I.96 – La voie du milieu
Deux moines se querelleraient à propos d'un drapeau. C'est le drapeau qui bouge, affirme le premier. Non, c'est le vent qui bouge, rétorque le second. Leur lama passant par-là coupa court. Ce n'est ni le vent, ni le drapeau... C'est votre esprit qui bouge !
La clé de l'extinction de ces catégories n'est plus d'ordre logique mais yogique (...) Quand la pensée intentionnelle cesse de se mouvoir en quête d'un aliment, la chose sur laquelle on cherche à mettre un nom cesse aussi. La vraie nature des choses est sans production, sans destruction, comme le nirvāṇa IPT-231
A l'appui du « principe de raison suffisante », sur la base des seules données captées par les «consciences sensorielles », la perception ordinaire témoigne que cela ne peut se produire ou arriver «sans qu'il y ait une cause, ou une raison déterminante, qui puisse rendre raison a priori de pourquoi cela est existant plutôt que non existant, et pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre façon[i] ».
Que cette cause soit ici le pouvoir propre du drapeau, celui du vent ou de l'esprit, la perception ne dit rien, par elle-même, du caractère de ces hypothèses (de leur fausseté ou de leur véracité), elle n'infère rien non plus, d'elle-même, quant à l'existence ou la nature de ce qu'elle saisit. Elle exprime simplement un « acte de connaissance sensoriel momentané », basique et primaire, le drapeau flotte...
A la vue de la forme du drapeau, de ses couleurs, des motifs et des écritures qui y sont inscrites, la conscience ordinaire établit une relation d'appartenance entre l'objet et ses caractéristiques à l'appui du « principe d'identité » qui énonce qu'une chose « est ce qu'elle est » (A est A) et pas autre chose (A n'est pas B). Cette distinction entre cela qui est perçu et sa perception (sans que le premier n'ait à se penser « sujet »), telle la droite en regard de la gauche, nous inspire en creux l'idée de « nature ». Le drapeau est le drapeau...
Et cet énoncé a en lui-même un caractère substantialiste. Les aspects du drapeau semblent implicitement lui appartenir en propre, comme notre apparence nous être exclusive, présupposés d'un « existant premier», intrinsèque. La nature du drapeau... « Quelle que soit notre philosophie, dès lors qu'il s'agit de notre vécu quotidien, nous sommes tous persuadés de notre réalité simple, substantielle et, pour ainsi dire, incréée : tel un petit dieu né de soi-même (svayaṃbhū) » IPT-247.
Selon la philosophie bouddhiste, cette « saisie du soi » de la personne qui surgit à la « vue de l'ensemble périssable » de notre corps, est innée, ancrée dans notre esprit depuis « des temps sans commencement». L'enfant ne la manifeste pas spontanément et ne se reconnaît pas dans le miroir avant l'âge de trois ans parce que son cerveau n'est pas suffisamment développé. L'évolution de la perception chez l'enfant est édifiante. A un certain stade, si on lui montre des objets puis qu'on les cache, c'est comme s'ils cessaient d'exister ! Mais, lorsque la notion de « permanence » est acquise, elle conditionne la conception qu'il a du monde et de lui-même comme caractéristique de leur nature[ii].
Dès que la « saisie du soi » émerge comme perspective subjectiviste de la conscience-sujet - par effet relativiste de la vue de son objet épistémique dans le courant des « actes de connaissance momentanés » constitutifs de la conscience d'être soi -, elle étend son emprise totale sur l'esprit. A son tour, la perception de l'identité de nature des phénomènes prend alors appui sur le « principe de contradiction », lequel énonce comme étant « impossible que le même attribut appartienne et n'appartienne pas tout à la fois au même sujet, et sous le même rapport. Il est impossible d'être et de ne pas être tout à la fois » IPT-206.
La raison en infère le « concept d'identité », le « soi philosophique » dans une perspective dualiste comme une réalité nouménale, immanente, transcendante, « la substance, l'être en soi, la nature intrinsèque ; l'ātman sujet de l'expérience-action-fruition ; la matière dont une chose est faite ; l'instrumental ; à partir de son fond propre ; l'être d'un être ; ce qui fait qu'il est ce qu'il est » IPT-252.
Dès lors que le « soi » est pensé comme essence, les caractères de sa « saisie phénoménologique » (unitaire, permanent et autonome) se trouvent consolidés par le complément logique du « principe de contradiction » qui l'accompagne et le sous-tend, le « principe du tiers exclu » - hérité de la scolastique médiévale -. « On ne peut ni parler ni penser sans postuler l'unité de la dénomination et sa stabilité. Ce qui fonde l'unité de signification, c'est l'unité d'essence, le ce que c'est de chaque chose séparément des autres, sa quiddité » IPT-209.
Et la logique (classique) achève alors (dans la tradition de la pensée grecque, et des courants de l'hindouisme) de cimenter la simple perception, abstraite de toute présomption quant à la nature de cela qui est perçu, par le postulat de la substance. « Le principe ontologique d'identité, non exprimé explicitement par Aristote, sous-tend en filigrane l'énoncé du principe de contradiction (...) sa démonstration est solidaire d'une métaphysique de la quiddité, expression savante d'une croyance commune qui est la croyance aux choses » IPT-212.
Or, la preuve irréfutable du « principe de contradiction » n'a jamais été établie (et ne peut l'être !), ce qui fait que l'enchaînement des principes à rebours ne repose sur rien d'autre que sur une perception commune tout en étant... contradictoire ! L'un voit un drapeau mu par le vent là où l'autre le voit bouger tout seul ! «Aristote ne l'a pas démontré, fût-ce par l'absurde. Ceux qui ne veulent se rendre qu'à la contrainte d'une réfutation exigent l'impossible (...) pareil aux axiomes, ce principe est une sorte de contrat (...) "axiomatique de la communication", norme indivisiblement logique, ontologique, anthropologique, raccourci logique d'une ontologie, métaphysique de l'homme vivant dans la cité » IPT-212.
La logique classique aristotélicienne - la pensée brahmanique partage la même inspiration -, qui repose sur le postulat philosophico-métaphysique d'une ontologie de l'être, achève de sédimenter l'édifice énonciateur d'une pensée conceptualisatrice tutorée autour de la « saisie (innée) du soi » qui, en excluant la médiane, nous assujettis au dilemme. « Il n'est pas possible qu'il y ait un intermédiaire entre des énoncés contradictoires, il faut nécessairement soit affirmer, soit nier, un prédicat (...) de deux propositions contradictoires, l'une est vraie, l'autre est fausse. Elles ne peuvent être ni vraies à la fois, ni fausses à la fois » IPT-207.
Le drapeau bouge pour une raison... ou pour une autre !
- Nous sommes dans une impasse ! Emportés par les forts courants des « quatre grandes rivières » - la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort -, notre situation existentielle est comparable à celle d'un navire perdu au milieu de l'océan, dirigé par le gouvernail de la « saisie (innée) du soi », tantôt capitaine d'un vaisseau en quête de trésor, merveilles et plaisirs du samsāra dont nous ignorons le caractère contaminé, tantôt esclave d'une galère par rétribution de nos émotions perturbatrices, réduit en servitude par les chaînes karmiques de nos actes, agités par les tempêtes de l'adversité et de la souffrance, ballottés depuis des temps sans commencement sur l'océan du samsāra...
- Notre embarcation est la pensée conceptuelle, dont la formulation est inspirée par la perception de la « saisie (innée) du soi », forgée de croyances captieuses, modelée de postulats substantialistes, rivée de principes ontiques (de raison suffisante, d'identité, de contradiction, de tiers exclu...), soudée de catégories a priori (l'espace et le temps), plaquée de désignations identitaires (« je », « moi »), enduite d'émotions perturbatrices (« mon, mien »), dirigée par la barre du dilemme qui ne nous laisse pas le choix quant à notre direction, ni de la manière dont nous pouvons naviguer pour atteindre notre destination...
C'est en prenant appui sur deux vérités que les Buddha(s) enseignent la Loi, d'une part la vérité conventionnelle et mondaine, d'autre part la vérité de sens ultime. Ceux qui ne discernent pas la ligne de partage entre ces deux vérités, ceux-là ne discernent pas la réalité profonde qui est dans la doctrine des Buddha(s) IPT-43
Cette situation n'est toutefois pas une fatalité. Arrive un jour, au cours de l'une de nos innombrables vies où, récoltant les fruits de nos actions vertueuses passées, nous obtenons « la précieuse vie humaine ». En suivant les enseignements du Bouddha avec une confiance éclairée dans le Dharma et une authentique motivation, il nous est alors possible de cheminer vers le bonheur de l'Éveil.
Sur le chemin du Mahāyāna, nous découvrons que la logique de la philosophie bouddhiste, en particulier de l'école Mādhyamaka Prāsangika (plus précisément chez Nāgārjuna) est aux antipodes de la logique aristotélicienne. Plus qu'un instrument dialectique dont la fonction est la connaissance de la vérité, c'est une méthode de libération de l'esprit voilé par l'ignorance qui vise la déconstruction par l'épure de la pensée conceptualisatrice, réductionniste, dualiste. « Toute la machine logico dialectique [nāgārjunienne] fonctionne en vue du nirvāṇa. La logique n'y est pas séparable de la dialectique, pas davantage de la sotériologie. L'éristique est l'écorce. Sous l'écorce le fruit. Un fruit qui n'est pas lui-même un fruit et ne porte plus de fruits » IPT-270.
Son procédé, Nāgārjuna l'a exercé dans le champ du débat rhétorique en plaçant ses adversaires face à leurs propres contradictions : « montrez-moi/démontrez-moi : montrez-moi ce dont vous parlez, et démontrez-moi votre énoncé » IPT-220. Sa logique s'appuie sur le tétralemme (« tétra quatre et lemme proposition » PT), les deux premières figures étant constitutives du dilemme :
- l'affirmation ou la thèse, « A est vrai » (c'est le drapeau qui flotte) ;
- la négation ou l'antithèse, « A est faux » (c'est le vent qui le fait bouger) ;
- le syllemme ou l'affirmation de la thèse et de l'antithèse, « les deux sont vrais » (c'est à la fois le drapeau et le vent qui le meuvent) ;
- le tétralemme ou la négation simultanée de la thèse et de l'antithèse, « les deux sont faux » (ce n'est ni le drapeau, ni le vent qui se meuvent).
Le tétralemme [nāgārjunien], forme achevée de logique auto-abolitive, est une totalité constituante reconnaissant comme vraie toute affirmation, toute négation, toute non-affirmation et toute non-négation, et incluant également la possibilité qu'une proposition soit tout à la fois vraie et fausse en même temps, proprement insoutenable pour la logique aristotélicienne NDV-66
La dernière phrase du koan (« c'est votre esprit qui bouge ») laisse suggérer une troisième option que la logique classique du tiers exclu interdit par ailleurs sans toutefois évacuer le dilemme, et non sans le renforcer à l'appui du principe de contradiction... Or, ce n'est rien de moins qu'à la dissolution des contraires à laquelle nous invite Nāgārjuna ! Lorsque l'interdépendance conditionnée de la droite et de la gauche révèle leur simplicité d'existence relative, le concept d'identité disparaît à leur vacuité. La « réalité du milieu » se dissout pareillement ! « Chez Nāgārjuna la vacuité fonctionne comme une méthode de réfutation et d'évacuation polémique ; c'est essentiellement un moyen de réduction à l'absurde. Implicitement au moins, l'École du Milieu connaît une logique à trois entrées (vrai, faux, absurde). S'il y a une chose qui peut nous empêcher de la comprendre, c'est le principe du tiers exclu avec sa double obligation. Ici, au contraire, c'est la thèse et l'antithèse qui se trouvent finalement exclues » IPT-131.
Toutefois, la logique nagārjunienne ne vise pas à amener l'esprit à admettre comme vraie la quatrième proposition du tétralemme (laquelle correspondrait à la « vérité ultime »), mais à dépasser y compris sa propre instrumentalité en réfutant l'attribution de toute affirmation, et de toute négation (et de leur négation...) relative à la nature véritable des phénomènes, de sorte à réaliser au final que « tout est vrai, non vrai, vrai et non vrai, ni vrai ni non vrai » NDV-66.
Ce point est essentiel. La « voie du milieu » est celle de la vacuité, de fait... libre de toute assertion ! Rappelez-vous l'aphorisme de Lama Tsongkapa selon lequel « les apparences sont des productions interdépendantes infaillibles et la vacuité est libre de toute assertion », elle est elle-même produite... en dépendance de l'esprit et conséquemment, ultimement, libre d'assertion !
En apparence aux antipodes (Aristote concevant les phénomènes sur la base de la croyance en la réalité ontologique de l'être, Nāgārjuna en en faisant de simples désignations de la production interdépendante dont la nature est vide d'existence intrinsèque), les deux logiques reflètent les « deux vérités », conventionnelle et ultime. Pendant l'une de l'autre, la logique nāgārjunienne transparaît à travers la logique aristotélicienne par la mise en évidence de la « vacuité propositionnelle », laquelle annule le caractère réaliste du dilemme.
Lorsque sous la clarté de la sagesse, leur ontologie se révèle vide, être et non-être ne sont plus alors vus comme extrêmes (éternalisme versus nihilisme), et dès lors se dissipe toute raison de les penser incompatibles ! Lorsque apparaît le vide d'existence intrinsèque du drapeau, du vent et de l'esprit, il n'y a plus lieu d'opposer ce qui est par nature ultimement sans discontinuité !
Si le dilemme aristotélicien est faux sur le plan de la réalité ultime, il n'en est pas moins « valide » sur le plan de la réalité conventionnelle, nonobstant la précaution, s'agissant de l'énoncé de ses principes (en particulier celui du tiers exclu) d'ajouter la préposition « comme » : « de deux propositions contradictoires, l'une [apparaît comme] vraie, l'autre [apparaît comme] fausse. Elles ne peuvent [apparaître] ni [comme] vraies à la fois, ni [comme] fausses à la fois » IPT-207.
Autrement dit, du point de vue conventionnel tout apparaît sous la forme de la cause et l'effet infaillible « soit comme vrai, soit comme faux », alors que du point de vue ultime... tout est à la fois vrai, non vrai, « vrai et non vrai, ni vrai ni non vrai » NDV-66. Ce que reflète le propos de Lama Tsongkapa. « Lorsque ces deux n'alternent pas, mais sont simultanées et que la simple vision de l'infaillibilité de la production interdépendante détruit avec certitude tout mode d'appréhension de l'objet l'analyse qui a trait à la vue est complète. » 3AV.
C'est une « inférence invalide » d'affirmer que les choses possèdent une essence autonome en vérité ultime. Nous le croyons parce que notre esprit est voilé par la « saisie du soi » et érigeons sa conception (philosophique) en essence, sous-tendu par le postulat de son haeccéité (aséité, identité singulière, démonstrative, de chacun à soi-même ou essence, bhāva). Or, la production interdépendante ne disparaît pas à l'esprit des arya bodhisattvas qui ont réalisé la vacuité ! « Les causes et les effets de tous les phénomènes dans le samsāra et au-delà sont infaillibles » 3AV. Simplement, il ne peut rien être affirmé (ni infirmé) comme étant « vrai » ou « non vrai » sur le plan ultime. « Les choses produites en relation sont vides de nature propre (...) Ce qui naît de causes ne naît pas en réalité » NDV-24.
La logique nagārjunienne vise à abolir (par la sagesse qui réalise que la nature des phénomènes n'est « ni être ni non être ») toute opposition entre les prédicats posés comme principes par la logique classique, à dissoudre toute incompatibilité (par la compréhension qu'elle n'est non plus ni « être et non-être »), mais aussi toute complémentarité (par la réalisation de la « production interdépendante » dont la conditionnée relative est, elle-même, vide de nature propre). « La Voie du Milieu consiste à mettre en lumière l'impossibilité d'asseoir un jugement exact au sujet des phénomènes, car la complémentarité des contraires interdit qu'il puisse validement s'exprimer une opinion juste bâtie sur une position fragmentaire : « La vacuité se démontre par la relativité des contraires, qui n'existent que les uns par les autres, comme construction illusoire de l'esprit. D'où l'on ne peut que conclure à l'inexistence réelle des choses » NDV-36.
Il n'y a donc pas d'alternative à la logique du dilemme qui nous contraigne à choisir entre l'être et le non-être. Il serait absurde de considérer comme tel le « piège aporétique visant à faire de cette absence de substance, de ce non-soi, de cette non-substance, une essence » NDV-24, car ce serait nous enferrer davantage dans « les filets d'acier » de l'incompatibilité des contraires de l'étau de la souffrance desquels nous cherchons à nous échapper !
Il n'y a donc pas plus, ultimement, d'objet en mouvement (le drapeau qui bouge) qu'il n'y a de mouvement qui apparaît comme objet (le vent qui bouge le drapeau). Les deux n'ont d'existence que relativement l'un à l'autre et... relativement à l'esprit qui en énonce le dilemme sur la base du « principe d'identité », lequel esprit est lui aussi vide d'existence substantielle et ontique !
C'est dans la « méditation analytique », dont la logique vise à réfuter l'existence du « soi » de la personne et des phénomènes, que le tétralemme nagārjunien exerce pleinement sa vocation sotérologique. Dans cet exercice, qui est une forme de dialogue socratique avec soi-même - en tant que nous sommes notre «propre ennemi » ou en l'occurrence adversaire, qui sous l'emprise de la « saisie (innée) du soi » imputons notre réalité substantielle sur la base de la vue de nos agrégats, plus particulièrement notre corps -, il s'agit d'analyser chacun des caractères sous lesquels le « soi » apparaît (unitaire ou entier, permanent ou constant, indépendant ou autonome) en regard des skandhas avec la même logique de questionnement : « montre-le-moi, démontre-le-moi » !
S'il y a des essences (bhāva), des natures simples ou des êtres en soi (svabhāva), alors montrez-les moi. Sinon, ce pourrait bien être des généralités prises pour des singularités : êtres de raison, universaux, et autres idoles conceptuelles. Ces entités (bhāva) que vous alléguez, déclare Nāgārjuna à ses adversaires, il vous faut les trouver. Sinon, c'est controuvé (na vidyate, « inexistence de fait ») IPT-254
L'équation est simple et s'articule sur le dilemme, ce qui n'est pas surprenant, car pour passer par-dessus la barrière de la conception ontologique, il faut s'appuyer sur « la vérité conventionnelle », en l'occurrence le principe du tiers exclu : « Il n'y a, pour un être supposé, que deux manières de le considérer : soit en lui-même, soit par rapport à un autre. Entre ces deux manières d'être, intrinsèque ou extrinsèque, aséité [caractère de ce qui est possède une existence en soi] ou mise en relation [versus l'altérité], l'adversaire doit choisir... » IPT-234.
Autrement dit, nous devons démontrer que si le « soi de la personne » existe, il ne peut être que soit identique à nos agrégats (de par ses caractères, lesquels définissent son aséité), soit différent (auquel cas, son existence et sa nature se conçoivent indépendamment). « Hormis être en soi et être par rapport à un autre [être], comment y aura-t-il être tout court ? Car c'est [seulement] s'il y a être en soi ou être par rapport à un autre qu'un être est possible » IPT-234.
Lorsqu'il se manifeste, sous le coup de l'émotion ou de la critique, d'une manière d'autant plus intense que l'événement qui le déclenche est saisissant, le « soi » nous apparaît « unitaire » (un, constant, autonome). «Bien que ce qu'on appelle le "Je" ou le "moi" soit en réalité simplement imputé sur la base des agrégats, il n'apparaît pas ainsi à l'esprit et plutôt comme réellement établi » EVE-359.
Selon Isaac Asimov, l'histoire est un « jeu de perspectives » entre les faits mis en avant par ceux qui la racontent et les faits occultés par ceux qui la font. Voyons donc ce qui cache véritablement derrière la phénoménologie du « soi » ...
- Le « je » nous apparaît unique comme un reflet dans un miroir alors que sa base est composite, faite d'organes, de chair, de sang et de phlegmes, eux-mêmes composés de cellules, de molécules et d'atomes. De ce fait, l'agrégat du corps est semblable à un « nuage de points » qui, telle une nuée d'oiseaux ou un ban de poissons, se déplacent ensemble de manière coordonnée, évoluant de concert en essayant de conserver leur isomorphisme. L'apparente unité et indépendance de cet organisme est une illusion, car chaque point minuscule qui la compose dépend pour exister des points qui l'entourent, lesquels sont dépendant de la coordination et de l'équilibre instable de l'ensemble.
- Cette apparente unité n'est qu'un artifice que l'emploi du mot « corps » vient substantifier et renforcer par le caractère identitaire de sa désignation. « Ce sont des mots et rien de plus. Ce qui règne et permet le mouvement de la vie, c'est l'universelle absence d'aséité (...) les choses ne peuvent pas être séparées du cours des choses (...) Tout ce qui vient à l'existence est produit par un concours de conditions. Rien ne surgit ex nihilo, mais en contrepartie à, en fonction de » IPT-256.
- De cet examen (que l'on peut parfaire dans le détail de ses moindres recoins), il ressort que le « soi» de la personne n'est pas identique à l'agrégat du corps. Le même raisonnement s'applique aux autres agrégats lesquels, tels des fleuves, sont formés de courants « d'actes de connaissances momentanés » constitués de « sensations », « discriminations », « formations (karmiques) », «perceptions sensorielles », et « cognitions mentales ».
- Ainsi, l'apparente unité, continuité, et autonomie du « soi » ne se trouve nulle part dans les cinq agrégats (dont le nombre à lui seul n'offre pas de correspondance à sa saisie), lesquels se révèlent dans leur pluralité, discontinuité et interdépendance structurelle et constitutive.
Qu'en est-il de l'existence extrinsèque du « soi » ? N'a-t-on jamais vu une image apparaître dans un miroir sans rien qui ne s'y reflète ? Autrement dit, comment le « soi » peut-il exister indépendamment des agrégats, posséder des attributs qui lui soient spécifiques, une aséité qui lui soit propre ?
Pousse et semence n'ont pas de naissance réelle, puisqu'elles ne sont que la transformation d'états végétaux antérieurs, pas de disparition non plus, puisque leur disparition apparente concorde avec l'apparition d'autres semences et pousses ; pas d'éternité, puisqu'elles sont en perpétuel devenir ; pas de devenir réel, puisqu'elles tournent dans le même cycle ; pas d'unité, puisqu'elles ne cessent de se subdiviser en graines et pousses nouvelles, et pas de pluralité réelle, puisque la même espèce originelle les englobe NDV-30
Pouvez-vous imaginer ce que serait votre conscience du monde si tous vos sens cessaient spontanément de vous en transmettre la perception (et votre cerveau d'en élaborer la représentation mentale), et si vous oubliez simultanément ce à quoi il ressemble !
Les aveugles de naissance ne rêvent pas en images[iii]...
Nous inférons le « soi » à la vue (ou à la perception non visuelle, proprioceptive) de nos agrégats. Si un objet ou un véhicule surgissent subitement d'un angle mort, qu'un chien aboie ou que quelqu'un explose soudain de colère, l'effet de surprise nous fera, presque à coup sûr, sursauter. Il est toutefois plus rare qu'un tel événement survienne... lors d'une méditation ! Sans déclencheur sensoriel (externe ou interne), comment éprouver cette « saisie du soi » ?
Si nous n'avions pas de « base » de récepteurs sensoriels, c.à.d. un corps, susceptible de ressenti des sensoriels, pourrions-nous avoir la « saisie du soi » ?
Puisque l'esprit sous sa forme de « Claire Lumière » survit à la disparition du corps tout en conservant l'empreinte de son ignorance quant à sa véritable nature (la croyance dans le « soi »), nous pourrions être tenté par l'affirmative. Toutefois, « le corps n'est pas l'esprit » est... une assertion conventionnelle ! De par leur nature, vide d'existence intrinsèque, corps et esprit sont non duels (ni identiques ni différents), et donc ultimement... sans discontinuité ! D'autre part, même si l'empreinte du « soi » reste gravée dans notre «continuum de conscience » tant que nous n'en avons pas réalisé la vacuité, il n'en demeure pas moins nécessaire de disposer d'un récepteur (les cinq agrégats) pour en éprouver la saisie !
Curieusement, nous conférons la même crédibilité (si ce n'est plus grande...) aux expériences que nous vivons lorsqu'elles sont décohérées de substrat, comme le rêve, les états profonds des dhyāna du « sans-forme » de la méditation... Dans nos rêves, nous évoluons dans un monde onirique issu de notre imagination et de notre inconscient, et éprouvons diverses sensations comme si nous étions éveillés, alors que nous n'avons pas de « corps physique » susceptible de nous faire ressentir de telles expériences. Et pourtant, elles nous paraissent vraies !
Nous n'en disons pas moins de ce que nous vivons à l'état éveillé, et pourtant, c'est tout aussi surprenant ! Réfléchissez-y avec la sagesse qui comprend la vacuité... Tout ce que vous voyez, tous les phénomènes que vous percevez, dont vous faites l'expérience infaillible à chaque instant sont, ultimement, vides de réalité propre, autonome et indépendante !
Dès lors, comment pouvez-vous affirmer que ce que vous vivez à cet instant est réel et vrai ? Démontrez-le, montrez-le ! La vacuité « libre d'assertion » signifie qu'il n'est pas possible d'affirmer la véracité de vos expériences, ni par ailleurs de l'infirmer ! Entendons-nous bien sur ce point, car il est important pour comprendre la « saisie du soi ». Que l'intime conviction instillée par le vécu de vos expériences ne soit pas la preuve de la réalité (substantielle et intrinsèque) de leur objet ne signifie aucunement que... vous n'en faites pas l'expérience !
Un philosophe demanda au Bouddha :
- Sans mot et sans absence de mots, peux-tu me dire la vérité ?
Le Bouddha garda le silence. Alors le philosophe s'inclina respectueusement et remercia le Bouddha :
- Par ta compassion j'ai dissipé mes illusions et j'ai atteint la vraie voie.
Plus tard, Ananda demanda au Bouddha ce que le philosophe avait atteint. Le Bouddha répondit :
- La seule ombre d'un fouet fait galoper un bon cheval BSP-22
Ne perdez jamais de vue les « deux vérités », conventionnelle (la manifestation sous laquelle les phénomènes vous apparaissent, modalités sous lesquelles vous faites « l'expérience de la matérialité ») versus ultime (leur nature véritable). Ce qu'il faut comprendre ici, c'est que la perception n'est pas constitutive d'une « raison suffisante » ! Ce n'est pas parce que vous faites l'expérience d'une chose que cela prouve sa réalité ontique ! Nous sommes des êtres ordinaires et notre esprit est voilé par l'ignorance. De fait, ce que nous percevons est le reflet d'une cognition captieuse ! Formulé autrement, la manière dont les phénomènes nous apparaissent n'est pas... la manière dont ils existent !
Il peut être difficile d'entendre (ce d'autant plus que l'impact de l'expérience est fort, comme les expériences de « morts imminentes[iv] »), que ce que nous avons vécu... n'existe pas réellement de la manière... exacte dont cea nous est... apparu et dont nous en avons fait... l'expérience ! Nul besoin de chercher loin. Regardez simplement autour de nous en pensant au six catégories d'être du samsāra qui perçoivent l'eau, l'une comme liquide (les humains), comme du sang (les êtres avides), ou encore comme du nectar (les dieux) !
Les apparences que nous percevons n'ont, en réalité, pas d'existence en soi. Elles sont la production de notre propre esprit, production déformée par les conditionnements issus de notre karma. Ces conditionnements agissent au niveau du "potentiel de conscience" et conduisent à expérimenter la manifestation comme séparée de nous, solide, réelle en soi, et cause d'innombrables souffrances PEDS
Voyez vos perceptions comme des voiles qu'il s'agit de purifier aux fins de réaliser la vacuité. Pour cela, il ne suffit pas seulement d'interroger vos conceptions, mais aussi de questionner vos expériences, d'examiner analytiquement vos perceptions - tant « cela qui est perçu est cela qui peut être conçu » -, et plus particulièrement la « saisie du soi », qui sur la base de la vue (perception) de nos agrégats affirme en raison suffisante, « je (me) pense donc je suis » !
Ne vous arrêtez jamais d'analyser la manière dont votre esprit fonctionne et la façon dont vous percevez les choses - et faites confiance dans les maîtres spirituels authentiques pour savoir comment, où et quoi regarder -, jusqu'à réaliser l'épure conceptuelle (et perceptuelle) de toute assertion. « Un esprit libre de ces conditionnements est un esprit pur, dans lequel se manifestent les apparences pures, dénuées de matérialité, hors de la dualité sujet-objet, sans la marque des perturbations internes et de la souffrance » PEDS-18.
En résumé, ni identique, ni différent des agrégats, l'existence supposée du « soi » est contradictoire du point de vue de la logique aristotélicienne (en violation du « principe de contradiction », car il est «impossible que le même attribut appartienne et n'appartienne pas tout à la fois au même sujet, et sous le même rapport » IPT-206), et absurde... du point de vue nāgārjunien !
La perception de l'ensemble périssable ne constitue pas une « raison suffisante » pour admettre son existence. Le « soi » est na vidyate, « inexistence de fait » ! Et puisque ni le « principe de contradiction » ni « le principe du tiers exclu » ne peuvent le sauver, son énoncé est logiquement incohérent. Le « soi » est également nopapadyate, « impossibilité de fait ou de raison » !
Une autre manière de dire la même chose à l'envers. C'est d'instituer une contre-épreuve négative, démonstration par l'absurde qu'aucune chose ne tire son être de son propre fonds (svabhāva). Si l'on considère un être en faisant abstraction de son processus de production et des conditions qui le relient aux autres, alors il se donne comme existant. Mais vient-on à rétablir ce processus et ces liens, alors l'être en question s'évanouit sous l'acuité du regard(vipaśyanā) IPT-256
La logique nāgārjunienne, ablative de l'assertion de l'existence intrinsèque et extrinsèque du « soi de la personne », permet ainsi d'établir la démonstration que le « soi » est absent de toute réalité relative et ultime. Il est une « perception invalide » qui se différencie de la vacuité en tant que celle-ci se définit comme vraie et vide de nature intrinsèque, autonome et ontologique des phénomènes.
La vacuité n'est : ni une « impossibilité logique ou rationnelle » (na yujyate), car la validité de la vérité conventionnelle se pense en rapport à la validité de la vérité ultime (comme prédicat non dualiste de la forme-vide et du vide-forme) ; ni une « impossibilité de fait ou de raison » (nopapadyate), car la vacuité se pense comme antidote à l'erreur substantialiste qu'elle vise à corriger ; ni une « inexistence de fait » (na vidyate), car c'est parce que les phénomènes sont vides d'existence intrinsèque, autonome et de réalité ontologique qu'ils apparaissent à l'expérience comme production interdépendante !
Toutefois, il ne suffit pas seulement de déconstruire la substantialité du « soi » par le raisonnement pour se libérer de son emprise, il faut encore le redéfinir par un énoncé non équivoque de toute notion «d'identité», de principe et de concept (y compris en creux du « tiers exclu ») aux fins d'en évacuer totalement l'idée de notre esprit. Il est curieux de continuer à employer les mots « JE » ou « MOI » pour qualifier ce que la méditation analytique conclu au final... à l'inexistence ! La logique ne peut être totalement ablative de son objet si la désignation ne l'est pas également ! Démontrez-moi et montrez-moi... Parler de « non-soi », c'est encore faire une assertion qui, bien que négative de l'objet réfuté, suggère en filigrane... son aséité sous-jacente !
- Pensez à la manière dont nous parlons des choses... Imaginez une belle après-midi de printemps. Le soleil brille dans le ciel et vous réchauffe de la chaleur de ses rayons. Vous marchez les pieds nus dans l'herbe verte... Il vous paraît naturel de parler ainsi de cette forme de végétation distinctive, rase, aux tiges molles et légères, flottant sous le vent et se courbant sous vos pas, qui à certains endroits recouvre le sol en abondance en lui donnant cette couleur verte caractéristique...
Pourquoi ne pas dire « cette couleur verte désignée par le mot herbe » ? La formulation inverse le sujet et l'attribut, lequel devient substantif - « Qui exprime la substance, l'existence ou un être ayant une existence propre ; ce qui existe essentiellement » CNRTL -, tandis que le nom devient sa « qualité ».
Certes, l'on ne peut pas plus trouver de « substrat réel » dans la couleur verte que « d'existence véritable » dans l'herbe, ce qui ne nous empêche pas d'être prudent quant à la manière de manier les mots, car de par sa construction, la phraséologie sous-tend l'aséité et la mauvaise attribution du « sujet » induit en erreur quant au sens véritable. L'on ne réalise pas « LA » vacuité comme substance, mais la vacuité des phénomènes en tant qu'elle qualifie leur nature véritable qui est vide d'existence substantielle ! « Le mot vide peut être l'attribut d'un énoncé, jamais son sujet. Ce n'est pas le sujet de la prédication bouddhique, c'est son prédicat : on dénonce le vide de, on n'énonce pas le vide (...) de nature propre, et juste le temps nécessaire pour la réfutation du plein » IPT-132.
Surtout, s'agissant du dilemme entre « être ou non-être » (être en soi ou être par rapport à un autre ; ni identique aux agrégats ni différents), le risque est de tomber dans le piège aporétique d'y voir l'option rejetée par le « tiers exclu » !
Certes, la logique nāgārjunienne évacue l'erreur de la substantialité des attributs et de leur appartenance au sujet comme inhérente à sa nature. Si les modalités sous lesquelles nous faisons « l'expérience de la matérialité » étaient réellement constitutives des objets, ils n'en perdraient jamais les qualités ! Si la douleur était inhérente à l'objet qui la cause, elle ne pourrait pas être induite (par stimulation cérébrale directe) en l'absence de cet objet, et il ne serait pas possible d'en bloquer les récepteurs par voie médicamenteuse... Il est tout à fait concevable d'imaginer une « suggestion hypnotique » qui insensibilise au goût du piment ou qui l'intervertisse avec celui du tofu ! Il y a bien une « base », sans quoi il ne pourrait y avoir interdépendance entre les phénomènes, mais elle n'est pas réelle et intrinsèque, seulement conventionnelle et de désignation !
Si tant est que nous puissions verrouiller la formulation afin d'éviter de laisser s'y glisser une suggestion substantialiste (parler de « l'inexistence du soi » plutôt que du non-soi), l'on se retrouve toujours confronté aux limites du langage, comme « cette chose nommée herbe, d'aspect « verte », mot désignant une couleur ». Outre de complexifier le dialogue, cette phraséologie met en relief le « paradoxe de la perception » qui nous masque ce qu'elle nous donne à percevoir...
Partout règne l'absence de nature propre. Quand on y regarde de près, tous les noms sont négatifs ; le langage, notre code de désignation des choses, est un vaste système d'exclusion réciproque. Nulle part on ne trouve d'identité ontologique, seulement des identités différentielles IPT-131
Comment dire ce qui « est » réellement puisque libre d'assertion ? Puisque tous les phénomènes sont dépourvus de nature propre, il est impossible de trouver le mot exact qui en traduise l'ontologie, hormis de dire... qu'elle est vide ! Chaque mot renvoie indéfiniment à d'autres mots dans une course sans fin pour tenter de dire l'indicible. « Il y a une infinition dans toute définition » IPT-262, un in(dé)fini à la fois « définit comme infini » et « indéfini comme tel » ...
Ce que nos « consciences sensorielles » nous donnent à percevoir est tronqué, nous voyons l'unité là où il y a pluralité, la constance là où règne l'impermanence, la totalité dans l'interdépendance. La perception travestit la nature des phénomènes en : donnant l'apparence de l'un au multiple (le sujet au premier plan occulte ce qui est au loin) ; en créant l'illusion d'un objet qui se meut à partir d'un mouvement (le vent qui bouge le drapeau) ; en gommant les coutures du vêtement des apparences (occultant la conjonction des causes et des conditions conditionnées sous l'apparence de phénomènes autonomes).
L'arbre ne fait pas que masquer la forêt. Ce n'est pas qu'une simple désignation mise pour décrire «l'ensemble des arbres ». En en faisant le sujet de l'énoncé, il acquiert par substantification la qualité d'une chose en-soi ! « J'ai rêvé cette nuit ». La formulation se veut affirmative de l'existence entitaire d'une conscience-témoin, unitaire, autonome et persistante, qui assiste à un spectacle onirique et en fait le récit à son réveil. Or, à l'instar du nuage de particules interconnectées constitutifs de l'agrégat de notre corps, le rêve est un « état de conscience » qui reflète l'orientation et le mouvement particulier, instable et fugitif, des « actes de connaissance momentanées » constitutifs du flux de la conscience. Pour les neurosciences, «pendant les phases de sommeil profond, nos neurones se synchronisent. Aucun rythme ne peut surgir, donc aucune conscience ne peut naître. Nous n'avons plus ni identité, ni personnalité. Ma conscience naît d'une certaine interaction entre neurones. Une interaction différente me plonge dans le monde des rêves où fait disparaître ma conscience. Au réveil, quand les neurones reprennent leur rythme [asynchrone], j'ai à nouveau conscience de moi[v] ».
Comme un fleuve qui n'est jamais le même d'un instant à l'autre, ce « moi » n'a rien d'entitaire. « Je » ne suis déjà plus le même qu'au micro instant précédent, de sorte que le « je » qui a rêvé cette nuit n'est pas, au sens strict... le même que le « je » qui en fait le récit, lequel a changé au cours de cette phrase ! C'est une illusion phénoménologique qui nous fait croire en la constante du « moi », et c'est une illusion également - par l'effet relativiste de l'aperception de son « objet épistémique » dans le courant des actes de connaissance - qui nous donne l'impression d'être le témoin de notre propre existence !
Rien ne dure qu'un instant (sarvaṃ kṣaṇikam), tout se renouvelle d'instant en instant IPT-109
Celui qui déguste [les fruits de l'acte] n'est pas autre que l'auteur de l'acte, il n'est pas non plus celui-là même, à proprement parler IPT-251
La perception nous faire croire que chaque nom est un alias pour désigner une chose réelle, que sous la pointe de l'iceberg se trouve la substance même de cette chose, que derrière le sujet réside le verbe, que derrière ses attributs se cache le « possesseur de l'être ». Ce ne sont rien d'autre que des mots vides de substance, un décor vide d'existence intrinsèque, une « croûte de sel » qui recouvre le vide d'une réalité ontologique hallucinée !
« Drapeau » n'est qu'un simple nom qui flotte sous le vent de la désignation de l'esprit...
Tel l'art japonais du Kintsugi qui, en soulignant les lignes de fracture, met en évidence le caractère composite, impermanent et interdépendant des objets, la sagesse qui réalise la véritable nature des phénomènes révèle le subterfuge de l'unité, détruit l'illusion de la permanence et rétablit la vision de la «production interdépendante » en révélant comment la vacuité, libre d'assertion, apparaît comme la cause et l'effet infaillible. Elle met ainsi en relief « la ligne de partage entre ces deux vérités (...) ligne invisible entre les contraires, Voie médiane où le réel se dévoile dans sa nature paradoxale et insaisissable » NDV-52.
L'esprit des êtres ordinaires est voilé d'ignorance, cause de toutes souffrances. Plus qu'un voile, c'est la toile du cinéma intérieur (d'un « théâtre cartésien ») sur laquelle est projetée la représentation du réel. De fait, plus que de constituer le produit de l'ignorance, la perception en est... l'instrument !
Dans un orchestre, chacun des instrumentistes doit jouer de concert avec tous les autres, sinon c'est la cacophonie. Louper une note, jouer faux, rater un accord, tout cela engendre une dysharmonie, « si les neurones s'écoutent mutuellement, il se dégage un rythme complexe, chacun joue individuellement et collectivement (...) c'est cette interaction complexe qui fait naître l'expérience de la conscience de soi. La conscience est une performance de notre cerveau » [vi].
Si l'on ne peut pas tricher avec la musique, il est possible de nous faire entendre... ce que l'on veut ! Il arrive régulièrement que notre perception ait des ratés, telles les « illusions d'optiques » (lorsque le cerveau hésite entre deux options : creux ou relief ?), mais la plupart du temps, nous ne sommes même pas conscients... que l'image que nous avons du monde est un artifice ! Par orgueil, nous pourrions croire (dans une approche matérialiste) que l'expérience de la conscience surgit d'une activité élaborée, émergeante à partir d'un certain niveau de complexité (il faut bien ça pour expliquer notre caractère unique !). Et si, plus humblement, nous considérions la possibilité inverse, c.à.d. que dans le prolongement du subterfuge de la perception, la conscience émerge... d'une simplification croissante ?
Autant que notre perception, notre langage a été forgé par la « saisie (innée) du soi », par la subduction de la chose à son énoncé (le mot fait objet), par la substantification du nommé (le dire de l'être devenant son aséité) !
Nous voyons les choses d'une manière si différenciée et distincte les unes des autres que l'occultation de leur interdépendance nous amène paradoxalement à nous demander, s'agissant de la cause et de l'effet, quels liens unissent l'agent à ses actes et à leur objet ? Lesquelles relations élémentaires conditionnées sont dénoncées par Nāgārjuna comme vides d'existence substantielle. « Tant qu'un phénomène n'est pas né, la cessation du précédent est impossible, et si la condition précédente a cessé, la condition suivante ne peut apparaître » MMK.
Si la logique nāgārjunienne est ablative de toute pensée conceptualisatrice de l'identité et de l'aséité par la déconstruction de la logique classique, c'est en dépassant y compris son outil, le tétralemme. Que l'on procède à l'identique avec le langage et il s'ensuit qu'un énoncé ablatif de son énoncé entraîne... sa propre dissolution ! S'arrêter à une formulation qui neutralise le substantif (parler de « l'inexistence du soi » plutôt que du « non-soi ») est insuffisant pour accéder à la réalisation du sens de l'aphorisme « la vacuité est libre d'assertion ». Conjointement à la sagesse ablative de l'agent, de ses actes et de son objet, la réalisation de la vacuité des « trois sphères » doit entraîner à la dissolution philologique... du sujet, du verbe et du complément d'objet direct de leur énoncé !
L'interdépendance s'exprime singulièrement dans le kyudo, l'art du tir à l'arc zen, où les relations entre les «objets » perçus par l'esprit ordinaire se lisent comme mouvement dans l'état de concentration méditative. « Le kyudo est une voie de réalisation dont l'outil est l'arc et la flèche. On arrive à un degré de concentration qui fait que l'arc, c'est le prolongement de soi, la flèche le prolongement de l'arc, et la cible [qui s'entend au sens « intérieur »] le prolongement de la flèche[vii] ».
La perception est un paradoxe qui nous donne à percevoir une illusion présentée comme la réalité, mais en établissant la vérité... sa dénonciation n'en est pas un ! Lorsqu'une illusion d'optique est levée, son leurre perd alors tout pouvoir de nous affecter. Nous voyons l'illusion sans en être victime... Dévoiler le subterfuge de la perception, et conséquemment celui de la conscience, entraînerait sa dissolution concomitante (nous cesserions alors automatiquement d'être conscient !) ... du moins si les choses possédaient une substance, ce qui n'est pas le cas !
Réaliser la vacuité par la « perception yogique directe », ce n'est donc pas acquérir la connaissance ontologique de la substance d'un « non-être », laquelle constituerait la nature véritable, ultime, de toutes choses (y compris de notre esprit), c'est corriger l'erreur (et de fait abolir l'ignorance) de la « saisie (innée) d'un soi » (de la personne et des phénomènes), laquelle nous donne à percevoir/avoir conscience des choses, en les conceptualisant et les nommant à l'aide d'une logique et d'un langage substantialistes, comme si elles étaient effectivement dotées d'une existence intrinsèque, autonome et ontique !
Vue sous le même angle, qu'il s'agisse d'une image en deux dimensions ou d'un objet en trois dimensions, une spirale nous apparaît... toujours identique ! En mathématiques, lorsque nous savons pourquoi nous avons fait une erreur de calcul, celle-ci ne disparaît pas, mais nous pouvons l'éviter ! Lorsque que nous comprenons que tout est « libre d'assertion », ultimement sans discontinuité ni obstruction de la forme au vide et du vide à la forme, il nous faut encore percevoir que dans la vacuité, il n'y a rien qui puisse être dit cesser puisqu'il n'y a rien qui ne puisse être dit avoir eu un début, y compris l'ignorance !
Tout ce qui vient à l'existence en contrepartie [d'autre chose] n'est point, de ce fait, exactement identique à cette chose. Mais n'en est pas non plus différent. C'est pourquoi [la chose en question] n'est ni anéantie ni éternelle IPT-254
La réalisation de la vacuité implique non seulement de dépasser l'erreur de croire en la réalité ontologique des phénomènes mais, une fois compris l'existence du conventionnel comme « simple désignation par l'esprit », de lâcher-prise sur la volonté de nommer cette vérité, car elle est vide de toute substance ! « Les purs Mādhyamika Prāsaṅgika pratiquent la réfutation pure et simple sans contrepartie positive. Nāgārjuna ne se croit nullement obligé d'endosser la contradictoire de l'hypothèse qu'il vient de congédier. Après avoir montré l'inconsistance de l'énoncé qu'il vient de ruiner, il se tait (...) nous invite à faire retraite dans le noble silence, lequel est le dernier mot des choses (paramārtha) » IPT-226.
C'est là que s'opère la bifurcation radicale avec la logique aristotélicienne où le dilemme dualiste sous-tend en filigrane une troisième hypothèse (substantialiste) à laquelle fait barrage le « principe du tiers exclu», sans toutefois écarter le piège aporétique de la croyance en l'ontologie de la vacuité... « Cette attitude [le silence] n'est pas à interpréter au niveau des assertions comme un constat d'indécidabilité, mais au niveau du questionnement comme comportant trois cas ou éventualités. A côté du vrai et du faux, une absence de réponse si la question est dénuée de sens. Il y a alors non-lieu, arrêt de la procédure, ce qui correspond dans le cadre d'une dispute dialectique au sanskrit śūnyatā » IPT-226.
La vacuité n'est pas indicible parce que son existant est intraduisible en quelque langage que ce soit, ni inconcevable parce qu'elle serait un pur néant. La vacuité est au-delà de toute thèse propositionnelle. Aucun mot, aucun symbole, aucune forme, aucun langage, aucune mathématique, ne peut mettre en équation... ce qui ne peut faire l'objet d'aucune assertion !
Chez Nāgārjuna la vacuité fonctionne comme une méthode de réfutation ; c'est essentiellement un moyen de réduction à l'absurde (...) Ce serait un contresens mortel que d'interpréter la vacuité comme un principe ontologique, de confondre vide (śūnya) et inexistence (abhāva), et de croire que les purs Mādhyamika ont construit une ontologie, même négative IPT-132
« Libre d'assertion » signifie qu'il n'est pas possible d'affirmer quoi que ce soit quant à la nature véritable des phénomènes, ni d'infirmer quoi que ce soit quant à leur apparence conventionnelle, sous les termes de définitions positives ou négatives. La cessation de toute pensée conceptuelle coïncide ainsi avec la cessation de tout énoncé et de toute désignation ! « Face à une telle carence ontologique, il ne peut y avoir ni affirmation ni négation, exprimées à l'encontre de n'importe quel phénomène ou sujet. Mais si ni affirmation ni négation ne sont possibles, alors, par cette même et identique impossibilité, toute affirmation et toute négation sont également autorisées » NDV-66.
La vacuité ne se lit pas « entre les lignes » comme alternative entre l'identité et l'altérité. Dire que la vacuité ne se définit « ni comme être, ni comme non-être, ni comme les deux, ni comme aucun des deux est encore... une approche assertive ! Ce qui est « libre d'assertion » ne peut être conçu par aucun concept ni exprimé par aucune proposition, sans que cette indécidabilité ne recouvre un en-soi. Sans renoncer à l'instrument de la pensée, l'on ne pourra jamais sortir de l'erreur. Le silence ne produit pas de fausse note...
« Ni identique, ni différent des agrégats » n'est ni une essence, ni un néant pensé comme essence. C'est le résultat d'un raisonnement qui conclut à l'absurdité de l'énoncé du soi (nopapadyate) ! Entre « ni pensée ni non-pensée », la vacuité est le silence libre d'assertion quant à la nature des choses et aux mots qui la désignent. « La vacuité n'est pas une rhétorique réifiée du néant (...) vide de tout concept, elle ne s'attache à aucun point de vue au sujet de ce qui ne se pense pas, rejetant toute conception particulière elle n'en possède aucune » NDV-13.
La « voie du milieu » est au carrefour du tétralemme nāgārjunien, là où la croisée des chemins (ni être, ni non-être, ni être et non-être, ni être ni non-être) ouvre sur l'absence et la non absence de chemin ! La vacuité n'est pas la capitulation de la pensée qui, au constat de son impuissance, se tait devant l'indécidable. Elle n'est pas l'abandon du connaissable à la vue de l'inconcevable. Ni pensée ni non-pensée, la « voie du milieu » est la saisie de l'ainsité, libre d'assertion, car ablative de toute conclusion. « C'est parce que les énoncés de son adversaire se révèlent contradictoires, s'autoannulent, que Nāgārjuna constate leur nullité du prétendu sujet de ces énoncés : na vidyate. Le raisonnement débouche donc sur une évacuation et la vacuité (śūnyatā) n'est rien d'autre que cette évacuation. La vacuité, c'est le fait d'échapper à tous les points de vue » IPT-131.
La « voie du milieu » est un chemin et, en même temps, n'est pas un chemin, une porte sans porte, un centre sans centre ! C'est la voie à suivre pour se rendre compte qu'il n'y a ultimement pas de voie, que le monde n'est pas un territoire sur lequel la pensée peut tracer des routes accédant à sa connaissance, car tout est vide d'existence intrinsèque, autonome et ontologique.
Ce n'est pas le monde qui est fait de chemins, c'est l'esprit qui est le chemin !
Il n'y a pas de fleuve à franchir ni d'océan à traverser, pas de pont ou de radeau à construire pour atteindre l'autre rive. Et dès lors que droite et gauche sont vides, leur centre relatif l'est aussi ! Lorsque l'esprit s'arrête de conceptualiser, d'émettre des assertions, de débattre des contraires et de leurs incompatibilités, il peut alors s'établir en paix dans la vacuité où il n'y a « ni obtention ni manque d'obtention, ni sagesse ni absence de sagesse » EPS.
Koan signifie qu'il faut deux parties pour que la vérité se manifeste (...) Seule la réalité profonde de l'instant où est posée la question est manifeste (...) Seule l'expérience de la réalité peut permettre au disciple de donner la bonne réponse (...)
Soit notre intellect essaie de se vouloir brillant et cherche à répondre, soit nous utilisons ce dialogue d'esprit à esprit avec le maître en recevant juste la plus grande mansuétude de l'instant présent, pour laisser la réponse naître d'elle-même, qui ne peut être que l'ainsité (...)
Le Koan aide l'esprit à s'installer dans l'éphémère, à cette vérité qui est juste ainsi, qui apparaît et disparaît sans cesse [1]
- Sous l'emprise de la « saisie du soi », les phénomènes nous apparaissent comme existant de leur propre côté de manière indépendante. Mais, lorsque l'obscurité dualiste se dissout à la lumière de la vacuité, elle révèle l'interdépendance de l'archer, de l'arc, de la flèche et de la cible.
- Et puisque l'espace et le temps sont vides de réalité ontologique, que l'archer, l'arc et la flèche, et la cible (les «trois sphères » de l'agent, ses actes et son objet) sont vides d'existence intrinsèque, il devient évident qu'il ne peut réellement exister un archer qui tire une véritable flèche à l'aide d'un vrai arc, laquelle flèche ne peut se déplacer dans un espace vide pendant un instant vide vers une cible vide, autrement que comme... une production interdépendante infaillible dont la vacuité est libre d'assertion !
A mesure de la traversée du samsāra en quête de « l'autre rive » (le nirvāṇa), les phénomènes se révèlent vides de réalité ontologique à la sagesse qui réalise la vacuité - leur « soi » est na vidyate inexistence de fait, nopapadyate impossibilité de fait ou de raison -. Sous la logique auto-ablative du tétralemme Nagārjunien, la nature de l'océan, du radeau et du rameur se révèlent sans discontinuité de l'objet à sa perception, sans obstruction de la forme au vide, sans contradiction de l'être au non-être, sans incompatibilité de l'existence à la non-existence, sans assertion y compris quant à la nature de cette assertion elle-même !
Ainsi, lorsque le navigateur pose le pied sur l'autre rive, son radeau se dissout et aussitôt l'océan disparaît ! Il n'y a plus alors « ni objet, ni acte, ni agent » (ni sujet, ni verbe, ni complément), « ni pensée ni non-pensée». Dès lors, comment affirmer ou infirmer qu'il y a bien eu traversée et abordage sur « l'autre rive», que c'est la fin du samsāra et le début du nirvāṇa ?
En présence d'un lama
tibétain, maître spirituel authentique, dans l'écoute attentive et la réception
méditative de son enseignement, en-deçà de la transmission par les mots, se
perçoit une énergie claire et lumineuse qu'à certains instants de grande
émulation l'on pressent remonter jusqu'au Bouddha Sakyamuni. Le bouddhisme se
distingue des religions, d'une part en cela que la transmission du Dharma n'est
pas le fait d'un prophète terrestre messager d'un dieu immanent, mais l'acte
d'un éveillé omniscient dont l'enseignement s'inscrit dans une « lignée ».
Cette « lignée de transmission historique » apparaît à l'esprit dualiste comme une succession d'éveillés (bouddhas, bodhisattvas et grands maîtres), qui vécurent à des époques différentes, complètent et éclaircirent l'enseignement du Bouddha Sakyamuni (380-420) : Nāgārjuna (480-560), Padmasambhava (717-762), Atisha (982-1054), Lama Tsongkhapa (1357-1419). Ce dernier apparu à une période où le sens profond de l'enseignement du Bouddha Sakyamuni avait dégénéré. A l'instar de Nāgārjuna, Lama Tsongkhapa en rétablit la compréhension véritable.
Cependant, du point de vue ultime, il n'y a pas de différence fondamentale. Tous les Bouddhas sont les émanations d'une même nature qui est « une ». « Les Bouddhas manifestés sont multiples, mais dans leur essence, ils sont un (...) le Dharmakaya (corps absolu d'un Bouddha) qui n'est pas différent du corps d'absolu d'un autre Bouddha, résultat de leur cheminement [viii] ». Il est important de préciser que du fait de la vacuité de cette même nature (« libre d'assertion »), il n'est pas possible d'affirmer ni d'infirmer l'existence différenciée, inhérente et autonome de « l'Un » et du « Tout » ! Sans discontinuité est une expression qui convient plus justement à qualifier leur relativité vide.
Sa Sainteté [le Dalaï-Lama] est considérée comme l'incarnation actuelle des treize précédents Dalaï Lamas, manifestations d'Avalokiteshvara (...) le soixante-quatorzième d'une lignée qui remonte à un garçon brahmane qui vivait à l'époque de Bouddha Shakyamuni.
On me demande souvent si je crois vraiment à cela. La réponse n'est pas simple à donner. Mais quand je considère mon expérience au cours de cette vie présente, et compte tenu de mes croyances bouddhistes, je n'ai aucune difficulté à accepter que je sois spirituellement connecté à la fois aux treize précédents Dalaï Lamas, à Chenrezig et au Buddha lui-même.
Cheminer vers l'éveil, Sa Sainteté le Dalaï-Lama
Ainsi différenciés en leurs manifestations, des maîtres réalisés aux Bouddhas en passant par les bodhisattvas, tous constituent à des degrés divers de réalisation spirituelle le même « continuum de vérité», invisible à l'esprit ordinaire voilé par l'ignorance. « Lama Tsongkhapa a émané sous de nombreuses formes à travers le temps (...) [lui] Padmasambhava et Atisha sont un seul et même Être. On dit aussi que Lama Tsongkhapa est une incarnation de Nagarjuna[ix] ».
Un mala est constitué de perles servant à compter le nombre de récitations de mantras. « Un en lui-même», il n'est pourtant rien sans leur réunion, reflet de l'interdépendance et constitutive de son objet. Si les perles figurent les Bouddhas, le fil qui les relient représente la transmission du Dharma. Outre de participer à l'édification de la foi confiante (éclairée) du pratiquant dans les maîtres, l'intuition entraperçoit que les qualités et les vertus de chaque « incarnation historique » participent de la même nature sous-jacente, y compris l'omniscience !
Il faut pour cela prendre du recul... Nous
vivons à une époque historiquement éloignée de celles où vécurent de tels
maîtres et éveillés, mais puisque la nature du temps
est vide de réalité ontologique, sans véritable passé, présent et
futur, en sommes-nous si « distants » ? Puisqu'il n'y a, ultimement, ni chemin ni
agent qui parcourt le chemin, la clairvoyance d'un lama, maître spirituel
authentique, lui appartient en propre... sans ultimement de discontinuité
(autre que relative) à l'omniscience de l'état de Bouddha, au continuum duquel sa
nature participe. « C'est l'esprit de sagesse
du maître qui nous est transmis à travers la déité- laquelle est la
manifestation de notre énergie éveillée, vide et lumineuse - qui fait écho à
notre véritable nature, et c'est ainsi que celle-ci va pouvoir se révéler [x] ».
Du point de vue du chemin qui mène vers l'Éveil, en raison de la dualité dans laquelle se meut pour le moment notre pensée, ces divinités apparaissent comme extérieures à notre esprit, comme une expression des bouddhas pour nous aider dans notre progression.
Du point de vue du résultat, c.à.d. une fois que l'on a soi-même pleinement réalisé la nature de l'esprit, les divinités n'apparaissent plus comme extérieures, mais comme une manifestation du Corps absolu, au-delà de la dualité, de toute notion de « moi » et autre », Corps absolu dans lequel s'est fondu notre esprit EDS
La racine de nos souffrances vient de la croyance erronée de la manière dont les choses sont véritablement. Pour réaliser que leur véritable nature est la vacuité d'existence ontologique, il nous faut analyser pourquoi les phénomènes ne nous apparaissent pas ainsi, mais sous la saisie d'un « soi » unitaire et autonome. Or, pour pouvoir effectuer cette « méditation analytique », qui nous permet de voir les choses telles qu'elles sont (Vipāssyana), il nous faut pouvoir garder notre esprit fixé sur son objet avec clarté et stabilité, ce qui implique de développer une familiarisation laquelle s'acquière par la pratique du « Calme mental » consistant en une méditation de concentration et d'équanimité sur un point (samādhi).
Supposez que vous ayez pour profession, joaillier, et que vous vouliez connaître la pureté d'un diamant. Pour cela, vous devez l'examiner avec minutie, une opération qui exige une bonne capacité de concentration. Si vous êtes atteint de tremblements (comme la maladie de Parkinson), il vous sera impossible de tenir la pierre entre vos doigts avec la stabilité nécessaire pour pouvoir procéder à son examen ! Si votre main est ferme, mais qu'à l'opposé votre vue est déficiente, affectée d'un trouble oculaire, vous ne pourrez pas en voir les détails avec suffisamment de précision pour juger de ses qualités. Pour analyser la nature des phénomènes, il vous faut acquérir à la fois la stabilité et la clarté !
Pour être capable de développer ces qualités, vous devez vous entraîner. Même si les sens du joaillier sont pleinement opérationnels, avant de pouvoir repérer les impuretés dans les pierres, il doit développer une acuité visuelle et perceptive. C'est seulement en nous habituant à fixer attentivement notre objet de méditation qu'il nous sera possible de développer une habileté progressive à l'exercice.
La méditation de « calme mental » vise à développer la concentration, laquelle consiste en la capacité de garder l'esprit fixé sur l'objet mental de son choix, lequel demeure présent dans son champ de conscience avec clarté et stabilité. La « méditation analytique » y applique l'acuité mentale d'une analyse qui vise à s'abstraire du raisonnement logique et du langage pour atteindre à la réalisation de la connaissance de la nature véritable de son objet, libre de toute assertion.
Ce caractère analytique se comprend comme l'application de la pensée réflexive, utilisant les rouages de la logique, appliquée à la rationalisation de son objet, la différence est qu'elle se pratique dans la posture de Vairocana (ou du vajra). Du moins au départ, car la finalité de la méditation analytique est la réalisation de la vacuité, laquelle implique de dépasser... la pensée rationnelle (et y compris le langage qui, par construction, substantifie son objet), à laquelle le méditant atteint par l'union du « Calme mental » (authentique) et de la « Vision supérieure ».
Il s'agit donc d'atteindre un état de « concentration analytique », c.à.d. une concentration abstraite de tout « point de focalisation », couplée à une analytique abstraite de toute pensée (point de toute activité d'analyse) ! Le décrire, c'est comme d'essayer de décrire la vacuité « libre d'assertion », laquelle sous-entend que même s'il était possible d'épuiser l'énoncé de la somme infinie de tous les infinis, « libre d'assertion » restera encore... inconcevable et indicible ! Pour saisir la vacuité, il faut accepter de renoncer (positivement) à exprimer ce qui ne peut être exprimé, ce qui n'exclut toutefois pas d'en esquisser l'intuition... Mais, peut-il vraiment y avoir une analytique non conceptuelle et non philologique au-delà de l'arrêt de la pensée rationnelle ou s'agit-il là aussi d'une illusion ?
- Imaginez une table recouverte d'une très fine couche de poussière ou de farine, au repos, totalement immobile. Au-dessus, l'air est pur et les rayons de la lumière du matin se réfléchissent sur sa surface d'un blanc immaculé. Imaginez que vous donnez un coup brusque sous la table. Les vibrations de l'impact font s'envoler la poussière qui parsème l'air d'une légère brume vaporeuse, pendant un long moment avant de se redéposer lentement sur le sol...
- Imaginez un avion dont le vol suit une succession de crêtes et de creux. Pendant les phases d'ascension, la gravité règne, mais lors des phases de « chute libre », tout ce qui n'est pas attaché à l'intérieur flotte en apesanteur ! Imaginez pareillement, des objets en suspension dans l'air, flottant librement, puis la gravité comme subitement rétablie qui les fait retomber d'un seul coup vers le sol !
- Imaginez également un ballon que vous plongez dans l'eau jusqu'au fond puis que vous relâchez soudain. Sous la poussée d'Archimède, le ballon remonte aussitôt à la surface, voir s'élève de quelques centimètres avant de retomber... Songez à l'instar à ce qui se passe lorsqu'un parachutiste déclenche l'ouverture de son parachute et... semble remonter de plusieurs mètres d'un seul coup !
De prime abord, il n'y a là rien de surprenant. Aucun de ces phénomènes ne se produit « de son propre pouvoir », la poussière ne s'élève pas dans l'air par elle-même ! Tous ces effets sont issus de causes clairement identifiées. Dès lors que l'on relâche le ballon, la pression exercée produit une poussée ascensionnelle qui le propulse vers le haut. Le problème réside dans la relation de l'effet à la cause dans l'espace qui subordonne le temps, ce qui se produit à l'instant « T » déterminant ce qui va se produire à l'instant « T + 1 » quelque part dans le monde.
En affirmant, « l'on ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve », Héraclite faisait l'éloge de l'impermanence. Mais, il posait également que l'espace est le lit à l'intérieur duquel coule le fleuve du temps. Une cause locale peut avoir un effet global, comme « l'effet papillon » (métaphore de la théorie du chaos), mais quelle que soit la cause, celle-ci prend toujours appui et se déploie corrélativement dans l'espace. Il n'existe pas de phénomène qui ne se déroule « dans le temps » sans adopter une forme, occuper ou participer de l'espace. Si l'espace n'existait pas, il ne se produirait aucun phénomène dans le temps, du moins en apparence...
Car, si l'on analyse avec la sagesse qui comprend la vacuité, l'espace se révèle un phénomène incomposé (et conséquemment non-né). « L'espace n'existe pas parce qu'il n'a pas de caractère spécifique (...) l'espace n'est qu'un nom sans aucune réalité » TGSV-394. Si l'on ne peut pas se baigner « deux fois dans (l'espace) du même fleuve », c'est parce que... cet espace n'existe pas réellement ! Dès lors, comment ce qui se passe à l'instant présent, à cet endroit, peut-il déterminer ce qui va se passer à l'instant suivant s'il n'y a... nul « ici » où se produire ?
L'on en revient à la relation intrinsèque entre l'espace et le temps. Il ne peut y avoir d'événement qui ne survienne « quelque part ». On ne peut se baigner deux fois au même endroit dans le même fleuve, car l'impermanence implique que ce n'est jamais le même fleuve d'un instant à l'autre, mais l'on se baigne toujours par définition dans « l'espace de ses eaux » ! Outre ce paradoxe, « l'instant présent » recouvre-t-il une quelconque forme de réalité ? « Le présent semble coincé entre le passé et le futur, mais le présent passe tout le temps, donc si le présent n'existe pas, comme peut-on vivre dans "l'instant présent" ?[xi] ».
Un événement ne se produit pas sans cause, et sa disparition n'est pas la condition pour que son effet survienne. Mais, l'instant pendant lequel se produit l'effet n'est plus le même que l'instant pendant lequel s'est produite la cause... La disparition de « l'instant présent » est nécessaire pour que « l'instant suivant» devienne à son tour présent et que la cause produise un effet - sans qu'elles occupent pour autant le même espace (car ce n'est jamais le même fleuve), ni qu'elles puissent coexister au « même instant » à l'instar des particules virtuelles du vide quantique qui disparaissent aussitôt leur apparition ! - « Si les phénomènes étaient produits par des causes substantiellement différentes, ils seraient sans lien avec elles et tout pourrait être produit à partir de n'importe quoi » MMK.
Ce n'est donc pas seulement « maintenant » qui passe tout le temps, c'est aussi « l'ici » qui n'est jamais le même ! Ainsi, selon la formule du tétralemme nagārjunien, l'espace-temps : existe ; n'existe pas ; existe et n'existe pas en même temps ; n'est ni existant, ni non-existant !
Grâce à la vacuité d'existence intrinsèque de l'espace-temps, il est possible à la graine de germer, le lieu et le moment de la manifestation de la pousse ne coïncidant pas avec « l'espace de l'instant » de sa potentialité. C'est par abus de langage que nous disons que la cause cesse pour que l'effet se produise. Il est plus juste de dire que la causalité est constitutive de l'enchaînement de la disparition de « l'espace (relatif à l'instant) où se produit la cause » à l'apparition de « l'espace (relatif à l'instant) où se produit l'effet ». Si « l'instant de la cause » n'est plus lors de « l'instant de l'effet », comment le premier peut-il être causal du second... autrement que comme « simple désignation » ?
Si le temps existait en dépendance d'autres choses,
Comment pourrait-il exister sans elles ?
Puisque aucune chose n'existe réellement,
Comment un temps dépendant d'autres choses
Pourrait-il exister réellement ? MMK
Qu'une chose apparaisse à « l'instant présent » après qu'une autre ait cessé à « l'instant précédent » ne sont donc, comme ces instants eux-mêmes, que des impressions et désignations sans réalité substantielle! Tel le silence extérieur qui semble surgir lorsque tout bruit cesse, du silence intérieur qui suit l'arrêt de la pensée conceptuelle au constat de l'inexistence de fait (na vidyate), des inférences substantialistes sur la nature des phénomènes (et le renoncement à formuler la thèse positive d'une ontique de la vacuité), surgit ce qui apparaît, en reflet, comme un événement, la saisie de l'ainsité - laquelle ne peut être qualifiée de « directe » puisque son objet n'est pas une essence, mais l'absence d'essence, dont la connaissance ontologique est par le fait impossible, à tout le moins autrement que comme une «perception amodale » -.
Voir tous les phénomènes comme un reflet sous-entend que l'événement de « cela qui apparaît » en production interdépendante (de « la cause et l'effet infaillible ») est lui-même comme un miroir qui reflète la vacuité (celle de la forme reflétée vide d'existence intrinsèque et du « miroir ») ! En vérité, il n'y a aucun objet propre qui apparaisse, seulement l'apparence d'une apparition sous la forme d'un objet, laquelle surgit en reflet (symétrique à) « cela qui disparaît » ! Et puisqu'il n'y a rien qui n'ait réellement d'existence (substantielle), il n'y a rien non plus qui disparaisse véritablement dans un espace et un temps, eux-mêmes vides d'existence inhérente ! Sans « existants premiers », il n'y a pas de seuil ni de transition, comme une porte sans porte... Tout phénomène existe seulement en désignation par l'esprit comme un reflet, dont l'événement est comme le miroir de l'impermanence, de l'interdépendance et de la vacuité !
L'apesanteur à l'intérieur de l'avion, la poussière en flottaison au-dessus de la table, états d'équilibre instables, sont comme le « miroir de l'impermanence ». Le reflet de la Lune sur le lac est un comme « le miroir de l'interdépendance », son existence est le produit d'une conjonction de causes conditionnées. Lequel miroir reflète également la vacuité puisque ni le lac, ni la Lune, ni la lumière qui l'éclaire ne possèdent d'existence inhérente, autonome et ontologique. Or, si rien ne bouge de lui-même ou sous l'influence d'autre chose (elle-même sans existence et donc sans pouvoir propre), qu'est-ce qui fait se mouvoir le drapeau ?
Rien d'autre que l'esprit ! « Désignation » n'est, somme tout, qu'un autre terme utilisé pour décrire cet « effet de perspective » phénoménologique, qui se produit seulement par l'esprit - mais pas explicitement « dans l'esprit » ce qui serait une conception idéaliste -. Sa suggestion nous inspire l'impression d'une apparition lors de ce qui nous apparaît comme une disparition, laquelle se présente sous la forme d'un effet tangible produit d'une cause concrète. Sous la vue dualiste de la « saisie du soi », elles semblent tous deux posséder une réalité ontique, propre et autonome. Mais, ce n'est qu'une illusion dont nous sommes le jouet !
C'est à chaque instant que cette illusion se reproduit. « L'instant présent » est le produit de la cognition dualiste de l'esprit voilé. Derrière l'effet de perspective de « l'instant présent », lorsque « l'espace relatif à l'instant où se produit la cause » disparaît et que « l'espace relatif à l'instant où se produit l'effet » apparaît comme une succession « d'instants en-soi », se cache le vide de réalité propre de cela qui apparaît, reflet de cela qui disparaît, lesquels sont les miroirs de l'impermanence, de l'interdépendance et de la vacuité!
- Fermez les yeux et visualisez mentalement un fleuve qui se jette dans le vide. Vous observez ce spectacle depuis une position en contrebas, avec un angle réduit de sorte que vous voyez seulement le sommet de la chute d'eau. Les objets charriés par le fleuve vous apparaissent uniquement à l'instant où ils sont au bord du vide... Vous ne voyez pas ce qui se passe en amont ni en aval, vous ne percevez que « l'instant présent » où ils apparaissent pour disparaître aussitôt...
- Vous ne voyez rien de ce qui se passe avant et rien de ce qui se passe après ce moment qui coïncide avec le contenu de votre champ de conscience. Comment pouvez-vous alors affirmer qu'il existe un espace et un temps en deçà et au-delà de la portée de votre cognition ? Et d'ailleurs, comment pouvez-vous affirmer que « l'instant présent », lui-même, possède une existence réelle ?
Vous en faites la supposition parce que la saisie de cet « instant présent » suffit à votre perception comme « raison suffisante » pour croire en l'existence d'un futur duquel il provient et d'un passé où il réside, via un écoulement ininterrompu qui va de l'un vers l'autre, irréversiblement. Mais, réfléchissez-y avec la sagesse qui comprend la vacuité... Dès lors que « l'instant présent » disparaît, il n'est plus ! Ce qui en subsiste, c'est son souvenir, lequel... n'est qu'un reflet !
Vous pourriez certes rétorquez que l'effet peut perdurer après que la « cause » ait disparu, lequel « effet » peut également disparaître alors même que l'espace dans lequel il s'est produit demeure. C'est donc qu'il doit persister une trace des « instants (présents) précédents » après qu'ils soient devenus « passés » ? Pour éviter cet écueil substantialiste, nous dirons que c'est « l'espace-temps relatif à l'instant (présent) où se produit la cause ou l'effet » qui disparaît...
La formule n'est pas encore assez précise, car elle laisse suggérer le caractère intrinsèque de la causalité. Or, si les phénomènes nous apparaissent comme la production interdépendante, leur nature est la vacuité. A l'instar du cinéma, c'est le défilement des images fixes sur la pellicule - leur accélération à une vitesse relative à notre perception phénoménologique -, qui crée l'illusion du mouvement. L'on corrigera donc en ajoutant : « ce qui semble se produire dans ce que nous désignons comme l'instant présent (lequel nous apparaît comme référentiel) ».
Qu'est-ce donc que « l'instant présent » lorsqu'il semble devenir passé ?
C'est le simple reflet de l'instant qui nous apparaît « actuel» relativement à l'instant qui nous apparaît... « futur », lesquels sont les « miroirs de la vacuité » l'un de l'autre ! Au sens plus large, c'est tout l'espace-temps « ici et maintenant » qui constitue un « événement miroir » : de l'impermanence (tout passe, y compris « l'espace de l'instant » !) ; de l'interdépendance (l'illusion du mouvement surgit relativement à ce qui apparaît immobile, lequel se définit... par rapport à ce qui nous apparaît en mouvement) ; et « le miroir de la vacuité » (car rien de tout cela, ni l'espace ni le temps, ni l'instant, ni la cause et l'effet, ni la conscience qui les perçoit, ne possèdent d'existence intrinsèque).
Ce qui était en mouvement n'est plus en mouvement ;
Ce qui n'est pas encore en mouvement n'est pas en mouvement ;
En dehors du mouvement accompli et non encore accompli,
On ne peut trouver aucun mouvement MMK
Tout est relatif, y compris la relativité elle-même ! Lorsque « l'instant présent » disparaît, il ne devient pas «passé », lequel n'a pas de réalité. L'impression qu'il possède une réalité, qu'il y a quelque chose en aval du fleuve du temps, est un événement mental qui apparaît dans l'esprit dualiste en reflet de l'apparente disparition de « l'instant présent », comme le miroir d'un espace-temps vide qui pourtant semble avoir été, semble avoir disparu et semble être devenu !
Puisque l'instant, qu'il soit passé, présent ou futur, n'est autre qu'un reflet qui n'a d'existence que relative à la manière dont nous apparaît ce que nous désignons comme la « séquentialité du temps » (laquelle est dépourvue d'existence propre), toute forme de manifestation n'est qu'un événement vide de substance. Pour le réaliser, il faut englober « l'instant présent » sous la perspective de « l'ici et maintenant», ce dont nous empêche notre vision dualiste qui distingue l'espace du temps comme des isolats physiques.
Sans l'espace, le temps n'aurait pas de cours où s'écouler, et sans le temps, comment pourrions-nous percevoir l'espace et ce qu'il contient ? L'espace et le temps sont postulés comme « catégories a priori de la pensée » seulement parce que l'esprit les conçoit distincts ! Or, c'est cette saisie dualiste de ces isolats, pensés comme possédant une existence substantielle, autonome et ontologique, qui est à la base de l'illusion de la « saisie (innée) du « soi » !
C'est la dualité qui, entre autres choses, entraîne l'impossibilité de connaître à la fois la position et la vitesse des objets quantiques (ce qui ne veut pas dire que le « principe d'incertitude d'Heisenberg » est relatif à l'observateur et non propre à la réalité, ni n'induit que l'omniscience des Bouddhas puisse s'en abstraire). C'est au cœur de « l'ici et maintenant » qu'il nous est possible de saisir la vacuité de son illusion, par l'analyse du miroir de « l'instant présent », lequel est un simple reflet vide d'existence inhérente, produit en désignation de l'esprit. Comme devant un tour de magie, réaliser l'ainsité, c'est «voir l'illusion sans en être victime » ! C'est voir la matière et l'esprit sans discontinuité, l'espace et le temps sans transition, le vide-forme et la forme-vide sans obstruction...
Lorsque ces deux n'alternent pas [Les apparences sont des productions interdépendantes infaillibles et la vacuité est libre de toute assertion], mais sont simultanées et que la simple vision de l'infaillibilité de la production interdépendante détruit avec certitude tout mode d'appréhension de l'objet l'analyse qui a trait à la vue est complète 3AV
« Plus encore, lorsque vous savez que les apparences écartent les extrêmes de l'existence et que la vacuité dissipe l'extrême du nihilisme », autrement dit ni être, ni non-être (mais aussi selon le tétralemme : être et non-être, ni être ni non-être) « et comment la vacuité apparaît comme la cause et l'effet », c.à.d. comme un reflet dont l'événement est « le miroir de l'interdépendance », dès lors vous aurez développé la sagesse du miroir - qualité de l'omniscience des Bouddhas « libre de toutes les conceptions de sujet et d'objet (...) semblable au miroir parce que, de même que dans un miroir nettoyé tous les objets se reflètent» LFRS -, de sorte que, libre de toute dualité, l'illusion vous apparaisse comme étant une illusion, ainsi « vous ne serez jamais plus asservis par les fausses vues » 3AV.
Ainsi, au cœur de « l'ici et maintenant » comme en celui de la vacuité se saisit qu'il n'y a ni véritable disparition de « l'instant présent » (lequel ne devient pas « instant passé »), ni véritable apparition de «l'instant suivant à devenir présent » dont elle serait causale, car en définitive... il n'y a tout simplement jamais eu d'apparition de « l'instant présent » existant réellement ! Passé, présent et futur sont les «miroirs de la vacuité », comme des reflets qui n'ont d'existence relative qu'en tant que simple désignation par l'esprit.
Que le présent soit, ultimement, sans discontinuité au passé et au futur (et donc sans transition puisque vides de réalité ontologique), emporte également l'idée que l'espace est sans obstruction à « l'instant présent ». Dès lors que leur perception n'alterne pas en dualité, mais est simultanée, la saisie de l'ainsité est complète. L'esprit s'installe alors dans un silence qui n'est ni de pensée, ni de non-pensée, pure contemplation de la radiance profonde de la vacuité...
- Fermez les yeux. Inspirez et expirez lentement... Soyez ici et uniquement ici, dans cet « ici » sans lieu ni limite... Soyez maintenant et uniquement maintenant, dans ce « maintenant » sans durée ni écoulement... Visualisez-vous devant un miroir et regardez tous les phénomènes comme un reflet... Voyez votre corps, respire-t-il vraiment ? Voyez ce qui vous entoure, cela est-il véritablement là ? Voyez cette scène, se produit-elle réellement, à cet instant même ?
- Songez aux paroles du Dalaï-lama, « Le problème est épistémologique » TUA-77. Il ne vient pas de la manière dont le monde est, mais de la façon dont l'esprit le conçoit, sur la base de la manière dont il le perçoit, relativement à ses voiles pour les êtres ordinaires. Le reflet de votre corps, pouvez-vous le toucher ? « L'instant présent », pouvez-vous le saisir ? Depuis que vous êtes ainsi concentré, avez-vous eu l'impression du « temps qui passe » ? Y a-t-il seulement quelque chose qui existe là, autour de vous, en cet « instant présent » ? Ou devrait-on plutôt dire en ce « non-instant présent », à la fois ni présent ni non-présent ?
- Dans ce « maintenant » hors du temps et cet « ici » hors de l'espace, songez au drapeau... En l'absence d'un temps réel et d'un espace véritable, pensez-vous qu'il flotte « de son propre pouvoir» ou animé par celui du vent ?
- Dans cet espace en dehors du temps dans lequel vous demeurez sans y demeurez, l'esprit concentré sur la vacuité d'existence de l'espace-temps, il n'y a ni objet qui se meut, ni même de mouvement qui apparaît comme objet ! Onde et corpuscule sont des visions dualistes de l'esprit voilé, d'événements dont le reflet est le miroir de la vacuité. Tout est libre d'assertion. Il n'y a rien qui n'apparaisse ni ne disparaisse. « Ici et maintenant » n'est ni existant ni non-existant...
Le plus grand koan a lieu à chaque instant lorsque nous expérimentons la vie. Cet esprit qui est notre nature de Bouddha perçoit purement, avant nos pensées, avant nos émotions, avant nos perceptions, comme un miroir.
A l'origine, le miroir n'a ni forme ni couleur. Si le rouge passe devant le miroir, le miroir est rouge. Mais, le miroir n'est ni rouge, ni jaune. Si nous apprenons à percevoir cette nature qui peut tout prendre dans son reflet sans être rien de ce qu'elle reflète, alors nous comprenons l'essence même du koan [xii]
Namasté
Tashi delek
བཀྲ་ཤིས་བདེ་ལེགས།
Références :
3AV : Les trois aspects de la voie, Lama Tsongkhapa https://www.centreparamita.org/?navig=/Boutique/Sadhanas
EDS : Petite encyclopédie des divinités et symboles du bouddhisme tibétain https://www.clairelumiere.com/prd/13-petite-encyclopedie-des-divinites-et-symboles-du-bouddhisme-tibetain.html
LFRS : Les fins Rayons du soleil du Pays des neiges, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme indo-tibétain, Dagpo Rinpoché https://www.dharmapedia.fr/images/DocBookExport/Les_Fins_Rayons_du_soleil_du_Pays_des_neiges/FR/Les%20Fins%20Rayons%20du%20soleil%20du%20Pays%20des%20neiges.pdf
IPT : L'inde pense-t-elle ? Guy Bugault https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4811215f/f20.item.texteImage
MMK : Mūla Madhyamaka Kārikā, Les versets du milieu, Nāgārjuna https://btr2010.files.wordpress.com/2014/04/versets-du-milieu-nagarjuna.pdf
NDV : Nagarjuna et la doctrine du vide, Jean-Marc Vivenza https://www.bouddhisme-france.org/sagesses-bouddhistes/bibliographie-de-l-emission-sagesses-bouddhistes/mahayana/soutras-shastras-traites-classiques-de-l-inde/Nagarjuna-et-la-doctrine-de-la-vacuite-1994
PT : Philocité - Le tétralemme https://www.philocite.eu/basewp/wp-content/uploads/2018/09/Pages-Philocit%c3%a9-de-Imagine_129.pdf
TUA : Tout l'univers dans un atome https://www.decitre.fr/livres/tout-l-univers-dans-un-atome-9782221106518.html
[i] Principe de raisons suffisante https://fr.wikipedia.org/wiki/Principe_de_raison_suffisante
[ii] Permanence de l'objet selon Piaget https://developpement.ccdmd.qc.ca/fiche/permanence-de-lobjet-selon-piaget
[iii] Que voient les aveugles dans leurs rêves? https://www.slate.fr/societe/lexplication/11-que-voient-aveugles-reves-representations-images
[iv] Expérience de mort imminente : que dit la science ? https://www.francetvinfo.fr/sciences/experience-de-mort-imminente-que-dit-la-science_715079.html
[v] Qui suis-je ? https://www.youtube.com/watch?v=cNzwYZwd-80
[vi] Ibid
[vii] Sagesses bouddhistes du 25/02/2018 -
Kyûdo, tir à l'arc zen https://www.youtube.com/watch?v=lXZXUYKsZUA
[viii] Sagesses bouddhistes du 10/04/2022 - Bouddhisme et Hindouisme - 2e partie : théologie et doctrine - Philippe Cornu https://www.youtube.com/watch?v=1DS-nGaaHg8
[ix] Brève biographie de Lama Tsongkhapa https://www.lama-tsongkhapa.com/origin/
[x] Sagesses bouddhistes du 15/09/2019 - Les tantras dans le bouddhisme tibétain https://www.youtube.com/watch?v=XqNjYGWf-xk
[xi] Habiter le moment présent https://www.youtube.com/watch?v=sV4Gkm4nn10&t=543s