situations, il nous faudra faire preuve d'attention au sujet de ce que nous faisons et évitons de faire (...) à moins d'être extrêmement attentif, même si nous ne faisons rien de négatif avec notre corps ou nos paroles, nous pourrions agir négativement avec notre esprit. C'est pourquoi nous devons nous entraîner à l'attention et à la vigilance BVE. 

  • A chaque fois que nous nous apprêtons à formuler une parole blessante, faisons apparaître l'image du « bâton de la parole » qui vient nous asséner un coup sur la tête. Que la douleur que l'autre en ressentirait nous retienne de le frapper avec nos mots ! Que sa souffrance fasse naître en nous des paroles de compassion pour ses propres souffrances !

  • A chaque fois que nous nous surprenons à émettre une pensée malveillante, ressentons le « fouet de l'esprit » s'abattre sur notre dos et brûler notre chair... Que la douleur que l'autre en ressentirait nous retienne de le frapper avec nos pensées ou nous fasse regretter sincèrement de les lui avoir adressées ! Que sa souffrance fasse naître des pensées d'amour dédicacées à son Éveil !

Tout repose sur votre intention. Aussi, vérifiez à chaque instant votre attitude et votre motivation. Chacun veut être heureux, mais le vrai moyen d'atteindre le bonheur parfait pour vous-même, c'est d'accomplir le bonheur des autres ACC-212

Lorsque nous relâchons notre vigilance et laissons l'émotion prendre le pas sur la compassion, la « préoccupation de soi » nous aveugle facilement du sort des autres. Ce n'est jamais le comportement ou l'attitude des autres qui nous fait réagir sous l'emprise des émotions, c'est notre propre disposition d'esprit ! Pensons et voyons toujours plus « vaste » que notre ressenti personnel et ne rendons pas les autres responsables de nos souffrances. « Il n'y a jamais de contradiction entre une vue très vaste et un comportement fondé sur l'attention la plus minutieuse. Plus vous consacrez d'attention à tout ce que vous faites (...) plus votre vue est profonde, plus claire est votre compréhension de ce qui relie les causes et les effets » ACC-105.

Dans la perspective plus vaste du samsāra, les autres ont été bons envers nous depuis une origine sans commencement, mais la plupart du temps nous n'en avons pas conscience et ne leur en témoignons pas de gratitude. Soit nous considérons leur bonté naturelle s'agissant par exemple de nos parents, soit comme un service, soit encore notre ego infatué nous la fait voir comme un dû ! Comment pourrions-nous jouir des bénédictions des bouddhas alors même que nous sommes incapables de mesurer la bonté des autres à sa juste valeur ?

Nous voyons seulement ce que nos sens nous permettent de voir. La réalité telle qu'elle nous apparaît est la projection déformée d'une vue biaisée par la croyance dans la réalité du « moi ». Nos voiles karmiques et cognitifs nous empêchent de voir les bouddhas et les grands bodhisattvas, mus par la sagesse et la compassion omniscientes, qui œuvrent à chaque instant, sans distinction, ni discrimination, en acte, en parole et en pensée, pour nous apporter leur aide.

Si nous vivions sous terre sans avoir jamais vu de lumière autre qu'artificielle et sans savoir comment celle-ci est produite, nous la croirions réelle, ignorant de l'existence du soleil. Croire dans le soleil relève d'un « acte de foi ». C'est aussi en développant « la force de la foi en la compassion » que nous pourrons faire résonner notre nature véritable en lien avec les bénédictions des bouddhas.

Toutefois, si le bénéfice de l'intercession des bouddhas ne devient plénier (ne s'enrichit du caractère de bénédiction) qu'à partir d'un certain niveau de réalisation spirituelle, leur aide est une bénédiction par essence. Si nous remontons à la surface, la lumière du soleil nous aveuglerait. Au début, nous verrions flou et de plus en plus net à mesure que nos yeux s'habitueraient. Sous l'éclairage de l'ego, notre nature de bouddha est voilée. Nous ne voyons même pas la bonté des autres ! Tant que nous ne réalisons pas les immenses et multiples bienfaits du soleil, comment pourrions-nous les apprécier ?

Pourtant, si chaque être sensible a été notre parent dans une autre vie, tous méritent l'amour et la compassion que nous accordons à notre mère actuelle. Reconnaître chaque être sensible comme notre mère en nous familiarisant avec la « préoccupation du sort des autres » est un levier puissant pour nous libérer de la saisie du « moi ». Cet entraînement peut être facilité par le postulat que toutes les actions (des trois portes) des autres à notre égard - et globalement tout ce qui (nous) arrive - revêt un caractère vertueux et constitue une bénédiction. Embrasser ce changement de perspective est, à l'instar du « pari de Pascal », bénéfique pour tous les êtres ! « Quoi qu'il arrive, cultivons toujours la joie ! » CTLM.

Que la pire calamité me survienne, ma joie n'en doit pas être troublée; car le mécontentement lui aussi est sans plaisir, et de plus il dissipe le mérite acquis BC-70 

Voyons quels sont les désavantages de juger de ce qui arrive en regard de la perspective de mon référentiel voilé par l'ego

  • je laisse mon ego juger du caractère de ce qui (m')arrive « à moi », 
  • j'y réponds par la colère ou par toute autre émotion qui renforce l'influence de la croyance dans la réalité du moi et du mien ; 
  • je considère les autres comme étant la cause de mes souffrances et je les juge responsables de mon sort ; 
  • je m'enferre à réagir d'une manière non vertueuse, créatrice d'un nouveau karman négatif ;
  • lorsque je rencontre un obstacle, plutôt que de l'utiliser comme un levier pour mon évolution spirituelle, je le considère négativement et je m'obstine dans ma vue erronée ce qui accentue ma souffrance ; 
  • lorsque je vis un événement constitutif d'une véritable bénédiction d'un bouddha, je suis incapable d'en saisir la portée et d'en retirer le moindre bénéfice pour ma libération et pour le bienfait des êtres sensibles...

Voyons maintenant quels sont les avantages de considérer que tout ce qui arrive est par essence vertueux et constitue une bénédiction

  • même si les autres sont malveillants envers moi, je sais qu'ils n'y sont pour rien, c'est là le fruit de mon karman, « reconnaissiez que c'est la conséquence de vos propres actions passées. Dans une vie antérieure, vous avez dû faire la même chose à quelqu'un » ACC-135, de plus eux-mêmes sont mus par leurs propres tendances karmiques. « N'éprouvez aucune colère. Laissez votre ennemi faire ce qu'il veut pour être satisfait et soyez plein de compassion pour lui » ACC-135 ;

  • je saisis l'opportunité d'accumuler des mérites et des vertus en regard de ce qui arrive (la patience face à la colère, l'humilité face à l'orgueil, etc.) ; 

  • ma foi me permets de retirer le bénéfice (à mon niveau spirituel) de la bénédiction d'un bouddha.

Par compassion, prendre sur nous tous les actes nuisibles,

Même de celui qui, en dépit de notre innocence,

Voudrait nous couper la tête,

C'est agir en bodhisattva ACC-135

Tous les êtres ont été nos mères, mais nous n'en avons pas le souvenir. La « saisie du soi » ou la croyance dans sa réalité et son « chérissement excessif » accentuent notre aveuglement. L'ennemi d'aujourd'hui peut avoir été l'ami d'hier, en même temps que l'ami d'un ami... Or, si «mon » ennemi avait une réalité en-soi (si « ennemi » était sa nature nouménale), il ne pourrait pas être « ami » avec quiconque ! La notion d'ennemi est une « vue de l'esprit » ! « Analysez attentivement ce que vous entendez par ami et ennemi. Il vous apparaîtra clairement que rien de permanent n'existe qui mérite la désignation durable d'ami ou d'ennemi » ACC-53. 

Avoir oublié ce que nous étions les uns pour les autres, le souvenir des moments de bonheur partagé, les manifestations infinies de la bonté des autres, fait de nous des enfants : Notre ignorance et notre inexpérience nous rendent sensibles à la moindre contrariété, incapables de supporter la souffrance qui est pourtant le « grand épurateur naturel » du karman. Nous voir comme des enfants peut nous permettre d'être mutuellement plus tolérants. « Pardonnez-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font » est un moyen de changer de point de vue sur les agissements des autres, mais s'il est difficile de les considérer comme nos mères, c'est parce que nous ne prenons pas toute la mesure de ce que cela signifie véritablement...

Comme une mère se réjouit quand on secourt son enfant,

Mon cœur se réjouit quand un être en secourt un autre.

Comme une mère se désespère quand on nuit à son enfant,

Mon cœur s'afflige quand un être fait du mal à un autre ACC-130

L'attitude de notre mère actuelle n'est peut-être pas la « référence absolue », mais elle se rapproche de l'archétype du comportement d'une mère. Or, si l'on s'arrête aux apparences conventionnelles - c'est le cas tant que nous n'avons pas développé la « vue pénétrante » -, que ce soit le comportement des autres ou le nôtre, nos actions et nos intentions sont le plus souvent (fort) éloignées, voire radicalement opposées, d'un comportement filial ou d'une relation d'amitié.

L'amnésie de nos vies antérieures, couplée à notre perspective égocentrique, nous masquent la bonté des êtres. Sans « vision profonde », non seulement nous jugeons une personne sur ses actes mais, qui plus est, nous avons également tendance à en déduire qu'ils reflètent sa nature ! Untel a-t-il un comportement blessant et nous sommes prompts à y voir la manifestation d'un caractère foncièrement mauvais plutôt que de penser qu'il s'agit d'une réaction incontrôlée sous l'emprise des « démons » de ses émotions. Ne sommes-nous pas les premiers à nous défendre de la sorte de nos mauvaises actions ? « Rappelez-vous toujours que ceux qui vous nuisent sont victimes de leurs propres émotions. Pensez combien il serait merveilleux qu'ils en soient libérés » ACC-142.

Si tous les êtres conservaient le souvenir d'avoir été leurs mères respectives, il est fort à parier que tous agiraient avec bonté les uns envers les autres. Ce n'est pas la réaction d'une personne envers une autre qui détermine sa nature profonde. Ce n'est pas parce que nous nuisons aux autres (déclenchons leur karman à maturité) que nous sommes intrinsèquement mauvais. Il n'y a pas de « démons », seulement des comportements démoniaques !

Envers ces hommes affolés par les passions,acharnés à leur propre perte, loin de manifester de la pitié, on éprouve de la colère : pourquoi ?

Si la nature de ces insensés est de faire du mal aux autres, il n'est pas plus logique de s'irriter contre eux que contre le feu dont la nature est de brûler.

Si cette tare est adventice, et si les hommes sont naturellement droits, la colère est aussi peu justifiée que contre l'air envahi par une acre fumée.

On ne s'irrite pas contre le bâton, auteur immédiat des coups, mais contre celui qui le manie ; or cet homme est manié par la haine : c'est donc la haine qu'il faut haïr BC-74

Notre nature véritable est pur amour et compassion. Ce n'est que parce que notre bouddhéité est voilée par notre karman, par notre ignorance et par la vue égocentrée du « moi », que nous agissons comme si nous étions de véritables ennemis et comme si les autres n'avaient jamais été nos mères.

Voir tous les autres comme nos mères c'est, en adoptant un état d'esprit et une intention d'agir avec bonté envers tous les êtres sensibles sans exception, les amener également à changer d'attitude afin qu'eux-mêmes agissent à leur tour avec bonté envers les autres, chacun alignant son comportement sur sa nature véritable, vaste et profonde.

L'ennemi véritable est l'ego. La racine de toute souffrance est la « saisie réaliste du soi » (imputée sur la base de nos agrégats auquel nous imputons également un caractère réel) qui instille le « chérissement excessif du moi ». Au début de la voie, considérer les autres comme nos mères ne sera pas une attitude spontanée et nous détacher de l'égocentrisme nous paraîtra insurmontable. L'amour et la compassion universelle ne peuvent surgir spontanément sans avoir entraîné notre esprit. Armons-nous d'une ferme intention d'atteindre l'Éveil pour le bien de tous les êtres sensibles.

Chacun de vos actes et chacune de vos pratiques du corps, de la parole et de l'esprit doivent être accomplis dans l'intention d'aider l'infinité des êtres animés. Dès lors que cette aspiration est entièrement altruiste et dépourvue de toute croyance au soi, la perfection naît d'elle-même ACC-210

La pratique du tonglen (prendre et donner) vise à nous familiariser avec cet état d'esprit, à réduire nos voiles et à augmenter notre sensibilité au sort des autres. Or, comme « être ordinaire », je suis plus sensible à ce qui arrive à ceux qui me sont proches et plus distant à mesure qu'ils me sont étrangers. Comme « être ordinaire », je souffre de voir une personne qui m'est proche souffrir et j'offrirais spontanément de « prendre sur moi » sa souffrance si cela pouvait la soulager. Comme « être ordinaire », j'ai tendance à être tolérant envers les personnes qui font montre de bonté et vindicatif envers celles mues par malveillance, etc.

Un « être éveillé » éprouve le même amour et la même compassion pour tous. Il souhaite que tous les êtres, sans distinction ni discrimination, soient heureux et que tous sans exception soient délivrés de la souffrance. Ne désespérez pas ! La montagne est toujours plus haute à la base. Lorsque nous commençons à entrevoir que la personne est « vide d'en-soi » et à prendre conscience qu'un mauvais comportement ne reflète pas la nature véritable de l'être, nous sentons les obstacles intérieurs à l'altruisme se fissurer et la compassion émerger.

Dès lors que nous commençons à comprendre que nous sommes à l'origine karmiques de nos propres souffrances, non seulement nous devrions surveiller nos paroles afin qu'elles ne soient pas blessantes, mais nous devrions aussi nous contrôler afin de ne pas les dénigrer ou calomnier les autres en pensées ! Comment pourrions-nous seulement être critique envers les autres ? Critiques de leurs manières, de leurs postures, de leurs apparences, de leurs «manières d'êtres », alors même qu'ayant nous-mêmes vécus un grand nombre de vies nous avons adopté, nous aussi, les mêmes allures, les mêmes attitudes, les mêmes rapports au monde et aux autres, au cours de nos existences passées !

Non seulement nous avons fait hier ce que nous n'aimons pas voir aujourd'hui faire les autres, mais nous n'avons pas trouvé à nous en faire le reproche ! C'est totalement illogique ! Comment pouvons-nous avoir de l'aversion pour la manière dont les autres se comportent alors que si c'est nous qui agissons, nous n'y voyons rien de révulsant ni de condamnable ?

Si nous conservions le souvenir de nos vies passées, nous n'éprouverions pas d'aversion pour la teneur des actes, des paroles et des pensées des autres, car nous saurions que nous avons agis comme eux. Ce qui ne veut pas dire que nous partagerions et accepterions leur point de vue... Nous voir dans le miroir que les autres nous tendent éclairent leurs/nos agissements, nous permettant ainsi de prendre du recul sur leurs/nos intentions. Même si leurs/nos actes sont nuisibles aux êtres sensibles, porter un jugement critique à leur/nôtre encontre n'est fondé qu'en tant qu'il s'inscrit dans un objectif d'amélioration, tant karmique que simplement civique et humain, de l'état d'esprit de chacun.

Nous avons aimé faire hier ce que nous détestons chez les autres aujourd'hui ! C'est illogique, sauf pour l'ego implicitement centré sur lui-même. Critiquer, juger, blâmer les autres renforce notre narcissisme dans un jeu de vases communiquant. Notre antipathie fait écho à notre narcissisme ! L'attitude et le comportement d'autrui nous apparaissent d'autant plus critiquables à nos yeux que nous nous focalisons, inconsciemment, sur ce que leur antagonisme à notre manière d'être et d'agir fait ressortir en nous et que nous chérissons de manière égocentrique. La critique, le jugement, l'aversion nourrissent l'ego. Plus ils sont excessifs, plus grand est l'amour que l'on a de soi.

Outre de ne pas conserver le souvenir de nos vies antérieures, être conscient de soi est par définition une vue « à la première personne ». J'ai conscience de moi « de l'intérieur », non depuis une position extérieure. Or, à l'intérieur du référentiel de l'objet, la vue de celui-ci disparaît... Sous l'eau, nous ne voyons pas l'eau qui nous entoure et dans laquelle nous baignons ! La vue que j'ai sur moi-même exclut, implicitement, l'aperception de moi « en tant qu'autre ».

Autrement dit, depuis le référentiel que me confère la « conscience de soi », je suis conscient des autres, mais pas de ma propre altérité ! Je ne peux me percevoir « qu'en tant que moi-même » et, ce faisant, je disparais en tant « qu'autre » à ma propre perception. C'est comme un « angle mort » dans mon champ de conscience qui occulte la possibilité d'éprouver le sentiment de ce que cela fait « d'être un autre » et, le bloquant, développe l'ego. Mais, bien que ce premier niveau, inné, de la « saisie du soi » soit implicite à son imputation, il ne rend pas la perspective de l'autre irréductible...

L'impossibilité d'observer mon référentiel égocentré de l'intérieur a pour effet de conférer à ma perspective valeur de vérité. J'impute implicitement mon identité sur la « base des agrégats » constitutifs de mon référentiel dont l'un d'eux est précisément constitué par ma perspective autocentrée. Je ne peux remettre en question sa validité puisqu'elle c'est elle qui me permet d'être conscient de moi ! Je suis par définition incapable de percevoir le « jeu de miroir » qui me renvoie l'image illusionnée de ce « moi » qui en est le produit et à travers lequel je me pense. En conséquence, ce premier niveau de « saisie de soi implicite et inné » me fait apparaître réel à moi-même.

Cette perspective appuie également le postulat de mon identité sur l'oubli de mes identités antérieures. Si je conservais la conscience de tous ceux que j'ai été comment pourrais-je croire que « celui que je suis » actuellement est réel ? Qu'est-ce qui me permettrait de différencier et de distinguer cette personnalité parmi une infinité d'autres quand à travers toutes, je peux me dire « moi » ?

Lorsque j'aime exagérément le référentiel de cette perspective égocentrée, je développe un ego infatué. Ce second niveau de « saisie du soi » est acquis par l'effet du « chérissement excessif » qui me ramène à « moi » dans un mouvement d'attraction narcissique. En regard de ce mécanisme, la pratique de « l'échange de soi avec l'autre » (qui vise à abandonner la «préoccupation de soi » pour se préoccuper du sort des autres) a des effets de plus en plus profonds et subtils pour dépiler les niveaux de conscience intriqués qui sont constitutifs du «moi » et ainsi parvenir (par la pratique complémentaire de la « vision pénétrante ») à totalement libérer l'esprit de son référentiel égocentré.

Comme de creuser et de retourner la terre pour chercher de l'or, c'est éprouvant de penser à soi en permanence juste pour trouver une once de bonheur mondain ! Et c'est épuisant de se battre en permanence contre l'entropie et la convoitise des « êtres avides » pour tenter de le conserver. Pour qui n'a pas la foi dans le Bouddha, le Dharma et la Sangha, cela peut paraître encore plus difficile de se préoccuper du sort des autres qui sont en nombre considérable et dont leurs souffrances cumulées sont infinies en comparaison des nôtres.

Entre ces extrêmes, il y a quelque chose de profondément apaisant à arrêter de penser aux autres, de ne plus s'inquiéter de ce qui leur arrive, ni de ce qui nous arrive ! Si, comme le dit Shantidéva « toutes les souffrances du monde viennent de la recherche de son propre bonheur », c'est parce que la (con)quête du bonheur de l'ego engendre une guerre fratricide contre les autres alors qu'à l'inverse « tous les bonheurs du monde viennent de la recherche du bonheur d'autrui » car il abolit tout conflit et instaure la paix entre les êtres.

Se comprend dès lors la tentation du Hīnayāna, se libérer « pour soi » hors du souci du « moi » et de toute inquiétude pour les autres. Le silence et le calme d'une « méditation au désert » (loin la foule des autres) ne sont-ils pas préférables au bruit et au tumulte d'une « méditation à la croisée des chemins », et plus appréciables que la fièvre et du bouleversement (le barattage) intérieurs provoqués par la pratique de « l'échange de soi avec l'autre » ? Il y a quelque chose de rassurant à ne pas se souvenir de nos vies passées et de pouvoir trouver la paix « en soi » tout en étant « hors du moi », d'oublier que les autres furent plein de bonté avec nous sans avoir à se soucier de le leur rendre...

Ce n'est pas tant la joie du « réalisé solitaire » du Hīnayāna qui fait obstacle à l'intention de suivre la voie du Mahāyāna - si elle n'a pas été prise en premier, l'Éveil incluant le nirvāna - que la sérénité de l'occultation de la perception de vue des autres à l'inhibition de la perception du moi !

Dès lors qu'il n'est pas nécessaire de faire l'effort de développer la « vision pénétrante » pour se détacher de l'illusion de la « saisie du moi » et oblitérer l'ego, et dès lors que l'on est en accord avec soi-même quant à l'idée d'abandonner les autres à leurs souffrances alors que leur bonté a été infinie envers nous, vouloir se libérer du samsāra est une optique concevable...

Cependant, si toutes nos souffrances viennent de notre opposition aux autres dans la lutte vaniteuse pour la conquête du bonheur mondain, tous les bonheurs obtenus dans le domaine de la réalité relative proviennent de la bonté des autres ! Quant au bonheur «ultime» de l'Éveil, il résulte de la grande compassion pour les êtres sensibles. Le bonheur du Mahāyāna est incomparable à la paix du Hīnayāna. Autrement dit, renonçant aux autres pour sa propre paix, le libéré solitaire renonce au vrai bonheur « A mesure que cette vue égocentrique perd de sa force, nous nous rendons compte de plus en plus que si nous voulons vraiment atteindre l'Éveil, nous ne pouvons le faire sans le support de tous les êtres animés. Nous en arrivons ainsi à la réalisation authentique et naturelle de l'importance extraordinaire qu'il convient d'accorder à tous les êtres » BVE

A l'inverse, l'intention d'atteindre l'Éveil pour le bien de tous les êtres sensibles est n'est pas un renoncement au véritable bonheur, mais un détachement du bonheur mondain, qui en même temps qu'un antidote à l'ego est constitutif de l'état d'esprit menant à l'Éveil. 

J'irais avec joie dans les enfers si je pouvais y aider les êtres, et je n'aspire à aucun champ de bouddha si cela ne sert à personne. Aussi, je prie avec ferveur les Trois Joyaux pour renaître comme quelqu'un qui aidera les autres. C'est mon unique souhait ACC-34

Mon évolution spirituelle n'est pas la seule en question. Si tout ce qui arrive possède un caractère ou répond à une finalité spirituelle, si chaque intercession d'un bouddha est une bénédiction, c'est à chaque être qu'elle s'adresse et qu'elle est destinée. Nous ne vivons pas sur sept milliards de planètes individuelles, mais sommes sept milliards à partager la même planète ! Nous pouvons effectuer des retraites solitaires, dans des lieux totalement isolés et paisibles, hors de toute présence et activité humaine, et y faire l'expérience d'une profonde sérénité. Toutefois, aussi intense que puisse être notre calme, lorsque nous revenons à la civilisation, cet état ne dure généralement pas... « Si vous maîtrisez votre esprit, il restera naturellement concentré, paisible et conscient. Vous pourrez même traverser une foule sans être pour autant distrait et emporté par le désir ou l'aversion. Mais si vous ne le maîtrisez pas et restez influencé et conditionné par vos tendances habituelles, même dans la paisible solitude d'une retraite, vos pensées se succéderont comme les vagues sur l'eau » ACC-155.

Trouver la paix intérieure hors de toute présence et activité humaine ne nous garantit pas d'avoir atteint le « calme mental » ! Sans le moindre vent, la mer est d'huile... Tant que nous n'aurons pas totalement épuré nos voiles, nous réagirons émotionnellement. C'est pourquoi il est préférable de « méditer à la croisée des chemins » que de « méditer au désert » si nous voulons mesurer notre véritable degré de détachement à l'ego.

Comme dans un gaz dont les molécules se déplacent de manière aléatoire sur des trajectoires qui se croisent sans cesse et se heurtent par hasard avec plus ou moins de vélocité, toute interaction avec les autres (dont nous avons oublié la bonté en oubliant qu'ils ont été nos mères) est susceptible d'engendrer des conflits sous l'égide de la croyance en la réalité de notre identité actuelle. Or, le comportement des autres à mon égard, ainsi que globalement tout ce qui (m')arrive, n'est pas uniquement le résultat de mon karman, ni ne relève de l'intervention de bouddhas dans la seule finalité de mon évolution spirituelle...

Si les molécules d'un gaz n'entraient jamais en collision, aucune friction ne se produirait jamais en son sein et il ne pourrait jamais dégager aucune chaleur. Rien ne différencierait l'état gazeux de l'état solide ! Dès lors que nous sommes seuls à pouvoir nous autodéterminer, si tous les êtres éveillés ou ordinaires qui nous viennent en aide au cours de nos existences, nous prêtaient toujours assistance d'une manière qui soit (ou nous apparaisse) exclusivement positive, comment pourrions-nous choisir de changer et ainsi parvenir à nous libérer ?

L'idée qu'un « ange gardien » veille sur nous (nous préserve et nous guide) est sécurisante. La qualité d'une « réalisation spirituelle » ne réside toutefois pas tant dans la bénédiction d'un bouddha que dans notre capacité à transformer les obstacles et la souffrance en voie de libération

Considérez les circonstances et les événements favorables qui vous échoient comme des bénédictions des Trois Joyaux et des effets de leur bonté. Affrontez les maladies et les obstacles sans vous plaindre, en les recevant comme des bénédictions voilées qui vous permettront de purifier vos actes négatifs passés ACC-99.

La préoccupation du bonheur des autres des « êtres éveillés » (bouddhas et grands bodhisattvas) qui les animent d'une compassion infinie, est une chance incroyable pour nous ! L'oubli de cette bonté par les « êtres ordinaires », auquel s'ajoute le « chérissement excessif du moi », les animent d'intentions violentes à l'égard des êtres sensibles... et c'est une opportunité incroyable pour nous !

Lorsque nous comprenons ce que cela signifie véritablement de « recevoir la bénédiction d'un bouddha » considérer les actes malveillants et les obstacles de manière positive devient un levier puissant pour notre progression spirituelle. « Les mauvais traitements de vos adversaires vous incitent à la méditation, et leurs reproches insultants et immérités font avancer votre pratique. Ceux qui vous nuisent sont des maîtres qui éprouvent votre attachement et votre colère : comment pourrez-vous jamais honorer pareille bonté ? ACC-140.

Nous sommes toutefois loin d'avoir développé autant de sagesse que Gyalsé Thogmé - l'auteur des 37 pratiques des bodhisattvas - pour pouvoir, ne serait-ce que, penser ainsi et nous avons encore moins de « réalisations spirituelles » pour nous retenir de réagir d'une manière émotionnellement perturbée. Que ce serait merveilleux si nous pouvions « agir comme les sages qui n'éprouvaient ni colère ni plaisir sous la critique ou l'éloge, car ils percevaient les mots comme des sons vides de sens, conscients que les pensées, les perceptions et les sensations s'avèrent, à l'examen, dépourvues de réalité véritable » ACC-166.

Amnésiques de nos vies passées et de nos rapports aux autres qui furent nos mères et témoignèrent de leurs incomparables bontés, soumis à l'emprise de la saisie (innée et acquise) du soi, nous conditionnons notre sort au caractère de nos actes. Nous pensons qu'une personne qui commet un méfait doit être punie et celle qui fait acte de bonté mérite d'être heureuse. En termes de « vérité ultime », qu'il s'agisse de mon « ennemi », d'un parfait inconnu ou d'un proche, leur nature véritable est identique, c'est la nature de Bouddha. Il n'y a donc aucune raison pour que nous n'éprouvions pas le même amour ni la même compassion pour tous les êtres sensibles sans exception 

Milarépa disait que traiter les êtres humains comme des êtres célestes, c'est s'offrir à soi-même un trésor. Si nous n'avons que le bonheur des autres à l'esprit, et sommes pleins d'amour, c'est une mine de perfections qui s'ouvrira à nous et toutes nos aspirations s'accompliront d'elles-mêmes ACC-146

Simplement prendre conscience du fait que leur nature véritable est d'amour et que leur cœur est compassion (de réellement en prendre conscience) devrait nous submerger de compassion de les savoir prisonniers de leur ignorance et de leurs obscurcissements (de réellement prendre conscience de leur situation et de leur condition) qui enchaînent dans les souffrances sans fin du samsāra des êtres d'une aussi grande et si pure bonté (réellement aussi grande et pure).

Or, nos propres voiles cognitif et émotionnel nous masquent la vue de leur ainsité en nous faisant confondre les agissements et les intentions des autres, biaisés par leurs émotions perturbatrices et leurs obscurcissements karmiques avec la nature de leur être. En leur état «ordinaire », les êtres sensibles et migrateurs ne sont, certes, pas encore des bouddhas, mais cette perspective est la vue du relatif pour l'éclaircissement de laquelle, il nous faut développer la « sagesse qui réalise la vacuité » des apparences par la « vision pénétrante » et la compassion par l'entraînement à « l'échange de soi avec l'autre ».

Dans la pratique du tonglen, ces « obstacles intérieurs » rendent difficile de ressentir pour nos ennemis ce que nous ressentons pour nos proches avec la même intensité avec laquelle nous nous sentons meurtris dans notre chair par la souffrance de ceux que nous aimons et, par empathie pour leurs souffrances ainsi que par altruisme pour leur sort, d'éprouver une profonde compassion à leur égard. Encore plus difficile est de leur donner notre bonheur et nos mérites. Cela requiert un entraînement patient et persévérant.

Songeons-y. Comment se fait-il que nous puissions aisément prendre sur nous la souffrance des autres lorsque nous la considérons injuste et leur donner notre bonheur lorsque nous les en jugeons légitime

A l'inverse, jugeant les autres indignes ou les voyant comme nos ennemis, nous répugnons à leur donner nos mérites et avons tendance à considérer leurs souffrances fondées. D'où vient « la loi du talion » ? Comment se fait-il que si une personne en blesse ou en tue une autre, quelqu'un cherche à la venger et qu'un proche de celui qui subit cette vengeance cherchera à son tour à la venger et ainsi de suite sans fin ?

Il est illogique de vouloir venger une personne dont on reconnaît par ailleurs la légitimité du châtiment comme rétribution de son crime. Voudrait-on se venger du karman ? Et pourquoi nous y substituer ? Le désir de vengeance provient de notre refus de perdre, expression de l'orgueil de notre ego. Il faut beaucoup d'humilité pour abandonner l'idée de gagner, beaucoup de sagesse pour renoncer à se battre et beaucoup d'amour pour concéder la victoire. Mais, quel autre moyen avons-nous pour mettre fin au cycle infini de la violence dont, telle une boucle temporelle, la fin est le début et le début la fin ?

Se détacher de ces deux « préoccupations mondaines », « la peur de perdre » et « le désir de gagner », c'est se détacher de l'ego. « Si quelqu'un vous frappe, ne pas répondre en le frappant (...) Prenez les choses de manière positive, faites-en l'occasion d'éliminer votre propre orgueil. Pratiquez la générosité et la compassion en offrant la victoire à autrui et en vous réjouissant de perdre » ACC-139. 

Toutes les voies bouddhistes ont pour caractéristique de permettre aux autres de gagner. 

Qu'y a-t-il à gagner ou à perdre ? En vérité absolue, il n'y a pas la moindre différence entre victoire et défaite ACC-139.

D'où vient que, malgré leur omniscience, leurs qualités et tous leurs pouvoirs, les bouddhas peuvent seulement montrer le chemin et non libérer eux-mêmes les êtres ? Cela ne provient pas seulement du libre-arbitre de ces derniers. Les bouddhas se sont totalement libérés de l'ego et de ses empreintes. Comment l'aspiration authentique à aider les êtres sensibles à se libérer pourrait-elle mener à la bouddhéité si elle était mue par le « désir (avide) de victoire » sur l'ego et par le « complexe de sauveur » plutôt que la compassion universelle ?

Comme êtres ordinaires, la vue de notre nature véritable est voilée par nos obscurcissements karmiques et cognitifs. Prendre conscience que notre essence est amour et compassion demande de l'entraînement ! La pratique de « l'échange de soi avec l'autre » a ainsi pour but de susciter l'empathie pour les souffrances d'autrui de sorte à ce que le sentiment altruiste de leur venir en aide fasse naître en nous une compassion spontanée. La pluie est connotée à la tristesse, le soleil à la joie, mais lorsque la lumière traverse la pluie, de sa transcendance naît un arc-en-ciel ! « Lorsque l'amour altruiste passe à travers le prisme de l'empathie, il devient compassion » [i].

A l'occasion d'une expérience de neuroscience sur la compassion, Mathieu Ricard raconte en avoir éveillé le sentiment en envoyant des ondes d'amour altruiste à des enfants handicapés d'un hôpital roumain, en prenant sur lui avec une profonde empathie les souffrances des conditions de vie atroces. « La plupart étaient horriblement maigres. L'un était si fragile qu'il s'était cassé la jambe juste en marchant. Lorsque les enfants ont été lavés, la plupart ont gémi de douleur. Un autre, squelettique, était assis par terre dans le coin d'une pièce nue, hochant vaguement la tête, les yeux vides. Ils semblaient tous tellement perdus dans leur démission impuissante... » [ii].

La pratique de « l'échange de soi avec l'autre » vise le détachement de l'ego, aussi faut-il s'attendre à une (forte) résistance de sa part. Le tonglen n'est pas confortable pour l'ego et c'est pourquoi, il s'oppose. L'emprise de la « saisie de soi » nous retient de prendre sur nous les souffrances des autres, et quant au « chérissement excessif du moi », il nous retient de leur donner notre bonheur.

Penser à la vie de ces enfants handicapés est difficile à supporter, comme le sont beaucoup de situations cruelles dans le samsāra. Si notre vue se focalise sur la grisaille d'un paysage sous la pluie et si notre esprit s'absorbe dans le sentiment de morosité qu'elle induit, notre humeur s'en ressent, nous nous sentons déprimés, sans entrain, ni motivation. Si au contraire, nous tournons nos sens vers le soleil en pensant à sa chaleur et à ses bienfaits, notre esprit s'éclaire et s'emplit de joie. La noirceur peut nous appesantir et nous attirer vers le bas comme elle peut aussi nous faire nous tourner vers la lumière...

La mauvaise nouvelle, c'est que le samsāra est souffrance. La bonne nouvelle, c'est que le samsāra est souffrance ! Lorsqu'elle nous devient insupportable, la souffrance est un puissant levier pour chercher à nous en libérer en prenant « refuge » dans le Bouddha, le Dharma et la Sangha... et vouloir en libérer les autres par compassion ! Dans la voie du Mahāyāna, l'adversité est un levier puissant. Plus l'ego résiste et plus il nous donne d'opportunités de transformer nos souffrances en voies de libération.

Si ma maladie est bénéfique aux êtres, puisse la maladie m'échoir comme une bénédiction !

Si ma mort est bénéfique aux êtres, puisse la mort m'échoir comme une bénédiction !

Si ma santé est bénéfique aux êtres, puisse la santé m'échoir comme une bénédiction ! ACC-31.

A contrario, dans la voie du Hīnayāna, c'est plus compliqué. Si je ne vois pas la montagne comme « une montagne à gravir », c.à.d. comme un obstacle qui se dresse sur mon chemin, je n'ai certes pas à rassembler toutes mes forces et à mobiliser tout mon courage pour l'escalader. Mais, sans adversité, pas de challenge et conséquemment nul bonheur lorsque je parviens à le relever ! Or, dès lors que je me détache du bonheur (mondain), je me détache aussi de la souffrance et de ses causes (l'ego). Lorsque je gravis la montagne sans ego, rien ne me fait obstacle mais mon bonheur est une sérénité sans joie.

Ne pas avoir d'obstacle intérieur ne signifie pas que je ne puisse apprécier la montagne. Je l'apprécie telle quelle, en dehors de tout filtre projectif, de tout espoir, de toute crainte, relative et conventionnelle. C'est simplement que je ne crie pas victoire en arrivant au sommet, car je ne vois pas la montagne comme une épreuve dont il me faut triompher. Et si je n'y arrive pas, cela ne fait pas naître en moi de colère, car je suis détaché de l'échec comme de la réussite !

La question n'est pas que ma sérénité n'empêche de vouloir prendre sur moi les souffrances des autres et de vouloir leur donner ce bonheur serein, mais qu'à ce degré de détachement, je ne le puisse pas ! Je peux vouloir que « tous les êtres soient libérés de la souffrance et de leurs causes, et qu'ils trouvent le bonheur véritable » et me heurter à un obstacle expérientiel... En soi, c'est une bonne nouvelle ! Même si ce levier est plus difficile à manœuvrer, car il me rend difficile d'éprouver de l'empathie pour la souffrance des autres, de leur envoyer de l'amour altruiste et conséquemment de le transmuter en compassion...

A force d'entraînement, la compassion peut toutefois émerger sans avoir à éprouver une empathie insoutenable, ni à produire des ondes d'amour altruistes paroxysmiques. L'essentiel est de penser que la pratique de « l'échange de soi avec l'autre » a un résultat effectif. Ce n'est pas encore le cas, mais nous devons être convaincus du pouvoir du tonglen et avoir foi dans la capacité de nos « réalisations spirituelles ». « C'est en vous entraînant avec sincérité à la pratique méditative de l'échange de la souffrance et du bonheur que vous parviendrez un jour à prendre concrètement sur vous les maladies des autres : vous pourrez alors réellement les guérir et leur céder votre bonheur » ACC-122.

Nos actes ne sont pas le reflet de notre nature mais de nos voiles. Que les êtres sensibles ne soient pas encore des bouddhas réalisés sous l'angle de la « réalité conventionnelle » n'est pas contradictoire avec les voir « comme tels » du point de vue de la réalité ultime et, passant outre leurs actes, de penser à leur bonté fondamentale. Voir les êtres sensibles et migrateurs comme nos mères n'induit pas que tous l'ont été effectivement, mais vise à susciter notre compassion envers tous, indépendamment de leurs actes

Les créatures sont semblables aux Buddhas en ce qu'elles possèdent une parcelle des vertus d'un Buddha ; mais aucune n'est en réalité semblable aux Buddhas, océans de qualités dont les parcelles sont infinies BC-83

De plus, considérons le « facteur mental » de la « conscience de soi » comme une (re)connaissance. Posons que cette faculté de se reconnaître soi-même est indépendante de notre identité, de notre personnalité, de notre histoire, qui sont constitutifs « d'éléments de contexte » propres au référentiel du bardo d'une vie, impermanent par nature et surtout changeant et infiniment variables au sein du samsāra. Dès lors, ce que j'appelle mon « identité actuelle » (de ma vie présente) est un « référentiel » à l'intérieur duquel je me reconnais mais qui ne définit pas la « conscience de soi ». En « vérité absolue » qu'elle différence y a-t-il entre deux personnes dès lors que ce qui les définit en termes de « vérité ultime » est « au-delà du par-delà » du conventionnel ?

Sous la perspective du samsāra dans le cadre duquel nous avons possiblement vécu des existences sans nombre, songer que nous avons pu avoir autant de personnalités, de caractères et de tempéraments différents qu'il existe d'êtres sensibles - que nous ayons pu être proie et prédateur, ennemi et allié, victime et bourreau, etc. - nous rappelle que l'attitude et le comportement sont relatifs et ne permettent pas d'inférer de notre nature véritable.

A l'instar de la transmission du Dharma, lorsque les paroles et les images de l'enseignant nous interpellent car évocateurs pour nous au juste niveau de notre capacité, ces prémices rendent le tonglen plus réaliste. « Pensez à quelqu'un qui vous a témoigné beaucoup d'amour et de bonté [telle] votre mère. Imaginez qu'elle traverse les enfers, on la tue, elle renaît, on la jette dans un chaudron en fusion. Imaginez sa renaissance comme esprit affamé : la peau sur les os, elle tend les mains en implorant : Mon enfant, n'as-tu rien à me donner à manger ? Imaginez-la dans le monde animal : biche terrifiée que des chasseurs et leurs chiens pourchassent, elle bondit d'une falaise et s'écrase, les os brisés, incapable de bouger, elle finit sous le couteau des chasseurs... » ACC-123.

Le tonglen nous invite à échanger, échangeons !

Échangeons notre point de vue avec celui de l'autre !

Échangeons nos places, échangeons nos rôles ! 

Échangeons en reconnaissant que « tous les autres ont été nos mères » !

Échangeons en songeant que « nous-mêmes avons, tour à tour, été tous les autres » !

  • Visualiser la biche pourchassée dans la forêt par les chasseurs. Imaginez sa peur, ressentez-là, laissez-vous submerger par l'empathie. Imaginez ses souffrances lorsqu'elle tombe de la falaise... Sentez l'amour altruisme qui fuse de vous et l'accompagne en l'enserrant dans sa chute... Éprouvez son agonie lorsqu'elle est tuée par les chasseurs et ressentez une intense compassion qui s'élève en vous à sa destination... Puis, imaginez que les chasseurs sont votre mère et dirigez votre compassion vers eux ! Songez avec amour et compassion à ces chasseurs lorsque leur karman se réalisera et qu'ils auront, eux aussi, à subir une aussi grande souffrance que celle qu'ils ont fait subir à cette biche...

Songez-y jusqu'à ne plus ressentir de colère pour l'agresseur, le tortionnaire et l'assassin, eux-mêmes la proie de leurs pulsions destructrices et inévitables victimes de leur karman. Comment la notion « d'ennemi » peut-elle encore avoir un sens ? Lorsque vous comprenez véritablement que tous les actes commis sous l'emprise des poisons des émotions perturbatrices ne reflètent pas la nature véritable de leur auteur, comment serait-il possible que vous ne puissiez pas prendre sur vous toutes les souffrances des autres qui ont été vos mères, des autres qui ont été vous, et de leur donner tout votre bonheur ?

Lorsque nous comprenons ce que cela signifie véritablement le karman, ce que cela signifie véritablement le samsāra, ce que cela signifie véritablement que « nos actes ne sont pas notre nature véritable », la lumière de la compassion éclaire le sens de la pratique du tonglen. «L'échange de soi avec l'autre » permet, non seulement de comprendre et de reconnaître mais, de réaliser qu'il n'y a pas de différence entre nous et les autres, que « les autres sont nous » et que nous sommes « la somme de tous les autres » !

Lorsque la compassion mûrit en nous, nous prenons conscience que le cycle sans fin de la vengeance, que les infinies exactions des êtres les uns envers les autres commises par aveuglement de nos voiles, procèdent de la « vue centrée sur soi », de la croyance en la réalité du « moi ». « C'est uniquement parce que vous croyez à la prétendue réalité de vos perceptions que vous éprouvez de la tristesse ou de la joie. Essayez de considérer vos joies et vos peines comme si vous regardiez un film, en cessant de penser que vous devez vous battre pour échapper à ce qui est difficile ou qui vous déplaît » ACC-166.

  • Piqué par un moustique, votre peau vous démange. Une irrésistible envie de vous gratter s'empare de vous. Plus vous résistez, plus l'idée vous obsède. Vous ne pensez qu'à vous gratter, car vous en êtes sûrs, la douleur partira. Votre corps vous le dit, votre corps vous en implore ! Alors, vous cédez... Vous grattez et grattez encore, mais la démangeaison ne part pas, elle s'amplifie ! Alors, vous grattez, encore et encore, jusqu'à ce que votre peau vous brûle...

Lorsque nous n'aimons pas quelque chose, ce qui nous arrive, la manière dont quelqu'un se comporte, l'aversion naît et grandit en nous, jusqu'à ce que nous explosions de colère aussi infailliblement que le karman produit son fruit. Telle la démangeaison induite par la piqûre du moustique, la colère naît de l'aversion, de l'attitude de l'esprit égoïste qui dit : « je n'aime pas cela » ; « je ne veux pas de cela » ; « je me refuse de me contraindre à cela », etc.

  • Je crois que me gratter (laisser s'exprimer ma colère) va me soulager, mais cela ne fait qu'accentuer la démangeaison. Je ne vois pas d'autre issue que de libérer cette énergie qui ne demande qu'à jaillir, mais cela ne fait que me rendre encore plus colérique et sensible au moindre stimulus. Ma colère renforce ma souffrance et mon aversion envers son objet ne fait que grandir. Je déteste le moustique, je le fuis, je cherche à le tuer ! Car je le vois comme la cause de ma souffrance, alors que la vraie cause est ma colère qui origine ma souffrance !

Jadis, moi aussi, j'ai infligé aux créatures une pareille souffrance : donc je ne reçois que mon dû, moi qui ai tourmenté les autres.

Je n'aime pas ma douleur, mais j'aime la cause de ma douleur, fou que je suis ! C'est de mon péché qu'elle est née : pourquoi en vouloir à un autre ? BC-75

Lorsqu'un moustique vous a piqué, pensez-vous spontanément au karman qu'il s'est infligé dans une vie passée pour en être réduit à une telle condition ? Éprouvez-vous de l'empathie pour son sort ? Lui adressez-vous des pensées d'amour et par compassion souhaitez-vous qu'il soit libéré de son état ?

Dans l'une de ses incarnations où, bodhisattva, le Bouddha Shakyamuni était une tortue marine, il se laissa dévorer par quatre-vingt mille insectes plutôt que de les noyer. Il pria : « Quand j'atteindrai l'Éveil, puissé-je dévorer les émotions négatives et les actes nuisibles de ces êtres, ainsi que leur croyance à la réalité des choses, et de la sorte les conduire à la bouddhéité » ACC-149.

Dans la pratique du tonglen, nous apprenons à faire face à « ce que nous n'aimons pas » en prenant sur nous les souffrances des autres (à accueillir la piqûre du moustique), avec patience et détermination, à lâcher-prise sur l'envie de nous rebeller, de crier notre refus et notre colère. Nous apprenons à ne pas rejeter la souffrance, par aversion, à ne pas brandir l'arme de la colère contre l'adversité, par haine, à ne pas partir en guerre contre le destin, par vengeance. Nous apprenons que ce qui est difficile et ce qui nous déplaît peut être vertueux, que la solution n'est pas de le combattre ou de chercher à le fuir, mais de changer notre état d'esprit face à ce qui arrive.

Les pratiques édictées pour les Bodhisattvas sont innombrables. Mais celle qu'il faut observer rigoureusement, c'est la Purification de l'esprit BC-60

Comme êtres ordinaires, nos souffrances sont les fruits de notre karman qui, bien qu'il s'épure par les maladies et la mort, se renouvelle sans cesse sous l'emprise de nos émotions destructrices. Mus par « l'esprit d'Éveil », les bodhisattvas travaillent sans cesse à diminuer leurs négativités et à augmenter leurs vertus. Et si à mesure de l'accumulation de « réalisations spirituelles » les causes d'adversité se réduisent, plutôt que de chercher à fuir les situations difficiles, les bodhisattvas les dédient aux bienfaits de tous les êtres sensibles.

Il n'existe pas de solution miracle pour supporter les démangeaisons d'une piqûre de moustique et les souffrances inhérentes à la vie. En fait, lorsque l'on comprend véritablement le sens de l'adversité, il n'y a plus aucune raison de le faire ! Il n'y a plus à détourner l'attention pour fuir la douleur ou à l'accepter en serrant les dents, la souffrance cesse en réalisant le non-soi de la personne.

Shantidéva recommande aux bodhisattvas de toujours, en toutes circonstances, conserver la bride de leur esprit, dont la nature indomptée est prompte tel un éléphant sauvage à s'agiter et à se laisser entraîner par la fureur du rut à causer nombres de dommages. « Mais si l'éléphant Esprit est lié complètement par la corde Attention, alors tout danger disparaît et tout bien est accessible » BC-52.

Ne pas se laisser entraîner par la colère, ce n'est pas détourner l'attention de l'objet qui suscite notre aversion, pour la reporter sur un autre pour lequel nous éprouvons le sentiment opposé - le désir-attachement origine l'aversion, c'est de lui qu'il faut se détacher -, mais de ne pas perdre la concentration que l'on doit s'entraîner à développer avec patience. « Gardez à toute force l'attention et la conscience (...) une fois venue [la conscience] ne s'en va plus, lorsque l'attention se tient à la porte de l'esprit pour la garder » BC-55.

Nous devons toujours penser « au plus vaste » (à plus grand que soi), à tourner la focale de notre attention vers l'ensemble de sorte à ce que notre conscience réunisse et englobe chaque détail dans une vue globale interconnectée. C'est à un examen minutieux et constant du corps et de l'esprit saisis comme un tout interdépendant qu'il nous faut procéder

Voici en résumé la définition de la conscience : c'est l'examen répété de notre état physique et moral BC-68

Ce qu'enseigne Shantidéva dans le Bodhicaryāvatāra et Thogmé Zangpo par les Trente-sept Pratiques des Bodhisattvas, c'est comment atteindre l'Éveil « en transformant la souffrance et l'adversité en voie de libération » c.à.d. en créant du karman positif que l'on destine à la libération de tous les êtres sensibles sans exception. « Il n'est rien que ne doivent pratiquer les Bodhisattvas pour le salut de tous ; et pour celui qui agit ainsi, il n'est rien qui ne soit méritoire. C'est uniquement dans l'intérêt direct ou indirect des êtres qu'il doit agir ; c'est pour eux qu'il doit tout employer à l'acquisition de la Bodhi » BC-67.

Agir en bodhisattva, c'est utiliser le karman comme levier spirituel. Les fruits sont toujours de même nature que les actes, mais qu'un acte non vertueux ne puisse être cause de vertus n'est pas contradictoire au fait que la souffrance soit un bienfait lorsqu'elle s'attaque à l'ego ! En priant pour l'Éveil des insectes qui le dévoraient, le « bodhisattva tortue » transmuta de la sorte sa souffrance en acte de « paramita de générosité » pure (suprême). « Grâce à cette prière, lorsque le Bouddha fit tourner la roue du Dharma à Bénarès, les quatre-vingt mille insectes se trouvaient là, formant l'assemblée des quatre-vingt mille bienheureux êtres célestes dans lesquels ils avaient repris naissance » ACC-149.

Pour dénoncer la « prétendue réalité des perceptions » induite par la croyance dans la réalité des choses, nous devons en réaliser la vacuité. Heureusement, développer la « vue pénétrante  ne désarme pas le « pouvoir d'efficience » de la souffrance comme « voie de libération ». La sagesse qui réalise le « non-soi » de la personne et des phénomènes ne détruit pas la souffrance, elle oblitère sa cause, la « saisie du soi »« Lorsque vous avez reconnu la vacuité de l'esprit, il est facile d'aimer ceux qui vous font du mal (...) le bouddha avait compris la vacuité de l'esprit et restait absorbé dans sa concentration sur l'amour transcendant, les armes que les démons firent pleuvoir sur lui se transformèrent en fleurs. Si le Bouddha s'était permis de penser que les démons essayaient de le tuer, et que cette pensée l'avait acculé à la colère, il aurait été vulnérable à leurs armes et aurait souffert des blessures qu'elles lui auraient infligées » ACC-162.

Le tonglen ne nous fait pas seulement prendre conscience du caractère nominal de «l'ennemi», mais aussi de « l'ami » ! Ce que j'aime est une vue de l'esprit, « une élaboration conceptuelle », au même titre que ce que je n'aime pas ! Dès lors que le poison de l'ignorance de notre nature véritable induit l'émulation de l'ego, nous tombons sous l'hégémonie du poison du désir-attachement et du poison de l'aversion qui, à travers un passé sans commencement, nous ont fait tenir tous les rôles successivement (antagoniste, allié, neutre).

Lorsque nous prenons conscience que « nous ne sommes pas nos actes », qu'il n'y a pas plus d'ami que d'ennemi et que l'illusion de l'en-soi de notre personne tombe, les obstacles et l'adversité se révèlent des « vues de l'esprit » ! Dès lors que nous ne voyons plus la montagne comme « une montagne à gravir », elle cesse d'être un obstacle. Détaché du désir-attachement et de l'aversion, nous ne voyons plus les « circonstances défavorables » (perte, souffrance, infamie, critique) et les « circonstances favorables » opposées (gain, plaisir, renom, louange) comme réelles, même si la souffrance n'en cesse pas moins d'exister, elle n'exerce plus d'emprise sur nous.

Insensible aux « huit préoccupations mondaines », le bodhisattva demeure en équanimité face au dénuement comme à la prospérité, face à l'humiliation comme à la gratitude. Tels ces sages qui n'entendaient plus la teneur des mots blessants, seulement des sons, le bodhisattva ne ressent plus les morsures des insectes auxquels il offre son corps, il goûte à la « saveur unique» des choses, décohérées de toute croyance en leur « prétendue réalité ». Dépourvue de réalité, comme la souffrance peut-elle encore servir de levier ?

La sérénité du bodhisattva face aux objets du désir-attachement et de l'aversion vient de la «sagesse qui réalise la vacuité ». Que la souffrance ne l'affecte plus ayant saisi l'ainsité du «moi» ne signifie pas qu'il soit devenu insensible à la souffrance des autres, bien au contraire ! Sa compassion, qui résulte de l'entraînement de « l'échange de soi avec l'autre », lui octroie de vouer chacune de ses actions jusqu'à l'offrande de son corps aux bienfaits des êtres sensibles.

L'on pourrait penser qu'il faut atteindre un haut niveau de réalisation spirituelle et éprouver une compassion d'une puissance telle qu'elle rend les bodhisattvas insensibles à toute douleur, leur permettant d'aller jusqu'à offrir leur corps aux créatures affamées. Certes, cela est possible parce que les grands bodhisattvas ont réalisé la vacuité du « soi de la personne » et du « soi des phénomènes » et que leur compassion universelle est devenue totalement spontanée.

La sagesse qui réalise la vacuité n'a pas pour fin de nier la souffrance, mais de dénoncer son pouvoir d'illusion. De plus, comprendre le mirage du « moi » ne résout pas le sort des autres dont les souffrances demeurent. Pour éliminer la douleur du monde, il faut en dévorer la cause, « leur croyance à la réalité des choses, et de la sorte les conduire à la bouddhéité » ACC-149.

« Prendre sur soi la souffrance des autres » par la pratique du tonglen revient ainsi à saisir la vacuité du « moi » par la « vue pénétrante » et corrélativement « donner aux autres notre bonheur et nos mérites » revient à réaliser la vacuité de la souffrance. Lorsque le remède de la sagesse passe par la solution de l'amour altruiste et de la compassion, il détruit la cause de la souffrance, « la saisie du soi », grâce au principe actif de la connaissance de l'ainsité.

Puissé-je être pour les malades le remède, le médecin, l'infirmier, jusqu'à la disparition de la maladie !

Puissé-je calmer par des pluies de nourriture et de breuvages le supplice de la faim et de la soif et pendant les périodes de famine devenir moi-même breuvage et nourriture !

Puissé-je être pour les pauvres un trésor inépuisable !

Puissé-je être le protecteur des abandonnés, le guide de ceux qui cheminent et, pour ceux qui désirent l'autre rive, être la barque, la chaussée, le pont !

Ainsi puissé-je être de toutes façons utile aux êtres qui occupent l'espace, aussi longtemps que tous ne seront pas délivrés !

Bodhicaryāvatāra, Shantidéva

Namasté

Tashi delek

བཀྲ་ཤིས་བདེ་ལེགས།


Références :

ACC : Au cœur de la compassion, commentaire des 37 pratiques des bodhisattvas Dilgo Khyensté https://www.padmakara.com/fr/ebooks-livres/154-au-coeur-de-la-compassion-ebook-format-pdf-9782916915814.html?search_query=Au+coeur+de+la+compassion&results=34 

BC : Bodhicaryāvatāra, Shantidéva https://archive.org/details/lamarchelalumi00sant?q=Bodhicary%C4%81vat%C4%81ra 

BVE : Le Bodhicaryāvatāra : Méthodes d'enseignement et Vue d'ensemble https://www.lotsawahouse.org/fr/tibetan-masters/alak-zenkar/bodhicharyavatara-teaching-methods-overview 

CTLM : Comment transformer la maladie et d'autres circonstances https://www.lotsawahouse.org/tibetan-masters/gyalse-thogme-zangpo/how-transform-sickness 

DEB : Dictionnaire Encyclopédique du bouddhisme, Philippe Cornu https://www.decitre.fr/livres/dictionnaire-encyclopedique-du-bouddhisme-9782020822732.html  

[i] https://info-buddhism.com/Empathy-Compassion-Neuroscience-Ricard-Altruism.html

[ii] Ibid.