I.79 – La vacuité antidote à la souffrance
La souffrance est inexorable. Elle peut se tenir éloignée et avec de la chance nous épargner quelques temps. Par aveuglement, nous cherchons tous les moyens de lui échapper et vivons partagés entre peur et espoir. La recherche de l'éphémère nous masque la joie qui dissipe toute souffrance à la réalisation de la véritable nature des phénomènes.
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Sabbadānam dhammadānam jināti
« Le don de la Vérité surpasse tout autre don » EB-WR
« Tout est souffrance » (dukkha ariyasacca) est la première des quatre nobles vérités énoncées par le Bouddha Sakyamuni. Formulé ainsi, le constant paraît sans appel, la souffrance est inhérente à la vie et semble sans échappatoire. De notre premier à notre dernier souffle, nous ne cessons de souffrir. Le bonheur n'est que le répit pendant lequel la souffrance desserre son étau sur nous !
La vision paraît emprunte de pessimisme, mais elle ne l'est pas. Si la souffrance régit nos existences conditionnées qu'elle marque au fer rouge, la philosophie bouddhiste tibétaine enseigne que la souffrance n'est pas une fatalité, « une vie qui ne peut se libérer des attachements est souffrance »
La naissance est souffrance, la vieillesse est souffrance, la maladie est souffrance, la mort est souffrance, être uni à ce que l'on aime pas est souffrance, être séparé de ce que l'on aime est souffrance, ne pas obtenir ce que l'on désir est souffrance. En résumé, les cinq agrégats d'attachement sont souffrance DEB-473
La vision paraît emprunte de pessimisme, mais elle ne l'est pas. Si la souffrance régit nos existences conditionnées qu'elle marque au fer rouge, la philosophie bouddhiste tibétaine enseigne que la souffrance n'est pas une fatalité, « une vie qui ne peut se libérer des attachements est souffrance »[i].
Que la souffrance nous apparaisse comme une donnée de la vie ne signifie pas que nous n'ayons pas d'influence sur elle. « Si les hommes éprouvent tant de souffrance, c'est qu'ils manquent d'esprit de discernement. Ne pas être affecté par les obstacles tels que les ennemis, les maladies, les influences négatives signifie non pas que nous les avons éliminés à jamais, mais que nous pouvons les empêcher d'entraver notre progression sur la voie de la libération » GU-32.
La cause de la souffrance est donc à rechercher dans notre ignorance et dans notre aveuglement à l'aspect des apparences qui sont notre esprit...
« Tout est souffrance » dit le Bouddha, mais qu'entend-il par là ?
La vieillesse est-elle souffrance à cause de « la dégradation dans le temps », la maladie en raison de « la transformation et du déséquilibre des éléments », la naissance « parce qu'elle est le support des autres souffrances » EDB-474 ?
Cela revient à dire que le « bien » et le « mal » sont des qualités propres aux phénomènes ! Équilibre et déséquilibre caractérisent l'état d'un système à un instant donné. Ce sont des «événements momentanés fait de causes multiples et de conditions multiples conjuguées » ESBT-27. Tout est en transformation par l'effet de causes. L'impermanence est étroitement liée à l'interdépendance. Un état d'équilibre ne dure que le temps où perdurent les conditions qui y président. « Le monde sensible est mouvement, non pas un ensemble d'objets en mouvement, mais mouvement lui-même. Il n'y a pas d'objet "qui se meut", c'est le mouvement qui constitue les objets qui nous apparaissent » ESBT-26.
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Si le bouddha fut un enseignant excellent, qui pouvait s'adresser et être compris par des interlocuteurs aux niveaux de compréhension différent, c'est parce que son message comprenait plusieurs niveaux d'interprétation, dont la saisie était relative au degré de discernement de chacun. Au-delà du sens courant de la souffrance, « douleur, peine, misère par opposition au mot sukkha bonheur, aise, bien-être... », le Bouddha évoque « un sens profondément philosophique (...) d'imperfection, d'impermanence, de conflit, de vide, de non-substantialité » EB-WR-19 c.à.d. la nature des phénomènes : interdépendance, impermanence, vacuité, et fait de « l'expérience de la souffrance » des êtres sensibles la conséquence de l'ignorance de cette nature (la seconde «noble vérité »).
Le « vécu phénoménologique » de la souffrance (douleurs, anxiété, angoisse, peur, etc.) est conséquent de l'ignorance de l'impermanence des phénomènes, originé de la croyance en la réalité du « soi de la personne », qui opacifie nos voiles et nourrit les poisons de l'attachement et de l'aversion. La souffrance est une affection du corps et de l'esprit induite par une «conception erronée » elle-même originée par une perception erronée ! Aussi, se libérer de la souffrance consiste-t-il à rétablir la « vue juste » de la vérité.
C'est cette soif qui produit la renaissance, le re-devenir, qui est liée à une avidité passionnée et qui trouve un nouveau plaisir ici ou là, c.à.d. la soif des plaisirs des sens, celle de l'existence et du redevenir, celle de la non-existence DEB-474
Parce que nous ne voyons pas (ou refusons de voir) les phénomènes tels qu'ils sont (principalement leur impermanence), nous fondons notre conception du bonheur sur l'idée d'un état « durable » : rester en bonne santé ; ne jamais être séparé de l'être aimé ; conserver ses amis, son emploi, sa maison, son statut social ; vivre heureux jusqu'à la fin de ses jours, etc. Mais, la vérité est que rien ne dure éternellement et croire le contraire cause des souffrances inéluctables[k2] .
Toutes les formes de souffrance physique et mentale sont comprises dans dukkha en tant que souffrance ordinaire (dukkha-dukkha). Un sentiment heureux ou une condition de vie heureuse, n'est pas permanent. Un changement interviendra tôt ou tard. Quand il survient, il y a douleur, souffrance, peine. Cette vicissitude est comprise dans dukkha en tant que souffrance produite par le changement (viparinama-dukkha) EB-WR-23
Cette conception d'un « bonheur durable » entre
directement en conflit avec la nature instable et changeante des
phénomènes (l'entropie) qui se révèle à nous d'autant plus douloureusement
que notre illusion à le croire « inaliénable » est forte !La
souffrance « courante » est ainsi la conséquence de la soif instillée
par la vision fantasmagorique, viciée et trompeuse, que nous donne
le « moi » du bonheur, le véritable bonheur consistant à se
libérer de tout attachement.
Le nirvāna est le samsāra ! Le samsāra n'est pas le monde, c'est la vue erronée que nous en avons sous l'emprise des poisons cognitifs et émotionnels. Le nirvāna n'est pas un état transcendant la nature, c'est « voir la vérité » et nous établir en conséquence dans « l'équanimité libre d'attachement et d'aversion ».
La vérité quant à la véritable nature des phénomènes est l'antidote de la peur... et de l'espoir ! Le comprendre (le « méditer analytiquement ») jusqu'à réaliser la vacuité est le seul moyen de nous libérer de la souffrance - et la compassion la « méthode » pour en libérer les autres -. Pour commencer, il nous faut bien comprendre ce que signifie « tout ce qui est impermanent est dukkha (yad aniccamtam dukkham) » EB-WR-45.
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La goutte d'eau qui tombe dans la jarre et celle qui s'évapore n'existent pas en propre, ce sont des états temporaires qu'une vue voilée par l'ignorance nous fait croire exister de manière autonome par le réductionnisme de sa saisie. Ce que notre perception nous donne à saisir (à travers son processus de représentation cognitive) est un instantané, comme les montagnes qui nous paraissent avoir toujours eu la même forme. Voyant la goutte d'eau abstraite des conditions de sa manifestation (l'objet hors du mouvement qui le produit), nous la croyons exister par elle-même ! Ce n'est pas que nous confondions l'instant et ce qui s'y manifeste, ce que nous dénommons «phénomène » est le produit de la réduction d'un tout en fragments concevables par l'esprit.
Dire que « tout est connecté » sous-entend qu'il existe des liens entre des éléments épars depuis le niveau infinitésimal jusqu'à l'infiniment grand. L'idée repose sur une « vue réificatrice et réductionniste » - littéralement, réduire à l'état d'objet -, qui conçoit l'univers composé d'éléments eux-mêmes composés d'éléments, autrement dit un processus cognitif qui (ré)assemble ce qu'il a préalablement divisé après avoir réifié le mouvement insaisissable de la nature en « objets » de sorte à permettre son intellection !
S'agissant des « phénomènes composés », le sens qu'en donne la philosophie bouddhiste est celui de « transformation » qui s'opère par le passage entre des phases identifiées comme début, milieu et fin. Or, du point de vue ultime, ces trois caractères du « composé » sont inexistant par eux-mêmes - comme le temps lui-même dont Nagarjuna réfute la nature propre VVM-63 -. En d'autres termes, résultant des limitations de notre « instrument de cognition » qui procède par réductionnisme et à l'instar des agrégats « composés » des phénomènes, le changement est une « vue de l'esprit » !
Puisque la naissance, la durée et la cessation,
Qui sont les caractères de toute chose composée,
N'existent pas substantiellement,
Aucune chose composée n'existe de manière inhérente
Tels un rêve, une illusion, une ville dans le ciel,
Voici ce que sont la naissance, la durée et la cessation,
Des phénomènes n'ayant aucune existence substantielle ! VVM-33
Les
états du vivant (naissance, durée, cessation), les phases d'un
système (ordonné, désordonné), les séquences du temps (passé, présent,
futur), les actions (mouvement, changement, transformation), les agrégats
physiques qui composent notre corps, les « facteurs mentaux » dont
notre esprit est composé, tout cela est le produit d'une « vue réificatrice
et réductionniste ».
Cette vue est produite par l'esprit via les processus de perception sensorielle et de représentation mentale qui, eux-mêmes, font partie d'un mouvement sans commencement ni fin, qui prend racine bien avant que la « faculté sensorielle » de notre œil ne capte la lumière, bien avant que la « conscience mentale » de notre perception n'élabore la représentation conceptuelle « d'objets »...
Ce « mouvement » lui-même n'est pas le fondement ultime du réel, c'est une « vue » dont l'ainsité est vide ! Ce que l'esprit perçoit comme si c'était un phénomène « en mouvement » est en fait le résultat de la représentation mentale du mouvement par l'esprit. Le mouvement est vide, sans essence, et sa saisie est « au-delà du par-delà » de tout concept et de toute conception.
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Il n'y a pas de moteur immobile derrière le mouvement. Il y a seulement le mouvement EB-WR-28
Sous l'angle de la « vue réificatrice et réductionniste », les agrégats matériels, sensoriels, perceptuels, mentaux qui composent (le processus de) la cognition constituent les « aspects » de l'esprit qui perçoit, analyse et connaît de manière intelligible (eut égard aux modalités de son «instrument de cognition »). Sous la perspective « globale », la conscience cognitive se révèle «épiphénoménale », émergeante du maelstrom d'apparitions et de disparitions instantanées de pensées dont le mouvement interne présente un caractère « évolutionniste » - qui ne résulte pas d'un mouvement brownien (brassage aléatoire d'informations duquel ressortirait un sens intelligible), mais connexionniste dont procède les réseaux de neurones artificiels -. « Il n'y a pas de penseur derrière la pensée, elle est le penseur » EB-WR-28.
La conscience « entitaire » est une illusion. « Ce que nous appelons "être", "individu", "moi", est un nom que nous attachons à la combinaison de cinq agrégats, impermanents, en perpétuel changement. Ceux-ci ne restent pas les mêmes à deux instants consécutifs » EB-WR-27.
Une chose disparaît, conditionnant l'apparition de la suivante en une série de causes et d'effets. Il n'y a pas de substance invariable. Il n'y a rien derrière ce courant qui puisse être considéré comme un Soi permanent, rien qui puisse être appelé réellement "moi".
Quand ces Cinq Agrégats physiques et mentaux, interdépendants, travaillent ensemble, nous formons l'idée d'un "moi". C'est une notion fausse, une "formation mentale" EB-WR-28
L'interdépendance ne signifie pas que la nature véritable des phénomènes est « composite », mais que tel qu'il nous apparaît, un « phénomène » est le produit de l'esprit, dont l'apparence est corrélée au mode de conscience et à la compréhension sous l'égide de laquelle nous l'intellectualisons.
« Tout est interdépendant » signifie donc que les phénomènes existent : ultimement, ni par eux-mêmes de leur fait propre et de manière autonome ; conventionnellement, ni comme résultat de causes et d'effets distincts et connectés ; relativement, sans que leurs combinatoires soit indépendante de la conceptualisation par l'esprit et de sa phénoménologie émotionnelle.
L'esprit façonne le processus d'observation, autrement dit les apparences revêtues par les phénomènes dits « manifestés » reflètent et traduisent la forme de son discernement. Lorsqu'un phénomène (nous) apparaît comme ayant un début, une durée et une fin, ces phases ne lui sont pas inhérentes, elles sont l'expression d'une « vue conceptuelle » dont le caractère reflète le degré d'obscurcissement de nos voiles !
La goutte d'eau n'apparaît pas au moment où l'eau devient liquide, ne vit pas le temps de la durée de sa chute dans la jarre ou ne disparaît pas au moment où elle s'évapore au contact du sol surchauffé. Ces « vues phénoménales » sont des instantanés d'un mouvement au-delà de nos capacités de perception et de discernement. « Événement signifie quelque chose qui se produit surgissant instantanément, en série, ces rapides éclairs d'énergie sont assez semblables les uns aux autres au long de la série pour nous demeurer imperceptibles, puis tout à coup jaillit, parmi cette série de moments, un moment différent qui capte notre attention et nous fait croire qu'un objet nouveau est apparu » ESBT-27.
La manière dont le monde nous apparaît est entièrement interdépendant des caractéristiques de l'instrument de sa discrimination. Nous croyons observer le monde tel qu'il est (de lui-même), nous croyons voir des choses extérieures (c.à.d. existant en propre), nous croyons prendre conscience des événements sous la forme sous laquelle nous les percevons, nous croyons discriminer l'effet de la cause, le début de la fin, le passé du présent, mais en vérité tout cela relève d'une construction mentale, le produit de la « vue » sous laquelle nous le concevons, reflet de l'état voilé de notre esprit !
Nous devons procéder avec attention à « discerner notre discernement » et à ne pas faire une lecture littérale du terme « phénomène composé », au sens de « ce qui apparaît lui-même » CNRTL, une expression qui avalise l'idée trompeuse que les choses existent en propre et sont mues par des causes indépendantes. Nous devons nous familiariser avec le fait que « les apparences sont notre esprit », c.à.d. que la causalité de toute manifestation est interdépendante de notre cognition et de notre état d'esprit émotionnel.
Le monde est un tout, non pas un tout en mouvement, ni un « ensemble de mouvements » mais mouvement. Les « objets » qui semblent le composer, les « formes » sous lesquelles il nous apparaît, tout cela est le fait de la division de notre cognition sous le prisme de notre « vue conceptuelle ». Où commence le reflet et où finit le monde qui se reflète ? Leur frontière est une illusion d'optique! L'image reflétée par un miroir à deux dimensions a un aspect tridimensionnel qui nous donne l'impression d'un « autre côté » sans frontière tangible...
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Là où une « vue réificatrice et réductionniste » nous donne à saisir les apparences conventionnelles sous un aspect discret (élémentaire, causal, séquentiel), la vérité « ultime » se révèle pur mouvement, sans début ni fin ni durée, sans avant ni après. La goutte d'eau, les conditions qui président à sa formation et à son évaporation sur un sol surchauffé, que nous voyons comme cause et effet, sont en vérité les « effets d'une perspective » relative à l'observation et à l'observateur. Au sens absolu, elles ne sont ni différenciées, ni conditionnées, ni interconnectées. Les vagues sont l'océan ! Il n'y a pas de mouvement pluriel, il n'y a que le caractère singulier de notre vue.
En termes conventionnels (sous l'angle de notre « vue voilée »), les conditions qui président à «l'instant présent », y compris à l'humeur et à la disposition de notre esprit, emportent en termes ultimes la totalité indissociable de l'univers depuis son origine ! Il est impossible de discerner des objets localisés au sein de ce mouvement global et universel. Borner un phénomène entre des limites finies n'a de sens qu'au regard de nos capacités limitées de le comprendre. « On ne peut empêcher une portion donnée d'interagir avec le reste de l'univers, découper l'univers en zones bordées de frontières spatio-temporelles macroscopiques infranchissables n'a aucun sens » LOOP-58.
C'est comme une rivière de montagne qui coule vite entraînant tout avec elle ; il n'y a pas de moment, d'instant, de seconde où elle s'arrête de couler. Ainsi est la vie humaine, semblable à cette rivière. Le monde est un flux continu et il est impermanent EB-WR-27
Cette « division », c'est pourtant ce que nous pratiquons chaque instant où nos sensations découpent le monde en « stimulus », où notre perception le divise en « objets », où notre conscience les classe par « sujets d'attention », où notre subjectivité biaisée par notre karman y lit des « intentions », où notre esprit voilé par l'aversion et l'attachement y voit « obstacles », «ennemis» et « influences négatives », dans l'ignorance de l'interdépendance, de l'impermanence et de la vacuité, qui origine les souffrances sans fin du samsāra...
Sous l'angle du karman, la souffrance que nous éprouvons est la conséquence des actes nuisibles que nous avons commis envers les autres. Lorsque nous en prenons véritablement conscience, c'est comme de ressentir la douleur du coup de bâton que l'on assène à autrui sur notre propre crâne ! Mais du point de vue conventionnel, nous distinguons l'acte de l'effet (le coup de bâton de la douleur) et les moments où ils se produisent (passé et présent), arguant d'une durée de «maturation » de l'acte karmique négatif à la réalisation de son fruit...
Or, en terme ultime, l'univers est indivisible, sans distinction ni dualité. Hier est simultané à aujourd'hui et conjoint à demain - sans que l'existence d'un temps continu soit plus fondée en essence que celle d'un temps séquentiel, cf. VVM-63 -. Au sein du « mouvement qui est tout », l'instant où la goutte s'évapore est le même que celui où la goutte tombe sur le sol, le moment où la douleur me frappe est le même que celui où je frappe l'autre sur la tête avec un bâton !
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Rien n'est décomposé au sein de ce mouvement, l'agréable et le désagréable, le bonheur et la souffrance, tout y est consubstantiel ! Ne voir que la douleur et la maladie non seulement amplifie mais « réifie et réduit » le mouvement au seul aspect de la « souffrance commune » ! Le soleil brille en même temps que la pluie tombe et que l'orage éclate, le jour coexiste avec la nuit...
L'ignorance de « l'interdépendance des phénomènes composés » nous emporte de tristesse, l'ignorance de leur « impermanence » nous submerge de peur à l'idée de ne plus jamais cesser de souffrir, l'ignorance de leur « vacuité » nous entraîne dans le cycle sans fin des souffrances du samsāra. Si nous sommes capables de voir la beauté au sein de la maladie, de voir la joie dans la douleur, nous lâchons prise sur l'espoir et la peur, sur l'attachement et l'aversion...
En prenant conscience que « les apparences sont notre esprit », c.à.d. qu'il n'y a pas « d'objets qui se meuvent, mais que c'est le mouvement qui constitue les objets », nous saisissons le vide de la vue réificatrice et réductionniste, et nous réalisons par là-même la vacuité de la « souffrance courante » (phénoménologique) en tant que fruit de notre croyance en la réalité propre du soi de notre personne (et de son chérissement excessif).
Seule la souffrance existe, mais on ne trouve aucun souffrant ;
Les actes sont, mais on ne trouve pas d'acteur EB-WR-28
En réalisant que l'ego et le Soi sont des « constructions mentales », nous comprenons que « la personne qui souffre », non seulement, ne possède pas de réalité propre, mais que la « souffrance commune » n'a d'existence (de « vécu phénoménologique » sous forme de peine, tristesse, douleur, etc.) que relativement à la croyance en la réalité supposée de l'individu. Autrement dit, il n'y a pas de personne « réelle » qui souffre « réellement » ! La souffrance est la manifestation de la croyance dans l'en-soi de l'individu.
Sans miroir pas de reflet, or le reflet ne dépend ni du miroir seul, ni même de son interaction (pourtant caractéristique de la nature des phénomènes) avec la lumière, mais de notre croyance dans ses propriétés de réflexion ainsi que dans le postulat de la « réalité » des objets. Au niveau atomique, le miroir, les objets, nos corps, sont composés d'espace vide ! - de plus, en-deçà de la longueur d'onde de la lumière (soit dans son « référentiel propre ») la lumière disparaît ! -. Comment se peut-il alors que le vide puisse refléter le vide et qu'à partir de ce vide puisse apparaître cela que nous nommons « objets » ?
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La forme, le degré, l'intensité des maladies, des douleurs, des afflictions mentales sont proportionnelles à notre croyance dans la « réalité » propre (autonome et indépendante) du «soi de la personne ». C'est ce « moteur » de nos actes qui, sous la perspective karmique, nous incite à rechercher un bonheur impermanent par nature et à fuir une souffrance irréductible, dont nous ne parvenons pas à comprendre que le caractère découle précisément de notre intime conviction dans la réalité de cet ego qui nous pousse à répéter en boucle les mêmes actes nuisibles et, encore et toujours, en souffrir les conséquences.
Tant qu'il y a la soif d'être et de devenir, le cycle de continuité (saṃsāra) se poursuit. Il ne pourra prendre fin que lorsque la force qui le meut, cette soif même, sera arrachée, coupée, par la sagesse qui aura la vision de la Vérité, du nirvāna EB-WR-34
Si le Bouddha avait tenu un discours énonçant le propos philosophique « tout est impermanent », il n'aurait été entendu que par les logiciens et n'aurait donné naissance qu'à un équivalent du stoïcisme grec. En affirmant que « tout est souffrance », son message s'adressa à tous les êtres migrateurs auxquels il exposa la voie spirituelle menant à la libération de cycle sans fin du samsāra qui permet de trouver le véritable bonheur du nirvāna et de l'Éveil.
Ainsi, les deux niveaux de signifiant de la « première noble vérité » correspondent-ils respectivement aux deux voies de « l'esprit d'Éveil » : le sens de la « souffrance commune » est l'instrument de la méthode ; le symbolisme profond (philosophique), l'instrument de la sagesse. Les deux objectifs ne s'appuient pas sur les mêmes leviers, la vacuité pour la seconde (réaliser l'ainsité du souffrant et de la souffrance) versus l'existence l'aspect commun de la souffrance (le vécu expérientiel de la maladie et de la douleur).
La méthode est pragmatique. La souffrance est un « fait tangible » qui affecte le corps et le mental. Son but n'est donc pas de réfuter la souffrance en démontrant sa vacuité, mais de s'appuyer sur elle de sorte à « transformer ses causes en voie d'Éveil ». Aussi dure soit-elle, la souffrance est l'engrais de la compassion. Nos impuretés karmiques nous font considérer la souffrance de manière négative, mais en soulevant « le coin de nos voiles » grâce aux enseignements du Dharma, la maladie, la douleur et toutes les souffrances relatives à l'acception commune du terme se révèlent en définitive constituer le remède, le traitement et la guérison de notre ignorance et conséquemment les vecteurs de notre libération !
La compassion n'est pas une idée. Ce n'est pas vouloir que tous les êtres, sans exception, soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance. C'est un sentiment intérieur, vaste et incommensurable, qui se cultive. Le paysan prépare son champ, y sème des graines, mais ne décide pas du moment de leur éclosion. Nous familiarisons notre esprit à la compassion, par la méditation, par le lâcher-prise, par le renoncement à la « soif du désir » de l'ego, jusqu'à ce qu'il produise, de lui-même, une compassions spontanée et authentique.
Pour être capable d'éprouver de la compassion pour la souffrance d'autrui, il nous faut comprendre sa souffrance (c.à.d. la connaître relativement au référentiel que nous adoptons) en expérimentant par soi-même ce que cela fait de souffrir, ce qui n'est pas possible à l'appui de la vacuité ! L'intérêt de la souffrance commune est de faire croître notre dégoût pour elle et de nourrir l'aspiration à nous libérer du samsāra. C'est aussi le carburant de la « force du regret » pour les souffrances que nous avons fait endurer aux autres et le vecteur de l'épuration de nos négativités karmiques.
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Au terme de la voie des bodhisattvas, agir avec compassion signifie « prendre (littéralement) sur nous » la souffrance des autres de sorte à les en libérer avec un amour infini et une compassion irrépressible auxquels la réalisation de la vacuité ne saurait faire obstacle. Mais, au début du chemin, il s'agit à tout le moins de commencer par partager les souffrances courantes des êtres sensibles, en les considérant avec empathie et en agissant envers eux avec altruisme. Un challenge pour tout « être ordinaire » conditionné depuis de nombreuses vies à se préoccuper de « soi » et mu par l'espoir et la peur...
Si la vacuité révèle le vide du souffrant et de la souffrance à travers la clarté engendrée par la dissipation de l'ignorance cognitive, les affres de la maladie, de la douleur, de la souffrance sont l'opportunité de connaître le souffrant à travers « l'empreinte » de sa souffrance imprégnant son vécu.
Devant l'ignorance commune (la naïveté, l'erreur, la bêtise), si nous réagissons par moquerie, ironie, voire dédain, c'est en raison de notre méconnaissance de l'autre conséquente d'un manque de considération, d'empathie et de souci de la « préoccupation du sort d'autrui », appuyés par l'aversion et l'attachement à soi. La pratique de « l'échange de soi avec les autres » ne vise pas à nous habituer à « souffrir à leur place », tandis qu'eux-mêmes seraient heureux « à la nôtre », jusqu'à pouvoir en réaliser le « twist » effectif, mais par réceptivité de nous établir dans la compréhension et dans l'acception des autres en tant qu'ils sont plus « grands que soi », du fait de leur nombre et de leurs bontés innombrables à notre égard en cette vie et en nos incalculables vies.
C'est toute notre palette émotionnelle commune (au sens psychologique) qui se nourrit et se développe via ce processus de « représentation empathique » de la souffrance des autres (pas seulement via les « neurones miroirs »). L'empathie est ce mouvement (la définition même «d'émotion ») du cœur qui permet de clarifier le « discernement émotionnel » de l'être en souffrance - à l'instar de la phénoménologie de la pensée, du mouvement de laquelle émerge la «cognition de soi » - et d'épurer notre sensibilité de sorte à libérer notre compassion jusqu'à ériger son sentiment en « sagesse de la souffrance » spontanée et authentique (sans discrimination ni exception).
Au sens courant, le « discernement » est associé à l'esprit dont il qualifie la capacité de compréhension dans l'acception d'une connaissance intellectuelle. Dans la voie des soutras, il procède de l'écoute, de l'étude, de la réflexion, mises en lumière par la familiarisation (méditation), dans la voie des tantras de la dévotion du disciple au maître. Pour la bodhicitta, l'aspect « cognitif » de la sagesse mène à la réalisation de la vacuité. S'agissant de la compassion, le discernement fait référence à « l'intelligence du cœur », dont la forme de cognition participe de l'empathie et dont le caractère procède de l'amour.
Milarépa a fait don de lui-même, et s'abandonne avec ferveur, absolument. Ainsi le veut la pratique tantrique.
Cette liaison intime entre deux êtres est une union dans l'abandon de l'amour, sans laquelle la réalisation personnelle reste impossible OCM-14
Les deux « sagesses » suivent une finalité similaire : cognitif, dans lequel le discernement vise l'épuration du « voile de la connaissance » (issu de l'ignorance de la véritable nature des phénomènes), que s'attache à réaliser le développement de la « vision supérieure » ; émotionnel, où le discernement vise l'épuration du « voile des perturbations mentales » engendré par les poisons des « passions destructrices », qui nous entraînent à accumuler du karman négatif et à souffrir des fruits de sa rétribution.
Les deux ailes de « l'esprit d'Éveil » ne sont donc pas différentes en nature. Toutes deux sont des formes de sagesse, discriminées de par leur aspect, complémentaires de par leur caractère, consubstantielles de par leur vues, mais animées par le même moteur, l'amour ! Un moteur dont le sentiment s'exprime différemment selon son « objet ». L'amour nous fait nous préoccuper du sort des autres que ce soit par le contact relationnel, humain et affectif que dans l'étude scolastique, scientifique et abstraite. Les deux aspects se recoupent dans les formes de l'empathie et procèdent de l'agir altruiste.
Elles ne sont pas deux... mais la pratique excessive de l'une peut prendre le pas sur l'autre. Un jardinier peut faire pousser des fleurs magnifiques, mais sa maîtrise être purement technique. Un médecin peut diagnostiquer les maladies de ses patients, mais son habileté être purement scientifique. La précision peut être d'horloger et le travail d'orfèvre sans que le résultat soit d'amour! Tout est question d'équilibre et dans l'objectif d'atteindre de l'Éveil, la bodhicitta implique d'avancer de manière synchrone à chacune des étapes (ou des voies), les deux sagesses s'appuyant et s'amplifiant l'une l'autre.
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Pour ne pas nuire aux êtres, il nous faut être motivés non seulement par la compassion mais également par l'amour. Comment avoir la force de « prendre sur soi » la souffrance des autres par compassion sans être mus par l'amour ?
Cela ne signifie pas que la compassion anime l'amour, l'une ne se conçoit pas sans l'autre. Ce qui nous fait privilégier de développer la sagesse de la souffrance commune plutôt que la sagesse de la vacuité pour « transformer les situations difficiles en voie d'Éveil » est l'amour pour tous les êtres sensibles.
La sagesse de la « méthode » procède de l'amour et de la compassion : c'est la compassion pour tous les êtres qui meut la volonté de « prendre sur nous » leurs souffrances - d'où sa définition qui est « vouloir que les autres puissent être libérés de la souffrance » - ; et c'est l'amour pour tous les êtres qui meut le don (total et désintéressé) de nos mérites et de nos bonheurs aux autres, à l'opposé de « l'amour de soi » qui confond l'amour avec le désir-attachement -, d'où la définition de l'amour du bouddhisme qui est « vouloir que les autres puissent trouver le bonheur » -.
Pour ceux qui veulent atteindre l'Éveil, les Bouddhas et les êtres ont une bonté identique : nous leur devons tant. Par égard pour eux, nous allons méditer fermement, engendrer un amour intense, leur souhaiter tout le bonheur possible et ressentir une grande compassion pleine du désir de les voir libres de la souffrance AEC-72
Au sens de la pratique bouddhique, cet amour n'est pas le sentiment d'affection authentique pour une personne telle que l'entend du verbe « aimer », il qualifie l'aspiration à ce que tous les êtres puissent trouver le bonheur, et se cultive entre autres par la pratique des « quatre illimités (ou incommensurables) » : la bienveillance (maitriyapramāna) DEB-472 ; la compassion (karunā) ; la joie (muditāpramāna) ; et l'équanimité (upakesāpramāna) ou la sérénité[k11].
Dans une pensée d'amour [le Bouddha] considéra le monde et son amour s'étendit, croissant sans cesse et sans mesure, il enveloppa le monde tout entier.
Dans une pensée de sympathique pitié il considéra le monde et sa sympathique pitié, croissant sans cesse et sans mesure, il enveloppa le monde tout entier.
Dans une pensée de joie il considéra le monde et sa joie, croissant sans cesse et sans mesure, il enveloppa le monde tout entier.
Dans une pensée de sérénité, il considéra le monde et sa sérénité, croissant sans cesse et sans mesure, il enveloppa le vaste monde, tout entier BB-112
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Le qualificatif « incommensurable » se réfère à l'absence d'attachement sans lequel une pratique impartiale qui englobe tous les êtres sans discrimination ne peut se concevoir. La « bienveillance » est l'attitude altruiste qui consiste à agir avec bonté et amour désintéressé envers chacun sans jugement - « Le pouvoir d'aider les autres est inhérent à la bonté » AAC-119 - ni distinction, c.à.d. sans être entaché par les voiles des poisons, « libre d'attachement et d'aversion », mû par une «sympathique pitié » BD-ADN-112 équanime envers tous.
Nous pouvons trouver de nombreuses (et par ailleurs fort « justes ») raisons d'éprouver de la bienveillance et d'agir avec bonté plutôt que d'être animé par la colère, mû par la rancune et la haine, à commencer par l'apaisement que cela nous procure. Lorsque nous comprenons que nos souffrances sont les fruits de nos actes négatifs, conséquents à la recherche d'un bonheur égoïste, comment accuser les autres d'en être responsables ? Mais aussi pour l'amélioration de nos relations avec autrui et pour donner un sens véritable à notre vie. Ainsi, lorsque nous prenons conscience que le comportement perturbateur, toxique et belliqueux d'une personne à notre égard nous offre l'opportunité d'accumuler des vertus spirituelles, comment pouvons-nous la voir comme un « ennemi » ?
En créant des situations qui provoqueraient en temps normal votre colère ou votre haine, [vos adversaires et ceux qui tentent de vous faire du mal] vous donnent la chance inestimable de vous entraîner à transmuer ces émotions négatives au moyen de la patience AEC-176
Nous devons agir en physicien c.à.d. sans cesse interroger la pertinence de nos intentions et de nos actes. Face à l'adversité, demandons-nous quel sens y a-t-il de réagir par la colère ? Si c'est l'univers qui nous en veux vraiment nul doute qu'il nous écrasera s'il le souhaite... En comparaison de sa taille, nous ne sommes que des brindilles. Rien ne sert de se battre contre ce contre quoi nous ne pouvons l'emporter ! Face à ce qui nous apparaît comme les coups répétés du sort, il se peut que nous en venions à penser que le destin « s'acharne » contre nous, mais que représente notre vie comparée à celle de milliards d'individus ? Rien ne sert d'éprouver de la colère ou de la haine contre ce en regard de quoi nous ne sommes que fraction insignifiante !
Plus prosaïquement, nous pouvons considérer dans notre entourage proche des personnes comme nos « ennemis » et nous battre peut sembler, sur le moment, le moyen de nous défendre, de nous affirmer, de nous venger... Là aussi, il convient de nous questionner sur le sens de notre réaction en nous demandant ce qu'elle nous apporte et à « qui » elle profite véritablement ?
En analysant, nous verrons que ce qui meut notre aversion est une pulsion égotiste qui, même si nous remportons une « victoire », nous ferra plus de mal que de bien. Nous ne cesserons jamais d'avoir des ennemis tant que vous ne nous attaquerons pas au véritable ennemi, l'ego ! « Si vous répondez à votre ennemi par la colère ou la haine, il vous entraînera sans aucun doute au fin fond des enfers, mais si vous réagissez avec une profonde bienveillance, il ne pourra que vous conduire à la libération ; quel que soit le mal qu'il tentera de vous faire, cela ne vous fera que du bien. La différence d'attitude est capitale » ACC-177.
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Au moment où le Bouddha était sur le point d'atteindre l'Éveil, des forces démoniaques tentèrent de lui faire obstacle en lançant contre lui leurs troupes et leurs armes.
Le Bouddha médita alors sur la bonté à leur égard, et son immense amour submergea leur haine : il transforma leurs armes en fleurs, et en louanges leurs insultes et cris de guerre AEC-66
Réagir à l'agressivité par le combat est une réponse animale instinctive lorsque le comportement de fuite n'est pas possible. Face à un agresseur, refréner ce réflexe de lutte chargé d'agressivité réciproque et y substituer une bienveillance emprunte de la bonté que nous éprouvons pour notre mère ; face aux intentions hostiles « prendre sur soi » les négativités de celui qui nous accable sans relâche par compassion pour les conditions qui le poussent à nous attaquer en souhaitant ainsi le voir délivré de ses souffrances ; face au harcèlement d'une personne toxique lui envoyer tout notre bonheur en souhaitant qu'elle trouve le véritable bonheur : tous ne sont pas des comportements facile à adopter.
C'est pourquoi, il nous faut appuyer l'édification de ces nouvelles attitudes sur une démarche rationnelle, d'observation et d'analyse de nos réactions, couplée à une réflexion sur leur sens. Suivre la voie des bodhisattvas ne consiste pas à adhérer à l'idée d'un « souverain bien » décliné en préceptes aussi vertueusement sages et authentiquement humanistes soient-ils.
« L'esprit d'Éveil » n'est pas une morale religieuse, c'est une aspiration à la réalisation de la bouddhéité. Quel que soit donc ce qui peut nous amener à éprouver envers tous les êtres sans distinction un amour si irrépressible que nous n'hésiterons pas à leur donner notre bonheur, nos motivations profondes ne peuvent relever de la simple auto persuasion. « Si l'homme qui se fait violence [en maîtrisant les sentiments opposés en se contraignant] procure, par ses actes, du bien-être à son ennemi cela signifie seulement qu'il fait semblant de l'aimer (...) Avoir les apparences, même si celles-ci contribuent au bonheur d'autrui n'augmente pas la valeur spirituelle d'un homme» BB-116.
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A ce schéma évolutionniste d'un comportement inscrit dans le tréfonds de notre inconscient, nous devons transmuter en sentiment une sagesse inspirée par la raison, soit à l'appui du développement de la « vision supérieure » transformer la connaissance intellectuelle de son objet en réalisation par le passage « au-delà du par-delà » du conceptuel à l'expérientiel.
En termes de méthode de « l'esprit d'Éveil », l'amour est à la bienveillance ce que la réalisation de la vacuité est à sa cognition : de la réflexion émerge la saisie directe de l'ainsité, à l'instar de la rationalisation de l'agir bienveillant dont émerge l'amour spontané et authentique envers tous les êtres.
Il ne s'agit toutefois pas seulement d'une question de béhaviorisme. Un animal se défend par la fuite ou par l'attaque lorsque sa vie est menacée, mais l'homme est mû par une cause interne à son comportement, l'ego ! Face aux fausses rumeurs parfois très violentes, il peut sembler naturel de réagir par la colère et l'aversion. Mais, n'est-ce pas parce que notre ego est touché que nous réagissons ainsi jusqu'à nourrir de la haine envers ceux qui nous dénigrent ?
En termes d'évolution spirituelle, réagir par la violence à la violence ne nous apporte rien. Il importe au contraire que nous soyons capables de transformer l'infamie en voie de libération. « On accusa un moine intègre d'avoir volé un bol. - Je suis innocent, que dois-je faire ? - Accepte le blâme, conseilla l'abbé et offre le thé aux moines, un jour la preuve de ton innocence sera faite. La nuit même, il fit quantité de bons rêves qui témoignaient d'une grande purification de son être. Peu de temps après, on retrouva le bol et le moine fut lavé de toute accusation. L'abbé déclara : C'était la bonne façon d'agir ! » ACC-138.
Louer avec amour les qualités de ceux
Qui répandent à notre sujet les rumeurs les plus pénibles
Dans un milliard d'univers,
C'est agir en bodhisattva ACC-137
L'attaque rationnelle de nos réactions négatives n'a donc pas pour but de « changer le logiciel » et notre agir animal, instinctif et conditionné, par un reconditionnement profond de notre comportement, mais sur la voie de « l'esprit d'Éveil en action » de nous libérer de l'ego.Développer la sagesse de l'amour et de la compassion (avec la « sagesse qui réalise la vacuité ») est la seule méthode de pacification efficace de « l'animal humain ».
Du fait de notre état « d'êtres ordinaires », la méthode n'en consiste pas moins à commencer par cultiver la « bienveillance raisonnée » à partir de l'analyse et de la réflexion philosophique (c.à.d. à l'appui des enseignements du Dharma), sans jamais désespérer du résultat de nos efforts (ni jamais nous y attacher par ailleurs !), ce jusqu'à ce que nous parvenions à ressentir naturellement un intense, immense et sincère amour authentique pour tous les êtres sensibles, en lieu et place de l'aversion et de l'attachement que l'empire de l'ego qui transpire à travers l'instinct de conservation animal.
Pour cela, à l'instar de la méditation, nous devons observer « ce qui se passe dans » notre cœur lorsque nous pensons à l'être qui nous est le plus cher, pour lequel nous avons le plus d'amour, d'affection ou de vénération (l'être aimé, notre mère, le Dalaï Lama, notre maître spirituel, etc.).
Quels sentiments sincères (dénué d'attachement) surgissent à son évocation ? Qu'est-ce qui nous pousse authentiquement (sans intérêt personnel à notre propre libération) à agir pour son bien par vertu transcendante (paramita de la bonté, etc.) ? Qu'est-ce qui nous incite à vouloir lui donner tous nos bonheurs et à « prendre sur nous » toutes ses souffrances sans retenue, libre de crainte et d'espoir ?
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A l'instar de la métaphore de la goutte d'eau (s'évaporant au contact du sol surchauffé ou remplissant une jarre) qui vise à appréhender le concept de la vacuité, approchons l'interdépendance des conditions qui président à la genèse de l'amour universel par une « vue en creux »... Observons « ce qui se passe dans » notre cœur lorsque nous imaginons la personne qui nous est la plus chère en proie à la souffrance, et transposons les conditions de notre compassion aux personnes que nous voyons comme nos « ennemis »... Réjouissons-nous qu'elles puissent épurer leurs karman négatif et se libérer de leurs souffrances, mais aussi des causes de leurs souffrances, la « saisie de soi » et son chérissement excessif, « ...sur la voie des bodhisattvas, considérer tous les êtres avec bienveillance en vous rappelant qu'ils ont été vos parents. Si quelqu'un s'oppose à vous ou vous nuit, vous devez l'en aimer davantage en lui dédiant tous vos mérites et en prenant sur vous ses souffrances » ACC-176.
Adoptons la même méthode lorsque nous sommes en proie à la douleur, à la maladie. Voyons l'adversité « en creux » de nos conditions de souffrance et remplaçons les sentiments que la « vue en relief » de son objet instille en nous. Observons « ce qui se passe dans » notre cœur lorsque nous sommes en pleine santé, l'esprit le corps si léger qu'ils nous semblent pareils à un nuage... Songeons à tous ceux qui souffrent (des mêmes maux et pire encore...) en nous rappelant leurs incomparables bontés et au bonheur que ce serait qu'ils soient délivrés de leurs souffrances.Avec un immense amour, tandis que nous prenons sur nous leurs souffrances, imaginons que nous leur donnons tous nos bonheurs, rendant ainsi leur corps et leur esprit pareils à un nuage...
Ses fondations sont un abîme d'ignorance dans lequel il rampe à la lueur frémissante de l'instinct de survie ! Sa structure est d'amour et les marches de sa compassion s'élèvent toujours plus hautes dans la lumière... L'ego prend et agrippe, repousse et rejette, la bodhicitta donne et diffuse, extrait et retire ! Par tous les moyens, l'ego cherche le bonheur et le retient pour lui seul, et par tous les moyens il fuit la souffrance, sans hésiter à abandonner les autres en pâture à son avidité ! A contrario, la bodhicitta prend toutes les souffrances des êtres et leur offre tous ses bonheurs...
Qu'est-ce qui fait que cette différence d'attitude capitale conduit au grand Éveil du Mahāyāna ?
La souffrance est toujours une « expérimentation » : des fruits douloureux des actes négatifs que nous avons commis envers les êtres sensibles en cette vie ou en d'autres vies ; ou de la culpabilité que nous éprouvons pour les avoir commis : soit la « posture » de victime ou celle d'agresseur. Du point de vue conventionnel, si je frappe une personne avec un bâton, elle va souffrir de mon agression, mais je ne peux faire l'expérience que de la souffrance du regret de l'avoir agressé, pas celle des coups de bâton. Sous la perspective du karman - eut égard à la loi de conditionnalité de l'effet à la cause - lorsque je frappe une personne avec un bâton, je suis à la fois l'agresseur et l'agressé !
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Le même principe s'applique aux actes positifs. Agissant avec authentique bienveillance envers les êtres sensibles, je fais l'expérience du ressenti de cet amour en étant à la fois « celui qui donne » et « celui qui reçoit » ! Donner devient alors l'opposé de l'attitude égoïste, c.à.d. le synonyme de la Joie et du bonheur résultant de l'agir vertueux au bonheur des êtres.
Ainsi, le don pratiqué comme une paramita transcendante - « leur moment et leur nature sont purs et à travers elles on atteint des résultats suprêmes » DEB-444 - soit de donner tous nos bonheur aux êtres sensibles d'une manière désintéressée sans rien en attendre en retour (par l'offrande de biens ; de ce que l'on estime le plus ; et suprême de son corps ou de sa vie), constitue une réalisation spirituelle qui procède de « l'accumulation de vertus », tandis que « prendre sur nous» les souffrances des êtres migrateurs présente corrélativement un caractère d'épuration de nos actes négatifs- ce processus ne nettoie toutefois pas nos négativités par le feu de la douleur, des maladies et des souffrances des autres comme si elles constituaient les fruits de la rétribution de nos propres karman négatifs -.
Quels que soient les actes positifs que j'accomplirai, quels que soient les biens ou la longue vie que j'en tirerai, l'Éveil même, toutes ces choses seront dirigées exclusivement vers le bien des autres.
Quoi qu'il m'arrive de profitable, je l'offrirai. Et peu importe que j'atteigne l'Éveil ou non, que ma vie soit courte ou longue, que je sois riche ou pauvre : rien de cela n'a d'importance ! AEC-74
Lorsque les pratiques des bodhisattvas parlent de « prendre sur nous les actes nuisibles » ou « les méfaits et les souffrances de tous les êtres », l'acception ne recoupe pas seulement les conséquences douloureuses de leurs actes, elle inclut également leurs causes ! « En voyant des gens sous l'emprise de très fortes émotions, nous devons prier : Puissent ces émotions se rassembler en moi (...) jusqu'à parvenir à des signes ou au sentiment d'être effectivement capables de prendre sur nous les souffrances et les émotions d'autrui » AEC-83.
La compassion incite à « prendre sur nous » les causes de souffrance des êtres et d'y appliquer la «force du regret ». Tout le bonheur provient de « l'action désirante » du bonheur d'autrui (« tous ceux qui sont heureux le sont pour avoir cherché le bonheur d'autrui » BC-118), aussi prendre la place de l'agresseur permet-il de le libérer de ses souffrances et de leurs causes !
Si nous souhaitons que les autres soient délivrés de leurs souffrances et que nous nous attachons à agir de sorte à ce qu'ils le soient, alors « extirper » d'eux leurs souffrances pour les en soulager, comme un opiacé masque la cause de leur maladie sans la guérir, ne suffit pas. Et si nous souhaitons que les autres puissent trouver le bonheur et que nous œuvrons à ce but, leur «donner» nos propres bonheurs comme si nous pouvions leur transmettre notre bien-être et notre paix intérieure pour apaiser leur corps et leur esprit, ne suffit pas non plus si nous ne pouvons leur permettre de trouver par eux-mêmes le bonheur ultime.
Toutefois, l'idée de « prendre sur nous » les souffrances des autres peut faire peur d'autant que le signe de l'efficacité de la pratique est la sensation de cette souffrance ! Encore plus angoissante apparaît l'idée de « prendre sur nous » les causes de leurs souffrances dès lors que le résultat se mesure en regards des perturbations mentales qu'instillent leurs poisons. C'est comme si aspirer le venin de la morsure d'un serpent revenait à se l'injecter à soi-même...
Pour autant, « donner mon bonheur » aux autres ne m'en prive pas ! Certes, si je considère que «mon » corps est ce qui fait mon bonheur, alors oui, l'offrir, comme le fit le Bouddha Sakyamuni à une tigresse affamée alors qu'il était un bodhisattva, est impossible car mon attachement s'oppose à un tel sacrifice. Si toutefois je deviens capable de faire ce « don suprême », c'est parce que j'aurai réalisé l'impermanence et la vanité du bonheur temporaire, et me serai libéré de leurs « vues erronées ».
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Le don de tous les bonheurs temporaires toujours s'épuise. Une offrande spirituelle jamais ne se tarit, s'accroît et se parfait du caractère désintéressé de son intention dans l'authenticité de son acte.
Du point de vue conventionnel, quelle que soit la raison qui puisse m'amener à « sacrifier mon corps », le résultat sera irréversible pour moi ! Et si tant est que cela puisse les aider ne serait-ce que temporairement, ils n'y gagneront qu'un simple répit à leurs souffrances si leurs causes persistent en eux....
Sous l'angle karmique, ce « don suprême » - « qui ne peut être pratiqué que par des êtres ayant atteint au moins la première terre de bodhisattva » DEB-445 - s'inscrit dans la perspective d'atteindre l'Éveil. En ce sens, il fait non seulement bénéficier les autres d'une précieuse offrande mais emplit également celui qui la réalise de la Joie d'œuvrer, dans l'esprit de la bodhicitta, au bonheur des êtres.
L'amour bienveillant est le souhait que tous les êtres sans exception possèdent le bonheur et ne s'en écartent pas, non seulement le bonheur temporaire de cette vie mais aussi du bonheur dans les vies suivantes et même du bonheur définitif de l'Éveil DEB-472
Dès lors, pourquoi y aurait-il des raisons de craindre de « prendre sur nous » les souffrances et les causes de souffrances des êtres par une « action désirante » mue par la Joie de rechercher leur bonheur ultime ?
Réaliser la véritable nature des choses ne les réduit pas au néant (qui par ailleurs relève d'une vue erronée) ! Devenir Bouddha ne fait pas disparaître le monde, mais révèle que les « apparences sont notre esprit ». Celui qui a réalisé la vacuité voit le monde de la forme, fait de dimensions, de volumes, de couleurs, etc. mais sait que leurs propriétés ne possèdent pas de réalité en-soi. L'être réalisé voit l'illusion sans en être la victime ! Il perçoit la sensation du chaud et du froid mais ne sent pas la douleur de la flamme ou la morsure de la glace qui ne peuvent l'affecter. Mais, comment savoir que l'on réalise la vacuité de la souffrance sans le ressentir d'effets tangibles sur le corps et sur l'esprit, engendrés par la pratique des paramitas transcendantes ? « Sans toucher à la réalité de l'imputation, on ne pourra pas saisir son absence de réalité » EVE-359.
La question de la douleur ne devient problématique (source d'angoisse et de souffrance amplifiée par la peur) que lorsqu'elle est envisagée isolément. Or, en sa qualité de méthode (dans la voie vers l'Éveil), l'acte désirant de « prendre sur nous » les souffrances des autres,aux fins de développer la compassion, ne se conçoit (ni ne se pratique) indépendamment de l'acte désirant de leur donner nos bonheurs,aux fins de développer « l'amour bienveillant ». Et eux-mêmes ne se conçoivent pas sans développer conjointement les deux autres « vertus incommensurables » que sont la Joie et l'équanimité !
Dédiée au bonheur des êtres, la « générosité matérielle » (āmisasadāna) - qui outre l'argent inclut le don de son corps - est une cause de Joie pour celui qui donne. Plus grande encore est la Joie inspirée par la « générosité spirituelle » (dharmadāna) et encore plus celle insufflée par la «protection contre la peur » (abhayadāna). Cette Joie n'est pas un état béat de satisfaction égotiste (dont il faut se détacher du désir), mais la « Joi fervente » dans le pouvoir du Dharma. « C'est le souhait d'apaiser toute jalousie, toute envie ou compétition à l'égard des autres êtres et de se réjouir du bonheur d'autrui » DEB-473.
Le développement de la Joie procède à l'instar de la compassion. Observons « ce qui se passe dans » notre cœur lorsque nous imaginons la personne qui nous est la plus chère emplie de joie, et transposons les conditions de cette joie aux personnes qui nous sont indifférentes ou que nous voyons tels nos « ennemis ». Réjouissons-nous qu'elles puissent accumuler à leur tour des vertus aux fins d'atteindre le véritable bonheur, et lâchons prise sur la jalousie et sur le sentiment de convoitise égoïste à l'évocation de leur bonheur.
Observons également « ce qui se passe dans » notre cœur lorsque, animés par « l'action désirante» que les êtres puissent trouver le bonheur en retour d'actions vertueuses, nous agissons avec « une attitude bienveillante envers tous, humains, animaux et autres êtres... » et cultivons la sagesse apprenante (de la connaissance de l'autre) en nous appliquant à nous « ...comporter avec gentillesse et douceur en toute circonstance » DEB-473.
Par le don authentique de nos bonheurs et de leurs causes à tous les êtres, dans une perspective ultime où elle s'inscrit comme leur guide, la paramita transcendante de la « générosité spirituelle » renforce et amplie la foi joyeuse dans le Dharma. En particulier grâce à son enseignement, c.à.d. aux moyens de se libérer de la souffrance et des causes de la souffrance, et conséquemment aux moyens de trouver le véritable bonheur du nirvāna et de l'Éveil.
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L'on s'acharnera vainement à vouloir épargner aux êtres les souffrances de leur karman négatif arrivé à maturité. A tout le moins l'on en retardera l'échéance... Gager de les préserver de l'agresseur en tant que « déclencheur » karmique ne leur évitera pas plus de souffrir leur rétribution. L'on ne peut empêcher le fruit de tomber de l'arbre lorsqu'il est mûr, mais on peut choisir ce que l'on veut cultiver !
Sous l'angle du béhaviorisme, l'adversité semble nous conditionner à réagir de manière déterminée face aux obstacles, mais c'est parce que notre esprit est empoisonné de l'intérieur par les émotions perturbatrices que nous réagissons à l'identique à un même type de situation (stimulation) et reproduisons sans cesse les mêmes actes négatifs aux mêmes conséquences de souffrance ! Autrement dit, le déterminisme de nos actes est intérieur et il est possible de le changer.
Qu'il s'agisse de « donner tous nos bonheurs » et leurs causes aux êtres sensibles et migrateurs, comme de « prendre sur nous » leurs souffrances et leurs causes, les deux pratiques procèdent des incommensurables de l'amour (bienveillant) et de la compassion, soutenus par (la force de) la « Joie », qui elle-même repose sur « l'équanimité ». « Les quatre volets de la compassion cultivés pour développer une attitude altruiste (...) Dans le Mahāyāna, l'objet d'un entraînement spécifique de la bodhicitta d'aspiration, préliminaire à la bodhicitta de mise en œuvre » DEB-472.
La première étape est de cultiver un état d'esprit « impartial » dépourvu d'espoir et de peur égotistes, instillées par l'attachement narcissique à notre propre bonheur et à l'aversion que nous inspire l'idée de souffrir. Il s'agit en sorte de se désintéresser du petit « moi » nombriliste pour s'intéresser (sans parti-pris) au sort des autres, soit de se « dépassionner de soi » pour se passionner (sans distinction) de tous les êtres, en passant au-delà de tout égocentrisme et de toute ambition de réussite personnelle. « En ne la prenant pas pour point de départ, nous ne parviendrons pas au résultat parfait, car l'amour, la compassion et la joie tomberaient dans la partialité » DEB-472.
Observons « ce qui se passe dans » notre cœur lorsque nous lâchons prise sur l'idée que certaines personnes sont nos « ennemis » en portant sur elle le même regard que sur la personne qui nous est la plus chère. Sentons l'amour, la compassion et la joie à leur égard s'étendre et chasser toute indifférence et toute aversion, et réjouissons-nous qu'elles puissent trouver le bonheur et être délivré de toute souffrance à l'instar de quiconque.
L'amour commun ne confère pas la connaissance véritable de l'être. Mieux nous connaissons l'autre, plus notre affection à son encontre s'accroît (parfois diminue...), car tant que notre esprit demeure voilé, l'attachement et l'aversion ne cessent de le corrompre. Lâcher-prise sur l'espoir et sur la peur induit un état de calme et de sérénité intérieure constitutifs des conditions favorables pour faire naître la Joie à la vue du bonheur des êtres et à la cessation de leurs souffrances. Un état d'esprit équanime permet de connaître justement les autres. L'équanimité est le terreau de « l'amour connaissant ».
Pour découvrir la vérité, « questionner les faits » ne suffit pas, il faut également « interroger la perception » que nous en avons. « C'est la manière dont l'acte de regarder aura été effectué qui déterminera la qualité de l'acte de voir qui le suivra » ESBT-124. Les choses possèdent-elles une réalité nouménale et celle-ci est-elle connaissable par notre cognition ?
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La philosophie bouddhiste répond que la nature véritable de tout phénomène est vacuité qu'il nous est possible d'en réaliser la sagesse qu'à la condition d'atteindre la pureté de la « clarté de l'esprit ». « Différent est le regard qui s'est arrêté sur des objets particuliers choisis avec intention, celui qui produit la Vue » ESBT-124.
La simplicité s'oppose à la peur qui fait le lit des théories du complot. S'il y existait un moyen - tel le pseudo « syndrome de Pinocchio » - de s'assurer qu'une personne dise la vérité, il serait malgré tout imprudent de la croire sur parole. « Être persuadé » de détenir la vérité ne constitue pas un fait (ni celui d'opposer « sa » voix à celles des autres). Et nonobstant que l'ignorance soit le pendant de la connaissance juste, il n'y a pas d'observation sans interaction.
Comment la « vérité conventionnelle » pourrait-elle être cernée absolument et relayée en «toute objectivité » par une voix impartiale alors même que dans le « monde de la forme » tous les phénomènes sont relatifs et interdépendants ?
Si la connaissance des bodhisattvas se départi de la dualité entre soi et l'autre à mesure de leur progression sur les terres, l'état « d'être ordinaire » est soumis à l'emprise de l'ego. L'attachement nous fait souffrir exagérément de voir souffrir ceux que nous aimons et l'aversion nous fait éprouver outrageusement de la satisfaction à voir souffrir les personnes malveillantes ou que nous considérons comme nos « ennemis » ! Se libérer de l'espoir et de la peur égotistes assure la connaissance objective de l'être par l'adoption d'un regard impartial.
En sa qualité d'incommensurable, l'état d'esprit équanime est celui qui nous fait « résonner au diapason » du ressenti des êtres sensibles. L'équanimité « libre d'attachement et d'aversion » est la perception et la représentation justes de la souffrance et du bonheur des êtres qui se confond avec l'expérience qu'ils en ont ! « L'authentique compassion naît d'une claire reconnaissance de l'expérience de la souffrance qu'endure l'objet de votre compassion, et de la prise de conscience que cette créature mérite compassion et affection [ii] ».
Pour autant, un bodhisattva n'en aimera pas plus untel parce qu'il est plus heureux ou n'éprouvera pas plus de compassion pour un autre parce qu'il souffre plus ! Si son ressentir du bonheur et de la souffrance des êtres sensibles s'aligne en intensité avec leur expérience (ce qui leur confère la qualité d'une « connaissance juste »), son amour et sa compassion sont égales (impartiales) et donc universelles dans le discernement du caractère propre de chacun.
Et puisque que le vécu des « êtres ordinaires » reflète les ombres de leurs voiles, « l'amour connaissant » discrimine avec précision la teneur des poisons qui conditionnent l'expérience de leurs bonheurs et de leurs souffrances - ce qui confère aux Bouddhas de connaître la « chaîne des origines combinées » (formée par les « douze liens d'interdépendance ») de chaque être -.
Les vertus incommensurables de l'amour et de la compassion, de l'équanimité et de la Joie, se fondent ainsi dans la connaissance de la nature véritable des êtres. « Connaître » n'est toutefois pas l'objectif en soi, seulement un moyen de leur venir en aide. Pour l'acquérir, il nous faut non seulement nous libérer des « vues erronées », mais développer la « vision supérieure ». La sagesse de « l'amour connaissant » ne peut se départir de la sagesse qui réalise la vacuité, comme cette dernière ne peut s'y substituer.
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Nous ne pouvons éprouver de la compassion pour les êtres sensibles si leurs souffrances nous apparaissent vide de réalité en-soi, ressentir de l'amour pour eux si notre vue révèle le vide de l'ainsité du « soi de la personne », vibrer de Joie pour leur bonheur temporaire, nous préoccuper du sort des êtres par équanimité si rien n'a de sens ! Cependant, si la réalité de l'imputation n'était pas vide, nous ne pourrions atteindre au bonheur ultime...
Pour réaliser « l'esprit d'Éveil », il nous faut unir la sagesse à la méthode, l'amour à la vacuité. L'omniscience s'éveille dans le cœur équanime de l'amour, de la compassion et de la Joie incommensurables. « Sans quitter la sphère authentique de la vraie réalité, son cœur, avec un amour immense, se préoccupe du bien d'autrui » OCM-606.
La philosophie bouddhiste tibétaine enseigne le développement des « quatre incommensurables » par des pratiques de méditations visant la transformation de l'adversité au quotidien post-méditatif de la vie mondaine. « Utilisez comme voie d'Éveil les circonstances imprévues dès qu'elles se manifestent » AEC-82.
Mais, c'est surtout par un changement de regard sur la souffrance que s'opère cette transmutation. Les apparences sont notre esprit et le « travail spirituel » que nous propose le bouddhisme, par amour et compassion pour tous les êtres sensibles, et de prendre conscience des voiles qui recouvrent notre esprit de sorte à nous en libérer (nirvāna) et à atteindre le véritable bonheur (l'Éveil), « un bouddhiste ne doit pas être morose à cause d'elle, ni s'en irriter (...) Cela ne fait qu'accroître notre affliction et rendre plus amère une situation déjà pénible (...) éviter de se laisser aller à l'irritation, comprendre la souffrance comment elle vient, travailler avec patience, intelligence, détermination, énergie » EB-WR-29.
Un vrai bouddhiste est le plus heureux des êtres. Il n'a ni crainte ni anxiété. Il est toujours calme et serein. Ni les bouleversements, ni les calamités ne peuvent le troubler. Il voit les choses telles qu'elles sont EB-WH-29
Dans le quotidien de l'activité mondaine, qui est le lot de la plupart des êtres ordinaires, les situations difficiles sont légions et les moments de répit plutôt rares, ceux de bonheur commun encore plus. Mais, la vie est impermanente. A l'instar de la ligne d'un électroencéphalogramme, la fréquence des événements que nous vivons revient toujours à un point médian, alternant entre des hauts et des bas de souffrance et de bonheur qui suivent l'évolution de notre karman. Il est vain de vouloir se maintenir en équilibre sur les crêtes les plus plaisantes en croyant ne jamais retomber dans les creux les plus obscurs et douloureux. Il est également contre-productif de demeurer dans un état de stagnation indifférente, ni heureux, ni malheureux, à baigner insouciant dans une quiétude apathique...
Il serait merveilleux que les êtres puissent atteindre le nirvāna, mais qu'ils s'en contentent ne serait pas favorable au bien de tous ! La souffrance est un levier puissant car elle aiguillonne notre volonté de nous en débarrasser a contrario d'un état de bien-être désinvolte qui nous fait nous enfouir dans la torpeur de l'indifférence du sort des autres. « Il est souvent plus facile de transformer la haine en amour que de faire éclore de l'amour dans une indifférence neutre ».
L'union de la sagesse qui réalise la vacuité à la « méthode » prend ici tout son sens. Lorsque nous sentons un tel engourdissement nous gagner, plutôt que de succomber à la léthargie, considérons sa vacuité :
En prenant conscience que cet état est vide, il nous devient alors possible de nous en détacher et de nous tourner naturellement vers tous les êtres sans distinction, comme s'ils étaient la personne qui nous est la plus chère...
N'ayons pas tout de suite recours à la sagesse de la vacuité, mais considérons l'existence du « fait» de leurs souffrances. Dans l'esprit de la « compassion incommensurable », familiarisons-nous à «prendre sur nous » leurs souffrances et leurs causes jusqu'à parvenir à résonner par empathie à leur diapason...
A leur ressentir, considérons le vide des poisons qui les originent au sein du vide de l'ego. Puis, avec une attitude empreinte d'altruisme, adressons-leur tous nos bonheurs et leurs causes dans l'esprit de « l'amour incommensurable ». Et, en considérant le vide du bonheur temporaire, vibrons en écho de la « Joie incommensurable » de les voir un jour trouver le véritable bonheur de l'Éveil...
Ayant réalisé la nature de l'esprit qui connaît tout,
Il maîtrise l'espace de l'ultime réalité.
Avec les mots du haut amour,
Il énonce le vide et l'aspect réel des choses OCM-645
Namasté
Tashi delek
བཀྲ་ཤིས་བདེ་ལེགས།
Références :
ACC : Au cœur de la compassion, commentaire des 37 pratiques des bodhisattvas Dilgo Khyensté https://www.padmakara.com/fr/ebooks-livres/154-au-coeur-de-la-compassion-ebook-format-pdf-9782916915814.html?search_query=Au+coeur+de+la+compassion&results=34
AEC : Audace et compassion Dilgo Khyentsé https://www.padmakara.com/fr/ebooks-livres/160-audace-et-compassion-ebook-format-pdf-9782916915876.html?search_query=audace+et+compassion&results=28
DEB : Dictionnaire Encyclopédique du bouddhisme, Philippe Cornu https://www.decitre.fr/livres/dictionnaire-encyclopedique-du-bouddhisme-9782020822732.html
EB-WR : L'enseignement du Bouddha Walpola Rahula
EVE : L'essence de la voie vers l'Éveil, Lama Samten Lama Samten https://www.centre-paramita.fr/collections/livres
GU : Le goût unique du bonheur et de la souffrance, Djigmé Tenpai Nyima https://www.padmakara.com/fr/ebooks-livres/178-gout-unique-le-ebook-format-pdf-9782916915975.html?search_query=Le+gout+unique+&results=7
VVM :
Les versets du milieu, Nagarjuna https://btr2010.files.wordpress.com/2014/04/versets-du-milieu-nagarjuna.pdf
[i] https://www.bdk.or.jp/pdf/buddhist-scriptures/04_french/TheTeachingofBuddha.pdf
[ii] https://www.facebook.com/656159144458207/photos/a.656172617790193/4814941171913296