I.75 – Sept pratiques de la respiration méditative – partie 1

25/10/2020

Le yoga consiste à aligner le corps, l'esprit et le souffle afin d'arrêter les fluctuations du mental. Cet état n'est pas détaché du quotidien, réservé aux séances d'asanas, de pranayama ou de méditation. Dans le yoga comme dans le bouddhisme, la paix intérieure c'est faire de chaque instant une pratique, jusqu'à la réalisation du bonheur ultime.

Dans le yoga, la méditation est pratiquée comme un exercice, avec sa méthode posturale, ses techniques de respiration, ses procédés de concentration. Quelle que soit la technique, les effets de la méditation, chacun peut les vérifier par soi-même. Il suffit de s'asseoir de manière confortable (mais pas trop), dans un endroit calme, de procéder au « retrait des sens » sur l'intérieur de soi et de demeurer immobile, le dos droit, concentré sur sa respiration sans s'attacher aux pensées qui peuvent surgir, insensible à leurs voix de sirènes...

Il est possible de ressentir un calme profond en une seule séance et avec un entraînement régulier et constant de constater un apaisement général du mental et un changement sur notre comportement. Mais, quel que soit notre degré de pratique, nous en venons toujours au même constat. Aussi relaxants que soient nos séances de méditations, leurs effets anesthésiants sur nos émotions et sur nos pensées finissent irrémédiablement par se dissiper. De quoi faire naître la confusion... 

En effet, si en méditant, il nous est possible de calmer notre esprit, de réduire le flot de nos pensées et d'endormir temporairement nos émotions négatives, il serait logique d'inférer qu'à force de pratique nous devrions pouvoir les inhiber durablement et demeurer en paix à chaque instant du quotidien ?

Dans le yoga de Patanjali, si la méditation vise « l'arrêt des perturbations mentales » ce qui induit l'absence d'afflictions - par la concentration en un point qui abolit la dualité entre sujet et objet - cela n'en fait pas le synonyme de nirvāna, la « cessation définitive » de toutes souffrances ! Pour nous en libérer, nous devons délivrer notre esprit du voile des « émotions perturbatrices », formées des poisons de l'aversion, du désir-attachement, de l'orgueil et de la jalousie, originés par le poison de l'ignorance (la saisie et la croyance dans la réalité du soi de notre personne) qui forme un « voile cognitif » sur l'esprit, lesquels voiles nous entraînent à renaître sans cesse dans le samsāra.

Dans le bouddhisme, la méditation consiste à se « familiariser » avec les enseignements du Dharma c.à.d. à en intégrer le sens. Cette familiarisation opère une transformation du comportement qui procède d'un changement de regard radical sur nous-mêmes et « qui nous sommes vraiment ». Lorsque nous saisissons véritablement ce que signifie le karman, nous adoptons l'intention authentique de ne pas nuire aux êtres sensibles. L'entraînement à la pratique de la méditation révèle la nature véritable de notre être, tathāgatagarbha.

De là, survient la confusion de croire que le fait d'apaiser nos émotions - dont les poisons sont les véritables ennemis et « obstacles intérieurs » au bonheur ultime - constitue une « réalisation spirituelle » qu'il est possible d'obtenir par la seule pratique de la méditation. Certes, la méditation agit sur notre humeur en ce qu'elle a pour effet d'apaiser la colère, d'assagir la peur, de calmer l'angoisse et de réduire le stress, toutefois méditer n'a pas pour objectif d'éliminer nos émotions, mais de constituer le préalable à la clarification de l'esprit.

Le calme mental peut temporairement circonscrire les émotions négatives, mais il n'est pas à même de les éradiquer. 

Seule le peut la vision profonde qui, pendant la méditation, reconnaît la véritable nature des phénomènes et, pendant la post-méditation, sait que toute chose est une illusion dépourvue de réalité ACC-243

Notre perception est façonnée par ces poisons et l'instant où se construit notre représentation du monde tel qu'il (nous) apparaît est si infinitésimal - de l'ordre de quelques millisecondes - qu'il est difficile, voire impossible, en tant qu'êtres ordinaires, de l'intercepter pour tenter de changer notre manière de fonctionner. Il n'y a donc pas de quoi se fustiger en post-méditation de réagir sous le coup de fluctuations émotionnelles spontanées ! En tant que pratiquants bouddhistes, n'y voyons pas là le signe que nous n'avons pas réussi à intégrer le sens des enseignements du Dharma, mais plutôt un encouragement à progresser sur la voie en continuant d'observer notre esprit avec attention et vigilance.

Le Bouddha Sakyamuni nous a délivré le remède contre les émotions perturbatrices et c'est la réalisation du bonheur « ultime » de l'Éveil ! Pour épurer nos négativités, il nous faut développer leurs antidotes, les sagesses : la patience contre la colère, le lâcher-prise contre le désir-attachement, l'humilité contre l'orgueil, la joie contre la jalousie. En termes d'énergie, les émotions ne sont pas différentes des sagesses. C'est le « côté obscur de la force »...

En somme, les pratiques bouddhiques visent à transformer le négatif en positif (à purifier nos impuretés et à développer des vertus) de façon à dissiper les voiles qui nous empêchent de prendre conscience de notre véritable nature - faire germer les « graines de Bouddha » qui sont en nous -. Pour cela, il nous faut écouter les enseignements du Dharma, bien y réfléchir et en intégrer le sens (« se familiariser avec »). Mais, ni écouter, ni comprendre, ni méditer (au sens bouddhiste du terme) ne suffisent à eux seuls pour éradiquer l'aversion ainsi que les autres poisons et nous délivrer de toutes souffrances.

Pour atteindre l'équanimité authentique, il faut réaliser la « vue pénétrante » de la vacuité du soi des phénomènes et du soi de la personne. C'est lorsque nous réalisons qu'il n'existe pas d'objet réel de la colère, ni de sujet réel qui peut se mettre en colère, ni un comportement de colère propre à un sujet, par ailleurs illusoire - comme en « vérité ultime, il n'y a ni observé, ni observateur, ni observation -, que toute impulsion d'aversion est abolie.

Mais avant de parvenir à un tel degré de « réalisation spirituelle », la question est de savoir « Que faire de la colère ? Ceux qui n'ont pas l'habitude d'observer leur esprit pensent qu'elle fait partie de leur nature, qu'il ne faut pas la réprimer mais l'exprimer. Si c'était vrai, il faudrait aussi dire que l'ignorance ou l'illettrisme font partie de notre esprit, puisqu'en naissant nous ne savons rien » CDC.

« Méditer au désert », s'éloigner des déclencheurs (objet, personne, situation...) susceptibles de provoquer une réaction émotionnelle nuisible n'est pas une solution pérenne. C'est déjà mieux de chercher à comprendre les défauts de nos émotions, à comprendre que l'aversion n'est pas une propriété des objets ou des personnes et que leurs actes ne reflètent pas leur nature, mais cela ne garantit pas l'équanimité au cœur de l'action, de pouvoir méditer « à la croisée des chemins » c.à.d. de conserver son calme en toutes circonstances !

Pour clarifier l'esprit, il faut commencer par l'observer, mais pourquoi limiter son observation aux séances de méditation « formelles » ? La question n'est pas tant de savoir « qu'est-ce que je fais » pendant la méditation qui peut avoir pour effet d'inhiber mes émotions, mais plutôt « qu'est-ce que je ne fais plus » en post-méditation qui a pour conséquence de les réactiver ?

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Je respire et j'observe que je respire

Je respire et j'observe que je respire à l'instant présent

Je respire à l'instant présent et j'observe que seul l'instant présent existe

Dans la méditation comme dans les asanas, le point essentiel est de combiner le corps, l'esprit et le souffle. Les yogis le savent bien, la pratique est plus fluide et immersive, dès lors que l'on parvient à s'établir dans cet alignement. Mais, aussi concentrés que l'on puisse l'être pendant la pratique, l'on a tendance à relâcher l'effort d'attention à l'issue... Or, il y a confusion - instillée par la dérive occidentale des asanas considérés comme un « exercice corporel » -. Si la concentration est nécessaire (en tout premier lieu pour éviter de se blesser), le caractère physique de la pratique n'est pas conditionnant de la concentration !

Qu'il s'agisse de combiner la respiration au mouvement et à la conscience de l'exécution du mouvement dans les asanas ou de la combiner à l'immobilité et à la conscience de l'immobilité dans la méditation, ce sont les effets de la « force de l'attention » portée sur le souffle, couplés aux effets de la « force de la vigilance » appliqués à l'attention à la respiration, qu'il s'agit de mobiliser en post-pratique, hors de tout contexte formel, à chaque instant et lors de chacune de nos activités dans l'agir du quotidien !

Le souffle a un incroyable pouvoir à la fois sous-estimé et largement sous-utilisé. Si l'on observe avec attention ce qui passe dans l'esprit pendant la méditation, l'on peut constater que l'action de se concentrer sur le flux régulier de la respiration (sur les mouvements du corps à l'inspire et à l'expire), de se concentrer véritablement sur le souffle (en gardant avec fermeté et souplesse l'attention constamment fixée sur la respiration), avec vigilance pour ne pas se laisser détourner par les pensées (et suffisamment longtemps), fait entrer l'esprit dans un état de profonde et agréable quiétude.

Dans ces moments de pratique méditative sereine - en mouvement dans les asanas du yoga ou dans le cheminement immobile du « calme mental » -, se concentrer, véritablement, constamment et longtemps, sur notre souffle a pour effet de priver nos émotions et nos pensées de carburant. Il n'est pas possible de « faire le vide » ni d'arrêter de penser (activité dont la mécanique cérébrale est incessante). Mais, si nous ne pouvons tarir, ni même détourner le flux de nos pensées, nous pouvons concentrer notre attention...

Vouloir chasser les pensées aléatoires, remettre leurs questionnements à plus tard, dire « non » à leur harcelant ballet, repousser les assauts des émotions, arrêter l'engrenage compulsif et obsessionnel de l'imaginaire mental, c'est leur prêter attention, les nourrir et leur conférer tout pouvoir sur nous. En fixant l'attention exclusivement sur la respiration, avec une vigilance suffisamment ferme pour conserver notre « regard intérieur » sur l'objet de notre attention et suffisamment souple pour l'explorer et le laisser imprégner l'esprit, les sursauts émotionnels désordonnés vont graduellement diminuer et les fluctuations chaotiques des pensées progressivement se calmer.

Lorsque l'esprit est entièrement attentif à la respiration, il n'est plus distrait par les pensées et les émotions perturbatrices. Elles ne cessent pas d'exister ! Elles sont toujours là, mais comme un « effet de perspective » dépend de l'angle du regard et de la position de l'observateur, elles entrent dans un « angle mort » de notre attention. C'est comme si elles disparaissent du radar de la conscience... Et dès lors que nous alignons l'esprit avec la conscience du souffle, nous ne faisons plus qu'un avec l'instant présent, ici et maintenant...


  • Le monde qui nous entoure est une succession d'apparitions et de disparitions, plus ou moins brèves et rapides, formant des moments individuellement distincts, caractéristiques d'événements qui s'enchaînent au rythme régulier d'un métronome animé d'un mouvement perpétuel. Nous en inférons l'idée de l'existence d'un temps indépendant, existant par lui-même, constitutif d'une dimension physique de la réalité, dont la flèche nous entraîne infailliblement du passé vers le futur, sans interruption jusqu'au terme inexorable de notre vie.

  • Lorsque nous agissons, nous sommes pris dans le flux de l'écoulement de sa temporalité, tel un bateau emporté par le courant, entraîné à toutes voiles au gré des fluctuations des tempêtes de nos émotions à travers l'océan houleux de l'existence. Toutefois lorsque nous méditons, nous jetons une ancre qui ralentit notre course parfois jusqu'à transformer le temps en « mer d'huile », à figer les choses et nous-mêmes dans un « entre-deux » sans mouvement, atemporel...

  • Lorsque le monde extérieur se retire du champ de notre conscience comme la marée haute d'une plage et que le vaisseau de notre corps s'immobilise sur le fond sablonneux de notre esprit, ce retrait sensoriel amplifie le moindre bruit interne, le sifflement subtil du souffle, le mouvement léger du diaphragme qui monte et descend au rythme lent de la respiration. Le temps ralenti, l'instant s'allonge, le moment se fait immuable. Ce n'est plus le temps qui cadence notre perception, c'est notre conscience qui vient à discriminer et à mouvoir l'instant.

  • Dès lors, toute sensation d'écoulement s'évanouit et l'idée même de «temporalité » se dissous. Nous perdons le ressenti et la notion du temps, la conscience qu'il puisse exister autre chose que « l'instant présent »...


Depuis un an, je médite entre une et deux heures (parfois jusqu'à trois heures) par jour (entre Samatha et Vipāssyana). De ce court entraînement, j'ai découvert qu'il est possible de maintenir la « conscience mentale » sur un objet avec clarté et stabilité pendant un temps (relativement) long. J'ai aussi expérimenté que la concentration à un effet relatif sur mes émotions. L'entraînement commence à véritablement porter ses fruits lorsque... je n'arrête plus de méditer, c.à.d. lorsque je fais de la post-médiation une méditation !

Pour l'expérimenter, je sais possible, au quotidien, d'inhiber le déclenchement des poisons, de neutraliser à leurs prémisses l'aversion, la colère et les autres émotions destructrices, ainsi que les pensées qui en sont les déclencheurs, à condition toutefois de toujours aborder chaque action du corps, de la parole et de l'esprit en « pleine conscience » de l'observation de l'esprit dans l'attention portée au souffle (et en se rappelant sans cesse que les pensées sont vides...).

Appliquer la « force de l'attention » et de la « force de la vigilance » sur le souffle n'entraîne pas la disparition de tout contenu phénoménologique. Bien au contraire ! Plus l'on pousse l'isolement sensoriel et plus l'esprit se rebiffe, se débat rageusement comme un chat que l'on voudrait enfermer dans une cage... Mais, demeurer dans «l'instant présent » relativise la notion « d'objet » en gommant les différences entre physique et mental, conceptuel et non conceptuel... Au cœur impassible de « l'ici et maintenant », le corps, l'esprit et le souffle alignés avec attention et vigilance, toute distinction s'évanouit entre la sensorialité de l'acte de respirer et sa représentation phénoménologique. Sous la clarté de l'esprit, le souffle se révèle « objet mental »...

Grâce à la sagesse des bouddhas, des grands bodhisattvas et des maîtres spirituels qui nous transmettent les enseignements du dharma, nous savons du monde tel qu'il nous apparaît (le monde des « apparences conventionnelles ») que « les apparences sont notre propre esprit » ACC-154. Nous savons également que « l'esprit invente tout » ACC-155 et enfin, nous savons que « l'esprit est ce qui est conscient de toute chose ; c'est une clarté qui perçoit » ACC-160.

L'esprit des « êtres ordinaires » ne voit pas les phénomènes sous leur nature véritable. À travers le filtre des voiles cognitifs et émotionnels, qui conditionnent sa vue et façonnent sa subjectivité, l'esprit invente des représentations qu'il projette sous forme d'apparences et croit réelles.

Pour autant, l'esprit n'est pas en cause, sa fonction est « d'éclairer ». Lorsque la vue d'une ombre déclenche notre peur, que la vue d'une personne dans la rue provoque en nous une vive aversion ou nous emplit de plaisir, ce n'est pas la lumière qui est responsable de ce que nous ressentons !

Une bulle nous inspire la vue d'un monde délimité par une frontière translucide qui si nous avions la taille d'un atome serait sans épaisseur ni consistance, ni distinction de côté entre intérieur et extérieur. À cette échelle, ces notions n'auraient aucun sens ! Dans la méditation qui unit la conscience du méditant à « l'instant présent », il n'y a pas plus de différence entre l'apparence et l'idée d'une bulle qu'entre la sensation de respirer et la représentation du mouvement de la respiration ou entre « l'instant présent » et « l'idée du temps ». Seul existe l'alignement de « l'instant présent », du souffle et de l'esprit qui abolit toute distinction et toute dualité entre le sujet, l'objet et son observation.

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Je respire et j'observe que l'instant passé n'est plus et que l'instant futur n'est pas encore

Je respire et j'observe que passé et futur ne sont qu'imagination

Je respire et j'observe que le temps est l'illusion de la pensée


La musique est une combinaison harmonieuse de sons. Mais pour que nous percevions une suite de sons comme « mélodieuse », ils ne doivent pas être simplement ordonnés, ils doivent s'enchaîner à un rythme précis. Trop rapide, il ne laisse entendre qu'une cacophonie, trop lent, ce n'est pas de la musique !

Note et musique acquièrent leur aspect en interdépendance l'un avec l'autre de par leur mouvement relatif au système qui les perçoit et les interprète comme tels. « L'esprit invente tout » ACC-155. Isolé, nul son n'a intrinsèquement valeur de note de musique. Il n'en revêt la valeur nominale qu'en regard d'un système de convention. Sans ce référentiel, il n'y aurait que des mouvements de l'air et des vibrations de corps dépourvus du sens que la musique leur donne...

Le plaisir d'écouter de la musique, de nous laisser transporter par ses accords, de résonner de différents états émotionnels à ces tonalités, est si naturel et ancré si profondément en nous (depuis bien avant que nous en ayons le souvenir conscient) que nous en oublions que la musique est une construction mentale. « Les apparences sont notre propre esprit » ACC-154.

Nos émotions sont une autre forme de « musique intérieure » - du point de vue karmique, notre vie et notre corps actuels sont la résonance de nos actes passés - dont la partition funeste résonne en échos de souffrances de la symphonie dramatique du « moi » : captivés par nos pensées, nous perdons l'observation de notre respiration ; capturés par des scénarios imaginaires instillés par nos peurs, nous perdons la conscience de « l'instant présent » ; ensorcelés par les tourments de nos angoisses délirantes, nous perdons le contrôle de notre esprit et commettons des actes nuisibles...

Songez à ce que serait votre vie si à chaque instant, le contenu de votre conscience consistait uniquement en stimuli sensoriels (relatifs à ce que vous pouvez capter à cet instant et uniquement pendant la durée de cet instant), à l'exclusion de toute pensée, et qu'il se vidait aussitôt cet instant passé ?

Ce n'est que parce que nous conservons le souvenir de l'instant, qui s'ajoute aux souvenirs d'autres instants, pour former une chaîne dont l'ensemble nous apparaît comme une succession de moments, que le souvenir de ce que nous nommons le «passé » nous affecte et sans cesse continue de nous affecter.

  • Songez que seul « l'instant présent » existe. Imaginez que la seule chose qui occupe cet instant soit un son. Dès l'instant passé, le son n'est plus. Un nouvel instant le remplace lors duquel vous entendez un son qui à son tour disparaît «avec cet instant ». Sans mémoire, il vous est impossible de rattacher les sons entre eux. Vous ignorez même que ce son que vous entendez à cet instant n'est pas unique mais fait suite à une série de sons sans commencement...

La mémoire est un formidable outil. Elle nous permet de relier des sons sous la forme de musique, de relier des mots sous la forme de phrases. Sans mémoire, nous serions incapables de saisir un ensemble de notes comme constitutif d'une musique. Sans mémoire à court terme, nous serions incapables de saisir cet ensemble de mots comme formant une phrase ni d'en comprendre le sens ! Nous ne pourrions pas écouter les enseignements du Dharma, les étudier, les comprendre et, par conséquent, il nous serait impossible d'en réaliser le sens. Mais sans la capacité de se souvenir, nous ne pourrions pas non plus entretenir l'illusion de la croyance en la réalité du soi à la source de toute souffrance !

Le souvenir n'est pas la « réminiscence » du passé, car le passé n'existe plus, seul «l'instant présent » existe. Ce souvenir, c'est (re)construire ! La mémoire ne conserve pas les souvenirs des instants qui ne sont plus, elle les réinvente à partir des informations qu'elle a emmagasinées de telle manière que nous ayons l'impression de «revivre le passé ». Le même principe opère avec le futur. L'instant futur n'existe pas encore. Les scénarios que nous inspirent nos angoisses émotionnelles sont de pures constructions mentales à la conviction desquelles nous donnant, par la pensée, force et pouvoir d'efficience.

Comme les sons revêtent l'apparence de notes en regard d'une mélodie auxquelles elles confèrent le caractère de musique, les émotions revêtent l'apparence de pensées obsessionnelles en regard de la « saisie du soi » auxquelles elles confèrent le caractère de réalité. Autrement dit, dès que l'attention à l'observation de « l'instant présent » est distraite et se relâche en suivant des divagations imaginaires, les poisons des passions se transforment en énergie négative qui enfle infailliblement jusqu'à exploser en actes toxiques.

Les émotions sont dangereuses, nuisibles aux autres et à nous-mêmes, au sens karmique et, car elles détruisent nos mérites. L'énergie de la colère croît à chaque instant des pensées d'aversion dont nous l'alimentons en les ressassant en boucle dans nos têtes. Lorsque nous réalisons véritablement que tout ce qui existe est contenu dans « l'instant présent », qu'il n'y a pas de lien entre l'instant actuel et passé autre que purement artificiel, nous pouvons maintenir l'énergie de nos émotions au seul niveau de l'instant et ainsi éviter toute « réaction en chaîne » aux effets nuisibles et dévastateurs.

La perception de la « continuité du temps », l'impression que le temps est formé «d'instants distincts » qui se succèdent séquentiellement est une invention de notre esprit. Lorsque fermement établis dans « l'instant présent », nous réalisons que seul cet instant existe, que le passé et le futur ne sont qu'imagination, alors le temps se révèle l'illusion de la pensée !

Si toute chose existe uniquement à « l'instant », la quantité d'énergie de nos émotions demeure donc toujours la même - ce qui ne la rend pas identique... -. Une unique «pensée de colère » ne peut déclencher une explosion de colère si elle reste circonscrite à « l'instant présent », c.à.d. si dans « le singulier du présent » nous ne mettons pas « le pluriel du passé ».

Le temps n'est pas un absolu, mais une notion relative à l'observateur, à son échelle et à sa position. Selon la distance de l'observateur a un corps céleste dont la gravité courbe l'espace-temps, sa temporalité est différente. Cependant, d'un bout à l'autre de «l'horizon cosmologique » qui délimite l'univers visible, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, partout et en tous lieux, quels que soient les gouffres qui les séparent et le temps nécessaire pour les atteindre, rien de ce qui existe n'a d'existence autre que relative à un « instant présent »...

Il nous faut bien prendre conscience de ce que cela signifie véritablement que la totalité de tout ce qui existe dans l'univers, de tout ce qui a existé depuis des commencements sans origine pour aboutir à « maintenant » n'a d'existence que du fait du seul et unique «instant présent » ! Qu'il y ait quelque chose, qu'il y ait pu y avoir quelque chose, qu'il puisse y avoir autre chose est possible du fait du seul et unique « instant présent »... parce que son essence est vacuité !

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Je respire et j'observe que tous les phénomènes sont produits en coproduction de causes

Je respire et j'observe que l'aspect de l'esprit est une coproduction de pensées et d'émotions

Je respire et j'observe que la forme de continuum de l'esprit est vide


La plupart des choses qui nous entourent présentent un caractère permanent, les montagnes, les villes, les maisons, en comparaison de plus éphémères. Bougies, gouttes de rosée, bulles, éclairs et nuages, le bouddhisme préconise de regarder tous les phénomènes composés comme... relatifs ! En face des montagnes de la chaîne de l'Himalaya, dont la masse imposante, la hauteur et la majesté nous sidèrent, « visualiser en accéléré » le film de leur formation nous permets de prendre conscience qu'en regard de la durée de l'univers, la vie des Annapurna et de l'Everest sont en définitive aussi brèves qu'une bulle ou une goutte de rosée sur une feuille et tout aussi impermanent !

L'impermanence est partout et nous n'y prêtons guère attention. À la vue d'un phénomène fugitif, comme une étoile filante, un arc-en-ciel, un lever du soleil ou des reflets de lumière irisés à la surface de l'eau, nous ne retenons que le côté « magique » de (l'instant de) la synchronicité de leur saisie. Il est pourtant essentiel de nous familiariser avec l'impermanence de la nature et de notre propre existence si nous voulons sortir du cycle des renaissances...

« Accélérer le temps » est une autre façon de saisir l'impermanence des phénomènes sous l'angle de leur relativité. Pour nous entraîner à prendre conscience de notre impermanence - en termes bouddhistes l'infaillibilité de notre mort qui peut survenir à n'importe quel moment -, lors de nos méditations, nous pouvons nous visualiser, devant nous, sous la forme d'un bébé qui grandit rapidement et voir défiler les années jusqu'à un âge avancé, le tout en l'espace de quelques respirations. D'abord, nous imaginons mourir de vieillesse, puis de plus en plus jeune, jusqu'à notre âge actuel puis... dans la minute suivante...

Saisir en quoi les phénomènes sont composés de causes exige un effort d'intention. La conscience n'est pas dialectique, elle nous donne à saisir une représentation. Nous percevons un objet abstrait de la série de causes dont il est l'effet de sorte qu'il nous apparaît comme s'il existait en-soi et non pour ce qu'il est, un résultat. En occultant le fait qu'un phénomène advient en raison de causes, nous nions le fait conséquent que sa durée de vie est relative à leur persistance. « Tout ce qui surgit comme étant le résultat d'une réunion d'éléments doit forcément se désagréger lorsque se manifestent des causes différentes de celles qui ont amené la constitution de l'agrégat » ESBT-55.

L'esprit apparaît continu à sa propre observation parce que nous prenons « ce qui s'y passe », l'induction de l'illusion d'une perception séquentielle (du temps par les processus de réminiscence et d'inférence de la mémoire et de l'imagination), pour ce qu'il est. L'aspect de « ce qui est perçu » par l'esprit est l'instantanéité de sa perception de « claire lumière ». 

Parce qu'elle dépasse le cadre de « l'instant présent », la phénoménologie mentale créée un artifice à la saisie de l'esprit par lui-même qui émule une « vue subjectiviste » qui le fait se percevoir comme « continu dans le temps » (formant un continuum).

Dans un train, lorsque nous nous déplaçons dans le même sens que son mouvement et fixons notre attention sur celui-ci, nous ne ressentons pas notre propre déplacement. Au sein du référentiel en mouvement, le mouvement disparaît. Lorsque la colère explose subitement, nous la ressentons telle une force irrépressible qui nous emporte de manière incontrôlable alors que nous ne sommes mus que par notre esprit voilé... déconnecté de « l'instant présent » !

  • Sous une pluie battante, une jarre se remplit et déborde rapidement. Mais sous un soleil de canicule, la chaleur est si intense qu'aucun nuage de pluie ne peut se former. Et si tant est, la moindre goutte d'eau (ou de sueur) s'évaporerait aussitôt au contact avec le sol surchauffé ! Notre esprit est comme la jarre, nos émotions sont comme de l'eau, le climat est comme nos croyances...

Si nous fixons notre attention sur la goutte d'eau à l'exclusion de tout ce qui l'entoure, abstraction faite de l'espace qu'elle occupe et du temps relatif que nous mettons à l'observer, cette vue réductionniste et subjectiviste nous induit implicitement à croire dans le caractère intrinsèque de ses propriétés et dans celui, irréductible, autonome et indépendant, de son existence en-soi. 

Mais, lorsque cette goutte s'évapore instantanément au contact du sol bouillant, nous prenons instantanément conscience - dans la surprise de cet « entre-deux atemporel » analogue à celui dans lequel nous croyons que c'est notre train qui démarre alors que c'est le train à-côté... - que comme tout phénomène, l'aspect de l'eau est impermanent, sa forme composée et sa nature vacuité !

La disparition soudaine d'une chose dont nous croyons l'existence irréductible et qui nous démontre le contraire (comme l'évaporation d'une goutte d'eau) constitue un «renversement de perspective » qui nous fait passer d'une vue en relief à une vue en creux - d'autant plus intensément qu'une émotion nous anime, désir-attachement à la soif, aversion pour la chaleur, etc. -. 

Pour saisir en quoi les phénomènes sont le produit de l'interdépendance de causes combinées, nous devons changer notre manière de regarder de telle sorte à déplacer (ou re-centrer) notre attention de l'objet à ce qui le produit

Tous les phénomènes sont faits d'une succession rapide d'événements instantanés, de causes multiples et de conditions multiples conjuguées (...) ces rapides éclairs d'énergie sont assez semblables les uns aux autres au long de la série pour nous demeurer imperceptibles, puis tout à coup jaillit, parmi cette série de moments, un moment différent qui capte notre attention et nous fait croire qu'un objet nouveau a paru  ESBT-27.

Dès lors que le basculement s'opère (la goutte d'eau s'évapore sur le sol), nous prenons instantanément conscience que l'existence et l'aspect du phénomène dépendent de conditions particulières (impliquant la mécanique du climat qui conditionne la formation d'orages et de nuages de pluie, combinée à la chaleur emmagasinée par le sol). Notre prise de conscience est d'autant plus aiguë que nous réalisons (dans le même temps !) quelles conditions inverses seraient nécessaires pour que l'événement auquel nous assistons ne se produise pas (avec le climat idoine, l'eau ne s'évaporerait pas et la pluie rempliraient la jarre) !

Saisir l'interdépendance des phénomènes, c'est réaliser l'impermanence du « champ des possibles ». C'est prendre conscience que toutes choses dépendent, à l'instant, pour exister d'une combinaison de causes dosées d'une manière si précise qu'elle la rend fondamentalement imprévisible ! De sorte que si ces conditions ne sont pas entièrement réunies ou légèrement différentes, le phénomène ne peut simplement pas se produire et s'il se produit, sa durée dépend de la condition Sine qua none que la conjonction de causes qui le rendent possible perdure dans des conditions identiques...

Tout ce qui existe dépend, pour exister, de l'existence d'autres choses qui le produisent ou qui le supportent et que l'existence de cela qui existe cesse alors que cessent d'exister les causes ou les conditions qui le supportaient. Ainsi, toute existence est relative ESBT-81

Il en va de même avec « ce qui m'arrive à moi ». Si je focalise mon attention sur la «base », que j'identifie comme l'objet déclencheur de ma colère, par exemple une personne, à l'exclusion du contexte (c.à.d. abstraction du fait que ses actes ne sont pas le reflet de sa nature mais de son esprit voilé par ses émotions et de mon état émotionnel perturbé), que je la crois exister par elle-même et être mal intentionnée à mon égard, cette vue réaliste fait d'une simple « combinaison de causes » la personnalisation de mon ennemi !

Pour saisir la vacuité des émotions destructrices, nous devons prendre conscience de leur relativité et pour cela sortir du référentiel de leurs poisons, sous le voile duquel nous ne voyons pas la force de leur « attraction gravitationnelle » nous entraîner infailliblement à la souffrance. Entre deux trains en instance de départ, il nous faut procéder à un renversement de perspective de telle sorte à demeurer, immobile et serein, dans le « train de l'instant présent » au lieu d'être emporté par la course du « train de l'émotion »...

Si nous parvenons à voir que notre aversion ne surgit qu'en raison d'une «interdépendance de causes » si insubstantielles et si éphémères que la « base » sur laquelle nous identifions son objet est « vide d'en-soi » alors, notre aversion réduite à la durée de « l'instant présent », se dissipera aussitôt l'instant passé, et ne pourra pas s'enchaîner à d'autres instants sous le jeu, rendu inopérant, de la mémoire et de l'imagination pour nous emporter dans des éruptions incontrôlées et des comportements nuisibles. 

Lorsque vous pourrez reconnaître la vacuité de l'esprit, vous n'aurez plus d'attachement ou de désir en voyant quelque chose de beau, ni de haine ou de dégoût devant quelque chose d'horrible ou de désagréable. 

Enfin dégagé de ces émotions négatives, l'esprit ne peut plus être trompé ni se méprendre, ni le karma être produit, et le flot de la souffrance s'interrompt ACC-161

  • Adoptons la posture de méditation. Sans effort d'attention, observons notre esprit. Des pensées apparaissent et disparaissent continuellement, fugitives comme des éclairs, impalpables comme l'air. Elles dessinent un paysage mental comparable au bouillonnement de l'eau qui chauffe dans une casserole, maelstrom de fluctuations informes et fugitives. Demeurons là, immobile et indifférent, comme si nous assistions à un spectacle ou à un film projeté sur l'écran de notre mental, mais sans y prendre part. Ce flux jamais ne se tarit, mais les images, les sons, les impressions, sont si fugaces et si inconsistantes que notre mémoire n'en garde pas trace... la plupart du temps !

  • Observons maintenant une émotion qui surgit brusquement au devant de la scène comme un train qui entre en gare à pleine vitesse. Sentons le souffle de l'aversion qui nous bouscule. Sentons la force de la colère qui nous harponne. Sentons ce train de pensées qui nous entraînent irrésistiblement à sa suite, dans un enchaînement de wagons d'idées dont chacun donne un peu plus corps à l'émotion qui s'enfle et grandit en nous sournoisement ...

  • En une fraction de seconde, sans y prendre garde, notre attention s'est laissé détourner. Sans nous en apercevoir, nous avons pris le train en marche et alimentons son énergie de notre propre addiction ! En l'espace insaisissable d'un instant, nous sommes passés de spectateur à acteur. Immobile et serein face au flux de pensées qui s'écoulaient devant nos yeux, nous sommes subitement entrés dans son courant. Et à chaque instant, nous lui donnons un peu plus de force, un peu plus d'emprise et de pouvoir sur notre esprit...

  • Maintenant, inspirez... Lentement, revenez à votre respiration. Expirez et observez le mouvement de votre souffle avec attention... Observez que votre attention se porte sur « l'instant présent » et conservez sa focale fermement concentrée sur « ici et maintenant ». Inspirez en observant que vous respirez...

  • A chaque inspire, je suis conscient que « l'instant passé » n'existe plus, à chaque expire je suis conscient que « l'instant futur » n'est pas encore. Ils ne sont qu'imagination ! Je respire dans l'instant présent. C'est « la totalité de tout ce qui existe ». Je reste immobile comme sur un quai de gare. Dès qu'une émotion ou une pensée surgit, je la regarde qui passe si vite qu'elle est déjà passée, qu'elle n'existe « déjà plus », qu'elle n'a jamais existé...

De l'intérieur de son référentiel, tout phénomène semble être le produit d'une chaîne de causalité qui lui est spécifique... et qui lui confère l'illusion de réalité ! Mais, lorsque l'on saisit dans une même « vue » l'impermanence d'un phénomène en regard de l'impermanence du phénomène opposé, l'on réalise la relativité de leur causalité et, de fait, la vacuité de toute cause propre, autonome et indépendante. C'est comme si en mettant en parallèle et les conditions météorologiques de la formation et de la persistance d'une goutte d'eau et les conditions climatiques de son évaporation, elles s'annulaient mutuellement en révélant la vacuité et du climat et de l'eau !

Cet acte mental de « juxtaposition », qui permet de saisir la vacuité des phénomènes via leur interdépendance, rappelle l'expérience de pensée du « chat de Schrödinger ». Un chat est enfermé dans une boîte opaque avec un dispositif potentiellement mortel - une source radioactive qui, si le taux de radiation mesurée dépasse un certain seuil, déclenche un poison mortel[i] -. L'ouverture de la boîte, c.à.d. la mesure, entraîne la décohérence de l'un ou l'autre scénario possible. Dans l'intervalle, le chat est dans un état quantique dit « superposé », comme s'il était littéralement « vivant et mort » à la fois !

« Vacuité » ne veut pas dire que « rien n'existe », mais que rien de ce qui existe n'a de réalité « en soi ». Tout advient à l'existence relativement à des « chaînes de coproductions de causes » indifférenciées en leur nature et différenciées en leur manifestation. Les phénomènes sont manifestes en leur aspect (nominal), probabilistes en leur nature (conventionnelle), vides en leur essence (ultime) et relatifs à la vue (voilée ou claire) de l'esprit !


Lorsque l'on comprend que l'existence d'une chose que l'on croit solide, stable, permanente dépend uniquement, pour exister, de conditions particulières si sensibles que la moindre variation engendre un phénomène différent (ou rien !) quelle croyance en la réalité de cette chose peut-on encore lui accorder ?

Que le chat ne soit « ni vivant ni mort » (ou que la goutte d'eau soit dans un état de superposition « ni liquide ni gazeux »), la métaphore est plus frappante encore comme figure d'expression pour décrire le fonctionnement de l'esprit des « êtres ordinaires » : le chat représente l'esprit ; le poison figure les émotions destructrices ; le dispositif est l'équivalent des pensées ; et l'élément déclencheur est l'identification de la base d'une émotion...

A l'instar d'une pièce de monnaie sur la tranche qui tourne telle une toupie en oscillant entre deux directions opposées (tomber du côté pile ou du côté face), l'esprit des «êtres ordinaires » balance entre l'aversion et la tolérance, l'orgueil et l'humilité, la jalousie et la joie, etc. avec une propension (karmique) à basculer plus souvent vers le premier et à y demeurer...

Dans un espace plane, la distance est longue entre la haine et l'amour, mais dans un espace courbe et replié sur lui-même, la distance devient nulle lorsque les deux opposés se superposent... et ne forment qu'un seul point ! Ils ne sont pas deux... Le degré de clarté des cinq aspects de la connaissance jñāna -sagesse « claire et lumineuse » de l'esprit - est déterminant du type de notre comportement, «primordialement présentes chez les êtres animés en tant que qualités du tathāgatagarbha, sous l'emprise des obscurcissements, les cinq sagesses se manifestent obscurément en l'espèce des cinq passions » DEB-494.

Les conditions du basculement (entre la base primordiale et sa manifestation) semblent spécifiques : les voiles des émotions induisent un comportement non vertueux ; versus la clarté de l'esprit qui induit un comportement vertueux (le chat est vivant ou mort). Mais, en fait, elles ne sont pas deux... 

Les êtres ordinaires, sous l'emprise de l'ignorance, ne reconnaissent pas la nature de ce rayonnement et tombent sous l'emprise de la vision dualiste. 

Par le pouvoir croissant du karman, leur vision impure se cristallise et les apparences des cinq lumières deviennent, à l'extérieur, les objets des sens  DEB-495.

  • Immobile et concentré sur ma respiration, observateur intérieur, témoin neutre, j'assiste indifférent, à l'écoulement aléatoire du flux des pensées au cours de la méditation. Soudain, l'une d'elles me happe et sans en avoir conscience, je deviens l'acteur d'une divagation imaginaire qui nourrit le poison d'une émotion jusqu'à saturation et qui, si je ne recentre pas mon attention sur le souffle, m'emporte dans son courant tumultueux...

Si vous observez attentivement « ce qui se passe dans » l'esprit lorsque vous méditez, vous remarquerez que le moment subreptice où vous glissez dans le flux de vos pensées et où vous êtes entraînés par son courant correspond au moment précis où vous changez (ou qui ce traduit par un changement) de référentiel, c.à.d. où vous passez d'une vue « à la troisième personne » à une vue « à la première personne », lorsque de la position d'observateur neutre, vous adoptez une posture d'acteur ! Revenez à votre respiration et observez plus attentivement encore, et vous constaterez que ce « basculement » est déclenché par le poison d'une émotion (par l'aversion ou le désir-attachement).

C'est ainsi que le chat de l'esprit se retrouve empoisonné par le poison d'une émotion destructrice qui entraîne un « renversement de perspective » (transition fugitive d'une «vue impersonnelle » à une « vue subjective ») en déclenchant l'activation du mécanisme de fantasmatisation des pensées. « L'esprit invente tout » ou plus exactement l'esprit imagine tout en réaction aux émotions


Or, quel intérêt l'esprit aurait-il d'imaginer des scénarii cataclysmiques nous mettant en scène dans des situations désagréables, emplis de peur, vibrants d'angoisse, brûlants de colère ou à l'inverse dans des situations fortunées ardentes de désir-attachement, s'il n'en faisait une affaire personnelle ?

Du point de vue évolutionniste, donc matérialiste, cela peut s'expliquer comme le moyen pour l'individu d'assurer la pérennité de l'espèce en testant différentes situations de sorte à anticiper ses actes et prendre les meilleures décisions sans risque vital. Toutefois, nous sommes loin d'être des « êtres rationnels[ii] » en cela que les poisons des émotions conditionnent nos décisions et les impulsent par conditionnement karmique. Si nous observons attentivement « ce qui se passe dans » l'esprit lorsque l'attention se relâche pendant la méditation, nous constatons que les émotions ne le convertissent pas en un « champ d'expérimentation », elles font d'un fantasme en «moi fantasmé » !

Pour celui qui a réalisé la vacuité du soi de la personne, cela ne fait pas sens, car il sait le sujet, l'objet et l'acte visant l'objet (le poison, le chat et la boîte) être vides d'en-soi. Autrement dit, la notion « d'intérêt » ne devient efficiente qu'à partir du moment où il se fait « personnel » c.à.d. lorsque l'esprit s'étant centré sur lui-même se (con)fond en ego !

Cette permutation du « référentiel de conscience » opère sur la base d'un sujet préexistant. Lorsque je m'installe en posture de méditation, que je ferme les yeux et me fixe sur ma respiration, je ne cesse pas spontanément d'être un sujet ! Par un effort de détachement progressif, je « mets de côté » et j'oublie temporairement, ma vie et mes préoccupations mondaines, je cesse de me penser en tant que « moi social » (cette personne censée être « qui je suis »...).

Et si dans les instants de grande profondeur méditative, mon esprit semble (re)trouver sa clarté primordiale, mon état « d'être ordinaire » est encore trop prégnant et mon degré de réalisation spirituelle pas assez notable pour me faire basculer dans « l'au-delà dû par-delà » de toute conception.

Les bouddhas ont réalisé ce basculement de manière irréversible et se sont abstraits définitivement de toute dualité qui leur apparaît pour ce qu'elle est, une illusion ! Sous cet angle, il n'y a pas de « changement » de référentiel. La transition entre la vérité ultime et la vérité conventionnelle n'est qu'un effet d'apparence, la seconde est l'aspect de la vacuité sous la « vue » de la croyance dans la réalité du soi de la personne et des phénomènes.

L'on retrouve la différence entre l'état de « libération » du Hīnayāna et celui du Mahāyāna. Comparativement à la méditation, le premier est dans une position d'observateur non totalement dépouillé de subjectivité - sous la forme d'une empreinte résiduelle dans le continuum de conscience -, insensible aux objets des sens car épuré du « voile émotionnel » dont les poisons ne peuvent plus l'affecter. Tandis que le second, épuré du « voile cognitif », a réalisé la vacuité des phénomènes et du soi de la personne. Il est au-delà des apparences... 

Si nous ne reconnaissons pas que tout dépend de la façon dont notre esprit développe cette habitude [de ne percevoir que la souffrance quand un problème, même mineur, survient] et si nous rejetons le blâme sur les objets extérieurs et les situations, les flammes de la souffrance, du karma négatif et de l'agressivité se propageront sans fin, comme un incendie de forêt. 

C'est ce que l'on appelle : Toutes les apparences se présentent comme des ennemis » TSBEE

Lorsque nous observons notre esprit « d'être ordinaire » pendant la méditation avec du recul, nous pouvons voir défiler toute une phénoménologique mentale de bribes d'images et de pensées dont le caractère est essentiellement négatif, au sens de « non vertueux » (dont la « base d'identification » fixe aussi bien les poisons de l'aversion que du désir-attachement) et cause de souffrances. Nous en avons confirmation lors du «basculement » entre les positions relativistes de sujet-observateur et de sujet-acteur, lorsque les poisons libèrent leurs venins (sous forme de colère, de peurs, d'angoisses, d'avidité, de jalousie, etc.).

Que ce soit en méditation ou au quotidien, du fait de la croyance en la réalité des choses, toutes les apparences apparaissent comme des ennemis, plus particulièrement sous l'égide de l'ego c.à.d. s'agissant de « ce qui (m)'arrive à moi ». Les apparences ne sont pas intrinsèquement antagonistes. Elles peuvent constituer des obstacles aussi bien que des opportunités - les saisir comme des bénédictions des bouddhas dépend de notre degré de « réalisation spirituelle » -. C'est parce que nous attachons la souffrance à l'idée de la réalité du soi de la personne que nous croyons dans le caractère réel de l'adversité des apparences comme antagonistes à la recherche de tout bonheur égoïste.

Même si je reste fermement concentré sur ma respiration, je demeure toujours un sujet c.à.d. que je continue de croire dans la réalité du soi de ma personne et du soi des phénomènes, de sorte que le caractère d'ennemi que j'attribue aux apparences est le miroir de mon ignorance. Autrement dit, ce qui provoque le changement (apparent) de référentiel, ce n'est pas la « force d'attraction » des apparences, mais l'ignorance à la racine de tous les poisons.


  • Il y a de cela longtemps dans un recoin profond des contreforts de l'Himalaya, les habitants d'un petit royaume vivaient en parfaite harmonie. Le pays était fertile et chacun se souciait du bien de ses semblables. Tous entretenaient de bonnes relations y compris avec les royaumes voisins.

  • Un jour, des marchands qui venaient d'une contrée lointaine ramenèrent avec eux un curieux objet. Fait d'un métal rutilant, celui-ci avait été poli avec une précision extrême si bien que les visages s'y reflétaient comme à nulle autre pareille ! Jusqu'alors personne n'avait, véritablement, pu voir son propre visage, hormis dans les reflets de l'eau et jamais d'une manière aussi nette.

  • Le roi et sa famille furent aussitôt subjugués. La cour tout entière fut captivée et bientôt ce fut la ruée dans tout le pays. Chacun voulait acquérir le précieux objet, vendu à prix d'or par des marchands peu scrupuleux qui profitèrent de l'aubaine pour s'enrichirent. Même les familles les plus pauvres dépensaient leurs moindres économies pour avoir la possibilité de mirer leur visage.

  • Tandis que les affaires prospéraient pour les marchands de tous les horizons qui avaient envahi le pays, l'économie de ce dernier dépérissait. Les habitants délaissaient leurs labeurs, quittaient les champs, abandonnaient les cultures. La vie du pays ne tournait plus qu'autour du seul désir de posséder « l'objet » qui donnait à son propriétaire le « don » de voir sa propre image...

  • Chacun se replia sur lui-même. D'aucuns devinrent orgueilleux, d'autres jaloux. Les humeurs s'assombrirent tandis que les tensions grandissaient. Autrefois, prospère et pacifique, le royaume fut envenimé par la haine. La situation était explosive et le pays fut sur le point d'entrer en guerre avec ses voisins.

  • Le roi, qui avait été le premier à succomber à cette fière, souffrait doublement. À la fois conscient du mal que causait « l'objet » mais incapable de se libérer du désir qu'il lui vouait. Se faisant grande violence, il tenta d'y résister et de sauver son royaume par moult stratagèmes : en interdisant la vente et l'usage de «l'objet », en le confisquant et en le jetant dans un lac, et même obligeant chacun à se bander les yeux pour éloigner la tentation ! Mais rien n'y fit, ni lui ni son peuple ne parvinrent à se libérer du désir-attachement que leur inspirait la vue de leur propre visage se reflétant dans « l'objet ».

  • En proie à une grande souffrance, il se rendit au monastère pour implorer l'aide du lama. « Comment pourrais-je t'aider ? » lui demande le lama. « Bouddha nous a montré le chemin, mais c'est à chacun de se libérer. Sache que ce n'est pas en fermant les yeux que tu trouveras la paix. Il te faut les ouvrir ! ».

Vous devez, par vous-même, prendre le contrôle de votre esprit débridé, car nul ne peut le faire à votre place. 

Personne d'autre que vous ne peut savoir quand vous êtes dans l'égarement ou quand vous n'y êtes pas. 

L'unique manière de procéder est de regarder constamment votre esprit comme si vous vous serviez d'un miroir ACC-194

  • Le roi se retira dans son palais pour réfléchir. Il s'assit pour méditer jusqu'à comprendre la signification de ses paroles. Les heures, les jours et les nuits passèrent. Personne ne s'en inquiéta, car tous avaient le regard rivé sur sa propre image. Les membres de sa famille finirent par se préoccuper du fait que le roi ne s'intéressa plus... à sa propre image et questionnèrent le lama. Comme leur souverain, ils se retirèrent en méditation.

  • Les habitants se tournèrent alors vers le palais. Des semaines s'écoulèrent avant que le roi sorte de sa méditation. Il demanda qu'on lui tende « l'objet », le regarda avec attention, puis le reposa sans jamais le reprendre. Une dizaine de jours plus tard, les membres de sa famille sortirent à leur tour de leur méditation et firent de même. Tous s'étaient libérés de leur addiction « au miroir » !

  • Suivant l'exemple de leur souverain, les habitants méditèrent à leur tour et se libèrent un à un. La paix revient progressivement tout dans le pays qui retrouva doucement sa stabilité. Le roi retourna alors au monastère voir le lama.

  • « As-tu trouvé la solution à ta souffrance ? » lui demanda-t-il.

  • « Oui, et je vous en remercie humblement ! » répondit le roi.

  • « Et qu'as-tu découvert ? » lui demanda le lama.

  • « J'ai découvert que toute la souffrance des habitants du royaume vint de ce que chacun se préoccupa de son propre bonheur et que tout le bonheur des habitants du royaume vient de ce que chacun se préoccupe du sort des autres.

  • « J'ai découvert que ce n'était pas le « miroir » qui était à incriminer. Ce n'était pas en le retournant face contre terre, en le fondant dans le feu ou en le jetant au fond d'un lac que je couperais les liens de mon attachement.

  • « J'ai découvert que l'image que me renvoyait le « miroir » était aussi vide que l'espace, aussi insaisissable que le reflet de la Lune dans le lac et aussi éphémère qu'une éclaircie dans un ciel empli de nuage ».

  • Le roi rendit hommage au maître et au Bouddha, et leur fit des offrandes, puis s'en repartit. Un moine demanda à son lama, « Maître, pourquoi le « miroir » n'est-il plus un danger pour quiconque dans le royaume ? ».

  • Le lama répondit, « Lorsque l'esprit retrouve sa claire lumière, il connaît que les phénomènes n'ont pas de réalité en soi. L'esprit réalise alors qu'il peut regarder une illusion en voyant qu'il s'agit d'une illusion sans y succomber. Alors, l'image, le « miroir » et celui qui s'y regarde disparaissent. Dès lors, l'esprit est prêt à œuvrer au bien de tous les êtres » !


Le processus qui entraîne les êtres à développer les poisons des émotions par la confusion (des cinq sagesses) de la connaissance pure de l'esprit procède de la croyance en la réalité du soi. La sagesse du miroir « ni sujet ni objet, connaît tout phénomène (...) et manifeste sans interruption l'image de toutes les formes » DEB-493 se transforme en poison de la colère lorsque l'esprit, tel un miroir, se confond avec les images qui s'y reflètent (lorsque la dualité surgit à la « vue » sous la forme des apparences conventionnelles) c.à.d. lorsque l'esprit devient « la pensée du sujet qui appréhende et la pensée de l'objet appréhendé ».

L'esprit des « êtres ordinaires » est tel le « chat de Schrödinger », susceptible de basculer à n'importe quel moment d'un état de concentration à un état de dispersion, sous l'effet de la distraction ou du relâchement qui l'entraîne dans le délire d'une imagination inspirée par les poisons des émotions. En matière de relativité, ces deux états sont équivalents ! Seul le caractère de leur objet les différencie. Qu'il s'identifie à sa respiration ou aux divagations de son esprit, par ce processus d'identification le sujet fait un avec son objet.

L'acte mental qui consiste à « ramener » l'attention sur le souffle est également, en lui-même, un basculement. Ce qui le distingue, c'est son caractère vertueux. Ce sont bien les états d'esprit « non vertueux » (inducteurs de comportements du même type) qu'il nous faut éviter et cet effort de vigilance va de pair avec le développement de l'équanimité, rendue possible par le (re)centrage à l'instant présent - gardons-nous toutefois de croire que « l'instant présent » soit le refuge à la souffrance, ce n'est qu'une protection conventionnelle contre les poisons des émotions, le véritable « refuge » (ultime) est la bouddhéité -.

L'esprit est « ce qui perçoit ». C'est une connaissance pure comme un diamant, mais qui se colore des longueurs d'onde de la lumière (la phénoménologie des pensées et émotions) qui le traversent. Anodine en apparence, l'observation attentive de l'esprit pendant la méditation révèle à l'expérience que le « sujet » est un aspect de cette connaissance et qu'il se manifeste sous une forme égocentrée du fait d'un changement de perspective relativiste induit par la croyance dans la réalité du soi, et se « cristallise » en ego (auquel cette « vue erronée » confère un pouvoir d'efficience sur l'esprit).

Ce qui discrimine la direction du basculement entre la posture d'observateur et celle d'acteur (et qui lui confère un caractère non vertueux), ce n'est pas la qualité de sujet, mais la « vue erronée » qui transforme les sagesses en poisons par le passage d'une «perspective égocentrée » à une « perspective égotiste ». Et tout cela par l'effet de fantasmes vides instillés par l'illusion des apparences ! Ou comment l'esprit, dont la «base primordiale, tathāgatagarbha, d'essence vide et de nature lumineuse » en vient à se croire réel, du fait qu'il confonde par ignorance son propre rayonnement lumineux avec le reflet impur d'une vue dualiste, et à se cristalliser « en base de manifestation » DEB-495.

Réaliser la vacuité de l'esprit lui permet de se rétablir dans son ainsité « au-delà du par-delà ». Atteindre l'état de bouddha consiste ainsi à ramener, à rebours, l'esprit à son « état archétypal », c.à.d. à « désolidifier la construction karmique et réintégrer la manifestation diversifiée au sein de rigpa, le mode d'être originel. Lors de l'atteinte du Fruit de l'Éveil (...) l'ignorance fait place à la sagesse primordiale de l'espace indifférenciée de la réalité » DEB-495.

Quand l'esprit parvient à un état stable de concentration détendue, les tendances habituelles disparaissent d'elles-mêmes, et l'altruisme et la compassion se développent et s'épanouissent spontanément. 

Pour finir, vous atteindrez un état d'aise dans le flot ininterrompu de la nature absolue ACC-207

Namasté

Tashi delek

བཀྲ་ཤིས་བདེ་ལེགས།



Références :

ACC : Au cœur de la compassion, commentaire des 37 pratiques des bodhisattvas Dilgo Khyentsé https://www.padmakara.com/fr/ebooks-livres/154-au-coeur-de-la-compassion-ebook-format-pdf-9782916915814.html?search_query=Au+coeur+de+la+compassion&results=34 

BC : Bodhicaryāvatāra, Shantidéva https://archive.org/details/lamarchelalumi00sant?q=Bodhicary%C4%81vat%C4%81ra 

CDC : Conseils du cœur, Dalaï Lama

DEB : Dictionnaire Encyclopédique du bouddhisme, Philippe Cornu https://www.decitre.fr/livres/dictionnaire-encyclopedique-du-bouddhisme-9782020822732.html 

ESBT : Alexandra David Neel - Les enseignements secrets des bouddhistes tibétains https://archive.org/details/AlexandraDavidNeelLesEnseignementsSecrets/page/n1  

PREAS : Le puissant remède qui éradique l'attachement au soi https://www.padmakara.com/fr/editions-padmakara/259-le-puissant-remede-qui-eradique-l-attachement-au-soi-9782370411051.html 

VVM : Versets de la voie du Milieu, Nagarjuna https://btr2010.files.wordpress.com/2014/04/versets-du-milieu-nagarjuna.pdf 


[i] Chat de Schrödinger https://fr.wikipedia.org/wiki/Chat_de_Schr%C3%B6dinger 

[ii] Sommes-nous des ÊTRES RATIONNELS ? https://www.youtube.com/watch?v=6YOoqATta8c