I.78 – La souffrance vecteur de la compassion

24/01/2021

Lorsque je réalise la vacuité du miroir, tout reflet apparaît vide. Dans l'espace sans forme de la vacuité, ennemis et amis s'évaporent, l'altérité des différends se volatilise, la souffrance se vaporise, le « soi de la personne » s'évanouit. Une fois dissipé, le voile d'illusion laisse place à une compassion authentique et à l'amour sans objet.

L'esprit qui élabore des stratégies est lui-même le créateur de la souffrance, peu importe l'élégance ou le raffinement de notre stratégie, elle reste une version de l'identité douloureuse. Or celle-ci est pernicieuse, car elle ne s'avoue pas l'auteur du problème. 

Nous devons reconnaître notre souffrance et amener notre attention sur la tranquillité, le silence et l'espace. Si notre souffrance se dissout, beaucoup de choses deviennent possibles dans l'espace ouvert de l'être [1]

La goutte d'eau qui s'évapore et la goutte d'eau qui remplit la jarre, l'ennemi et l'ami, l'acte de bonté et l'acte de malveillance, nous apparaissent comme si ils existaient en propre, comme si leur caractère définissait la nature de l'être, comme s'ils étaient irréductibles en leur essence, alors qu'en « vérité ultime » tous sont le résultat de conditions interdépendantes, impermanentes et vides.

Adopter un regard « pénétrant » sur le monde comme si les apparences des phénomènes ne se différenciaient pas de notre esprit, visualiser un échange de fumée noire et blanche entre soi les autres comme si nous « prenions » leurs souffrances et leur « donnions » nos bonheurs, visualiser les bouddhas comme si ils flottaient véritablement au-dessus de nos têtes rayonnant de compassion, pour l'esprit, il n'existe pas de différence entre « se représenter » ses états et «faire leur expérience ». Ce ne sont que des « effets de perspectives » relatifs au référentiel par l'entremise desquels nous les définissons.

Nous opposons le réel à une simulation, l'objet à sa représentation, le vrai au faux, comme si il existait une distinction entre l'esprit et le monde, alors que les apparences sont notre esprit ! Le «réel » extérieur est vacuité, inaccessible en son essence « ultime ». La souffrance et la compassion sont (dans) l'esprit !

Qu'il s'agisse de développer la « sagesse qui réalise la vacuité » ou la sagesse de la « grande compassion », universelle, authentique et spontanée, envers tous les êtres sensibles sans exception, leur « réalisation spirituelle » procède d'un même principe dont, seul, l'objet diffère : la première vise à révéler le vide du « soi des phénomènes » ; la seconde à démontrer le vide du «soi de la personne » ; et dont la forme de la cognition diverge : la « vue pénétrante » opère par la connaissance ; la compassion par le sentiment [k1] .

La compassion des bouddhas ne connaît ni limites ni préférences, elle n'est pas tenue par la sympathie, l'antipathie ou la partialité qui favorise les uns au détriment des autres. Son action bienveillante se déploie d'elle-même, sans effort. Vous ne pourriez jamais vous libérer du samsara sans la compassion et la sagesse infinies des bouddhas ACC-59

Se familiariser avec la vacuité consiste à déplacer le « curseur » d'une perspective dualiste vers une perspective unitaire, c.à.d. d'un point de vue qui fait apparaître le référentiel du phénomène comme si son essence était « entitaire » (autonome et indépendante) à un point de vue qui révèle le « vide » de son ainsité. Les différences sont de vocabulaire, l'une s'y définit dans les termes de «réalité », l'autre dans ceux « d'altérité ».

Les caractéristiques tant physiques que mentales de leur phénoménalité sont le résultat d'un «effet de perspective » relativiste rapporté à leur objet : le monde et la personne. Le monde « tel qu'il apparaît » semble présenter un caractère concret, comme notre personne « telle qu'elle nous apparaît » semble posséder un caractère entitaire immuable, alors que tous deux relèvent d'une illusion !

Enfin, la mise en parallèle de leurs aspects antagonistes, tels qu'ils nous apparaissent sous l'emprise de la « vue erronée » instillée par nos voiles cognitif et émotionnel, révèle l'interdépendance causale de leurs conditions relatives (évaporation vs sublimation, bienveillance vs malveillance), à travers l'impermanence de leurs manifestations phénoménologiques.

Au cœur du développement de « l'esprit d'Éveil », la pratique de « l'échange de soi avec l'autre » est une méditation du Mahāyāna basée sur la visualisation. Elle procède du développement graduel de la compassion (via l'ampliation de l'empathie et de l'altruisme), en « face à face » avec l'évocation successive des autre, en commençant par la personne qui nous a témoigné de le plus de bonté et d'amour durant notre vie, jusqu'à celle envers laquelle nous éprouvons la plus grande antipathie et que nous considérons comme notre « ennemi ».

Il est en effet plus facile d'éprouver de l'empathie pour la personne qui nous est la plus chère et conséquemment de nous porter à son secours, spontanément emplis de la compassion de la voir libérée de ses souffrances. Cette attitude naturelle (« d'être ordinaire ») envers nos proches relève d'un parti-pris qui procède de l'attachement affectif, voire d'un « aveuglement » à vouloir le bonheur (mondain) de l'autre, sur lequel s'appuie le tonglen - bien qu'il soit également possible de pratiquer en commençant par notre ennemi… -.

Nous pouvons également pratiquer le tonglen en visualisant alternativement « la posture » d'une personne et celle de son « antagoniste ». Les opposés vont par paires et s'il est plus fréquent dans le monde que l'égoïsme, la malveillance et la haine prennent le pas sur la bonté, l'altruisme et l'amour, les comportements nuisibles étant plus nombreux, plus nombreuses sont aussi les opportunités de pratiquer l'échange ! Mettez « face à face » une personne vertueuse et une «personnalité toxique » et, par la pratique assidue de l'échange réciproque de leur point de vue, l'altérité de leurs différends finira par se dissoudre dans votre compassion comme la dualité de la goutte d'eau dans la saisie de sa vacuité…

L'altérité n'est pas la somme des différences qui nous séparent. Les agrégats du corps et du mental d'une personne avec un handicap physique ou intellectuel sont composés des mêmes cellules, molécules et atomes ! L'ADN d'une personne qui agit avec altruisme et d'une personne qui nuit aux autres est le même. Ce qui les oppose et caractérise leur altérité, ce sont leurs différends, produits de leurs voiles karmiques et issus de conditions impermanentes fruits de chaînes de causalité interdépendantes.

De la même manière que « l'existence » de la goutte est le produit de conditions particulières relatives aux processus climatiques qui confèrent à l'eau un aspect soit gazeux soit liquide selon le caractère caniculaire ou orageux du temps, les actes d'une personne présenteront un caractère (ou un aspect) vertueux ou non vertueux relativement à son état d'esprit lui-même conditionné par ses émotions perturbatrices et mû par son karman (positif ou négatif) qui l'a amené à renaître.

L'esprit et l'eau sont « vide d'en-soi » ! Visualisez deux personnes antagonistes « face à face », puis permutez leurs actes jusqu'à ce que ce mouvement d'interversion révèle le vide de leur personnalité… Du fait de nos renaissances sans commencement dans le samsāra, nous avons tous agis avec bienveillance de multiples fois par le passé de nos innombrables vies, comme nous avons tous également agis avec malveillance un nombre de fois incalculables. Nous avons tous incarnés cet individu « toxique » que nous croisons peut-être au quotidien et dont nous souffrons du comportement délétère en « rétribution » de notre propre karman négatif, comme nous avons tous incarnés ces personnes pleines de bonté envers nous au quotidien en retour de notre karman positif.

De tous les profonds enseignements que j'ai lus, voilà ce que j'ai compris : 

mes soucis et mes maux ne viennent que de moi ; 

mon bien-être et mes qualités ne viennent que des autres. 

Aussi, tout le profit de ma victoire, je l'offre à autrui, et toute défaite, je la prends à mon compte AEC-75 

Réaliser la vacuité du « soi de la personne », c'est voir que tout est souffrance pour les êtres sensibles et migrateurs empêtrés dans les filets de l'illusion du samsāra. Lorsque notre discernement s'éclaire et que nous comprenons que « l'enfer » est notre création auquel nous nous enchaînons par aveuglément en nourrissant la croyance en la réalité de l'ego, nous saisissons que tous les êtres sans exception (quelle que soit la souffrance que déclenchent en nous le caractère de « malignité » de leurs actes) méritent notre compassion. 

Toutefois, pour bien commencer la pratique du tonglen, il nous faut d'abord véritablement prendre conscience de tout ce que nous devons aux autres. Comprendre le point de vue de l'autre (« l'empathie cognitive ») requiert de se mettre à son écoute, de lui accorder de la considération, en conservant une distance avec sa souffrance, mais l'éprouver pour la connaître (« l'empathie émotionnelle ») implique d'accepter d'être soi-même en proie à cette souffrance (sans en être directement affectés n'en étant pas l'objet).

Nous ressentons naturellement cette forme d'empathie pour les êtres qui nous sont proches, comme si nous avions l'intuition de les soulager ainsi de leurs souffrances... Nous acceptons d'autant plus spontanément de reconnaître et de partager leurs souffrances qu'ils nous sont chers, c.à.d. que leurs souffrances ont un degré d'incidence d'autant plus grand sur notre propre existence, comme si nous étions mû par la conscience instinctive de ce que nous leur devons...

C'est en raison de l'oubli des liens holistiques qui le relient à la nature, le rend indifférent aux souffrances des êtres sensibles et l'obsède de désirs égotistes que l'homme exploite et pollue la planète jusqu'à risquer sa propre extinction !

Pour développer la compassion « universelle », nous devons commencer par être reconnaissant envers tous les êtres sans distinction, qu'ils résident à l'autre bout du monde et que nous n'ayons même pas connaissance de leur existence ou qu'ils s'agissent de nos proches les plus chers. Et pour cela, nous devons voir tous les êtres comme nos mères, dans une perspective plus large que la sphère de notre existence actuelle, en nous inspirant de ce que nous devons à notre mère en cette vie présente et en l'éclairant par la philosophie bouddhiste tibétaine

Songeons-y pleinement et servons-nous de notre « empathie cognitive » pour cultiver notre «empathie émotionnelle »...

A toi ma mère, je te dois de m'avoir donné vie

Du point de vue conventionnel, c'est considérable. «Songez à ce qu'elle a enduré pour vous mettre au monde - l'inconfort de la grossesse et les douleurs de l'enfantement - et aux soins qu'elle vous a prodigués sans se ménager pendant toute votre enfance, prête qu'elle était à se sacrifier et à faire passer votre bien-être avant le sien » ACC-123. 

Du point de vue ultime, c'est incomparable ! 

Si je bénéficie d'une « précieuse vie humaine », c'est du fait des mérites accumulés dans des vies passées, mais ma mère actuelle en est la « porte d'entrée». Je n'aurais pu naître sans elle et je n'aurais pas l'opportunité de pouvoir développer la bodhicitta !

Songez à toutes les souffrances que votre mère a enduré pour vous mettre au monde, à toutes les bontés qu'elle vous a prodigué sans se préoccuper de sa personne, à tous les sacrifices accomplis au détriment de sa propre vie, songez-y en regard de cette chance incomparable qu'elle vous a offert d'atteindre l'illumination en cette vie et en ce corps

Jusqu'à son dernier souffle, notre mère ne cesse d'œuvrer avec bonté, en actes, en parole et en pensée, à notre bonheur y compris lorsqu'elle n'en a plus la force. Nous mesurons « l'intérêt » de la vie en regard des possibilités qu'elle nous offre et son « sens » relativement à ce que nous pouvons accomplir, mais donner un sens à la « précieuse vie humaine », c'est aussi donner sens à l'acte de bonté de notre mère de nous avoir mis au monde !

Lorsque nous vieillissons, que notre mobilité diminue, que nos facultés cognitives déclinent, comment continuer de trouver de l'intérêt à la vie ? Quel sens y a-t-il de vivre lorsque l'on est atteint d'une maladie dégénérative comme Alzheimer ? Qu'est-ce qui reste de ceux qui nous tant aimé, qui ont eu tant de bonté et d'amour pour nous dans les limbes de la décrépitude ?

Alzheimer est une maladie terrible, inhibitrice de toute volonté, destructrice de tout désir, annihilatrice de tout bonheur. Lorsqu'au fond du regard vide de l'être cher nous voyons que toute lumière s'est éteinte, que toute trace de celui ou de celle que nous avons aimé a totalement disparu, nous sommes submergés d'une pétrifiante tristesse et d'un profond sentiment de désolation…

Et pourtant ! De ce corps dont toute force s'est envolée, de ces yeux dont toute émotion semble éteinte, émane toujours l'étincelle d'un esprit d'une incroyable bonté. Jusqu'à son dernier souffle, cet être cher qui a tant sacrifié durant toute sa vie, continue d'œuvrer à notre bien en attisant en nous le sentiment altruiste d'une infinie compassion ! 

  • De l'aurore au crépuscule, du zénith à l'agonie, ton existence a eu pour sens d'éveiller, de nourrir et de sublimer le souhait de voir tous les êtres libérés de leurs souffrances et de trouver le bonheur véritable…

Tout acte de bonté n'est, certes, pas un acte de souffrance, ni n'implique le sacrifice de soi, mais c'est un don précieux et une joie pour celui qui donne de contempler le bonheur de celui qui le reçoit. Et lorsque la clarté de notre discernement nous permet d'entrevoir « l'acte de donner » sous la vue de la vacuité, nous réalisons dès lors que le « don de soi » mû par altruisme et par compassion est une grâce et la souffrance une bénédiction !

Du point de vue mondain, tout acte de bonté implique une contrepartie. Donner, c'est se départir de ce nous avons acquis en échange de travail et d'efforts ou de ce qui nous appartient (notre corps). Pour qui est sous l'emprise de l'ego et aveuglé par les poisons du désir-attachement, de l'orgueil ou de la jalousie, le « don désintéressé » est un acte des plus difficiles, sacrificiel… douloureux ! Pour qui s'est détaché de l'ego et se préoccupe plus du bonheur des autres que du sien propre, c'est une joie et un bonheur sans mesure comparable !

Toutefois, que nos actes de générosité puissent rendre les autres heureux sur le plan mondain n'abolit pas nos propres souffrances. Nous pouvons accomplir de nombreux dons sociétaux (et y compris d'incomparables actes altruistes) que cela n'empêchera pas les fruits d'un karman négatif de germer. Ni les douleurs de l'enfantement ni les actes les plus charitables envers les miséreux ne nous garantissent de ne pas vieillir, tomber malade ni mourir ! 

Seule la vacuité peut balayer la souffrance, non parce qu'elle l'abolit mais parce qu'elle réalise le « vide » de l'ainsité du soi ! Et seule la compassion permet d'aboutir au véritable bonheur, non parce qu'elle révèle la bénédiction de la souffrance, mais parce qu'elle développe « l'esprit d'Éveil » qui mène à la bouddhéité.

Voir l'autre souffrir nous inspire naturellement de l'empathie à l'égard de ses souffrances et nous incite à lui venir d'autant plus fortement en aide qu'il est envers nous d'une grande bonté. Songez véritablement à ce que nous devons aux autres, à toutes les bontés, à l'amour et à la compassion dont ils nous ont gratifié (au cours de cette vie et de nos vies passées), permet d'utiliser la force de la reconnaissance comme levier pour développer la force de l'altruisme.

L'empathie qui nous envahis et nous submerge à l'évocation des souffrances qu'a dû enduré tout au long de sa vie (et encore maintenant) l'être qui nous est le plus cher pour nous octroyer d'innombrables bontés sans jamais se ménager, attise en nous l'impulsion irrépressible de lui venir en aide en retour. Lorsque nous prenons véritablement conscience qu'une personne peut agir envers nous avec tant de bonté et d'amour alors même qu'elle est aux prises avec ses propres souffrances, une profonde et intense compassion surgit en nous. Nous réalisons alors l'évidence que la « préoccupation du sort des autres » est au combien plus importante que la «préoccupation du moi ».

Il est important de mesurer à sa juste valeur la puissance et les effets inconcevables d'une seule pensée tournée vers le bien des autres. 

Les bouddhas ont atteint l'ultime degré de cet esprit altruiste et vaincu nos ennemis jurés que sont l'ignorance, la colère, le désir, l'orgueil et la jalousie ACC-61

A partir de là, notre compassion éclairée par la « sagesse qui réalise la vacuité » peut s'étendre spontanément à tous les êtres, au-delà de leurs actes et par-delà les réactions que nos voiles nous instillent. A partir de ce moment-là, nous réalisons également que la souffrance est une bénédiction.

Considérer la souffrance comme un « dommage collatéral », ce serait « mettre la poussière sous le tapis », c.à.d. considérer que seul en définitive importe d'agir avec bonté, la souffrance n'entrant pour rien dans le développement de la compassion. Or, comment pourrions-nous atteindre l'Éveil sans souffrance ?

Au terme de leur chemin, après avoir vaincu l'ego, épurés leurs voiles, réalisés la vacuité, désormais mû par la « grande compassion », les bodhisattvas deviennent les « fils des vainqueurs ». Mais, comment serait-il possible de devenir un bouddha dans un monde parfait, sans souffrance d'aucune sorte ? Comment mettre en œuvre les « trente sept pratiques des bodhisattvas » sans personne à aider, si la maladie, la vieillesse et même la mort n'existent pas ?

La souffrance est une bénédiction, car sans elle nous n'aurions pas la possibilité d'accomplir des actes de bonté, d'altruisme et de compassion envers les êtres ! Sans la souffrance, les êtres ne seraient ni « sensibles » du fait de leur nature karmique conditionnée, ni « migrateurs » eut égard aux « douze liens d'interdépendance » qui régissent le cycle des renaissances. Sans la souffrance, il ne nous serait pas possible de développer « l'esprit d'Éveil en action », ni même « en intention» ! Comment pourrait-il y avoir de la souffrance là où la croyance en la réalité de la personne ne peut émerger du fait de l'absence de la saisie illusoire et erronée du soi ? A quoi servirait-il de réaliser la vacuité de l'ego s'il n'y a « personne » qui souffre ?

C'est « en vertu de la véritable nature des choses, inaltérée par l'illusion, la nature de bouddha ou tathāgatagarbha que les êtres peuvent atteindre l'Éveil » AEC-77, mais sans la souffrance, ils ne pourraient pas utiliser cette nature pour atteindre le véritable bonheur ! Autrement dit, le meilleur environnement pour œuvrer à notre libération est celui où la « saisie du soi » y est le plus à même de tromper notre esprit sous le voile de l'illusion des apparences et d'y faire germer la croyance en l'ego, instrument de tous nos malheurs !

Lorsque nous mettons en œuvre les pratiques avec l'intention d'atteindre l'Éveil pour le bien de tous les êtres sensibles, lorsque nous commençons à entrevoir la vacuité, à discerner que tous les phénomènes sont (la projection de) l'esprit, la souffrance cesse progressivement de revêtir un aspect négatif (l'impression que le sort s'acharne sur « moi ») pour se dévoiler comme une bénédiction. S'opère alors la transformation (permutation) de la vue de la souffrance (de la maladie et des obstacles) en « voie de libération vers l'Éveil ».

Si je n'étais pas malade, je ne penserais pas au Dharma et me perdrais en activités futiles. C'est parce que je souffre que je pense à la mort et me tourne vers les enseignements. Tout cela n'est autre que l'activité des Trois Joyaux AEC-78.

Parce que je crois que mon corps est « réel », que je suis « réel », je crois aussi que ma douleur est «réelle » ! Lorsqu'elle m'avertit que quelque chose ne va pas, je cherche à en connaître la cause et surtout… à la « faire taire » (comme à fuir tout ce qui m'est désagréable). Mon aversion me retient de questionner l'existence de la douleur, d'en interroger la nature, d'en analyser la « réalité », comme de soumettre mon esprit à l'examen pour en rechercher l'ainsité.

La douleur occulte la causalité. Sans la perspective du Dharma, comment percevoir la dimension karmique de la souffrance ? Et comment activer le pouvoir de « transmutation » qui est en nous?

Emprunt de la « foi éclairée » dans le Dharma, la souffrance se révèle graduellement (à mesure de son usage) comme un levier de notre libération. « Si nous persistons à pratiquer fermement, les faiseurs d'obstacles, toutes les souffrances, vont conspirer pour faire croître notre bodhicitta (…) il nous faut en tirer profit » AEC-78.

La question de savoir si la souffrance est véritablement une bénédiction revient à demander si le «soi de la personne » existe réellement... La sensation de la douleur, l'esprit qui conçoit la douleur, la pensée de la douleur sont vides « d'en-soi ». Dans notre référentiel voilé, sous la perspective duquel la vacuité apparaît sous l'apparence de la dualité, nous ne nous apercevons pas que la douleur est une représentation et en souffrons comme si elle était effectivement « réelle » !

Nous avons le choix de voir « ce qui arrive » comme positif ou négatif, de nous apitoyer sur notre sort ou d'aborder la vie avec joie. Le point clé de voir la souffrance « comme si elle était une bénédiction » est de l'utiliser comme outil de transformation de l'esprit. Il ne s'agit pas «d'accepter » la souffrance mais bien de s'en libérer. Tel est l'objectif ultime du bouddhisme tibétain.

La philosophie bouddhiste procède et cultive le renversement de perspective : la souffrance est le résultat de nos actes ; la personne et l'objet sont vides ; la souffrance est une bénédiction ! Appliquer les enseignements du Dharma à la vie, c'est adopter un regard nouveau sur « ce qui arrive », dégagé de la perspective égocentrée du « moi » et des souffrances induites par la «saisie du soi » de la personne dont nous croyons dans la réalité propre.

D'ordinaire, nous concevons (et vivons) la maladie comme une « soustraction » dont les effets sont de : « diminuer » nos forces ; « réduire » nos capacités physiques ; « épuiser » notre énergie ; «dégrader » nos facultés cognitives ; « détruire » notre mémoire ; « effacer » le sentiment d'identité psychologique ; « abréger » notre existence... Transformer la souffrance en voie vers l'Éveil, c'est à l'inverse se familiariser avec l'idée de « soustraction positive » !

La maladie n'est « privative » que sous la vue erronée du « moi » en tant qu'elle contrarie la recherche de satisfaction de l'ego. Si nous regardons attentivement « ce que la maladie (m')enlève (à moi) », si nous nous posons la question de savoir « ce dont la souffrance (me) prive » véritablement que voyons-nous ?

Sous la perspective du Dharma, la maladie est une épuration de notre karman, autrement dit le moyen de soustraire du négatif accumulé en nous qui nous pousse à agir de manière nuisible, conséquence des actes non vertueux que nous avons commis par le passé en cette vie ou en d'autres vies. De ce point de vue, la maladie est une « soustraction positive ». Comment pourrions-nous ne pas être heureux de nettoyer les impuretés qui recouvrent notre esprit ?

Vieillir fait peur, souvent plus par émotion que par raison. Est-ce « vivre » que ne n'avoir plus ni mémoire, ni passé, ni identité ? La question paraît terrifiante, mais c'est la réponse qui est véritablement cause de souffrances ! Quelle(s) signification(s) et donc quelle(s) souffrance(s) peut-elle induire pour qui ne dispose plus des facultés lui permettant d'en conceptualiser la compréhension ?

La personne atteinte d'Alzheimer n'a plus l'usage de ses facultés logiques. Son univers se résume aux émotions qu'elle ressent à l'instant. De conceptuelle, sa mémoire et son intelligence se contractent et se condensent dans l'émotionnel. « Exister » devient une expérience phénoménologique élémentaire et indicible faite de sensations brutes, pures, décohérées de toute étiquette conceptuelle. Cependant, en effaçant l'identité psychologique façonnée sous l'emprise de l'illusion du « soi de la personne », une maladie comme Alzheimer efface en même temps les souffrances induites par l'empoisonnent de l'ego !

Soustrait des filtres projectifs d'une pensée emprunte de son fardeau karmique, l'état du malade ne constitue pas une régression, mais une « évolution » ! Du moins sur le plan conventionnel, car «oublier » n'est pas épurer... Le bardo de la mort efface tout souvenir des vies passées du «continuum de l'esprit voilé qui persiste continuellement ». Une telle perte est-elle véritablement négative ?

Se souvenir de nos existences antérieures pourrait nous rendre moins prompts à voir les autres comme nos ennemis, plus lests à les considérer comme nos mères et plus vifs à comprendre le karman - l'importance de ne pas nuire aux autres et d'agir de manière vertueuse -. Mais, la maladie n'a de sens qu'en tant qu'elle épure notre karman négatif et prend fin lorsque son fruit est consommé. Nonobstant le caractère illogique, imaginez la souffrance que cela serait si les blessures effroyables reçues sur les champs de bataille, les agonies atroces de la peste et d'autres épidémies, les tortures inquisitrices et toutes les douleurs que nous nous sommes infligés chaque fois que nous avons fait du mal aux autres, s'accumulaient en nous durant des éons tel le portrait de Dorian Grey !

En effaçant la mémoire, le bardo de la mort évite d'éprouver le souvenir de ces souffrances, qui par ailleurs ont rempli leur rôle en épurant nos karman négatifs. La mort est une « soustraction positive » permettant d'œuvrer à l'Éveil (qui inclut le nirvāna, la « soustraction ultime » de toute souffrance). En considérant la souffrance comme si elle était une bénédiction, nous portons un regard serein sur « ce qui arrive » et facilitons ainsi de nous établir dans « l'équanimité libre d'attachement et d'aversion ». Toutefois, nous devons commencer par nous abstraire du jugement car il est source de souffrance...

Nous devons nous libérer de la pensée et du jugement conventionnel selon lesquels le mérite protège de la maladie et éloigne de la mort. Nous ne devons pas croire que la personne la plus altruiste et la plus vertueuse, emplie d'une immense compassion envers les êtres sensibles, est à l'abri de la souffrance, sauf si c'est un bodhisattva qui a réalisé la vacuité ou un bouddha - qui peuvent toutefois en « faire l'expérience », comme ce fut le cas du Bouddha Sakyamuni qui, résidant en « terre pure », pris forme humaine et souffrir de sa condition de sorte à nous montrer la voie de la libération ou du sage Milarépa qui mourut empoisonné aux fins également d'éclairer la foi de ses disciples - !

Gardons constamment à l'esprit l'impermanence des phénomènes. La maladie, la vieillesse et la mort affectent tous les êtres, quels que soient leurs actes, qu'ils soient emplis de bonté ou de malveillance. Lorsque la mort viendra inévitablement abréger la vie d'une figure (spirituelle) la plus emblématique de la vertu à nos yeux (ou des êtres qui nous sont chers), rappelons-nous que le karman finit par « rattraper tout le monde » (cf. la fourmi de Nagarjuna) et que le seul moyen de nous en « soustraire positivement » (et définitivement) est d'atteindre l'Éveil pour le bien de tous les êtres sensibles.

En regard de la durée de l'univers, la formation de la chaîne de l'Himalaya est aussi éphémère que la vie d'un insecte. Bâtie sur l'ignorance de la vacuité et sur l'illusion de l'ego, la personne n'est rien d'autre qu'un mandala de sable ! Aussi vertueuse soit-elle, fût-elle notre mère ou l'être que nous chérissons le plus, toute personne est pareille à un mirage, une bougie, une goutte de rosée, une bulle, un rêve ou un éclair... Elle ne dure que l'espace d'un instant !

Les formes de souffrance sont multiples, la maladie, la perte d'un proche, etc. leurs causes également - qui toutes se réduisent à une seule, l'ignorance - : c'est d'agir de manière nuisible et non vertueuse envers les êtres sensibles dans l'ignorance de la loi du karman et des enseignements du Dharma ; c'est aussi ne pas voir la souffrance comme si elle était une bénédiction et conséquemment s'empêcher d'adopter une perspective libératrice[k4].

Lorsque le monde est empli de négativité,

Transformez l'adversité en voie d'Éveil AEC-63

En persistant à caractériser en termes « négatifs » (jusqu'à en faire une réalité en-soi) ce qui présente une apparence de privation telle la maladie, de cruauté telle la souffrance, d'obstruction tels les obstacles, nous entretenons la « vue erronée » d'une dualité (manichéenne) qui nourrit le point de vue égotiste de la « saisie du moi », lequel nous fait rechercher l'agréable et fuir le désagréable.

Changer de point de vue implique donc, aussi, de modifier notre conception du « positif ». Accumuler des vertus est positif pour la pratique du Dharma, mais il ne suffit pas d'ajouter du positif au positif pour atteindre l'état de Bouddha, il faut également (et surtout) enlever du négatif en épurant ses voiles et son karman.

Le renversement de perspective auquel invite la philosophie bouddhiste tibétaine en appelant, par le développement de la « sagesse qui réalise la vacuité » et le développement de la compassion, à transformer (le regard sur) la souffrance en voie d'Éveil vise en somme à « réduire la soustraction ». Considérant le véritable ennemi, l'ego (celui qui nous soustrait du bonheur véritable), il s'agit de déconstruire (désillusionner) la croyance en sa réalité (responsable de «l'addi(c)tion négative » d'actes non vertueux), par l'adoption d'une vue et d'une pratique qui procèdent de la « soustraction positive ».

Les films policiers reposent sur une énigme, celle de savoir « à qui profite le crime ? ». Selon ce principe, trouver le mobile ce serait trouver le criminel, or c'est souvent là une illusion ! Tout l'art de la prestidigitation consiste à détourner l'attention sur un objet de distraction de sorte à opérer au vu et au sus de tous. Dans les films, le coupable est rarement celui qui paraît le plus « évident », avec le meilleur mobile, un comportement ou un physique incriminant, etc. (ce serait trop simple, sans suspens…), mais celui qui est le plus insoupçonnable !

Considérer la souffrance « comme si elle était une bénédiction », nous permet d'aborder sereinement l'adversité en nous interrogeant quant à savoir « quel(s) bénéfice(s) puis-je en retirer » ? C'est là nous inscrire dans la logique du raisonnement suivant lequel la philosophie bouddhiste nous invite à procéder à un renversement de notre perspective basé sur la «soustraction positive », c.à.d. privative en regard de l'ego mais purificatrice de l'esprit voilé.

Les mesures prises pour contrer la propagation de la COVID-19 présentent un caractère de restriction des libertés individuelles pour certains, mais il est aussi possible d'y voir l'opportunité d'une « retraite intérieure » si ce n'est spirituelle. Selon les « pratiques des bodhisattvas » : l'isolement est l'environnement idéal pour la pratique, « Loin des distractions, une conduite vertueuse naturellement se développe... » ACC-76 ; côtoyer des amis peu auspicieux et se livrer à des activités festives détournent de l'étude ; la consommation d'alcool et de drogues inhibent l'usages de nos facultés cognitives... « En mauvaise compagnie, les trois poisons ne cessent de croître. L'écoute, la réflexion et la méditation se détériorent. L'amour et la compassion se réduisent à néant... » ACC-85.

Nous ne sommes pas tous égaux sur le plan psychologique et nous ne possédons pas tous les mêmes capacités de résilience, ni le détachement que confère la perspective bouddhiste tibétaine pour aborder l'adversité comme un levier sur la voie vers l'Éveil. Comment le Dharma permet-il de retirer le meilleur parti de la souffrance pour obtenir des « réalisations spirituelles » ?

Toutes nos souffrances sont la conséquence des actes non vertueux que nous avons commis par le passé. Lorsqu'une douleur survient, notre obsession est de la « faire taire ». L'instinct de survie nous fait retirer la main du feu... Lorsque la vie devient insupportable, la douleur insoutenable, certains sont même tentés de fuir la vie elle-même... Un « mauvais calcul » karmique : d'une part, si le fruit d'un karman négatif n'est pas épuré, la souffrance se poursuivra dans une vie future ; d'autre part, attenter à la vie, qu'il s'agisse de la sienne ou de celle des autres, est un acte non vertueux créateur de karman négatif !

Il ne suffit pas d'en avoir supporté les conséquences pour être délivré, puisque, pendant qu'on les supporte, on produit de nouveaux péchés BC-46

Reconnaître que la souffrance est la conséquence de nos méfaits n'induit pas qu'il nous faille étreindre la douleur, brûler avec notre « karman négatif », nous consumer avec nos voiles karmiques comme punition de nos péchés… Dans le bouddhisme, l'enfer n'est pas un lieu ni les démons des entités réelles. Nous sommes nos propres persécuteurs, nous nous « punissons » nous-mêmes ! C'est à nous qu'il appartient donc de nous libérer de la souffrance en nous libérant de leurs causes : l'ignorance à l'origine de la « saisie du soi » ; les émotions perturbatrices, etc. Dans la « bodhicitta en action », la purification du karman procède de la mise en pratique de quatre forces : le regret ; la détermination ; la prise de refuge ; la (méditation et la réalisation de la) vacuité.

Lorsque nous avons mal, que nous sommes en proie à la douleur, comme un « réflexe de crispation», nous nous en prenons à ce qui est le plus proche, le plus tangible, le plus immédiatement identifiable pour le « maudire »... Il est plus facile d'accuser le marteau comme «l'origine de nos maux » que celui qui s'en sert et d'invoquer la « nature » de son utilisateur que l'origine de nos actes dont la chaîne de causes est sans commencement. Seuls les Bouddhas peuvent saisir l'étendue globale de la chaîne des conditions interdépendantes à l'origine de chacune de nos incarnations dans le samsāra. Mais, pour en épurer les négativités nul besoin d'en détisser la trame, il nous faut recourir à la force du regret, ce « sentiment impérieux que l'on développe à l'encontre des actes négatifs commis par le passé (…) qui est un profond dégoût des méfaits » AEC-80.

Le regret est un sentiment complexe mêlant l'aversion et le désir-attachement, à travers la peine (quant au résultat), la déception (quant au fait d'un constat d'échec), la contrition (quant au fait d'en être l'auteur), dont le goût est celui de l'amertume et qui entraîne une répugnance quant à son auteur, nous-mêmes ! La culpabilité, le remords, le repentir sont des formes de souffrance que nous éprouvons lorsque nous savons avoir nui à autrui. Toutefois, le regret n'est pas une souffrance (volontaire) qui s'ajoute à la souffrance (subie) du karman !

Le message délivré par le Dharma est qu'il existe une similitude entre « l'action de regretter » et la souffrance en tant que « fruit karmique » de nos actes. Les « quatre nobles vérités » de la souffrances énoncées par le Bouddha Sakyamuni et la pratique de la purification qui est au cœur de l'esprit de la « bodhicitta en action » sont en lien étroit.

Ce parallèle quel est-il ? Première des nobles vérités, « la souffrance existe, et il s'impose de la reconnaître », c.à.d. de reconnaître la causalité karmique comme la conséquence de nos méfaits passés et de décider de ne plus nuire. « La douleur et l'inconfort nous rappellent que la seule façon d'éviter les souffrances, même mineures, consiste à s'abstenir de toute action négative » AEC-80.

Savoir quelles actions malveillantes nous avons commises, envers qui, il y a combien de temps, dans quelles circonstances, etc. permet de faire naître plus facilement le regret. Toutefois, il est fort probable que nous ayons oublié tout le mal que nous avons fait aux autres, surtout s'agissant de nos vies passées. La bodhicitta en action suppose de nous observer et de surveiller chacun de nos actes afin de réagir immédiatement pour (confesser et) purifier « sans retard » le moindre acte non vertueux par le pouvoir des quatre forces.

Il n'existe aucun acte qui disparaîtrait sans laisser de trace.

L'empreinte créée par une action négative, le fait de tuer par exemple, ne s'effacera jamais tant que vous n'en aurez pas éprouvé les conséquences inévitables ou que vous ne l'aurez pas annulée avec l'antidote approprié (...) 

une mauvaise action insignifiante entraîne des conséquences négatives et doit être de ce fait purifié sans retard ACC-103

Mais quand est-il des actes non vertueux pour lesquels nous n'avons pas mis en œuvre les antidotes ? Peut-on « interrompre » leur maturation, voire les « épurer » cela même si leurs fruits karmiques ont commencé à éclore ?

La purification par les quatre forces empêche la formation d'une « empreinte » karmique négative de sorte à ce que sa maturation ne produise pas son fruit de souffrance. L'acte passé, il est un peu tard pour regretter, mais pas pour purifier nos négativités accumulées par l'antidote de la récitation des mantras comme celui d'Avalokitésvara. « Les six syllabes du Mani [OM MANI PADME HOUNG] correspondent à l'accomplissement par Tchenrézi des six vertus transcendantes et en sont la manifestation. En entendant ce mantra, les êtres sont libérés du samsara et, en y pensant, ils accomplissent les vertus transcendantes » AEC-81.

La souffrance et le regret ont en commun de permettre d'épurer nos négativités, l'une de manière subie, l'autre volontaire (confessée). Toutefois, il ne s'agit pas d'opposer la souffrance à la souffrance. Outre que la « souffrance » du regret n'est pas, en force et en intensité, comparable au fruit karmique de la douleur et de la maladie, la souffrance n'est pas un antidote !

Le sentiment de culpabilité et de dégoût, parmi les composants du regret, n'ont pas autrui pour destination, mais nos actes. La peine et la déception que nous éprouvons ne sont pas pour autrui (ni envers « moi »), mais contre nos agissements nuisibles, c.à.d. pour ne pas avoir été capables de dépasser notre ignorance et de gérer nos émotions. « Mon » remords vient d'avoir été le jouet de « ma » vue erronée, « mon » dégoût de m'être laissé berner par des apparences projetées par mon esprit, « ma » répugnance va à l'ego !

Purifier nos négativités ne vise pas à nous racheter (par justice) d'avoir nui aux autres, mais à d'éviter (hors toute visée égotiste) que nos actes non vertueux ne produisent leurs fruits.La souffrance que nous éprouvons au terme de sa maturation karmique vient de ce qu'après avoir commis un acte non vertueux nous n'avons pas immédiatement éprouver de regret pour notre méprise, ni conséquemment chercher à éviter qu'elle se reproduise.

La force à l'œuvre dans l'antidote du regret est l'autocompassion ! Les autres souffrent de notre absence de compassion et nous-mêmes souffrons de notre absence d'autocompassion ! Toutes deux contaminent nos voiles et nous empêchent d'accumuler les « vertus transcendantes » (paramitas : générosité, discipline, patience, diligence, concentration, connaissance supérieure).

Deuxième des nobles vérités « la souffrance a une cause, et il s'impose de renoncer à cette cause, à savoir les émotions négatives ou facteurs mentaux perturbateurs ». Pour cela, il nous faut faire le vœu de ne plus commettre à l'avenir d'actes nuisibles envers les êtres, « par le passé, nous n'avons pas su reconnaître le caractère pernicieux des mauvaises actions ; désormais, au prix même de notre vie, nous nous abstiendrons de tout mal » AEC-80.

Troisième des nobles vérités, « il y a une voie qui libère les êtres de cette souffrance et il nous faut la suivre ». Suivre cette voie implique la motivation et pour cela de « prendre refuge » dans les trois Joyaux (c.à.d. les trois portes de nos actions dans leur « version parfaite »), « comme il est impossible de se confesser sans quelqu'un à qui se confesser, prenons comme objet de notre pratique les Trois Joyaux parfaitement libres de toute action nuisible » AEC-80.

Quatrième des nobles vérités, « ce faisant la souffrance arrivera à cessation ». Que la douleur et la maladie soient la conséquence karmique de nos actes ne signifie pas qu'elles sont « réelles » ! C'est la croyance dans la réalité « du soi de la personne » qui entraînent l'expérimentation de la souffrance. La douleur est mentale, son ressenti est le produit de la conception du cerveau. L'essence de la douleur est « vide ». Les apparences sont notre esprit... Transformer la souffrance par « l'antidote de la vacuité », c'est à l'instar des pensées en méditation saisir le vide de son ainsité. « Regardez le fait de penser tel qu'il est. Au lieu de le chasser, vous vous ouvrez à lui ; quand vous vous en approchez, c'est comme tenter d'attraper un arc-en-ciel. Vous le traversez et ne trouvez que de l'espace autour et à l'intérieur de cette pensée » [i].

Autrement dit, face à la souffrance (à son ressenti autant qu'à son idée et à la peur qu'elle nous inspire), l'attitude à adopter consisterait à réaliser ou tout du moins à considérer la souffrance comme « vide de réalité propre ». Il va de soi que « prendre sur nous » les souffrances des autres serait incontestablement plus facile dès lors que nous n'aurions pas à en souffrir ni dans notre corps ni dans notre esprit ! Mais est-ce véritablement là le sens de la pratique des bodhisattvas qui se résume à ce précepte « Même affligé par la maladie et les forces négatives, prendre sur nous les méfaits et les souffrances de tous les êtres » ACC-144 ?

En étant initiés aux enseignements, en ayant réfléchis et médités sur le concept de vacuité, nous pouvons développer une intuition suffisamment forte pour voir la maladie, le malade et la souffrance comme si leur ainsité était « vide » (cf. la métaphore de la jarre). Dans cette optique, nous pourrions concevoir de « prendre sur nous » les souffrances des autres en visualisant la transformation de la souffrance ou son passage d'un état « réaliste » (reflet de la croyance de ceux qui n'ont pas même l'idée de la vacuité) à un état « vide de réalité ».

A l'instar du tonglen, dans la pratique duquel la souffrance est visualisée sous forme d'une fumée noire extraite du corps de l'autre à nos inspirations et qui se dissout dans notre cœur, il s'agirait d'imaginer que lorsqu'elle entre en nous, le caractère « réel » de cette souffrance se dissipe et s'évanouit - nous pourrions également voir la souffrance comme si elle était faite de « particules » dotées de propriétés physiques (des photons corpusculaires) qui dans l'espace de notre cœur se transforment en « ondes » et perdent leur localité, comme s'il se produisait une inversion du processus de « décohérence quantique » -.

Pour autant, l'absence de déclenchement de la peur ne signifie pas son inhibition ni sa disparition. Du point de vue ultime, comme tous les phénomènes, la souffrance est vacuité. Or, il n'est pas possible de changer une roue avec un cric et un levier qui n'ont pas plus de consistance qu'une pensée ! Autrement dit, si les situations difficiles peuvent être utilisées comme « voie d'Éveil », c'est parce que nous les voyons sous une apparence tangible et conséquemment qu'elles revêtent pour nous un caractère désagréable, douloureux, etc.

En notre état « d'êtres ordinaires », nous sommes mus par l'espoir et par la peur, les deux faces d'une même pièce : l'espoir de ne pas tomber malade (de ne pas attraper la COVID-19...) versus la peur de tomber malade ; l'espoir de guérir si nous tombons malades vs la peur que la maladie qui nous affecte soit incurable, etc. Tous nos comportements sont régis par la dualité : rechercher l'agréable versus s'écarter du désagréable ; quérir le plaisir vs fuir la douleur. Or, comment atteindre « l'équanimité », condition de la paix intérieure de l'esprit, si nous sommes dominés par l'ego mû par la dualité ?

Pour « l'être ordinaire », lâcher-prise sur l'attachement et l'aversion, c'est se décontaminer des espoirs et des peurs instillées par la « préoccupation de moi ». « Vivre sans peur » est un objectif auquel il est aisé d'adhérer car il facile de voir en quoi il constitue une « soustraction positive » (libératrice). Mais « vivre sans espoir » paraît antithétique ! C'est pourtant à cette seule condition qu'il est possible d'atteindre le véritable bonheur. « C'est ainsi que l'on utilise les difficultés sur la voie de l'Éveil avec pour objectif de se libérer des espoirs et des peurs [qui] s'apaiseront dans l'égalité du bonheur et de la souffrance » AEC-83.

Avec le développement de la compassion, la « vue pénétrante » est essentielle pour réaliser la vacuité avec l'objectif final d'atteindre l'Éveil. Mais, réduire la souffrance à sa vacuité ne nous permet pas de mesurer nos progrès alors que ressentir physiquement les souffrances des autres, oui ! «Ces signes pourront se manifester comme un renforcement de nos propres émotions ou comme la véritable expérience de la souffrance d'autrui » AEC-83.

Ces ressentis sont d'autant plus manifestes que la « confiance éclairée » dans le Dharma éclos en nous à force d'étude, de réflexion et de méditation. Et plus tangibles encore, lorsque nous accordons foi dans la pratique tantrique de la « fierté divine » - visant à changer la base d'imputation du « je » -, qui consiste à nous visualiser comme si nous étions la « déité » afin de développer des «réalisations spirituelles » par synergie à son modèle. « C'est une méthode puissante permettant d'accumuler beaucoup de mérite et de sagesse (...) Les réalisations de la fierté divine ont le pouvoir de contrôler nos perturbations mentales, nos actions deviendront pures naturellement » BMV2-169.

S'il est possible de s'imprégner des vertus des bouddhas par des pratiques de visualisation (couplée à une concentration ferme et à une intention authentique), il est logiquement possible de «contracter par osmose » les souffrances des êtres... jusqu'à tomber malade ! Pour les bodhisattvas, il ne s'agit pas de rendre la douleur inoffensive par la vue de la vacuité de sorte à la dissoudre en eux sans danger mais, eut égard au principe de « conservation de l'énergie », de prendre littéralement les souffrances des autres de sorte à les en libérer, ce qui implique de souffrir « à leur place » de maux qui, de fait, deviennent les leurs !

Si je mets la main sur le feu, je la retire aussitôt dès les premières sensations de brûlure. Je n'ose imaginer l'intensité de ma douleur si je dois garder la main sur la flamme et encore moins concevoir ma souffrance si j'y ajoute le ressenti de la douleur de toutes les personnes qui, en ce moment même, ont leur main sur une flamme... Comment supporter l'effroi de « prendre » dans mon corps et dans mon esprit les douleurs des maladies de tous les êtres et de devenir leur « portrait de Dorian Gray » ? Comment supporter de ne pas perdre la raison en devenant le « puits de gravité » des tourments innombrables de tous les êtres[k7] ?

Lorsque nous voyons des gens endurer des souffrances mentales ou physiques, ou en proie à l'adversité, prenons sur nous leurs maux, sans aucune crainte ni espoir, et faisons-en l'expérience. En particulier, bannissons de notre esprit ce genre de pensée : « Si les souffrances des autres venaient effectivement en moi, que ferais-je ? » AEC-95 

Une telle pratique serait autrement intolérable s'il ne s'agissait de l'accomplir par compassion. C'est en effet dans le principe de la « bodhicitta en action », dans la visée de la réalisation de l'Éveil pour le bien de tous les êtres sensibles, qu'il est question de « prendre sur soi » leurs souffrances. De fait, si nous craignons de souffrir n'est-ce pas là le signe même que nous croyons également possible d'aider les êtres à se libérer de leurs souffrances ? « Quand nous tombons malades, pensons à tous les êtres qui souffrent et imaginons avec une très forte compassion que toutes leurs souffrances se concentrent dans notre propre cœur (...) Si nous croyons être tourmentés par des forces négatives, pensons : "En me faisant souffrir, ces êtres nuisibles m'aident à pratiquer la bodhicitta ; ils sont d'une importance capitale pour mes progrès sur la voie de l'Éveil. Plutôt que de les chasser, je devrais les remercier » AEC-82.

Dans cette pratique, comment le fait de « prendre sur nous » les souffrances des êtres (de souffrir à leur place) permet-il de lâcher-prise sur l'attachement et l'aversion, l'espoir et la crainte, et conséquemment d'atteindre l'équanimité ?

Pourquoi certaines personnes aident-elles spontanément leurs semblables alors que d'autres demeurent attachées à leur personne sans autre considération que pour elles-mêmes ? Faut-il attendre d'atteindre un âge où la vie ne semble plus vouloir la peine d'être vécue et, par la « force des choses », d'abandonner tout espoir et toute peur, pour enfin agir avec altruisme et aider ceux qui souffrent ?

Les grands bodhisattvas sont si empreins de compassion qu'ils n'hésitent pas à œuvrer au bien des êtres malgré les risques pour leur propre existence (tout en s'y étant préparés durant de longues vie de méditation et d'entraînement). « Si ta compassion n'est pas parfaitement pure, n'offre pas ton corps » ACC-27

Cela jusqu'à ce que leurs actions soient totalement et spontanément mues par le souhait authentique de voir tous les êtres libérés de leurs souffrances. A ce degré de compassion, leurs propres souffrances sont secondaires et, qui plus est, elles constituent même le levier de leurs actions ! « Il n'est rien qu'un bodhisattva ne puisse donner : ses biens, son corps - tout » ACC-21.

Dans leur esprit, il ne s'agit aucunement d'un sacrifice mais d'un acte de foi dans le Dharma, en regard duquel chacune de leurs actions altruistes amplifie leurs « réalisations spirituelles » et leur permet de renforcer les bénédictions qu'ils délivrent à tous les êtres sensibles. 

S'il vaut mieux pour moi être malade, je prie pour qu'il en soit ainsi, afin que je puisse purifier les voiles dus à mon mauvais karma.

Si la guérison signifie en revanche que je vais accomplir le Dharma, je prie pour que vos bénédictions m'apportent la santé.

Mais s'il est préférable pour moi de mourir et de renaître dans une terre pure de Bouddha, je vous adresse ma prière : accordez-moi la grâce de mourir AEC-79.

Nous sommes naturellement « câblés » pour éprouver de la compassion, mais dans notre état natif «d'être ordinaire » (voilé par l'ignorance et les émotions perturbatrices), notre compassion est conditionnée : nous nous préoccupons de ceux que nous apprécions ; moins, voire pas du tout, de ceux envers lesquels nous éprouvons de l'antipathie ! Développer notre compassion, c'est l'épurer de l'attachement et de l'aversion par le lâcher-prise sur l'espoir et la peur, instillés par l'ego, jusqu'à abstraire notre « préoccupation des autres » de toute distinction et l'étendre à tous les êtres sensibles sans exception.

Il serait plus facile de « prendre sur nous » les souffrances des êtres en réalisant la vacuité avant la compassion (ou tout du moins en même temps) ! La compassion est une part essentielle de «l'esprit d'Éveil », mais pour réaliser la vacuité, il faut d'abord atteindre l'équanimité. Or, c'est impossible si notre esprit est agité par les tensions que font régner en permanence l'espoir et la peur. Développer la (l'auto)compassion permets d'atteindre l'état du « calme mental » en se déconditionnant de l'attachement et de l'aversion. Elle constitue le prérequis au développement de la « vue pénétrante » qui permet de réaliser la vacuité des phénomènes et du soi de la personne.

Lorsque nous sommes en proie à la souffrance, à la maladie, à la douleur, plutôt que de nous lamenter sur notre sort pensons à la bonté infinie des êtres, voyons-les « comme nos mères », pratiquons « l'échange de soi avec les autres » et souhaitons qu'un jour nous puissions les libérer de leurs souffrances. « Il nous faut prier pour devenir capables de les soulager de leur infortune. Des prières de ce genre porteront finalement leurs fruits » AEC-83.

De manière plus prosaïque, le problème n'est pas le réflexe de « retirer la main du feu », de vouloir «à tout prix » s'éloigner de l'objet de notre peur, mais de fuir l'instant ! « Si notre maladie est incurable et n'avons aucune expérience de la voie spirituelle, nous éprouverons angoisse, peur et regret. Il se peut que nous sombrions dans la dépression et abandonnions tout espoir, ou que nous nous mettions en colère contre notre maladie, en la considérant comme une ennemie qui par méchanceté nous prive de toutes nos joies » BMV1-49.

Lorsque nous sommes malades ou que la pression au travail est trop forte, notre pensée est de fuir ce moment que la douleur et la souffrance rendent insupportables. Notre désir est dans l'espoir du lendemain, du « jour d'après », quand les forces négatives (la maladie) ou malignes (les personnes toxiques...) qui s'acharnent sur nous s'éloigneront pour disparaître et que nous pourrons, enfin, retrouver la santé du corps et la paix de l'esprit.

Même chez ceux qui se savent condamnés par la médecine demeure toujours un infime espoir de guérison où à défaut celui de « partir en paix » dignement. L'instinct de survie nous fait croire qu'il existe toujours une porte de sortie et nous croyons que c'est le cas pour chaque maladie et pour chaque personne qui souffre, quel que soit le mal qui l'affecte. Mais imaginons que nous prenions sur nous « toutes » les maladies de « tous » les êtres sensibles vivant sur Terre (pas seulement les humains...). Ce moment « au-delà de l'instant présent » que nous appelons de tous nos espoirs, ce moment futur où nous serons enfin et complètement guéris de toutes nos afflictions et de tous nos maux devient dès lors totalement hors de portée ! Ce serait la fin radicale de tout espoir...

A l'inverse, certaines situations impliquent de combattre l'instinct de fuite et d'oublier l'idéal des «lendemains meilleurs ». Imaginez que vous marchiez sur un terrain miné et que vous déclenchiez par mégarde le mécanisme d'une mine... L'espoir d'en réchapper intact (voir vivant) en faisant un rapide pas de côté est illusoire ! La peur vous paralyserait et vous resteriez immobiles de peur de mourir. Mais, Ô combien seriez-vous alors attentifs à l'instant ! Ô combien resteriez-vous concentrés, les sens et l'esprit totalement mobilisés au cœur de l'instant présent ! Et Ô combien ne chercheriez-vous pas à fuir l'instant !

Le confinement vous apparaît comme une prison, alors vous cherchez l'évasion dans l'espoir du lendemain. Attraper la COVID-19 et tomber gravement malade vous fait peur, alors vous redoutez chaque instant passé dans les transports en commun, au bureau et le moindre contact rapproché avec quiconque. Il va ainsi de chaque instant de votre vie, tiraillé entre la peur de vivre l'instant et l'espoir que l'instant suivant sera votre échappatoire à tout ce qui vous est déplaisant.

Notre espoir de demeurer en bonne santé et notre peur de tomber malade, notre désir du bonheur et notre aversion de la souffrance, notre goût pour l'agréable et notre dégoût pour le désagréable, viennent de ce que nous croyons extérieures les causes de notre bonheur et de nos souffrances. « Toutes les souffrances proviennent du fait que l'on ne reconnaît pas l'ennemi : l'attachement à l'ego (...) les faiseurs d'obstacles ou forces négatives ne sont pas des entités extérieures. C'est de l'intérieur que viennent les ennuis » AEC-65. Voilà pourquoi cette pensée obsédante nous empêche de nous établir dans l'équanimité libre d'attachement et d'aversion, d'espoir et de peur.

Une autre raison qui nous rend, naturellement, indifférents à la souffrance des êtres sensibles vient du fait que nous ne sommes tout simplement pas eux ! Nous ne sommes pas physiquement les autres. Du point de vue conventionnel, leur douleur n'est pas la nôtre. Apprenons donc à changer de perspective...

Lorsque nous sommes aux prises avec la maladie, plutôt que de réagir par la peur et l'espoir instillées par « la préoccupation du moi », tournons notre regard vers les êtres sensibles. Plutôt que de penser à ce qui va m'arriver à « moi » si je tombe malade, pensons à ce qui arrive aux autres, à qui prendra soin d'eux et leur portera assistance lorsqu'ils seront affligés ? Voyons nos souffrances comme un « rappel » de la souffrance des autres, comme une « fenêtre » sur leur être qui nous permets d'en appréhender le ressentir.

Sous la perspective karmique, « mes » souffrances sont la conséquence du mal que « j'ai » commis envers les êtres en cette vie ou en d'autres vies. Voir leur souffrance comme « mienne », c'est reconnaître « mon » rôle karmique dans ce qui leur arrive. « Prendre sur moi » leurs souffrances revient ainsi à endosser les fruits de leurs karman ainsi que les causes de leurs afflictions, comme si je recouvrais mon esprit des voiles qui recouvrent leurs esprits pour de la sorte les libérer de leur attachement et de leur aversion.

Lorsque je vois dans ma souffrance le ressentir de la souffrance des êtres, je n'ai plus à avoir peur de souffrir de « prendre sur moi » leurs douleurs puisque ma douleur en est déjà l'expression ! Et je n'ai plus à espérer ne pas être affecté par leurs maladies puisque ma douleur témoigne du fait que c'est déjà le cas - un ressentir qui est à distinguer de la réalisation spirituelle de la pratique - !

L'espoir et la peur ne peuvent toutefois pas disparaître complètement, car elles n'ont jamais eu de début et elles n'auront jamais de fin ! Comment ce qui n'est pas né pourrait-il disparaître ? Nous ne pouvons les éradiquer et n'en avons d'ailleurs nul besoin ! Elles ne sont que pensées, apparences de l'esprit voilé, et donc vides d'en-soi. Lorsque nous demeurons, observateurs et concentrés, à l'intérieur du référentiel de « l'instant présent », l'instant suivant (qui n'existe pas encore) ne peut pas revêtir la forme de l'espoir ou de la peur.

C'est le fait de nous projeter en pensée dans une perpétuelle « fuite en avant », de franchir le seuil de « l'instant présent » pour regarder au-delà que l'espoir se forme tel un mirage sur un horizon mental qui n'est lui-même qu'une ligne imaginaire ! L'espoir est un effet d'optique qui se dessine aux franges de « l'instant présent » dans l'illusion duquel nous basculons sans y prendre garde, et dans lequel nous restons captifs des charmes d'une magie indissociable de la croyance de notre vue erronée d'une « réalité en soi ».

C'est le fait de fuir en pensée (en parole et en acte) « l'instant présent », de ne pas vouloir demeurer au « cœur du moment » où réside l'objet de nos maux, car l'idée de souffrir nous est, à elle seule, aussi insupportable que la douleur (elle-même une représentation mentale !), que la peur surgit tel un éclair dans un ciel d'orage, lui-même fruit de conditions interdépendantes...

Tout est dénué d'existence intrinsèque, tout est perception de l'esprit. 

Là où rien n'existe, il n'y a pas de raison d'avoir peur AEC-92

Si nous restons conscients de notre impermanence et forts de notre foi dans le Dharma, attentifs et patients dans la pratique de la bodhicitta, « l'instant présent » devient le référentiel de «l'esprit d'Éveil » qui culmine dans le refuge ultime de toutes souffrances, l'état de Bouddha.

L'instant où ma douleur rayonne dans tout mon corps, l'instant où ma peine me submerge de tristesse, l'instant où mon affliction m'emporte dans un torrent d'angoisses, sont difficilement supportables et peuvent me faire sombrer dans le désespoir ou la folie si je ne vois pas d'issue à ma souffrance. Toutefois, ce n'est pas « l'instant présent » qui est douloureux, c'est ce qui s'y produit !

L'instant n'est ni pénible, ni toxique, ni effroyable, pas plus qu'il n'est agréable, curatif ou magnifique. En lui-même, « l'instant présent » est vide ! Le soleil, les nuages, la pluie, les éclairs, les étoiles ne sont pas le ciel. Le ciel est la toile de fond sur laquelle ils se produisent. Mais, cherchez cette « toile» et vous ne trouverez qu'un espace insaisissable ! C'est comme rechercher le « soi » de la personne dans vos agrégats physiques ou mentaux, vous ne trouverez rien ! «L'instant présent » est un espace vide de réalité propre, un intervalle de temps sans durée mesurable, qui disparaît aussitôt qu'il est apparu

Contempler le ciel, c'est s'absorber dans le spectacle qui s'y déroule, mais s'établir dans « l'instant présent » ce n'est pas se fondre dans la souffrance qui nous torture aux fers rouges ou se perdre dans le bonheur mondain qui nous enivre. La « pleine conscience » de l'instant est la saisie de sa vacuité. Être dans « l'instant présent » est une méditation analytique de son essence.

Dans l'instant où l'on saisit que l'espace, le temps et l'être sont vides d'en-soi, l'on réalise conjointement que la souffrance et le bonheur sont vides de réalité propre. Dès lors que l'on prend conscience que le malade, la maladie et la douleur sont « sans objet », la peur que la maladie nous inspire, l'espoir que la guérison nous instille, tout s'évanouit dans la vacuité !

« Réaliser la vacuité » procède ainsi de deux approches. La première est de saisir les phénomènes à travers l'interdépendance de la « chaîne de conditions » qui y président. C'est voir que la goutte d'eau, selon qu'elle s'évapore ou remplit la jarre, comme le produit de conditions impermanentes, dont l'existence sous l'une ou l'autre forme dépend exclusivement du fait de la réunion de ces conditions et ne perdure que le temps où celles-ci persistent.

La seconde approche est de saisir le phénomène à travers la vacuité de « l'instant présent » de sa perception, elle-même conjointement relative à sa représentation phénoménologique par l'esprit. « Prendre sur nous » les souffrances, les maladies, les douleurs des autres fait peur à qui n'a pas d'expérience et encore moins de confiance (et de mérites accumulés) dans la voie spirituelle. Or, si l'efficacité de la pratique se mesure à la sensation en son corps et son mental de l'accrétion gravitationnelle des souffrances des autres, elle témoigne par là-même du caractère «représentationnel » de la douleur !

Fermez les yeux. Imaginez votre aliment préféré. Sentez son fumet qui enivre vos narines, sa saveur qui active vos papilles, sa texture sur votre langue... Imaginez le souffle du vent sur votre peau, la chaleur du soleil, le froid de l'hiver, la caresse d'une main affectueuse... En vous concentrant, vous ressentez les choses comme si vous les viviez. Vous croyez cela possible car vous en avez déjà fait l'expérience ? Vous reconnaissez la couleur jaune, mais la première fois, comment pouvez-vous savoir que votre perception était celle du jaune ? Pensez-vous que c'est parce que le jaune possède une « réalité propre » qui en communique la perception unique et universelle à tous les êtres humains ?

La couleur jaune n'existe pas dans la nature ! Elle est le produit de conditions interdépendantes : d'un organe de perception (« la conscience sensorielle » de l’œil) ; d'un instrument de cognition (le cerveau) ; d'un « langage symbolique » (à son niveau) codant les percepts sensoriels et façonnant leur représentation. Cette conjonction forme l'expérience phénoménologique du « jaune ». Quant à la lumière jaune, si l'on réduit notre vue à sa longueur d'onde, elle se révèle vide d'en-soi. Dans le référentiel du phénomène, le phénomène disparaît !

Ce n'est pas une question de « point de vue ». Il n'y a pas de confusion ou d'indifférenciation au niveau du cerveau entre visualiser une expérience et la vivre. Il n'y a pas de dualité. Ils ne sont pas deux, il ne faut pas en faire deux ! Sous la vue de la vacuité, étant malades, « prendre sur nous » les douleurs et les souffrances des êtres sensibles jusqu'à les éprouver comme si c'étaient les nôtres, relève d'une « appropriation » conceptuelle au cours de laquelle, il ne se produit pas de transfert réel de la douleur, mais un acte d'amour et de compassion qui sont la résonance de notre véritable nature.

Lorsque dans la maladie et la douleur nous tournons spontanément notre regard vers les êtres sensibles pour nous préoccuper de leur sort, lorsque simultanément à la conscience de «l'identité» de notre souffrance à la leur nous lâchons prise sur l'espoir et la peur inhérentes à notre vue égocentrée, lorsque nous réalisons la vacuité de « l'instant présent » conjointement au caractère « conceptuel » de la souffrance, il devient alors possible de nous établir dans l'équanimité libre d'attachement et d'aversion, emplis de compassion et d'amour pour les êtres qui constitue le véritable bonheur.


Namasté

Tashi delek

བཀྲ་ཤིས་བདེ་ལེགས།


Références :

ACC : Au cœur de la compassion, commentaire des 37 pratiques des bodhisattvas Dilgo Khyensté https://www.padmakara.com/fr/ebooks-livres/154-au-coeur-de-la-compassion-ebook-format-pdf-9782916915814.html?search_query=Au+coeur+de+la+compassion&results=34 

AEC : Audace et compassion Dilgo Khyentsé https://www.padmakara.com/fr/ebooks-livres/160-audace-et-compassion-ebook-format-pdf-9782916915876.html?search_query=audace+et+compassion&results=28 

BC : Bodhicaryāvatāra, L'entrée dans la conduite des Bodhisattvas, Shantidéva https://archive.org/details/lamarchelalumi00sant?q=Bodhicary%C4%81vat%C4%81ra 

DEB : Dictionnaire Encyclopédique du bouddhisme, Philippe Cornu https://www.decitre.fr/livres/dictionnaire-encyclopedique-du-bouddhisme-9782020822732.html 

VVM : Les versets du milieu, Nagarjuna https://btr2010.files.wordpress.com/2014/04/versets-du-milieu-nagarjuna.pdf 

[i] https://www.facebook.com/permalink.php?story_fbid=4680880915319323&id=656159144458207