I.94 – Ceci apparaissant, cela nous saisit

12/06/2022

Simple désignation, production interdépendante infaillible, l'existence et la non-existence, le réel et l'irréel, le vrai et le faux, sont perçus par l'esprit ordinaire comme le gong d'une présence matérielle qui résonne au saisissement du soi dans le fracas du silence de reflets qui s'entrechoquent...

La source même est l'ignorance de ne pas connaître la nature ultime du « je » ou du soi. La racine même est le concept d'un soi existant véritablement. Reconnaître précisément cela, sans erreur, est ce qui est le plus important. Sinon, il n'y a pas moyen d'échapper à la souffrance du samsara. A moins d'identifier la racine, il n'y a pas de moyen de la couper CCE-68

Lorsque nous comprenons que la nature véritable des phénomènes est la vacuité et que celle-ci nous apparaît clairement comme « vide » d'existence intrinsèque (de substance), d'existence véritable (autonome) et de réalité ontologique, tout se révèle alors seulement exister, de manière conventionnelle, comme un reflet, simple désignation produite en dépendance infaillible de l'esprit. Les frontières de l'espace perçu, de l'espace de la représentation mentale et de la conscience de l'espace, a priori tangibles, existants intrinsèques d'une connaissance présumée à l'intersection de l'ontologie dualiste de l'objet et de notre esprit, se dissolvent dans le sentiment océanique de l'équilibre méditatif semblable à l'espace.

Tout ce qui apparaît à notre intellection comme « phénomène » et se manifeste comme « événement », tout ce qui s'exprime comme « objets » et comme « actes de connaissance », sous la lumière de la sagesse se révèle simultanément vides de substrat et de réalité ontologique tout étant « ni identiques ni différents », nous apparaissent spontanément sans transition, sans discontinuité, sans obstruction.

Vides de substrat, la profondeur de l'espace, la localité des objets, l'écoulement du temps, les modalités de l'expérience de la « matérialité », la conscience de les percevoir comme « sujet », la cognition de leur objet, vides de réalité ontologique, ne sont que de simples reflets dans un jeu de purs « effets de perspective ».

L'insubstantialité des phénomènes fait référence au manque d'existence réelle des objets perçus et au manque d'existence réelle de l'esprit qui perçoit. Les objets perçus sont de même nature que l'esprit qui perçoit, bien que normalement ils paraissent exister extérieurement (...)

L'absence d'existence externe de l'objet perçu et l'absence de différence d'entité ou de substance entre celui qui perçoit et l'objet perçu constituent le niveau le plus grossier de l'inexistence du soi des phénomènes EMK-138

  • Inspirez lentement, expirez lentement... Imaginez que vous êtes dans un désert. Aussi loin que porte votre regard, à 360° autour de vous, tout est plat, vide, simplement peuplé de cailloux épars jusqu'à l'horizon. Portez le regard au plus loin et imaginez que le sol s'effondre soudainement... Voyez cet effondrement se propager progressivement jusqu'à votre position, puis s'arrêter à quelques centimètres... Hormis l'endroit où vous vous trouvez, tout le reste a fait place au vide comme si vous vous teniez au sommet d'une colonne entourée d'un abîme sans fond... A l'émulation de la vue de ce vide, il est possible qu'une certaine appréhension surgisse et s'empare de vous - sentir ce saisissement du soi est le but de l'exercice ! - Pourtant, observez... Ce n'est là que de l'espace !
  • Pourquoi devriez-vous vous sentir effrayés de ressentir un espace vide sous vos pieds alors que vous n'éprouvez aucune peur à voir... l'espace infini autour de vous ? 
  • Songez-y ! Avant que le désert ne disparaisse, l'espace qui le recouvrait jusqu'au faîte du ciel n'était-il pas aussi immense et impressionnant ?
  • Voyez avec la sagesse qui discerne la vacuité. L'espace du désert, l'espace du ciel, l'espace de l'abîme, l'espace occupé par propres agrégats, rien de tout cela ne possède de réalité ontologique, rien de tout cela n'a d'existence intrinsèque ! Tout ce que vous percevez est comme un reflet (ou comme une illusion), sans autre forme d'existence qu'une simple désignation. 
  • Pourtant, imaginer cette scène n'a-t-il pas soudain fait surgir en vous une certaine appréhension quant à la vue de ce gouffre ? N'avez pas ressenti l'impression d'une « saisie du soi » ? Et si «l'espace du vide » faisait peur non parce qu'il est vide, mais parce qu'il est une absence de ce substrat dont la croyance en la réalité nous rassure ?

La réalité absolue est la vacuité de tous les phénomènes, y compris de la conscience, leur absence d'être en soi ou insubstantialité. Il ne s'agit pas d'un néant puisque les phénomènes se produisent selon la coproduction conditionnée au niveau apparent.

La réalité absolue est le mode réel des phénomènes. Elle est libre de tous les extrêmes : de l'être, du non-être, de l'être et du non-être à la fois et du ni être ni non-être DEB-171

Comme souvent avec la lexicologie de la philosophie bouddhiste tibétaine, dont le sens est aux antipodes de notre culture judéo-chrétienne occidentale fortement imprégnée par la croyance dans la réalité substantielle du soi de la personne - et dans la méconnaissance de la langue tibétaine qui nous prive de l'atout de sa polysémie -, l'expression « saisie (innée) du soi » revêt un caractère équivoque.

« Innée » suggère l'idée d'une perception naturelle, inhérente, infuse, implicite, au caractère constant et continu dans le temps, sous-entendu un « sentiment » qui nous accompagne à chaque instant et qu'il est facile de le confondre avec... la conscience qui n'est pas la « saisie du soi » de la personne !

Pourquoi continuer à dire d'une chose qu'elle est « réelle » ou « irréelle » (par exemple d'un éléphant vu en Inde ou d'un éléphant vu en rêve) si ce n'est parce que nous comprenons (sans équivoque !) ce que signifie leur vacuité ?

La philosophie bouddhiste distingue deux vérités (ou réalités), qui sont en même temps deux « isolats » d'une et même chose, l'ainsité selon la formule « la forme est vide et le vide est forme ». La vérité dite conventionnelle « se rapporte au mode d'apparence des phénomènes et de l'existence. Elle décrit comment non seulement comment apparaissent les choses, mais les interactions entre les phénomènes (coproduction conditionnée), en bref l'efficience de l'existence phénoménale ». La vérité dite ultime ou absolue, « désigne le mode réel des choses, leur nature essentielle (...) c'est ce qui est complètement couvert (enveloppé, voilé) ; c'est cette non-connaissance qu'on appelle "réalité d'enveloppement" parce qu'elle cache complètement l'essence de la réalité, Chandrakirti » DEB-171. En résumé, rien n'a d'existence réelle, mais tout est là !

Tout ce qui existe, ou plus exactement ce qui est « dit exister », de manière conventionnelle a pour nature ultime la vacuité. « Libre d'assertion » signifie que la définition même de la vacuité est une simple désignation produite en dépendance de l'esprit et donc... ultimement vide de réalité ontologique !

Ainsi, du point de vue de la « vérité ultime », libre d'assertion signifie qu'il n'est tout simplement pas possible de dire d'une chose qu'elle est vraie ultimement ni de dire qu'elle est fausse ultimement ! A contrario, du point de vue de la « vérité conventionnelle », il sera possible de dire d'une chose qu'elle est « vraie relativement » ou qu'elle est « fausse relativement » ... à la condition toutefois de préciser qu'elle est vide de réalité ontologique !

Qu'ils soient vus en rêve ou en Inde, ultimement, ces éléphants sont vides de réalité ontologique. Toutefois, du point de vue de la « vérité conventionnelle », l'on admet que relativement à l'éléphant vu en Inde et considéré comme « vrai » (ou réel), l'éléphant rêvé est « faux » (ou irréel) ! Pour être exact, l'éléphant vu en Inde est vrai conventionnellement et faux ultimement tandis que celui rêvé est « doublement faux », relativement à la vérité ultime et à la vérité conventionnelle !

« Valide » ou « invalide » s'applique comme méthode argumentaire pour enseigner la vérité conventionnelle versus la vacuité. Une cognition est dite « valide » ultimement car elle porte sur la reconnaissance du vide de réalité ontologique des phénomènes. Affirmation qui n'est toutefois... qu'une simple assertion libre d'assertion ! La question de la nature des phénomènes n'est pas d'ordre ontologique, mais discursive, simplement rhétorique, car au-delà du par-delà de toute assertion, il n'y a ni nature ni absence de nature...

De ce point de vue, la philosophie bouddhiste tibétaine - en particulier l'école de pensée du Mādhyamaka Prāsangika - considère le « simple je » (ou le « simple moi », c.à.d. le nom mis pour désigner une personne) comme existant de manière conventionnelle tandis que la « saisie (innée) du soi » constitue, a contrario, une cognition invalide ou erronée, car ce « soi » ainsi éprouvé, en plus d'être vide d'existence inhérente, ne possède nulle existence conventionnelle !

Qu'est-ce qui fait que le « je » qui est simplement désigné, semble exister véritablement ? Notre ignorance passée a laissé une empreinte sur notre continuum mental et cette dernière projetée, comme un projecteur projette un film sur un écran, une existence véritable sur le « je » simplement désigné. Nous voyons un « je » concret et c'est cela que l'empreinte laissée par l'ignorance a projeté sur le simple « je ». Cette séquence est une hallucination totale CCE-74

« Le soi de la personne » est l'objet à réfuter dont il s'agit, par la méditation analytique, de réaliser la vacuité par la familiarisation avec le raisonnement qui établit de manière « conventionnellement valide» la cognition du non-soi. La « saisie du soi », et donc l'ignorance, est une « cognition invalide » établie initialement (de manière innée), c.à.d. un postulat erroné !

La difficulté à identifier l'objet à réfuter, c'est que le « soi » n'est pas toujours manifeste. Il peut exister à un moment, cesser d'exister, puis réapparaître ! Cela tient au fait que la nature des phénomènes étant vide de réalité ontologique, les phénomènes n'ont « d'existence » qu'en tant que simple désignation par l'esprit. L'éléphant vu en rêve est une illusion, mais elle est produite par l'esprit endormi qui croit en la réalité de son rêve. L'éléphant surgit de son imaginaire onirique lui paraît ainsi « exister » parce que le rêveur le désigne comme tel ! « Le soi n'existe qu'en dépendance de l'association du corps et de l'esprit qui la désigne "soi". Lorsqu'il y a des agrégats mais pas de pensée qui les désigne "soi", le soi n'existe pas. Lorsqu'il y a une pensée qui désigne "soi" mais pas d'agrégats, le soi n'existe pas non plus. Le "soi" vient à exister seulement quand la base, les agrégats sont là et qu'il y a également une pensée qui les désigne "soi" » CCE-69.

Il est étonnant que nous puissions croire implicitement, et aussi fermement, en l'existence réelle (ontologique) d'une chose qui ne possède pas une existence permanente alors que nous éprouvons l'intime conviction de sa « présence » comme la preuve concrète de « notre » existence ! C'est là le témoignage que le « soi » n'est pas la conscience de se savoir conscient- cet « effet de perspective » induit par la succession des actes de connaissance momentanés qui revêt la forme relative du « sentiment du moi » -, mais bien une affabulation instillée par la vue (de « l'ensemble périssable ») de nos agrégats, une « vue » établie sur la base erronée de la nature réelle des phénomènes.

Non seulement, le « soi » ne cesse d'osciller entre l'existence et la non-existence, mais lorsqu'il apparaît à la conscience, c'est souvent de manière vive et soudaine. La fulgurance de son surgissement masque complètement son caractère nominal (et occulte sa production en dépendance de l'esprit) sous l'intensité de l'émoi qu'il provoque en nous, de sorte que le percevons comme une réaction à une cause extérieure, telle une « alarme » à un danger, une menace, à la sensation d'être pris au piège, face à des obstacles, à l'adversité (répétée), à la souffrance, où lorsque nous sommes placés sur la sellette (stressés, critiqués, insultés, etc.).

  • Tout événement qui insinue en nous un sentiment désagréable, qui déclenche un sentiment négatif de rejet, d'abandon, d'humiliation, de trahison, d'injustice, en regard d'une situation qui provoque un enflammement émotionnel subit de colère et d'aversion, tout ce qui nous fait dire « pourquoi moi ? » renforce la croyance dans l'existence du « soi », en regard duquel la souffrance et les plaintes sont autant d'affirmations de sa réalité par l'exhortation à sa rébellion !

Quoi que nous puissions éprouver à cet instant, quoi que puisse nous faire croire notre ressenti, il n'est pas la preuve de la réalité de son objet ! Les émotions qui nous saisissent, la souffrance qui nous submerge, la colère qui nous brûle, rien de tout cela n'est l'expression du « soi », car il n'a d'existence que comme simple imputation sur la base de nos agrégats. Or, de même que notre corps, le « soi » est vide de réalité ontologique ! Il ne peut donc ni posséder de caractère propre, ni produire de sentiment, ni éprouver d'émotion, ni refléter une intime conviction quant aux déclencheurs de son trouble, par ailleurs également vides de réalité ! « La façon dont le "soi" nous apparaît est en totale contradiction avec la réalité de l'existence de la personne, comme étant simplement désignée par notre esprit. Cette apparence d'un "soi" non désigné, d'un vrai "soi", de son propre côté, est erronée. Parce qu'elle contredit la réalité, elle est fausse. Elle est à l'opposé de la réalité de l'existence de la personne. C'est donc l'objet à réfuter » CCE-70.

A l'instar de l'éléphant vu un rêve, la « saisie du soi » est une cognition invalide en vérité ultime... et en vérité conventionnelle ! Les manifestations du « soi » traduisent la croyance de l'esprit dans la réalité et de ses agrégats et des événements dans lesquels ils sont impliqués. Autrement dit, lorsque la « saisie du soi » devient prégnante, c'est le signe que nous réitérons l'erreur qui est à la racine du samsāra, la croyance en la réalité ontologique du soi.

La racine du samsara est la pensée qui croit : « Ce 'je' dont l'existence véritable m'apparaît est vrai ». Chaque fois que nous commençons à croire que le « je » existant véritablement est réel, c'est là le concept de l'existence intrinsèque et c'est la racine du samsara. Cette pensée qui croit que le « je » n'est pas simplement désigné, mais qu'il a une existence propre, est la racine du samsara. Cette simple pensée de croire que cela est réel est la racine du samsāra CCE-73

  • « Imaginez qu'au crépuscule, vous voyez sur la route une corde enroulée. De par la façon dont la corde est enroulée, comme la nuit tombe et que l'on n'y voit pas très clair, quand vous distinguez cette forme vous la désignez comme "serpent". Après l'avoir nommée "serpent", un serpent vous apparaît... » CCE-70.

La théorie neuroscientifique du « cerveau bayésien » émet l'hypothèse que le cerveau (et a fortiori l'esprit du point de vue scientifique) fonctionne sur une base prédictive, « le cerveau utilise des croyances (estimations de probabilité) pour générer des prédictions à propos des entrées sensorielles Bay-[i] ». L'avantage apparaît clairement du point de vue évolutionniste. Pendant la préhistoire, il était utile pour la préservation de l'espèce de pouvoir deviner si un prédateur ne se cachait pas dans les hautes herbes de la savane. « Ces croyances probabilistes permettent au cerveau de générer des prédictions. La croyance que l'on est au bord de l'océan facilitera la prédiction du bruit des vagues » Bay-i.

Le système n'est pas sans erreur. Lorsque le résultat attendu vise à avertir d'un danger (un serpent) et le résultat obtenu négatif (ce n'est qu'une corde !), c'est un « faux positif[ii] », une fausse alarme sans conséquence. Mais, si le résultat espéré est positif comme « croire que la circulation en Inde est sans danger (!) » et qu'il se produit ne serait-ce qu'un semblant d'accrochage (comme c'est souvent le cas...), l'on ne manquera pas de sursauter sous l'alarme de la « saisie du soi » !

Sous l'angle bayésien, notre cerveau s'appuie sur la proprioception pour effectuer des prédictions de programmation des mouvements du corps. Mais lorsqu'une situation imprévue (ou faussement prédite) survient, là encore, la « saisie du soi » se manifeste ! « Si nous découvrons un cobra dans notre appartement, notre rythme cardiaque s'accélère brusquement alors que notre cerveau ne l'avait pas prédit. La tachycardie inattendue génère des erreurs de prédictions sur le rythme cardiaque, automatiquement traitées par le cerveau comme un signal d'alerte : signaux considérés comme le fondement élémentaire de l'émotion ! » Bay-i.

S'attendre au pire n'est pas non plus la solution, car cela risque d'engendrer un stress grandissant à l'attente d'un événement qui devient « critique » du seul fait de le considérer comme tel ! En Inde, mieux vaux lâcher-prise et se laisser porter par le flow que de chercher à anticiper tant le champ des possibles y est vaste. L'impermanence est un sujet important dans le bouddhisme. Il ne s'agit pas tant de se préparer à la mort que de développer la foi éclairée dans le Dharma jusqu'à acquérir la sagesse que seul ce dernier peut nous accompagner jusqu'à atteindre à la libération. L'on sort toutefois ici du domaine de la prédiction, puisqu'il ne s'agit pas de « prévoir » ce qui par ailleurs est certain, mais de développer la sagesse qui permet de réaliser que dans la vacuité, « il n'y a ni vieillesse ni mort ni cessation de la vieillesse et de la mort, ni souffrance, ni cause de la souffrance ni cessation de la souffrance, ni voie (menant à la cessation de la souffrance) » EPS.

Le système peut aussi produire des biais de prédiction quant à la conception que nous avons du monde et de nous-mêmes. « Ces croyances probabilistes peuvent biaiser la perception du monde en favorisant les entrées sensorielles que le cerveau s'attend à recevoir. Si je crois que ma tasse est chaude, je peux sentir la sensation de chaleur lorsque je m'en saisis, même si elle contient du froid » Bay-i. Un biais qui participe de l'algorithmique des réseaux sociaux qui ne donnent à voir que des informations analogues. « La mise à jour [des prédictions] dépend de la précision des prédictions et erreurs de prédictions » Bay-i. Elle est le ferment des théories du complot et le lit de la paranoïa des dictateurs fourvoyés par leurs prédictions suprématistes... « Des prédictions précises seront difficiles à mettre à jour même lorsqu'elles sont contredites par les entrées sensorielles » Bay-i.

S'agissant de la « saisie du soi », sur la base de la vue des agrégats, ce biais est des plus négatifs, car il est à la racine même du samsāra ! Si je crois en la réalité ontologique du « soi », je peux sentir le « sentiment du moi » qui me saisit alors même qu'il n'a pas d'autre forme d'existence que celle d'une simple désignation ! « D'abord nous voyons cette base spécifique, puis nous la désignons "soi". Ce n'est qu'après avoir apposé la désignation "soi" que la personne nous apparaît. Avant cela, le "soi" ne nous apparaît pas. Mais lorsque le "soi de la personne" apparaît, il ne semble pas être simplement imputé par l'esprit. Le "soi" semble être quelque chose de réel, de plus que ce qui est simplement désigné » CCE-70.

Lorsque le « soi » se manifeste de manière aiguë en réaction à un déclencheur tels que ceux évoqués plus haut, ce n'est pas parce que nous sommes l'objet d'une erreur causée par un traitement que nous jugeons injuste, et contre lequel nous nous opposons où demandons réparation. C'est le soi qui est l'erreur, c.à.d. de croire en sa réalité ontologique sur la base de la « saisie (innée) » de l'existence intrinsèque de nos agrégats ! « Le soi ou la personne apparaît à la perception ordinaire comme le régisseur du corps et de l'esprit. La personne semble posséder une entité autonome qui ne dépend ni des agrégats mentaux ou physiques, à laquelle nous nous agrippons très fortement » EMK-138.

Toutes les prédictions que nous émettons quant au « soi de la personne », visant à nous éviter de souffrir, à conquérir un bonheur égoïste et à ne pas en être séparés, sont faussées par le postulat d'une intentionnalité « tissée de prédictions » biaisées, car élaborées sur la croyance erronée en l'existence intrinsèque du « soi », lesquelles sont constitutives du samsāra !

La philosophie bouddhiste tibétaine admet l'existence (la cognition valide en termes conventionnels) du «simple moi » (ou du « simple je ») comme une étiquette nominale apposée sur la personne. Mais, dès lors que la personne parle de « soi » sur la base de l'intime conviction de son existence entitaire, unitaire et nouménale, elle commet une inférence erronée. Et dès lors qu'elle croit le « soi » exister réellement - sur la base de l'inférence erronée de l'existence intrinsèque de « la vue de l'ensemble périssable » -, et croit possible d'atteindre à un bonheur vrai, elle n'a de cesse de tisser prédictions sur prédictions pour essayer de l'atteindre, obsédée par la quête de ce bonheur fallacieux.

Or, toutes ces inférences prédictives étant par définition trompeuses sont causes d'une insatisfaction qui est la « porte de toutes souffrances », car elles instillent chez la personne des émotions perturbatrices qui l'entraînent dans une fuite vaine et futile des souffrances dont elle mûrit la rétribution des actes qu'elle fomente et commet sous l'envoûtement de la « saisie (innée) du soi ».

Dès lors que nous réalisons que le « soi » est vide d'existence intrinsèque, il n'y a pas lieu de faire de prédictions pour tenter de deviner ce qui va se produire, comment les choses vont évoluer, comment les faire évoluer favorablement en faveur de « moi », car toute inférence cognitive quant à ce qui est bon ou mauvais « pour moi », vrai ou faux quant à « mon bonheur », se révèle purement assertive.

Après leur analyse répétée, la manifestation d'un JE solide qui émerge du plus profond de notre coeur - additionnel au simple JE - cesse, par la perception qu'il n'est qu'une simple désignation sur les agrégats. Lorsque nait la puissante certitude percevant qu'il n'existe aucunement de façon véritable, on a commencé à trouver la vue du Madhyamaka EVE-361

Pour l'école philosophique d'Asanga, l'ignorance est différente de « la vue de l'ensemble périssable » (nos agrégats), la première étant à l'origine de la méprise (ou de l'erreur de prédiction) quant à la seconde. A contrario, Chandrakirti (dans la lignée de Nagarjuna) affirme qu'elles sont une seule et même chose (EVE-213).

D'un point de vue réductionniste, si l'on décompose ce processus, il est possible de le décrire comme un enchaînement d'erreurs de prédiction, comparable à la définition que donne Nagarjuna du soi « qui est une séquence d'événements, se considère comme un soi substantiel, un agent unifié immuable distinct de ses propriétés physiques et mentales (...) comme une illusion créée dans une performance magique qui à son tour provoque une autre illusion» SU-NAG.

Selon Asanga, l'erreur initiale porte sur la croyance en l'existence intrinsèque des phénomènes (ou la prédiction erronée de leur réalité ontologique), semblable à « l'obscurité qui empêche de voir la corde pour ce qu'elle est réellement » EVE-213 ; laquelle cognition invalide engendre la seconde erreur qui est « la saisie du soi » sur la base des agrégats (« la vue de l'ensemble périssable ») ; laquelle produit la troisième erreur, l'émotion perturbatrice (aversion, colère, etc.), déclenchée par ce qui menace ou simplement contrarie l'esprit qui pense égoïstement « moi ».

Selon Chandrakirti, l'erreur primordiale est simplement la croyance quant à l'existence intrinsèque (substantielle) - et en la réalité ontologique - désignée par le terme « ignorance », s'agissant des phénomènes, et par la formule « saisie du soi », s'agissant de la personne. Selon cette vue, la première illusion est comme une « performance magique » - l'illusion d'un agent « qui est une séquence d'événements [qui] se considère comme un soi substantiel » - ; laquelle engendre en second les poissons du désir-attachement et de l'aversion.

Cette divergence de vue repose sur une compréhension différente de la vacuité qui met en évidence un «effet de perspective » reflet de la compréhension de ce que signifie le fait que les phénomènes sont vides de réalité ontologique...

Un verre et une passoire. Chacun est composé de parties dont l'ensemble remplit une fonction particulière, et chacun est désigné par un nom qui traduit leur usage, lequel est opposé : contenir ou évacuer l'eau. L'idée que les phénomènes n'ont d'existence qu'en dépendance de l'esprit qui les désigne pourrait nous amener à inférer que la « base de désignation », c.à.d. l'objet, sert de support au nom qui lui est donné, le premier précédent et conditionnant le second (de par sa fonction). Il est certes vrai (conventionnellement) qu'il n'y a pas d'objet sans sujet ni de sujet sans objet. Toutefois, ce n'est pas là le sens profond de l'interdépendance, qui signifie que les phénomènes ne peuvent pas exister... de manière autonome ! Comment une « base », vide de réalité, peut-elle exister avant d'être désignée ?

Vide d'existence intrinsèque signifie que le nommé (tasse ou passoire) ne possède pas de propriété, caractère et fonction propres, lequel ne peut pas non plus être dit (ultimement) composé de « parties » formant un « tout ».Le reflet de la tasse ne possède pas de « parties » distinctes, pas plus que celles-ci ne forment un tout, ce ne sont là que de simples désignations conventionnelles ! Si vous ne parvenez pas à le saisir, prenez une tasse et regardez-vous dans un miroir. Où commence le reflet de la tasse par rapport au reflet de votre corps ? Pouvez-vous distinguer l'un de l'autre et affirmer, de manière valide, que le reflet est véritablement composé de parties ? Il en va de même pour le « tout » qui n'est qu'une notion désignée relativement à la construction mentale de « partie » !

Il ne peut pas y avoir « d'existants premiers » (le désigné) auxquels sont apposés des « existants seconds » (la désignation), puisque ce qui existe du point de vue conventionnel est... vide de réalité ontologique !

La question de la concordance entre la dénomination et la fonction donnée aux objets est trompeuse en cela qu'elle nous fait croire en la possibilité d'atteindre à une « vérité » qui se définirait comme la connaissance de l'ontologie des choses. Vue qui apparaît clairement erronée dès lors que l'on saisit ce que cela signifie le fait que tous les phénomènes sont vides... de réalité ontologique ! (SU-NAG)

Vous pensez peut-être que la fonction d'un objet (dès lors qu'il est manufacturé) lui est « inhérente ». Il n'y aurait pas de sens à fabriquer une tasse qui fuit ou une passoire qui retienne l'eau ! La parfaite adéquation du nom à l'objet qui recouvre sa fonction semble affirmer la validité de l'idée que l'acte de sa désignation par l'esprit serait ultérieur à l'existence de sa base. Nous concevons les objets comme des « existants premiers » principalement sur la base de la vue de leur forme, laquelle se rattache à leur fonction. Pour saisir l'existence simplement nominale des objets, il nous faut décohérer la fonction des apparences...

Pour prendre conscience du fait que la fonction est, en vérité, si peu corrélée à la nature des objets qu'elle relève d'une construction de l'esprit, imaginez une tasse placée sous un robinet ouvert et dont le fond est percé. « Si les deux écoulements sont égaux, le volume d'eau contenu dans la tasse reste toujours le même... » NTVT. S'agit-il d'une tasse où d'une passoire ? Où commence l'un et où finit l'autre ? Si la qualité intrinsèque de la fonction définit la nature ontologique d'un objet, alors comment celui-ci peut-il posséder deux fonctions différentes ?

Tout n'est qu'une question de perspective, telle que concevoir l'ignorance comme différenteidentique à « la vue de l'ensemble périssable ». Reste la question de « l'antériorité » de la base à l'acte de la désignation...

Un autre aspect intéressant de l'exemple de la tasse percée qui fuit à la même vitesse qu'elle se remplit est l'apparence du caractère immuable de son contenu. Si notre œil perçoit l'écoulement de sorte que nous arrivons à voir que le contenu de la tasse n'est jamais le même, nous sommes le plus souvent aveugles à l'impermanence, à commencer... par notre conscience qui nous paraît constante alors que les «actes de connaissance momentanés » qui la constituent, tel l'eau d'un fleuve, ne sont jamais les mêmes d'instants en instants. E pur si muove !

Notre cécité (qui parfois vire en obscurantisme) au fait qu'une « ... transformation a lieu en permanence » NTVT est la caractéristique imputée à la vie dont la définition définitive échappe toujours aux scientifiques, et pour cause puisque « définitif » ne peut s'entendre de manière valide qu'en sens d'ultime, soit « libre d'assertion » c.à.d. par définition indéfinissable, insaisissable et inconcevable ! « Toute cellule vivante possède, en son sein, une sorte de moteur chimique [qui] alimentent le métabolisme, l'ensemble des processus qui transforment une source d'énergie en éléments utiles qui construisent les cellules (...) Un moteur métabolique ne peut pas le faire à lui seul, mais il est une étape qui mène à quelque chose qui le peut (...) Les moteurs métaboliques ne sont pas totalement inanimés comme les roches, et ne sont pas non plus totalement vivants comme une bactérie » NTVT.

La conception selon laquelle il doit antérieurement exister une « base extérieure » à l'acte par lequel l'esprit appose une étiquette traduit un raisonnement qui n'a pas encore dépassé le « sens grossier du soi», car l'esprit est encore attaché à l'existence de la temporalité comme il est attaché à la croyance en l'existence véritable de l'objet sur la base de la vue de la forme et de la fonction...

Le fait que l'assemblage grossier de particules indivisibles ainsi que la cognition valide l'appréhendant soient dépourvus d'être substantiel est affirmé comme étant le non-soi grossier des phénomènes, tandis que le fait que les agrégats (« la base de désignation ») soient dépourvus d'existence véritable est considéré comme étant le non-soi subtil des phénomènes IPPVB-65

Dès lors que nous commençons à saisir, dans l'épure de toute conception et de toute dualité, l'espace qui nous entoure, l'espace mental (lieu métaphorique) de l'élaboration du représenté, l'espace comme « objet épistémique », la conscience (d'être conscient) de l'espace, comme ultimement sans discontinuité, il n'y a pas lieu de s'arrêter en si bon chemin et de ne pas y englober... le temps !

Comme dans un reflet où il n'y a ni de véritable localité ni de véritable temporalité mesurant le reflet du déplacement du reflet des phénomènes, et puisque dans la vacuité, il n'y a ni apparition ni transformation ni disparition, ultimement, il n'existe réellement ni objet qui se meut véritablement, ni mouvement qui apparaît comme objet se déplaçant réellement dans un temps existant de manière intrinsèque ! Puisque la vacuité est libre d'assertion, il n'est donc pas possible de dire qu'il existe un « espace » à l'intérieur duquel se trouvent mes agrégats, ni un « temps » qui rythme leur déplacement... pas plus qu'il n'est pas possible d'infirmer l'existence des trois temps(passé, présent et futur) !

Lorsque vous commencer à le comprendre et que l'épure d'existence intrinsèque et ontologique des phénomènes (que vous regardez comme un reflet) commence à modifier la façon les choses vous apparaissent, la question de l'antécédence de la base au moment de l'acte de désignation s'éclaire de l'évidence que l'origine la problématique vient du fait de croire... en la réalité du temps ! Le dilemme « de l'œuf et la poule » se résout par l'abstraction conceptuelle de la réalité ontologique de l'œuf, de la poule (de l'espace qu'il occupe) et... du temps ! « Qu'est-ce qui s'est produit en premier : le moteur chimique qui permet de créer la cellule, ou les mécanismes cellulaires qui permettent de créer le moteur ? » NTVT.

La physique pose l'existence d'une « flèche du temps » (au niveau relativiste), qui pose l'impossibilité d'une inversion de son cours. Il est impossible - à notre échelle de réalité, ce n'est pas le cas en mécanique quantique -, de voir une tasse brisée se reconstituer toute seule. Mais, puisque dans la vacuité (vide de réalité ontologique et libre d'assertion), il n'y a ni avant ni après, ni véritable localité ni véritable temporalité, il n'est pas possible de dire de la tasse qu'elle est brisée ou entière... ni les deux à la fois, ni aucun des deux !

Tout ce qui apparaît (à l'esprit voilé) comme phénomène ou événement existe seulement comme «simple désignation » par l'acte de conceptualisation de l'esprit sans qu'il n'y ait jamais eu, depuis « des temps sans commencement », puisque le temps... n'a jamais eu de commencement, ni jamais eu d'absence de commencement !) un moment avant lequel les choses ont existé sans être désignées et un après lequel elles existèrent en désignation !

Se comprend alors pourquoi l'ignorance et « la vue de l'ensemble périssable » sont perçus comme différents (le soi grossier des phénomènes) ou identiques (le soi subtil des phénomènes). C'est la conséquence d'un « effet de perspective » qui selon « l'angle de vue » (capacité de discernement de l'esprit proportionnelle à l'épure de ces voiles) les saisit comme deux, distincts sur la base de la croyance en l'existence intrinsèque du temps comme condition a priori de la pensée (qui englobe la désignation), où comme un (les deux apparaissant comme isolats d'une seule et même réalité vide de réalité ontologique), lorsque les apparences saisies comme phénomène ne se départagent pas (ultimement) de la conscience saisie comme événement (« effet de perspective » de la désignation).

Mais, puisque les phénomènes sont vides comment l'esprit peut-il les désigner comme « existant intrinsèquement » ? Ou formulé autrement, comment pouvons-nous faire l'expérience d'une «matérialité » qui n'existe pas véritablement ?

La réponse est la même que celle de la temporalité de la désignation au désigné. Nous éprouvons les modalités « physiques » des choses comme si elles étaient tangibles, mais celles-ci n'ont pas, ultimement, plus de réalité que l'espace, le temps ou les sensations éprouvées en rêve. L'ignorance, c.à.d. croire dans la réalité du « soi » de la personne et des phénomènes est la cause de toutes nos souffrances, mais cette croyance n'a pas pour effet de réifier notre corps, le monde et ce qui nous arrive à l'existence ontologique ! A l'instar, la mesure de l'électron ne change pas sa nature, elle modifie seulement la manière de lire son « onde de probabilités », de sorte à ce qu'au lieu que les probabilités de «trouver l'électron » non mesuré soient réparties entre différents endroits, elles se concentrent à 100% sur une seule position. Autrement dit, la nature de l'électron est, et demeure, de l'ordre de la désignation vide d'ontologie !

S'agissant de la production interdépendante, son caractère infaillible n'est ni l'affirmation d'une relation de causalité ontologique entre des existants (premiers et seconds) possédant une existence véritable de leur propre côté sur la base de laquelle l'esprit les désigne à l'ordre de la « vérité conventionnelle » (soit un passage du non-dit au dire), ni la réification à l'existence de ce qui ne posséderait nulle réalité auparavant (soit un passage du néant à l'existence !). La production interdépendante est infaillible, car les apparences sont libres de toutes assertions, c.à.d. sans début, ni transformation, ni fin !

Qu'il ne soit pas, ultimement, possible d'affirmer la « réalité » ou « l'irréalité » des phénomènes en raison de leur nature « libre d'assertion » ne signifie pas qu'il ne soit pas possible... d'émettre d'assertion (substantialiste) quant à leur nature ! C'est parce qu'ils sont vides d'existence intrinsèque que les phénomènes peuvent (paraître) exister comme s'ils possédaient une réalité ontologique, et c'est parce que leur nature est libre d'assertion que les phénomènes peuvent être désignés comme réels, laquelle «désignation » est conventionnellement admise comme vraie sans posséder une réalité ontologique !

C'est seulement en termes de désignation que les phénomènes sont considérés comme « existant intrinsèquement », non en nature, laquelle demeure immuable car non-née tel l'espace ! L'acte de la désignation par l'esprit n'a pas un effet de réification à l'existence véritable. Ce n'est là qu'un « effet de perspective » comme la localité et le mouvement dans un reflet. Les modalités de l'expérience de la «matérialité » qui, dans le ressenti que nous en éprouvons, nous apparaissent les caractéristiques d'une réalité intrinsèque ne le sont aucunement ! Nous ne faisons pas « réellement » l'expérience d'existants ontologiques, nous le croyons, de même qu'en rêve nous ne croyons pas qu'il s'agît d'une fiction !

Nous rêvons de ce qui nous arrive comme si cela nous arrivait véritablement, et nous éprouvons notre existence comme si elle possédait un caractère véritable. Cela ne se produit pas réellement et nous ne pouvons pas savoir ce que ça ferait si cela se produisait véritablement, car il n'y a pas de comparaison possible ! Nous disons « c'est réel » non parce que nous en faisons véritablement l'expérience, mais parce que tel est le sens que nous donnons à « réel » !

Que l'électron non mesuré n'existe pas réellement aux endroits où son « onde de probabilité » en désigne les probabilités d'existence ne signifie pas qu'il nous est impossible de le croire exister véritablement avant la mesure, et aussi de croire que la mesure (parce que nous la croyons également avoir un caractère réel) possède un véritable pouvoir de réification, lequel confère à la « réduction (des probabilités) de sa fonction d'onde » (sa décohérence) un effet véritable qui fait de l'électron un objet réel ! Bien que tout cela n'ait pas d'existence « réelle » au sens absolu, il est toutefois possible de l'admettre conventionnellement valide au sens « grossier » de la mécanique quantique, sans être vrai au sens « subtil » - lequel rejoint le sens profond de la vacuité par l'affirmation du caractère purement assertif de ce que nous désignons comme le « réel conventionnel » -.

Bien que le « soi de la personne » ne soit qu'une simple désignation produite en dépendance de l'esprit, sa nature « libre d'assertion » rend possible à l'esprit voilé (ignorant la vacuité de sa propre existence et celle de tous les phénomènes) de le désigner comme « existant intrinsèque » en regard de l'expérience de l'agent ordinaire, qui en éprouve l'intime conviction de la « saisie innée » comme si son objet lui paraissait posséder une « réalité véritable » !

La rétribution karmique de nos actions nous fait éprouver des souffrances vécues comme « réelles » qui ne se départagent pas, ultimement, d'un mauvais rêve. Or, du fait de sa « liberté d'assertion », un rêve n'est soumis à aucune logique et affranchi de toute cohérence. Puisque les phénomènes sont libres d'assertion, pourquoi apparaissent-ils en dépendance infaillible de causes et de conditions, lesquelles sont par ailleurs également libres d'assertion ?

Pour l'agent ordinaire, les « quatre grands courants » de l'existence conditionnée (la naissance, la maladie, la vieillesse et la mort) sont une certitude, mais ils ne se produisent pas sans cause. Dire que « tout est issu de cause » ne suffit pas à expliquer pourquoi les phénomènes apparaissent de la sorte alors même que, du fait de son ignorance, l'esprit voilé croit en leur existence intrinsèque comme étant possiblement non issue de cause, produite par magie ou les deux à la fois, voire comme étant littéralement vide au sens nihiliste du terme !

A mesure de l'épure conceptuelle et sensorielle du voile de la croyance en la réalité ontologique des phénomènes qui, avec la dissolution du postulat de l'existence de l'espace et du temps comme « existant premiers » (et condition a priori de la pensée), emporte la réfutation de « l'origine causale à la causalité » (l'œuf ou la poule) et revêle corrélativement que la production interdépendante est une simple assertion, il peut apparaître paradoxal de considérer cette « liberté d'assertion » comme la cause du caractère infaillible de tout ce qui apparaît comme phénomène et se manifeste comme événement...

Pourtant, si la vacuité ne permet pas d'émettre d'assertion quant à la réalité ou l'irréalité des phénomènes, elle n'interdit pas leur formulation épistémique, ce qui permet d'admettre comme une « cognition valide » l'assertion selon laquelle la « vérité conventionnelle et la vérité ultime sont des isolats d'une seule et même réalité par nature libre d'assertion », laquelle peut également être admise dans un rapport « mutuellement inclusif » à la production interdépendante. Causalité et liberté d'assertion ne sont donc pas contradictoires, mais leur lien de causalité n'est pas ontologique puisque libre d'assertion !

Les questions « pourquoi est-ce ainsi ? » et « comment est-ce possible ? » sont empruntes de la « vue de l'être ». Sans plus de sens que le dilemme de « l'œuf et de la poule », elles se résolvent à l'instar de l'épure conceptuelle de l'espace et du temps c.à.d. par l'abstraction de la croyance en une causalité et une vacuité substantialiste. Il ne peut y avoir de lien réel de causalité entre ce qui ne peut être définit par aucune proposition (la vacuité libre d'assertion) et ce qui serait issu de causes réelles ! Or, la «production interdépendante » est, elle aussi, vide de réalité ontologique et ne constitue pas une véritable effectivité ! Les deux idées ne sont donc pas incompatibles.

C'est ainsi ! La nature véritable des phénomènes est libre d'assertion et les modalités conventionnelles sous lesquelles ils apparaissent se manifestent comme une « production interdépendante infaillible », où tout ce qui existe est issu de causes et de conditions conditionnées (vides de substance).

  • Voyez l'art Shadow qui consiste à disposer des objets hétéroclites de sorte qu'en les éclairant leur ombre projetée dessine une forme homogène et cohérente. En apparence, le résultat est décohéré de la cause, pourtant la causalité de leur relation est infaillible ! Si l'on observe les phénomènes comme un reflet, l'épure de la réalité ontologique de l'espace, des « trois temps », de la forme et de la matière, interroge quant à « lieu » où l'on se trouve véritablement, à « l'instant présent » et au « comment » il nous est possible de les percevoir ainsi... Dès lors qu'il n'y a plus ni véritable objet en mouvement ni de réel mouvement, le monde apparaît telle une coquille vide de substance, un décor, une croûte de sel, tel un « recouvrement » translucide d'un vide de réalité ontologique !

Un observateur qui regarderait depuis le lointain un objet plonger inexorablement vers le cœur d'un trou noir ne le verrait pas franchir « l'horizon des événements », frontière intangible au-delà de laquelle aucune lumière ne peut s'échapper de l'attraction gravitationnelle de la singularité. Pour cette raison, l'objet resterait figé aux yeux de cet observateur... tout en continuant son trajet vers l'intérieur du trou noir, animé d'un mouvement qui finirait par le réduire en miettes[iii] !

  • Regardez l'espace qui vous entoure dont le volume est délimité par les murs, le sol et le plafond de la pièce dans laquelle vous vous trouvez. Vous pouvez vous mouvoir dans cet espace, en sortir, marcher à l'extérieur de votre logement, et vous rendre d'un point A à un point B vous prendra un certain temps. Un reflet dans un miroir ne possède pas de véritable profondeur, ni de réelle position dans l'espace, et les objets qui s'y meuvent ne se déplacent pas réellement. A l'instar, puisque les phénomènes sont vides de réalité ontologique, ultimement, l'agrégat de votre corps n'est pas réellement localisé « là où il se trouve actuellement », le temps ne s'écoule pas véritablement et vous ne vous déplacez pas réellement dans une étendue sans obstruction ! L'espace, le temps, la perception que vous en avez, et y compris « la conscience d'en être conscient », vides d'existence intrinsèques, ne sont que de simples « effets de perspectives » !

  • Voyez un film. Le mouvement vous paraît inhérent alors que ce sont des images fixes accélérées à la vitesse idoine pour vous donner l'illusion du mouvement... Écoutez le son d'un disque vinyle sur un platine. Vous l'entendez comme s'il s'agissait d'une onde en mouvement, alors que c'est le déplacement de la pointe de lecture sur les microsillons du disque qui crée l'illusion de la musique...

Observée à un instant précis [une flèche] occupe une position définie dans l'espace. La durée est composée d'une succession d'instants et à chacun d'eux la flèche est fixe, le mouvement est une illusion [qui] résulte d'une accélération constante[1] (...) derrière les trajectoires [on découvre] des régularités cachées, la gravitation immuable (...) derrière le mouvement, il y a du fixe [1]

Tout ce qui apparaît comme phénomène et se manifeste comme événement semble exister de manière intrinsèque et autonome, mais puisque la nature de toute chose est la vacuité libre d'assertion, il n'est pas ultimement possible de dire de l'espace, du temps et des modalités sous lesquelles vous les expérimentez (et jusqu'à votre propre esprit), qu'ils existent de la manière dont vous les percevez et dont vous en faites l'expérience. Ce ne sont là que des désignations admises comme valides uniquement d'un point de vue conventionnel, et pourtant tout cela apparaît comme une production interdépendante infaillible !

  • C'est comme si (analogie purement assertive) tout ce qui existait « de la manière dont cela apparaît » était la rémanence fantôme d'un univers qui aurait disparu en emportant avec lui non seulement toute trace de substance, mais également l'existence intrinsèque de l'espace et temps ! Seul aurait subsisté « l'horizon des événements » tel un fossile enchâssé dans l'ambre...

  • Et pourtant, à l'instar d'un observateur qui aurait franchi la limite d'une singularité, et du point de vue relativiste duquel l'espace-temps continuerait à exister sous les mêmes modalités sous lesquelles, il le percevait en-deçà de son horizon, l'expérience nous en apparaîtrait effective ! Tel le reflet de la Lune sur le lac qui semble posséder une existence propre alors qu'il n'est qu'une projection, les apparences se déploient à l'existence (dans la relativité de leur désignation conventionnelle), comme si elles constituaient le résultat d'une production interdépendante infaillible où tout est issu de causes et de conditions non pas conditionnées (vides de réalité ontologique, simples désignations dont la nature est libre d'assertion), mais intrinsèques et réelles!

La réponse apparaîtra probablement décevante aux esprits attachés au désir d'une solution logique et concrète (condition de leur bonheur) a un problème que leur ignorance fait paraître tangible, tandis qu'elle se révélera lumineuse à l'épure du voile de la « vue de l'être ». Toutefois, la philosophie bouddhiste tibétaine n'a pas pour objectif d'atteindre à la connaissance du « réel », mais de libérer des extrêmes. « Le problème est épistémologique. Comment conceptualisons-nous et comprenons-nous la réalité de façon cohérente ? » TUA-77.

Et pour nous libérer des « fausses vues », il convient parfois... de ne pas répondre ! Le bouddha Sakyamuni laissa ainsi quatorze questions sans réponse à ses interlocuteurs, telles que « le monde est-il fini ou infini ? » ou « le soi est-il identique ou différent du corps ? ». Opter pour l'une ou l'autre hypothèse eut été avaliser les « vues extrêmes » de l'être et du non-être. « Tenir le monde pour éternel ou non éternel, ou accepter l'une quelconque de ces propositions, telle est la jungle, les entraves et les affres de la théorisation, accompagnées du trouble et de la fièvre ; cela ne mène nullement à la sagesse du nirvāna » DEB-478.

A la question « comment ce qui est issu de cause peut-il être libre d'assertion ? », la seule réponse à même de nous permettre de transformer notre esprit est... le vide de réalité ontologique de leurs objets ! L'on ne peut réaliser la vacuité en étant enchâssés dans une vision conceptuelle. Comprendre que la vacuité est « libre d'assertion », c'est mettre un pied hors de toute axiomatique, et saisir que « la production interdépendante infaillible » sur le plan causal (logique, physique, mathématique, etc.) est ultimement « libre d'assertion, c'est sortir du référentiel de la pensée conceptuelle, par définition... au-delà de toute erreur !

L'agent est tissé de ses actes, la « saisie (innée) du soi » de prédictions erronées, et le « voile cognitif » de propositions imprégnées des « fausses vues » de l'éternalisme et du nihilisme, qui nous font arguer avec certitude que c'est l'œuf qui vient en premier ou rétorquer avec véhémence que c'est la poule, nier l'un et l'autre, les croire nés du pouvoir d'un démiurge ou par magie ! La solution est au-delà du par-delà de toute conception et de toute équation. Elle consiste à n'émettre aucune proposition, aux fins de ne pas se laisser entraîner dans la logique formelle, et à reconnaître que, du fait de sa nature vide de réalité ontologique, tout ce qui est « issu de cause » est libre d'assertion et par là-même ne peut être pensé... en termes discursifs. C'est ainsi !

Le fini et l'infini, l'éternel et l'impermanent, l'interdépendance et la vacuité n'ont pas plus d'existence intrinsèque que le tout et la partie, le proche et le lointain n'ont d'existence véritable, ou l'espace, le temps et l'esprit de réalité ontologique ! En tant « qu'objet mathématique », « l'infini » est plus grand que le « fini », mais comme simple désignation, il ne peut être dit, ultimement, ni l'un ni l'autre, ni les deux à la fois, ni aucun des deux ! Il n'est donc pas étonnant que le Bouddha n'ait ni validé ni invalidé l'idée que le soi est identique ou différent des agrégats, alors même qu'il constitue... « l'objet à réfuter » de la méditation analytique !

Puisque espace et temps sont vides d'existence intrinsèque, rien ne peut occuper une position locale ni se déplacer dans le temps ! Rien de ce qui apparaît comme phénomène ou comme événement ne peut donc posséder de réalité ontologique, ni nos agrégats ni même notre esprit ! Dès lors, comment le « soi de la personne » pourrait-il être le seul à exister de manière intrinsèque, autonome et réelle ?

A la vue de nos agrégats, nous croyons que le sentiment qui s'empare de nous irrépressiblement lorsque nous sommes (personnellement) l'objet d'adversité est la preuve de la réalité du « soi ». Or, si le « soi » est identique à nos agrégats, c'est donc qu'il est vide de cette existence entitaire, unitaire et nouménale que nous lui présumons par ignorance du vide de réalité ontologique de leur véritable nature ! Et si le «soi » est différent de nos agrégats, c'est donc qu'il est... « vide du vide d'existence substantielle » ! Autrement dit, en vérité ultime et en vérité conventionnelle, le « soi » est une cognition erronée.

L'histoire racontée dans un livre n'est pas le livre, ni aucune des parties du livre - l'argumentaire du « tout » versus ses « parties » n'a de valeur que relative à leur caractère conventionnel -. Pour autant, l'histoire ne peut exister sans le livre c.à.d. sans un support (« base de désignation »), comme un personnage ne peut exister sans l'acteur qui lui « donne vie », ou du moins ne peuvent-ils exister l'un que par le vecteur du livre, l'autre à travers son corps, lesquels sont tous deux... de simples désignations, libres d'assertion ! Nous inférons l'existence véritable du soi sur la base de la réalité intrinsèque de nos agrégats. Or, puisque la réalité du « livre » est une cognition erronée, alors le présupposé de la réalité de « l'histoire du soi » est par conséquent, elle aussi, une inférence invalide !

La méditation sur l'inexistence du soi des phénomènes devrait aussi suivre cette ligne : les phénomènes peuvent tous être inclus dans les cinq agrégats. Les aspects physiques des agrégats ne sont, au sens ultime, rien d'autre que des aspects de l'esprit. C'est pourquoi, lorsqu'ils sont réduits en particules subtiles et que l'on examine la nature individuelle des parties de ces particules subtiles, aucune identité définie ne peut leur être trouvée EMK-142

A l'instar du livre et de l'histoire qui n'ont d'existence qu'assertives, nos agrégats et le « soi de la personne » ne sont que de simples désignations. Pour autant, du fait de notre ignorance et ne les percevant pas comme tels, croire qu'ils possèdent une existence intrinsèque a pour résultat la production interdépendante infaillible de nous en faire éprouver les souffrances de l'expérimentation !

Dans le LAMRIM, la méthode pour développer la « vision supérieure » consiste en premier lieu à réfuter le «soi de la personne », puis à réfuter le « soi des phénomènes ». Pourtant, la relation est étroite entre les deux saisies, la cognition invalide de la réalité ontologique des phénomènes constituant la base de l'inférence erronée en l'existence intrinsèque du soi de la personne. Dès lors, il semblerait plus pertinent de procéder à l'inverse, si ce n'était le fait que la méthode s'appuie sur le rapport entre « la partie et le tout » qui constitue le sens le plus simple de la production interdépendante, et la manière la plus accessible pour méditer le non-soi. L'approche par les phénomènes est plus difficile, car elle implique de comprendre le sens profond de ce que signifie « libre d'assertion », c.à.d. comment la vacuité apparaît comme la cause et l'effet ?

Un mirage qui s'élève d'une route en été du fait de la chaleur est vide d'existence intrinsèque, de même que l'écho qui se propage dans une vallée par réflexion d'une onde contre ses parois est vide de la réalité véritable d'un « objet sonore » qui se déplacerait dans un espace vide de réalité ontologique. Pourtant, les effets de ces illusions sont les produits de causes interdépendantes infaillibles...

Primo, il ne peut y avoir de relation de causalité entre ce qui, par sa nature, est « libre de cause » et ce qui est « produit de causes ». Ce qui est déterminé ne peut être engendré par ce qui est indéterminable ! Secundo, l'esprit étant vide de réalité propre ne peut en être la cause déterminante (intrinsèque, vision du Cittrāmatrā) ! Tertio, bien que la cause et l'effet soient tissés d'actes de connaissance déterministes, ces deux ne peuvent être de conscience (idéalisme pur). L'esprit est ce qui connaît, non le substrat du réel.

Entre cela qui se reflète dans un miroir et le reflet qui apparaît sur celui-ci, le lien est de « causalité forte », car le reflet est le produit de l'interdépendance des phénomènes (il n'a d'existence qu'en tant que la lumière éclaire les objets dont le miroir produit la réflexion). Or, les deux sont de simples apparences, «comme un reflet » et « comme reflet » n'ont pas (individuellement) d'existence intrinsèque, ils sont comme le reflet du reflet d'une image dans un « palais de miroirs » !

Pourtant, le phénomène revêt l'aspect d'une symétrie qui semble caractéristique de la « réalité conventionnelle ». Une cognition invalide est aussi infaillible qu'une cognition valide (1 + 1 = 0 est un résultat arithmétique aussi assurément faux que 1 + 1 = 2 est vrai !), ou formulé autrement une erreur ne peut pas ne pas avoir de cause. Si tel était le cas, la cause et l'effet ne seraient pas... infaillibles ! Et, si tout était conventionnellement susceptible d'être erroné, il ne serait pas possible d'émettre de « cognition valide » et donc de faire le moindre calcul. La nature de l'univers ne semblerait pas, alors, aussi... infailliblement mathématique ! « C'est parce que l'univers possède des symétries que les objets qu'il contient, pour respecter ces symétries, obéissent à des lois. En considérant qu'elles doivent être absolues - que changer de point de vue ou de niveau de référence doit constituer une symétrie qui n'affecte pas la réalité physique -, on déduit la présence de structures dans l'univers comme la courbure de l'espace-temps »[iv].

La vacuité reflète également une certaine symétrie au sens où il n'est pas possible d'affirmer ou d'infirmer quoi que ce soit quant à ce qui, par nature, est... libre d'assertion, hormis que réel ou irréel, vrai ou faux, existant ou non-existant ne sont « ni identiques ni différents » ou... sans discontinuité !

Il est plus paradoxal encore de penser le rapport entre les « deux vérités » sous la perspective d'un «rapport de symétrie » puisque ce qui est ultimement libre d'assertion, et donc vide de réalité ontologique, ne saurait être constitutif d'un déterminisme causal des apparences conventionnelles ! Sauf si nous concevons les phénomènes comme existant réellement, c.à.d. si nous n'avons pas encore épuré notre esprit de la « vue (substantificatrice) de l'être ». Ce n'est pas le cas dès lors que nous saisissons que la forme et le vide sont... vides de réalité ontologique et donc ultimement... sans obstruction !

C'est parce qu'ils sont vides que les phénomènes peuvent exister et donc que la vacuité peut apparaître comme la cause et l'effet. Ainsi, la production interdépendante apparaît d'autant plus infaillible à notre esprit que nous prenons conscience que la vacuité est « libre d'assertion » et, réciproquement, la vacuité apparaît d'autant plus comme la cause et l'effet à notre esprit que nous prenons conscience qu'elle est vide de réalité propre !

Le vide est forme et la forme est vide... Tant que nous ne serons pas familiarisés avec cette « vue » (c.à.d. tant que nous n'aurons pas développé la sagesse par l'épure conceptuelle et sensorielle de toute dualité), l'idée d'une symétrie entre la vacuité et la cause et l'effet nous apparaîtra incompatible, et se questionner sur la nature du monde nous plongera dans les affres de la théorisation. Ainsi, en mathématiques, « la partie peut être aussi grande que le tout (...) L'on peut additionner des quantités infinies sans augmenter leur taille, ce qui est logique, car comment pourrait-on imaginer plus grand que l'infini ? Pourtant, Cantor a prouvé qu'il existe une série infinie d'ensembles infinis de plus en plus grands[v] ».

L'impossibilité de calculer le nombre total d'éléments de tels ensembles (qui sinon ne seraient pas... infinis !) ne témoigne-t-il pas du fait que dans leurs limites les mathématiques ouvrent sur un au-delà de... toute assertion ?

S'agissant du karman, « l'ensemble des combinaisons de causes » qui produisent un fruit (blanc ou noir) est plus grand que « l'ensemble des causes » qui amènent à sa formation, lequel est plus grand que «l'ensemble de toutes nos vies » ! Du point de vue mathématique, le samsāra est un infini et sa fin est au-delà de toute assertion. Or, puisque le nirvāna est vacuité, c.à.d. inconcevable et indéfinissable en réalité ultime, il est donc... symétrique au samsāra ! Dans la vacuité, il n'y a « il n'y a ni ignorance, ni cessation de l'ignorance, ni souffrance, ni cause de la souffrance, ni cessation de la souffrance, ni voie, ni sagesse ultime, ni obtention, ni manque d'obtention » EPS. C'est donc bien parce que la vacuité est libre d'assertion que le karman est une « loi absolue » dans le référentiel de la « vérité conventionnelle » en symétrie à la « vérité ultime » !

Il n'y a aucun être animé qui passe de cette vie à suivante. Ce n'est pas non plus la vie suivante qui envahit la vie actuelle. Seulement ceci : le karma cristallise les graines de conscience qui prennent naissance dans telle ou telle sphère (...) Les éléments qui composent le cycle de la production interdépendante n'ont fondamentalement pas de soi. Ils sont comparables à l'espace vide ou à un spectacle de fantasmagorie. Mais s'il n'existe vraiment rien de réel, jamais ne se perdent les effets de nos actions bonnes et mauvaises SPR

L'infini n'est pas le seul concept dont le caractère se dissout dans le vide de toute assertion. L'on peut également citer la théorie de la relativité, qui postule que le temps s'arrête pour un objet propulsé à la vitesse de la lumière, et la théorie du Big Bang qui, outre l'origine de l'espace et du temps, pose une masse infinie dans un point de dimension nulle. Au-delà de « l'horizon des événements », les effets relativistes échappent à l'expérimentation consciente, alors que les phénomènes quantiques en sont indissociables ! Entre des infinis indéterminés et des extrêmes sans borne, la « réalité conventionnelle » ressemble à la formation d'une écume sur l'océan, vide d'existence intrinsèque, autonome et de réalité ontologique...

Considérer les « deux vérités » dans un rapport de symétrie n'a pas de fondement ontologique, ce n'est qu'un simple levier conceptuel visant à nous permettre de comprendre comment la vacuité apparaît comme la cause et l'effet.Ce faisant, la perspective confirme que les deux premières définitions de l'interdépendance(« ce qui est issu de causes » ; et « ce qui est établit en dépendance de ses propres parties ») sont relatives à la « vérité conventionnelle ».

Le sens le plus profond de l'interdépendance - « les phénomènes existent comme simple désignation sur la base de l'esprit » - s'applique à la symétrie des « deux vérités » (forme-vide versus vide-forme). Aussi déterministe que puisse apparaître la cause et l'effet, la symétrie conventionnelle est vide d'existence véritable ! Si la vacuité apparaît comme la cause et l'effet, c'est donc bien parce qu'elles sont libres d'assertion c.à.d. ... symétriques !

Pour le saisir, nous devons embrasser le vide des « deux vérités » conjointement à la saisie du vide de leur « réflexion symétrique ». Pour autant, atteindre « l'équilibre méditatif semblable à l'espace » n'est en rien irréalisable, puisque notre esprit, en sa nature, est pur comme l'espace incomposé ! Une montagne peut être gravie par plusieurs voies, comme les sῡtras et les tāntras mènent tous deux à l'Éveil. D'ailleurs, le «véhicule du diamant » (Vājrayāna) procède de la transmutation des émotions perturbatrices en sagesse (dont les ensembles sont... bijectifs !). Une symétrie reflétée par le symbolisme du vājra et les pratiques de yoga, qui consistent à visualiser l'union spirituelle de son esprit à une déité afin de devenir un « réceptacle au pouvoir d'unification », par l'épure de toute symétrie, libre d'assertion, tel l'espace sans obstruction...

Il n'est pas rare d'entendre dire pendant les enseignements du LAMRIM que « l'esprit n'est pas le corps ». Ce n'est là qu'une simple assertion ! Ni la matière ni l'esprit n'ont d'existence intrinsèque et n'ont donc pas non plus de possesseur - parler de « mon » corps ou de « mon » esprit n'a pas de sens ontologique -. Tout est vide de substance ! Ni identique (du point de vue conventionnel) ni différent (en perspective ultime de leur nature libre d'assertion). Les « trois sphères », l'objet perçu comme s'il existait là-dehors, la conscience de l'agent comme « conscience d'être conscient de le percevoir », et l'objet épistémique comme produit de sa représentation cognitive, sont sans discontinuité.

Si les choses telles que les formes physiques avaient une existence externe, nous devrions être capables de les trouver même après avoir soustrait pièce par pièce les parties composant la forme. Ce n'est pas le cas. L'objet perçu et l'esprit qui perçoit n'existent pas en tant qu'entités séparées. Ultimement, les formes physiques et les autres phénomènes ne sont rien d'autre que des aspects de l'esprit. Donc, vacuité désigne une absence de séparation substantielle entre l'esprit subjectif et l'objet perçu par cet esprit EMK-143

L'intrication entre le « non-soi » de la personne et des phénomènes est encore plus étroite lorsque l'on considère l'espace. En effet, les phénomènes ne sont pas seulement localisés dans l'espace « comme contenant », l'espace entre aussi dans leur composition, à l'instar des autres éléments de la philosophie bouddhiste tibétaine - quatre principaux (la terre, l'eau, l'air, le feu), auxquels s'ajoutent la conscience, l'espace (et le temps selon les sources) -. « L'élément terre a pour fonction de porter la graine ; l'élément eau d'humidifier la graine ; l'élément feu d'échauffer la graine ; l'élément air d'ouvrir la graine ; l'élément espace de ne pas gêner la graine ; quant au temps, il a pour fonction de transformer la graine. Sans ces conditions, la graine ne manifestera pas de germe » SD.

  • Prenez un objet comme votre smartphone en main... Voyez l'espace qui entoure votre corps, libre d'obstruction, voyez la position de l'espace occupé par votre corps, voyez l'espace qui compose l'intérieur de votre téléphone... Chacun d'eux vous apparaît distinct, séparé, comme existant en propre réellement...

  • Regardez-vous dans un miroir... Le reflet qui vous fait face est-il composé de parties ? Pouvez-vous isoler le reflet de l'espace du reflet de votre corps, ou du reflet de votre téléphone ? Observez plus attentivement encore... Maintenant que vous savez que la nature de tous les phénomènes est la vacuité, regardez ce qui apparaît sous la perspective de la « vérité ultime » en portant alternativement votre regard sur les objets et leur reflet. Voyez leur vacuité... Ne regardez pas avec vos yeux, regardez avec la sagesse qui discerne le vide de réalité inhérente ! Regardez toutes choses comme si vous pouviez voir à l'intérieur, comme si tout était « transparent » sans pour autant que l'extérieur ne s'efface... 

  • Pouvez-vous distinguer une séparation claire ou une frontière nette entre l'espace qui vous entoure et l'espace reflété, entre votre corps et son reflet, entre le téléphone que vous avez en main et son reflet tenu par votre propre reflet ? 

  • Méditez cela ! Et entraînez-vous à voir tous les phénomènes comme ni différents ni identiques... à leur reflet ! Entraînez-vous jusqu'à vous familiariser avec cette vue, c.à.d. jusqu'à ne plus pouvoir affirmer que ce qui vous apparaît... existe réellement et en même temps à ne pas pouvoir affirmer que cela... n'existe pas !

Observez et comparez avec votre expérience habituelle. Depuis des temps sans commencement, sous la « saisie du soi » de la personne et des phénomènes, les choses vous paraissent exister isolément, indépendamment, les unes des autres. De votre point de vue « inné », votre corps vous apparaît différent de l'espace qui vous entoure et des objets qui le peuplent, lesquels sont également différents en nature. Et la physique semble vous donner raison avec « le principe de localité » qui dit que deux objets ne peuvent occuper la même position en même temps !

Un principe qui ne vaut qu'à notre « échelle de réalité », car au niveau quantique du « réel physique » un objet peut exister en « superposition de phase », comme s'il n'était ni totalement matériel ni totalement immatériel, un état illustré par l'expérience de pensée du « chat de Schrödinger » à la fois... vivant et mort !

L'on notera que l'analogie a inspiré la théorie des « univers multiples » d'Everett[vi] comme solution proposée au « principe d'incertitude d'Heisenberg », qui traduit l'impossibilité de mesurer à la fois la position et la vitesse exactes de l'électron. Or, le nombre exponentiel de « réalités alternatives » produites lors de chaque bifurcation des possibles et peuplant le « multivers » constituerait un nombre infini et donc... au-delà de toute assertion ! En d'autres termes, en voulant résoudre une question scientifique qui traduit le vide de réalité ontologique de la nature sous un angle substantialiste, l'hypothèse ne fait que renvoyer... à la vacuité !

A l'opposé, l'intime conviction en l'existence inhérente du soi vous fait vous saisir comme distinct de l'espace, mais aussi du temps ! Illustration supplémentaire de l'inférence erronée de la « saisie du soi ». « La causalité ne semble pouvoir être pensée ni définie indépendamment des événements qui viennent se soumettre à elle, et en un sens l'incarnent. De là, une certaine ambiguïté de son lien avec le cours du temps considéré comme indépendant des phénomènes : malgré leur distinction, le principe de causalité vient (partiellement) les réenchevêtrer[vii] ».

C'est le piège des filets d'acier de la conception d'un soi autonome qui, dans l'épaisse noirceur de l'ignorance de leur vacuité, vous fait croire aux merveilles contaminées du samsāra, vous ensorcelle et fait dire « mon téléphone », éprouver le désir de le posséder et l'attachement de ne pas en être séparé...

  • Mais, regardez à nouveau « votre » téléphone, « votre » corps, l'espace qui « vous » entoure, et leur reflet dans le miroir... Avec l'œil de la sagesse, voyez leur vide d'existence intrinsèque ! D'abord (1), voyez au travers des apparences conventionnelles sous la vue de laquelle vous discriminez l'existence distincte de parties en regard d'un tout... Voyez les agrégats du corps et du téléphone comme s'ils étaient translucides et impalpables... Imaginez que chacun s'interpénètre avec son reflet et s'y confond telle une rémanence fantomatique...

  • Ensuite (2), au-delà de cela qui apparaît comme phénomènes pluriels dans un espace réel et de cela qui se manifeste comme reflets pluriels dans l'espace de leurs reflets, voyez leurs vides d'existence intrinsèque respective (la vacuité de votre corps, la vacuité du téléphone, la vacuité de l'espace et tout ce qu'il contient). Puis (3), au-delà de ce « pluralisme du vide », relatif à la pluralité des apparences, voyez la singularité de leur vacuité en « symétrie » dans l'épure de leur opposition jusqu'à ne plus voir leur symétrie...

  • Voyez avec l'œil de la sagesse qui connaît l'ainsité comment le vide apparaît comme la forme ! Voyez comment la pluralité des apparences se manifeste (en « superposition de phase ») à la pluralité du vide... Puis (4), voyez l'unité de la vacuité, vide de toute existence intrinsèque, qui se dissout à son tour dans le vide de réalité ontologique (« vacuité de la vacuité »), libre de toute assertion...

  • Sous l'épure cognitive et perceptuelle de tout concept (de l'un et du multiple) et de toute dualité (de l'existence et de la non-existence), forme-vide et vide-forme, sans discontinuité relative sont sans obstruction ultime ! Lorsque le champ des apparences s'ouvre sans borne, il confine sans limite au-delà de toute assertion. 

Par l'absence de nature propre des phénomènes, il est impossible de leur conférer l'être qui leur fait défaut, nous sommes en face d'une vacuité qui empêche que puisse être exprimée une affirmation de l'existence à l'égard des êtres et des choses (...) leur unique réalité est qu'ils n'en possèdent aucune, même pas celle de ne pas en avoir NDV-60

Dès lors que les notions de réalité et d'illusion, de séparation et d'union, d'identité et d'altérité ne font plus sens, comment est-ce que « je » peux encore éprouver du désir pour « mon » téléphone et souffrir d'en être séparé, « moi » qui ne suis qu'un simple nom en désignation vide d'existence inhérente et autonome ?

Depuis des temps sans commencement, par ignorance de la véritable nature du « soi » de la personne et des phénomènes, les choses vous paraissent s'inscrire dans le « cours du temps », suivant une flèche irréductible qui va du passé vers le futur sans retour possible. De votre point de vue « inné », votre corps vous paraît différent aujourd'hui de ce qu'il était il y a dix ans, trente ans ou plus...

Tout évolue plus ou moins rapidement. Des événements se produisent à chaque instant partout dans le monde, souvent inattendus mais toujours en relation à une cause. Et « le principe de causalité » en physique semble vous donner raison, du moins en perspective relativiste, car sous l'angle quantique, le lien entre la cause et l'effet se délaye jusqu'à s'évanouir - la fulgurance des particules virtuelles du le « vide quantique » gomme toute distinction entre la cause et l'effet -.

Nagarjuna l'affirme « Sans production et cessation, les choses n'existent pas : production, cessation, et choses ne sont pas indépendantes » MMK. Et ce lien est un déterminant fort que lama Tsongkhapa exprime par l'assertion « les apparences sont des productions interdépendantes infaillibles » 3AV. Or, Nagarjuna précise aussi que « puisqu'un nouvel état d'une série ne peut réellement exister, que l'état précédent ait cessé, n'ait pas cessé, ou soit en cours de cessation, une série d'existence ne peut réellement exister dans les trois temps » MMK. C'est ainsi ! La forme et vide et « la vacuité apparaît comme cause et effet » 3AV !

  • Replacez-vous devant un miroir en cachant un objet dans votre dos... Voyez cela qui se reflète et son reflet comme une analogie de la symétrie entre la « réalité conventionnelle » et la « réalite ultime ». Les objets qui vous entourent sont en nombre fini, vous pouvez même les compter... Maintenant, sortez l'objet que vous dissimulez derrière vous. Le reflet comprend-t-il dès lors un nouvel élément ?

  • Conventionnellement, le reflet est un ! De plus, le reflet dans le miroir figurant la vacuité, son unité ne comprend aucune partie et, elle-même, est vide de réalité ontologique ! Zéro est un chiffre qui entre dans des opérations arithmétiques, par opposition à ce qui est « libre d'assertion » et par définition non calculable ! Or, si « l'infini mathématique » peut être conceptualisé, il ne peut cependant pas être calculé... jusqu'à son terme ! Comment expliquer cette ambivalence ?

  • Imaginez que l'objet que vous tenez dans vos mains devant le miroir est un livre, dont le nombre de pages est... infini ! Le nombre d'histoires qu'il contient aussi, comme le nombre de caractères et de mots, etc. Vous pourrez peut-être en lire quelques milliers durant votre vie, mais jamais leur totalité. Une partie de ce livre se situe, irrémédiablement, au-delà de toute assertion, et pourtant si son reflet est apparu dans le miroir, c'est parce que vous avez... placé le livre devant ! L'on peut retracer la « chaîne de causalité » qui amène à ce moment précis. Mais, nul besoin de remonter jusqu'au Big Bang (ou si tant est un Big Bounce[viii]), pour se heurter aux limites du définissable... Regardez à nouveau le reflet. S'il apparaît, c'est en production interdépendante de causes infaillibles et pourtant sa véritable nature est... libre d'assertion ! Ce que nous appelons le « réel » n'est-il qu'un « flocon d'écume » vide produite par les vagues vides d'un océan vide !

Pas tout à fait ! Étant donné que les « trois temps » sont vides et que dans la vacuité, il n'y a ni création ni destruction, cette écume ne saurait être « produit de cause » ! C'est une cognition valide d'affirmer que vous pourriez compter les premières pages d'un livre infini (comme les premiers éléments de l'ensemble des nombres premiers), mais pas les compter en totalité, mais c'est une inférence invalide d'en déduire que ce livre existe, pour partie, réellement ! Il n'y a rien de ce qui apparaît (en vérité conventionnelle) comme phénomène et se manifeste comme événement, en regard d'une relation de causalité forte (relativement à sa désignation à l'esprit) qui possède une existence intrinsèque, véritable (autonome), et dont la nature serait ontologique. C'est parce que la forme est vide que la vacuité apparaît comme la cause et l'effet... infaillible !

Dans l'analogie de « l'hôtel infini », utilisée pour illustrer la théorie des « infinis de Cantor », la porte d'entrée de l'hôtel est figurée comme point de départ, sur la base de « l'ensemble des entiers naturels » commençant à un. Il s'agit là d'une description conventionnelle ! Dans un puzzle infini, il n'y pas qu'un seul élément plus près du bord, du centre ou des bords opposés ! Dans un ensemble infini, il y a un nombre infini de pièces qui entourent chacune des pièces infinies du puzzle !

Toutefois, a contrario d'un cercle infini qui n'a pas de point de départ et peut être parcouru indifféremment dans les deux sens (à notre échelle), la « production interdépendante » suit la direction relativiste de la «flèche du temps » de sorte que les vies que nous avons vécu dans le samsāra s'enchaînent dans un ordre (karmique) précis. De plus, si elles n'ont pas de commencement, elles ne forment pas un ensemble infini puisqu'elles ont une fin, le nirvāna...

En vérité, ce ne sont donc pas seulement les pages d'un livre infini que vous ne pouvez compter, le maillon original de la « chaîne de coproduction conditionnée » que vous ne pouvez trouver, ce qu'il y avait avant l'espace et le temps que vous ne pouvez situer dans l'espace et le temps, la lumière au-delà de « l'horizon des événements » d'un trou noir que vous ne pouvez percevoir, la vitesse de l'électron dont la position est connue que vous ne pouvez connaître, c'est cela même qui apparaît, « ici et maintenant », en production interdépendante de causes et d'effets infaillibles à la désignation par l'esprit (le «moment présent » où vous avez conscience de l'espace à l'intérieur de vos agrégats, et de leur localisation dans l'espace comme contenant), dont il n'est pas, ultimement, possible de dire que cela « existe ou n'existe pas », « est réel ou irréel », « vrai ou faux », car la nature est en toutes choses (visibles et invisibles) libre d'assertion !

Celui qui voit la production interdépendante telle qu'elle - ni produite ni manifestée, ni créée ni composée, sans contenu ni substance, vide, dépourvue de soi - ne se demande plus :

Étais-je moi dans le passé ou n'étais-je pas moi ? Serai-je moi à l'avenir ou ne serai-je pas moi ?

Qu'est-ce que ceci ?

D'où viennent ces êtres animés ?

Où iront-ils après leur mort ? SPR-82

Voyez tout ce qui apparaît comme phénomène « sous forme d'espace » et tout ce qui se manifeste comme événement « sous forme de temps » comme un reflet en « symétrie » de leur nature vide d'existence intrinsèque. Dans cet espace vide d'existence véritable, où étendue, profondeur et localité ne sont qu'apparences, dans ce temps vide d'existence réelle, où durée, séquentialité et direction, ne sont qu'illusions, où rien n'a de réalité ontologique y compris la nature libre d'assertion de ce qui n'a d'existence qu'en tant que simple désignation sur la base de l'esprit, il n'y a pas de place pour le « soi » de la personne comme « existant premier » (inhérent) et d'autre place comme « existant second » (conventionnel) qu'en tant que cognition invalide basée sur la croyance erronée dans l'existence inhérente des agrégats de l'observateur, dont l'esprit, les actes et leurs objets sont vides !

Lorsque s'établit l'équilibre méditatif des deux réalités (conventionnelle et ultime) telle la « symétrie du vājra », l'esprit s'abstrait du voile de la dualité à l'épure cognitive (conceptuelle et perceptuelle) des « vues extrêmes » (de l'éternalisme et du nihilisme). Lorsque la vue de la production interdépendante et la vue de la vacuité fusionnent dans l'union vide de réalité ontologique de l'ainsité - où la forme est sans discontinuité au vide et où le vide est sans discontinuité à la forme -, l'esprit atteint alors au cœur de l'ainsité...

Lorsque la vue des apparences de l'espace et du temps en production infaillible de la cause et de l'effet («l'infini nombrable » des premières pages du livre infini), ne fait pas obstacle à la vue de leur vacuité (« l'infini indénombrable »), et que la vacuité libre d'assertion ne fait pas obstacle à la vue de la cause et de l'effet, l'ainsité du vide-forme et de la forme-vide apparaît sans obstruction...

De l'analyse de l'espace vide à l'analyse du soi des phénomènes, dans un mouvement de la pensée qui va sans discontinuité de l'objet à son abstraction, de la vue de la production infaillible à la vue de la vacuité libre d'assertion, dans un élan de la conscience qui va sans obstruction de la forme-vide au vide-forme, l'esprit s'établit alors en « équilibre méditatif » au-delà de toute dissymétrie et par-delà l'union de toute symétrie...

Sachant que l'esprit n'a ni fin ni milieu, on ne perçoit aucune identité de l'esprit. Ce que l'esprit réalise ainsi complètement, il le réalise comme étant vide. En réalisant cela, la véritable identité, c'est-à-dire l'aspect de l'esprit, n'est pas perçue ultimement. Quand une personne, à l'aide de la sagesse, ne voit ultimement aucune identité dans aucun phénomène, elle n'entreprendra plus d'analyse (...) Lorsque l'objet n'existe pas, ses caractéristiques n'existent pas davantage. Comment donc pourrait-on les examiner ? » EMK-146

A la pointe vide de l'aiguille vide de l'instant présent vide, sur le front d'onde de l'écume de l'ici et maintenant vide, dans l'indivisibilité du sujet à l'objet, le simple vide balaie toute assertion de finitude et d'éternité, de réalité et d'illusion, quant à l'existence et la non existence, à l'être et au « soi », et « détruit entièrement tout point de focalisation » 3AV. 

Dès lors, ceci apparaissant, cela ne nous saisit plus !


Namasté

Tashi delek

བཀྲ་ཤིས་བདེ་ལེགས།



Références :

3AV : Les trois aspects de la voie, Lama Tsongkhapa https://www.centreparamita.org/?navig=/Boutique/Sadhanas 

CCE : Comment les choses existent ? Lama Thoubtèn Zopa Rinpoché https://archive.org/details/CommentLesChosesExistent/page/n1 

EMK : Les étapes de la méditation, commentaires de Sa Sainteté le Dalaï Lama sur le texte de Kamalasīla https://livresbouddhistes.com/2018/06/26/le-dalai-lama-les-etapes-de-la-meditation-commentaire-de-sa-saintete-sur-le-texte-de-kamalasila/  

EPS : L'essence de la perfection de la sagesse (« le soutra du cœur ») - Sadhana n°18 https://www.centreparamita.org/?navig=/Boutique/Sadhanas 

EVM : Entrée dans la voie médiane, le Madhyamakavatara de CHANDRAKIRTI https://www.siddharthasintent.org/assets/pubs/MadhyamakavataraFrancaisDJKR.pdf 

MMK : Mūla Madhyamaka Kārikā, Les versets du milieu, Nāgārjuna https://btr2010.files.wordpress.com/2014/04/versets-du-milieu-nagarjuna.pdf 

SD : Soûtra du diamant et autres soûtras de la Voie Médiane, Patrick Carré https://www.decitre.fr/livres/soutra-du-diamant-et-autres-soutras-de-la-voie-mediane-9782213609157.html 

SU-NAG : Archives de l'Encyclopédie de philosophie de Stanford https://plato.stanford.edu/archives/fall2021/entries/nagarjuna/ 

TUA : Tout l'univers dans un atome https://www.decitre.fr/livres/tout-l-univers-dans-un-atome-9782221106518.html 


Bay [i] https://theconversation.com/lesprit-est-il-une-machine-predictive-introduction-a-la-theorie-du-cerveau-bayesien-173707 

[ii] https://fr.wikipedia.org/wiki/Faux_positif 

NTVT [ii]i https://www.nationalgeographic.fr/sciences/nouvelle-theorie-sur-les-origines-de-la-vie-sur-terre 

[iii] https://www.techno-science.net/actualite/theorie-trou-noir-son-horizon-evenements-elephant-N3362.html 

[iv] https://www.youtube.com/watch?v=PqZyHgm6o-c 

[v] Sur la route de l'infini https://www.youtube.com/watch?v=o79bss3Hc60&t=69s 

[vi] Théorie d'Everett https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_d%27Everett 

[vii] De la causalité, aspects philosophiques et physiques https://www.youtube.com/watch?v=jOTPrM8Y0XI 

[viii] Vivons-nous dans un trou-noir ? https://www.youtube.com/watch?v=liMycl-WioQ