
III.10 Poétique de l'ainsité (volume 2)
Retrouvez ici les poétiques de l'ainsité de III.1 à III.20 - De l'extérieur ver l'intérieur, La musique des sphères, La danse de l'espace

De l'extérieur vers l'intérieur
III.1 Immensité
Emporté par les vents contraires des pensées,
De la vie, le penseur est l'éternel naufragé.
Sur une mer d'huile, le marin rêve du grain,
Le logicien en théorise le dessein.
Quand se lève la vague de l'immensité,
Pour le mystique, s'évanouit la dualité.
Porté par l'intuition au milieu des flots,
Le poète ne fait plus qu'un avec les mots.
A l'Élysée de cet instant intemporel,
La conscience est présence universelle.
Du sens, le pressentiment de l'identité,
L'être est l'expérience de l'immensité !
Lobsang TAMCHEU
III.2 Intériorisation
Ô ! Transparence qui rayonne de clarté,
Tu embrasses l'étendue de l'immensité.
Ô ! Éclat nimbé d'une acuité diaphane,
Ta réflexion couronne la joie océane.
Ô ! Silence qui nourrit la fertilité,
Ta présence enchâsse la globalité.
A l'expansion éruptive de la vacuité,
Tu jaillis spontané du manifesté.
Du fond indicible de l'essentialité,
Voit l'incommensurable réalité.
De l'univers, l'Être est le mont Meru,
La conscience est partout et tu es tout !
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Les traditions spirituelles se recoupent sur un point de méthode, « méditer sur l'espace, c'est méditer sur la vacuité ». L'on serait alors bien inspiré de trouver un endroit vaste et calme qui offre une vue panoramique sur le monde, une ligne de sommets de montagne, la profondeur d'une vallée vue d'un sommet, l'océan qui s'étend à perte de vue, le ciel nocturne constellé… et de s'installer là pour méditer, les yeux grands ouverts « libre de la fixation d'un observateur ou d'une chose observée » IDC-124, en se laissant submerger par la transparence de « l'espace illuminé par les rayons du soleil » VT pour nous éveiller à la conscience d'Être.
« 35. En méditant sur sa vacuité interne, tu accéderas à la spatialité divine » VT.
Un reflet peut nous apprendre beaucoup de choses, mais il n'est pas cela qu'il reflète. Toutes ces points de vue inspirant de la nature sont la manifestation de l'être, c'est indéniable, mais ils ne sont pas l'être lui-même ! Ce sont seulement son expression (Shakti) sous les formes les plus majestueuses. Pour voir se lever « la conscience comme être », ressentir « l'Être de la conscience » (Shiva), il faut se tourner vers l'intérieur, poser l'esprit sur l'esprit, sans s'inspirer des caractéristiques les plus spatiales et subtiles de la manifestation. C'est en observant l'esprit sans contrainte que l'on reconnaît en soi-même la conscience, qui émerge alors spontanément et embrasse toutes choses dans un ressenti d'immensité, de globalité, d'indivision et d'irréductible présence de l'Être. « Le résumé de la vie spirituelle, c'est d'aller de l'extérieur à l'intérieur, descendre au fond, trouver la source et revivre à partir de la source » ME-LJ.
Cette non-voie du Mahāmudrā ne signifie pas que les pratiques, les visualisations des déités, les récitations de mantra, les yogas, l'énergétique, les rituels, n'y sont pour rien ! Tous sont des modalités de l'expérience de la manifestation (Shakti) et donc autant de « portes » vers la réalisation de l'Être… mais, ils ne sont pas le seuil ! L'on pourra se concentrer aussi longtemps que l'on veut sur l'espace, visualiser les déités, travailler à faire circuler l'énergie dans les « canaux subtils » et les chakras, etc. ce ne seront jamais… que des manifestations de la Shakti, les expériences de nos croyances ! Le reflet n'est pas l'Être. Tant que l'esprit est posé sur la manifestation, il reste distant, éloigné de lui-même.
A l'instar, la poétique sourde du pressentiment de l'ainsité à travers l'allusif, mais la saisie directe de l'Être ne survient que lorsque la dualité s'abstrait et que les mots et l'intuition se confondent. « 138. Lorsque l'esprit, l'intellect, l'énergie et le soi limité disparaissent, alors surgit le merveilleux Bhaïrava ! » VT. Lorsque l'on « touche au fond », la conscience se révèle, l'intérieur éclaire l'existence de l'extérieur de l'évidence lumineuse de l'Être ! L'on saisit instantanément que la spatialité, la transparence, et toutes les caractéristiques de l'espace qui figurent la nature de la conscience, la vacuité de son essence, proviennent de l'intérieur, submergent et rendent possibles toutes manifestations ! L'on pressent alors pour la première fois « l'omnipotence de la conscience », sa faculté à manifester tous les phénomènes, partout, en tous lieux, en tout temps, par-delà l'unité et la pluralité.
« 117. L'esprit est en toi et tout autour de toi.
Lorsque tout est pure conscience spatiale,
accède à l'essence de la plénitude » VT.
ME-LJ : Maître Eckhart traduit par Laurent Jouvet https://www.youtube.com/watch?v=qv_CDsT0Vn0
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
III.3 Evocation
L'horizon, l'espace, l'aube ensoleillée,
Le regard, tout exhale de l'illimité.
L'émotion, la sensation, le toucher,
La pierre, sécrètent la spatialité.
Les sentiments, la prose, les maximes,
Les mots, distillent l'intuition du sublime.
A l'instant magique où la vue se lève,
Le parfum de l'incomposé s'élève.
Dans le jardin où s'abandonne l'esprit,
En une éclosion subite, l'amour fleurit.
L'inspire de l'arc-en-ciel de ses arômes,
Expire la fleur de l'intuition polychrome.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Qu'est-ce qu'une « voie spirituelle » ? Ce n'est pas un chemin que l'on suit pour obtenir des pouvoirs (siddhis) ou atteindre à des réalisations, c'est là une vision mentale mue par un désir d'appropriation, donc par l'ego ! Ce n'est pas non plus une transformation qui amène à la transcendance. Il n'y a rien à transformer, il y a seulement à reconnaître. Ce n'est pas un enseignement, lequel fait partie de la voie, mais n'est pas la voie. La voie, c'est un pressentiment, c'est ce qui fait surgir l'intuition de notre nature véritable, et les formes qu'elle revêt sont les différentes formes d'expression vectrices de son surgissement.
Les êtres réalisés ne cherchent pas à transmettre une connaissance, ils se situent au-delà de toute intentionnalité désirante. Ce dont ils parlent n'est pas de l'ordre du concevable, ni d'aucune « science », même si le mot est employé s'agissant de l'esprit pour exprimer l'idée d'une nécessité de pratique constante (sādhana). Il n'y a rien de nécessaire, seulement être ! Aussi, ne cherchent-ils pas à établir une « relation de maître à disciple ». Ce sont les aspirant à l'Éveil qui le désirent, lesquels n'ont pas abandonné tout désir et voient la réalisation comme un fruit qui leur masque la reconnaissance de la réalité les fait les ériger en « maîtres » !
Il n'y a rien à dissimuler. La vérité est si évidente que l'on passe à côté ! Il n'y a nul besoin de masquer l'authentique pour justifier du statut de « maître » aux fins d'entériner la soumission du disciple. « Il ne s'agit pas de dissimuler les textes mais au contraire de les transmettre aux intelligences intuitives » VT.
Cela ne veut pas dire que la seule lecture des textes suffise pour s'éveiller. Se relier à un être réalisé est yoga « à partir du moment où personne ne revendique la propriété » de cette relation ! « Il y a dans le tantrisme un engagement réciproque puissant fondé sur la certitude qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre le maître et le disciple. C'est par un acte d'amour dépourvu d'objet que cette identité va se révéler » VT-59.
A l'instar du langage poétique, et encore plus parce qu'ils sont l'expression d'être réalisés, les tantras shivaïtes sont particulièrement inspirants au point de sembler recéler un véritable pouvoir par leur capacité à induire le pressentiment de l'Être. Lorsque l'on atteint un stade où il n'y a plus de différence entre sujet et objet (lorsque la vacuité se révèle forme) les mots n'apparaissent plus comme des vecteurs du sens, mais comme « le parfum de l'ultime » !
Ne voyant pas que la carte est un territoire, nous fragmentons l'indicible en mots et cherchons à le comprendre par une entreprise philosophique qui peut confiner à un rationalisme extrême et nous perdre en divagations métaphysiques, plutôt que de nous laisser inspirer par le sens. Il suffit de comparer ce que ces mots nous inspirent. Là où la poésie fait surgir l'évocation d'un monde de sensations, d'expériences et d'émotions, là où les stances du Vijñānabhaïrava tantra nous donnent à pressentir l'illimité à travers la fulgurance de sa reconnaissance, un être réalisé y verra la célébration de la nature de l'Être tout autant… que les mots pierre, herbe ou arbre, apparaîtront à ses yeux comme la réalité ultime !
Cette « puissance évocatrice » n'est pas contenue dans les mots. Il y a dans la «formule mystique » une dimension qui n'est pas d'ordre extérieur, mais intérieur à la conscience comme condition même de son expérience. « Ce qui résonne spontanément en soi est la formule mystique » VT.
Comme l'écume sur l'océan, condensé des arabesques du vent, les mots sont de simples assertions libres du vide et du non vide. « L'écume du pressentiment » est le miroir du discernement, le reflet de l'esprit, l'expression de l'Être. Lorsque je prononce le mot « pierre », je peux n'y voir qu'un mot ou je peux y voir la chose sur laquelle j'appose cette désignation. Je peux me l'imaginer mentalement au point de sentir son poids, sa dureté, sa surface lisse, bosselée ou rugueuse, sa fraîcheur ou sa chaleur, etc. Je peux aussi voir à travers la pierre, comme si elle était un hologramme, la transparence spatiale de sa vacuité...
« 33. Vide, mur, quel que soit l'objet de contemplation,
il est la matrice de la spatialité de ton propre esprit » VT
La réalisation n'est pas une question de transcendance, mais de regard, de manière de voir et de qualité de la vue. Je peux voir les choses d'une manière fragmentée et duelle où le mot, le sens, et ce qu'il m'évoque forment des sphères distinctes, mais je peux aussi, clairement et spontanément, saisir le mot comme réalité et la réalité comme mot, la forme-vide et le vide-forme, lesquelles sont des expériences rendues possibles par la conscience qui les manifestent. Le pressentiment de l'essence ultime est l'apanage de l'esprit voilé. Les êtres éveillés ont naturellement conscience d'Être. Les mots n'ont de « pouvoir d'évocation » que lorsqu'ils n'apparaissent pas comme ainsité!
ME-LJ : Maître Eckhart traduit par Laurent Jouvet https://www.youtube.com/watch?v=qv_CDsT0Vn0
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
III.4 Expression
Il n'y a pas d'escalier qui mène au ciel,
De temple consacré qui conduit à l'Éveil.
Pas d'itinéraire ou de circuit fléché,
De voie pavée menant à la liberté.
Pas d'échelle à une ascension graduelle,
Nul sommet que l'on atteint par un rituel.
Chaque grain de sable est un édifice,
De l'Être, la nature évocatrice.
L'émotion, la sensation, le toucher,
L'acte, la pensée, sont la spatialité.
Tout est le lieu de la reconnaissance,
L'adoration mystique, la résurgence.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La lecture du Vijñānabhaïrava tantra est surprenante dès l'abord de sa forme. Il semble n'avoir aucune structure logique. Les stances sont présentées sans ordre précis, certaines sont redondantes, il n'y a pas de véritable fil conducteur, comme s'il s'agissait d'une simple accumulation de techniques mises bout à bout. L'on ne peut que s'interroger sur la raison d'un tel choix (s'il y a), d'autant qu'il est possible de les classer graduellement par catégorie ou par type de yoga ?
Ce manque de structure tranche avec la littérature philosophique du Bouddhisme tibétain, en particulier le Lamrim – les étapes de la voie vers l'Éveil –, sommet de rationalisation scolastique. Le Shivaïsme ne s'en cache pas en énonçant sa non méthode, provoquer l'intuition plutôt que de développer la raison. « L'école Pratyabhijfiâ du tantrisme shivaïte cachemirien considère comme primordial le libre envol de l'intuition qui permet de saisir l'essence d'un texte ou d'un enseignement, hors de toute réduction opérée par la pensée discriminante » VT.
Le Vijñānabhaïrava tantra est à cette image. Sa lecture ressemble à la vie, c'est une expérience vivante, « quantique » au sens où elle modifie l'esprit du lecteur en changeant son regard. Son caractère brouillon, versatile, fantasque, est voulu ! Il fait de sa lecture une pratique ! « Dans l'espace de la vie même tout peut émerger et se résorber. Aucun territoire où la Shakti ne soit. Rien à faire, rien à rechercher. La réalité seule, telle qu'elle se présente spontanément » VT.
À l'instar des micro-pratiques, qui consiste à augmenter le nombre de pratiques d'une durée très courte plutôt qu'à les allonger sur de longues périodes, la lecture du Vijñānabhaïrava tantra offre un « espace de déconstruction » où le mental achoppe à s'accrocher à un ordre, à une logique, se débranche et où, porté par la poésie du sens, l'esprit retrouve alors sa spontanéité naturelle…
Quel est le principal obstacle à la méditation du « Calme mental » (Shiné) ?
Ne cherchez pas à l'intérieur de son système en listant ses étapes, sa gradualité, les antidotes qu'elle demande de mettre en œuvre… La méditation n'est pas une activité. Le « principal obstacle au calme mental » est… la rationalisation de sa technique !
La nature de la conscience est spontanée, non intentionnelle, « libre d'expression » comme son l'essence est « libre d'assertion ». Poser l'esprit sur l'esprit, rien d'autre à faire ! C'est la porte du Mahāmudrā. Le cadre d'une pensée rationnelle, cimenté par la logique, à l'intérieur duquel la pensée s'enferre dans des débats philosophiques absurdes dans une opposition entre Soi et non-soi sous couvert de l'attachement à atteindre l'objectif de la libération des contraires, tout cela constitue le principal obstacle au non-agir de la méditation.
Au moment où l'on constate le chaos qui règne à l'intérieur de son esprit, son état de distraction et d'agitation constants, la difficulté de se concentrer, il fait sens de s'orienter vers une méthode qui le recadre, le structure, et le rende plus efficace, par la recherche de sa maîtrise. Mais, comment cette logique, qui n'est pas dans l'ordre de l'esprit, pourrait-elle s'inscrire dans son mouvement naturel ?
« Tous les phénomènes sont comme des oiseaux qui traversent l'espace.
À cet instant, cela a du sens de rechercher l'essence de l'esprit.
Lorsque vous regardez l'esprit, il n'y a rien à voir.
Dans ce rien à voir vous verrez le sens profond » IDC-66
L'intuition sourde de l'inattendu. Dans le Shivaïsme, la « danse de tandava » déconnecte le mental par la lenteur extrême de ses mouvements. A l'instar, la lecture du Vijñānabhaïrava tantra interrompt la propension du mental-ego à vouloir tout expliquer, tout rationaliser, tout justifier, y compris de faire de la méditation une pratique opposée à sa nature ! La redondance et la reformulation évitent ainsi à l'esprit de figer le sens sur un absolu.
« Ce que l'esprit aime, c'est former des concepts, comparer, émettre des jugements, aller au fond des choses, former une image fixe des enseignements et les transformer en certitudes (…) Qu'ils laissent l'esprit aller où bon lui semble, dans une totale liberté, dans un non-conformisme absolu, sans être limité par des injonctions et des tabous » IDC-124.
Un autre obstacle, c'est la dualité qui érige le pur et l'impur en opposé et induit de croire en la nécessité de s'isoler du monde pour trouver le calme et établir l'esprit dans son état naturel. Pour le Shivaïsme, tout est vecteur de réalisation. Il n'y a aucun lieu, aucune activité ou événement qui ne soit l'Être ! Il est tout à fait possible de mettre une minuterie sur 15, 10 ou 5 minutes, et à chaque sonnerie de revenir quelques secondes à la spatialité. Toutefois, il ne s'agit pas de se couper du monde, du flux des pensées et de chasser toute émotion, mais de voir toute chose dans sa transparence spatiale, laquelle est celle de la conscience.
Le Vijñānabhaïrava tantra n'est qu'une émanation parmi une infinité d'autres de la conscience (Shiva, le soi, le non-soi, l'Être) dont l'intuition jaillit de l'acte (à l'abandon de toute revendication de propriété) de « fixer le regard sans cligner » sur toutes choses et d'y reconnaître la spatialité de notre nature.
IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
III.5 Extériorisation
Un seul un pas ailleurs te sépare d'ici,
Et tu ne peux faire un pas ailleurs qu'ici !
Un seul « pas plus loin », et tu passe par-delà,
Et tu ne peux, de l'instant, passer au-delà !
Maintenant, ne fait pas un seul pas et voit,
Tout existe et n'existe pas à la fois !
Ô ! Merveille, chaque instant est nouveauté,
Par l'acte de la conscience ainsi créé !
Ô ! Joie, à l'instant même de la dissolution,
Disparaît y compris la disparition !
Ô ! Félicité, l'instant de la conscience,
Résonne
au cœur vibrant de la présence !
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
A quel intervalle pratiquer les « micro-pratiques » ? A chaque instant ! Car, chaque instant est le lieu de la reconnaissance ! « Aucun territoire où la Shakti ne soit » VT-122. Ce qui se passe à chaque instant, ici et maintenant, est un « acte de connaissance » dont le caractère momentané manifeste et emporte avec lui le cœur même de la présence.
« Devenir un avec ce que vous faites est la clé. Lorsque vous faites un avec l'action, c'est la réalisation de la Voie. Pour accéder à cette unité, rien qui ne soit la Voie. La démarche tantrique est de suivre le cours naturel de l'esprit, sans le contraindre en aucune façon » VT-124.
Chaque instant n'est pas identique au précédent, car il s'y passe toujours quelque chose de différent (sensation, perception, idée, pensée, ne sont pas les mêmes), et chaque instant n'est pas non plus différent, car coémergent à la conscience qui le saisit et sans laquelle nous ne pourrions en faire l'expérience. Même dans la méditation formelle où le temps semble s'arrêter et la conscience se suspendre dans un espace sans-forme, même le sommeil sans rêve perçu comme une interruption de la présence consciente, sont des « actes de conscience » ! Peu importe ce qui se passe ici et maintenant, il suffit simplement de voir chaque instant comme une nouvelle naissance ! Sous cette perspective, même la fin de quelque chose est une apparition ! Autrement dit, pour qui en saisit l'intuition, rien ne disparaît jamais, car rien n'apparaît qui ne soit autre que la conscience manifestée dans « l'acte de connaissance » de l'instant !
Chaque instant est le lieu du pressentiment que le temps n'est pas un référentiel extérieur à la conscience qui serait le témoin de ce qui s'y produit, sur la base d'une division intrinsèque du sujet et de l'objet comme existants autonomes. Chaque instant est l'occasion de la prise de conscience de la transparence spatiale de toute chose à la temporalité de « l'acte de leur connaissance ». Ce qui se produit à cet instant, chaque phénomène que nous percevons comme extérieur, chaque mouvement de l'esprit que nous éprouvons comme intérieur, tout cela est indivis de la conscience ! Le temps est la conscience (Shiva) qui se perçoit sous un effet de perspective qui la fait s'apparaître spatialement extérieure à elle-même, comme un « acte de connaissance » qui la réunit simultanément au cœur de l'énergie de sa propre manifestation (Shakti).
Essence et apparences étant coémergents, la conscience n'est pas véritablement un «courant d'actes de connaissance momentanée ». Ce n'est qu'un jeu « libre d'assertion», ni réel ni irréel, ni vrai ni non vrai !
« Tu es Shiva,
Shiva est le Soi,
illuminé depuis toujours.
L'Univers est le jeu de ta Conscience (…)
Libre du vide et du non-vide » VT-50.
Cette conscience n'est pas propre aux êtres dont l'esprit est voilé, les êtres réalisés en étant affranchis. Ce qui les différencient, c'est le regard et la qualité du regard qu'ils portent sur les choses, lequel révèle que le temps est l'expression de « l'omnipotence de la conscience » qui manifeste toutes choses ! Chaque instant est un « acte de connaissance » créateur de la scène (l'espace et le temps), du spectacle (ce qui se passe ici et maintenant), et du spectateur (le « témoin » qui en a conscience).
Ainsi, il y a de quoi se réjouir, puisque ce qui apparaît, à l'instant où il disparaît, entraîne avec lui la disparition de la disparition elle-même ! Et si la disparition de l'instant entraîne avec elle la disparition de la nouveauté, celle-ci réapparaît toujours, encore et encore, comme inédite à chaque nouvel instant ! L'instant présent est donc l'occasion unique et infinie de reconnaître la transparence spatiale de toutes choses, en coémergence à sa création par l'esprit, au sein même de la conscience de son expérience.
Toutefois, il y a là quelque chose de paradoxal. L'esprit voilé n'a pas le choix quant à la manière dont il perçoit les choses, celle-ci lui étant dictée par son ignorance de leur véritable nature. De fait, comment le sujet peut-il être se libérer de cette emprise alors que la « reconnaissance » de la nature de l'être procède… de l'abandon de toute subjectivité ?
Ultimement, il n'y a pas de sujet qui se libère ! La libération s'obtient par l'abandon de la croyance en son existence intrinsèque et autonome qui, à l'union de l'Être de toutes choses, entraîne la cessation de la fragmentation de la conscience. Pour autant, il est nécessaire que la conscience se pose comme « sujet » afin d'acquérir le degré de connaissance et de sagesse requis pour faire surgir l'intuition lucide de sa véritable nature (avec entre autres moyens, l'aide des micro-pratiques), jusqu'au moment où le «je » n'est plus utile !
« 140. Celui qui réalise une seule de ces dhāranā devient Bhaïrava en personne (…)
141-144 Libéré au sein même de l'activité et de la réalité, il est libre » VT-170.
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
III.6 Amplification
Sur la rétine de l'aube naît le soleil,
Ses rayons dessinent la courbe du ciel.
Au centre, l'iris s'ouvre à la nouveauté,
A l'enceinte du jour enfante la clarté.
Sur la lentille de l'horizon, tu culmines,
A la lumière de la vue cristalline.
Du puits de l'œil, le joyau sans dimension,
Déploie son éclat en toutes directions.
Dans son propre reflet, le regard s'embrasse,
Dans le miroir de la profondeur de l'espace.
A l'instant où le fini reconnaît l'infini,
En son cœur, l'Être
est à nouveau réuni.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Parmi les différentes manières de classer les stances du Vijñānabhaïrava tantra, une catégorisation n'est pas mentionnée alors qu'elle traverse l'œuvre, l'amour. Dans le Bouddhisme, les « trois sphères » de l'action (l'agent, ses actes et l'objet de ses actes) sont dépouillées de tout caractère et constituent une équation pouvant se décliner avec différentes variables, lesquelles revêtent la forme des paramita ou vertus transcendantes. Ainsi, l'agent peut-il être le « donateur », son acte « la générosité », et son objet « les autres ». Il en va de même pour l'éthique, la patience, l'effort joyeux, la concentration, la sagesse…
Dans le Shivaïsme, les « trois sphères » sont connotées du caractère de l'amour du couple Shiva/Shakti sous le triptyque de « l'adorateur », de « l'adoration » et de «l'adoré », au cœur de la spatialité. Lorsqu'une chose apparaît, elle vient de l'espace, sa manifestation est de l'espace (vide d'essence propre), et quand elle disparaît, elle retourne à l'espace.
« 110. Les vagues naissent de l'océan et s'y perdent,
les flammes montent puis s'éteignent,
le soleil surgit puis disparaît.
Ainsi tout trouve sa source dans la spatialité de l'esprit et y retourne » VT.
Or, toute chose est l'expression de l'amour qui unit Shiva/Shakti, toute chose vient de l'amour, manifeste de l'amour et s'autolibère dans l'amour. « Bhaïrava et Bhaïravi, amoureusement unis dans la même connaissance, sortirent de l'indifférencié pour que leur dialogue illumine les êtres » VT-13.
Le mythe grec de Narcisse, amoureux de son propre reflet, est un biais de cette relation au cœur de l'amour. Le monde comme expression de la conscience est un mouvement incessant de déploiement et de redéploiement, dont la relation d'amour est la réflexivité (vibratoire et dynamique) entre le principe et sa manifestation, l'indifférencié et l'énergie. « 54. Ton amour m'a ouvert au mouvement de l'incessant retour de toute chose à l'espace vierge où le cœur ne cesse de frémir et où tu te manifestes par ce frémissement » VT.
La contemplation (ou la non-méditation) shivaïte est un acte d'adoration dont la spatialité est le vecteur qui amène à l'union de l'adorateur et de l'adoré, à ce point de convergence où, dans l'union indivise de Shiva/Shakti, il n'y a plus ni sujet (ni action) ni objet. « 141-144 (…) Qui donc est adoré ? Qui est l'adorateur ? Qui entre en contemplation ? Qui est contemplé ? Toutes ces pratiques sont celles de la voie extérieure et correspondent aux aspirations grossières. 145. Seule cette contemplation de la plus haute réalité est la pratique du tāntrika. Ce qui résonne spontanément en soi est la formule mystique » VT.
Plus l'endroit est ouvert, vaste et dégagé sur l'espace, plus la vue de la spatialité surgit spontanément et submerge l'esprit d'un « sentiment océanique », cette sensation de se fondre dans l'espace lorsque les frontières du moi se dissolvent et que le contemplateur ne fait plus qu'un avec l'objet de sa contemplation.
« 76. En été, lorsque ton regard se dissout dans le ciel, clair à l'infini,
pénètre dans cette clarté qui est l'essence de ton propre esprit » VT.
Lorsque Narcisse regarde son reflet, il ne voit pas au-delà du miroir de l'eau, et ne dépasse donc pas le stade de l'ego. A l'opposé, lorsque le regard se pose sur l'étendue totalement ouverte de l'espace, c'est la profondeur de cet l'espace infini qui forme un miroir et lui renvoie son propre regard ! Dans la profondeur, il n'y a pas de limite, de sorte que lorsque la conscience contemple l'espace, à mesure qu'elle s'expand dans la spatialité, et que la vue s'étend à l'illimité, c'est l'univers tout entier qui se réfléchit dans le regard du contemplateur !
« 60. (…) dans un lieu infiniment spacieux (…)
laisse ton regard se dissoudre dans l'espace
[et atteint cette bienheureuse dissolution de l'amour] » VT.
C'est le sentiment de cette réflexivité dont Utpaladeva fait l'expérience et qu'il traduit comme « une relation au divin », et théorise dans sa philosophie de la « reconnaissance » de l'homme en Dieu et de Dieu en l'homme. Ce « Dieu » qui n'est pas une personne, mais l'omnipotence de la conscience qui manifeste constamment toutes choses, et se manifeste elle-même incessamment en coémergence par l'intermédiaire de toutes choses, dans un mouvement circulaire sans commencement ni fin. Cette connexion à ce qu'il y a de plus vaste est un retour à soi, à ce « Soi » qui, au-delà de tout concept et de toute conception, est essentiellement le sentiment de la spatialité infinie de la conscience d'Être, au-delà toute identité personnelle, par-delà toute transcendance de l'impersonnel.
« 57. Shiva manifeste tout le jeu phénoménal.
Dans mon élan vers la réalité du monde
[sans connaître de limite dans l'espace],
touche à [la quintessence de l'univers entier.
Là, tout n'est que divin frémissement » VT.
L'accès à l'espace profond n'est toutefois pas une condition sine qua none ! L'on peut aussi prendre appui sur les objets du quotidien pour trouver la profondeur de la vue et émuler la spatialité. « 59. Regarde un bol ou un récipient sans en voir les côtés ou la matière. En peu de temps prends conscience de l'espace » VT. Lorsque le bol n'apparaît plus comme un contenant, ni un contenu, la vue devient le miroir de l'infini ! Voyez l'espace qui vous entoure, l'espace qui forme les objets, et l'espace à l'intérieur (entre les atomes) sans discontinuité dans la vacuité de leur essence, sans obstruction des apparences à la conscience qui les saisit.
« 35. En méditant sur sa vacuité interne,
tu accéderas à la spatialité divine » VT.
S'il est possible de ressentir cette conscience illimitée qui se réfléchit dans la contemplation de lieux confinés, comme une forêt profonde et silencieuse sur un chemin de montagne qui vous observe (voir l'infini dans un grain de sable), c'est parce que l'amour émane de la création, reflet de la vue émerveillée de l'esprit qui se pose sur l'esprit !
« 93. Tout point où se pose ton regard
est ce point unique où ton amour perce mon corps
et se fond en moi » VT.
Émerveillez-vous ! L'émerveillement est un amplificateur de la spatialité ! Il est merveilleux de se ressentir aimant ainsi aimé par l'espace infini, d'entendre le murmure de la profondeur du silence, de ressentir la vibration subtile de la vue qui résonne de l'adoration de la contemplation à « l'acte de connaissance » du corps de l'instant sans cesse nouveau. « 83. Ô Déesse, jouis de l'extrême lenteur des mouvements du corps et l'esprit paisible, coule-toi dans l'espace divin [qui murmure l'amour avec une passion d'une extrême douceur] » VT.
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
III.7 Spatialisation
Comme de l'eau dans l'eau ou le souffle de l'azur,
Des flammes dansantes au feu du clair-obscur,
Comme le reflet du vide dans un miroir,
L'esprit se mire dans la clarté du savoir.
Ni essence ni absence radicale,
Est figure d'interférence égale.
Lorsqu'elle se révèle à sa non-perception,
Balaie l'illusoire de toute conception.
La conscience par la conscience traversée,
De l'unité, transcende la dualité.
Alors transparaît par-delà l'existence,
L'éclat
brillant de l'indicible présence.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le Bouddhisme et le Shivaïsme se rejoignent dans l'expérience du samādhi (le « Calme mental »), quant à ses caractéristiques, la spatialité, la félicité, la non-dualité. Sur la première, « Djé Tsongkhapa dit que l'on peut atteindre un point où la clarté est telle dans la méditation que l'esprit se sent presque infini (…) vous vous sentez dans un tel état d'unification que vous avez une expérience d'espace universel » MLY-43.
Sur la seconde, « dans cet état subtil de concentration, vous éprouvez tout naturellement une félicité extatique. Plus votre concentration est élevée, plus vous atteignez un état d'unification, plus grande est votre expérience de béatitude », et sur la troisième « au niveau plus subtil, votre sagesse sera si puissante, si nette, tout naturellement, vous aurez une certaine expérience de la non-dualité, du Mahāmudrā, de l'absence de sujet et d'objet » MLY.
Dans son approche rationaliste, le Bouddhisme tibétain distingue la méditation de quiétude (le « Calme mental ») qui vise à établir le calme dans l'esprit, et la méditation analytique (« Vision supérieure »), qui vise à réfuter le « soi » – lequel se subdivise entre « soi de la personne » et « soi des phénomènes » – qui amène à la réalisation de la vacuité, autrement dit au Mahāmudrā, la nature véritable de l'esprit et conséquemment de la réalité. On l'aura compris, ces deux méditations sont des découpages arbitraires à dessein d'aider à l'évolution graduelle des esprits trop agités (voilés) pour se poser directement sur eux-mêmes. La méditation étant une non-activité, elle ne peut pas plus être divisée que l'espace !
Dans le Shivaïsme, point de telle granularité, la réalisation de la vacuité coïncide au cœur du Mahāmudrā à la saisie de la coémergence des phénomènes et de l'esprit, à la spatialité qui ouvre sur la prise de conscience universelle que tout est conscience dont l'essence est la vacuité d'existence propre ! Lorsque « l'esprit se pose sur l'esprit » (sans contrainte), la profondeur de sa transparence spatiale joue le rôle d'un miroir qui lui renvoie la conscience de son infinitude, laquelle n'est ultimement que l'essence vide de sa clarté lumineuse (ce qui n'exclut pas une certaine progressivité de sa révélation…).
Sous l'effet de ce retour, la perspective biaisée sous laquelle je m'aperçois sous la modalité subjective d'une conscience personnelle (conscience de « moi ») et m'identifie comme sujet (conscience intentionnelle), est brusquement renversée, et dans l'espace ouvert par ce basculement, toute fragmentation disparaît. C'est comme une foule de nageurs (ou de supporters dans un stade), soulevés par une énorme vague dans laquelle ils disparaissent temporairement en tant qu'individus isolés pour devenir la vague elle-même !
En définitive, que la méditation du Bouddhisme tibétain réfute le « soi de la personne » pour réaliser la vacuité de la conscience, où que les yogas du Shivaïsme inverse «l'illusion de la séparation » pour rétablir la vision juste de « la nature véritable la conscience » – le Bouddhisme tibétain distingue la nature conventionnelle ou relative, de la conscience qui est sa « clarté lumineuse », de son essence, la vacuité – le résultat obtenu est le même !
Lorsque ce point, au-delà de toute dualité et de non-dualité, est atteint, toute limite explose entre l'intérieur et l'extérieur, le non-soi de la personne et celui des phénomènes, le corps et l'esprit, l'unité et la totalité, l'homme et Dieu ou quels que soient les mots mis pour désigner cette inconcevable réalité.
« Bien que l'espace vide puisse être nommé ou défini conventionnellement,
Il est impossible de le désigner comme étant « cela ».
Il en est de même pour la clarté innée de l'esprit.
Bien que l'on puisse exprimer ses caractéristiques,
elle ne peut être désignée comme étant cela » IDC-66
Les différences sont relatives aux approches, non à une question de fond. Ainsi, en comparaison, le focus mis par le Bouddhisme tibétain sur la sagesse du fait de son rationalisme structurel le fait apparaître plus aseptisé, plus asséché, que le Shivaïsme – nonobstant la compassion dans le Mahayana – lequel, en mettant l'accent sur le sentiment extatique de l'amour « divin », l'union de Shiva/Shakti de l'Être retrouvé, paraît naturellement plus vivant et plus vibrant de félicité.
Ce n'est là encore qu'une question de perspective, que l'on retrouve d'ailleurs dans d'autres courants spirituels ou religieux de par le monde. L'on peut voir dans le mythe de Narcisse une métaphore du saṃsāra comme miroir de la « saisie du soi ». Narcisse est amoureux de son propre reflet, car il ne voit pas le miroir en-deçà de ce qu'il reflète ! En posant l'esprit sur le miroir de la transparence spatiale, celle-ci renvoie à l'illimité qui ramène de facto la conscience à son état indivis, où la vue n'est plus obstruée par (l'expérience de) l'illusion de la croyance en l'existence du sujet et des phénomènes en soi. Dès lors, que se révèle l'essence de la vacuité du miroir, en regard de la vacuité de la conscience qui se regarde, la « relation à soi » est totalement dépourvue de caractère égotiste, totalement ouverte à la totalité, au cœur vibrant de l'Être…
Au début de la méditation du Mahāmudrā, lorsque l'esprit se pose sur l'esprit, il y a d'abord la « conscience d'être conscient » du monde, de ce qui se passe autour et dans la conscience. Puis, à mesure que l'esprit se clarifie par la concentration, que les perceptions sensorielles et le contenu de la phénoménologie mentale (voix mentale, pensées conceptuelles, cinéma intérieur, etc.) ne créent plus d'interférence parasite, dans la réflexion du « miroir de l'esprit » qui réfléchit l'esprit, le miroir lui-même disparaît dans une « figure d'interférence » où il n'est plus possible de distinguer le sujet et l'objet, où il n'y a plus ni de là-bas ni d'ici, ni d'avant ni d'après, ni d'ici et de maintenant…
L'esprit posé sur l'esprit, « le miroir sur le miroir », renvoie alors du vide ! Cependant, ce n'est ni un vide absolu, ni la figure amodale d'une absence. Lorsque deux forces d'égale intensité s'opposent (ou la crête ou le creux de deux ondes de même amplitude se superposent), la « figure d'interférence » produite les faits tout simplement… disparaître ! Pourtant, elles sont toujours là, mais il est impossible de les percevoir. Lorsque l'esprit est totalement clarifié et que le miroir renvoie seulement le miroir, il n'y a plus alors que la conscience complètement transparente, traversée par tous les phénomènes extérieurs et intérieurs qui peuvent survenir sans plus entacher l'esprit.
La nature de l'esprit est cette clarté lumineuse. Depuis toujours, l'esprit reflète l'esprit, mais il n'est pas visible car voilé par les perceptions sensorielles et le contenu de la phénoménologie mentale. Pour être conscient que le miroir de l'esprit reflète le miroir de l'esprit, il faut d'abord développer la concentration qui permet de « poser l'esprit sur l'esprit » (sans aucun effort) pour abstraire de son miroir toute interférence qui en masque la vue naturelle. Le lac ne reflète plus la Lune, mais la transparence même du lac. La conscience est toujours là, mais ce dont elle est conscience, ce n'est plus un «quelque chose » perçu comme substantiel, c'est la non-perception du miroir qui disparaît dans sa propre réverbération ! Dans cet état de totale « absorption de l'esprit dans l'esprit », il n'y a plus ni être ni non-être, ni sujet ni objet, ni miroir ni reflet…
Dans cet état de spatialité, il n'y a plus de fragmentation entre l'esprit et les apparences. Au sein de cette union (sans pluralité et sans unité), le fini et l'illimité se confondent. Ce qui n'apparaît pas est présent, et ce qui est présent n'apparaît pas ! «Spatialité » n'est qu'un mot impropre à qualifier cette réflexion invisible, puisque «l'espace dans l'espace » est imperceptible et intangible, réflexion d'une présence vide, union invisible du manifesté et du non-manifesté…
Lorsque les nuages se dissipent, l'espace est à nouveau visible, mais comment peut-on voir l'invisible ? La clarté de l'esprit est la conscience qui se perçoit clairement elle-même, lorsque son apparence phénoménale conventionnelle disparaît dans cette «figure d'interférence » relative. Au paroxysme, le fait qu'il n'y ait plus de sensation est pure conscience ! L'esprit se pose sur l'esprit et réalise la vacuité de son essence à travers la vue d'une non-perception, simple intuition, insaisissable autrement que d'une manière allusive, évocatrice.
« L'expression "voir l'esprit" n'est qu'une désignation conventionnelle.
Elle permet de comprendre l'irréalité de l'esprit qui,
de toute éternité, échappe aux extrêmes d'existence et de non-existence.
La nature de l'esprit est telle qu'on ne peut y trouver
la moindre entité percevante ou perçue,
serait-elle aussi infime qu'un cheveu.
Au-delà de la pensée et de l'imagination,
cette nature
reste intemporelle et immuable » RL-246.
IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php
MLY : MAHĀMUDRĀ, Comment découvrir notre vraie nature, Lama Thoubtèn Yéshé https://editionsmahayana.fr/produit/mahamoudra-comment-decouvrir-votre-vraie-nature-ebook/
RL : Rayons de Lune, Les étapes de la méditation du Mahāmudrā, DAKPO TASHI NAMGYAL https://www.padmakara.com/livres-numeriques/196-rayons-de-lune-ebook-format-pdf-9782370410139.html

La musique des sphères
III.8 Frémissement
Lentement, parcoure les lignes de tes mains,
Survole leurs contours d'un toucher aérien.
Au bout de tes doigts légers qui se font face,
Fixe, sans ciller, du regard l'interface.
Sent de l'espace la conduction statique,
Monter en un lent crescendo magnétique.
Du vide, émane un courant d'énergie,
Qui à mesure que tu rayonnes, grandit.
Du sommet de ta tête au bout de tes pieds,
Vibre dans tout ton corps jusqu'à t'enivrer.
Lentement, retire tes mains, puis ton toucher,
Coule-toi dans le frémissement de l'êtreté.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Pour parcourir une « voie spirituelle », il faut non seulement abandonner tout désir d'appropriation/obtention (jusqu'à tout objectif de réalisation !), se détacher de tout «fantasme spirituel » (« cette voie est meilleure qu'une autre »), et de toute radicalité (« cette voie est plus efficace, plus rapide », etc.) ! Ce sont des divisions du mental-ego ! Il n'y a pas de voie meilleure qu'une autre, il y a seulement la voie qui correspond à chacun.
« Tout mouvement est yoga à partir du moment où
personne ne revendique la propriété de cette pensée » IDC-124.
Au-delà du débat purement philosophique et doctrinal entre le Shivaïsme et le Bouddhisme, les pratiques du Vajrayana comme les yogas tantriques exposés dans le Vijñānabhaïrava ont pour points communs d'amener : à la dissolution des pensées dualistes ; à la désidentification au « soi de la personne » ; à la reconnaissance/réalisation de la véritable nature de l'esprit, spatialité claire et lumineuse ; lesquelles amènent à l'expérience unifiée de l'Être.
Le dogmatisme dans la spiritualité est absurde, mais c'est un penchant auquel le mental cède facilement. D'un point de vue purement relatif du Mahāmudrā, qui pose l'absence de « contrainte méditative » comme condition conventionnelle de « non-pratique », la méditation de « pleine conscience » (ou de pleine présence), peut être considérée arbitraire, au sens où le méditant s'autorise exclusivement à fixer son esprit sur ce qui se passe à l'instant présent.
Lorsque le Vijñānabhaïrava tantra insiste sur l'importance d'être pleinement conscient à ce que l'on fait (« devenir un avec ce que vous faites est la clé » VT-124), il ne pose pas d'ici et maintenant comme une contrainte, mais comme un levier.
« Voie de "l'arrêt de l'activité automatique du mental",
le yoga tantrique utilise le spectre intégral des pensées,
des émotions et des sensations du yogin placé au cœur
du foisonnement de la réalité comme voie mystique » VT-39.
Ainsi, la distraction comme perte de l'attention à l'instant présent, considérée dans l'enseignement bouddhiste de la méditation de « Calme mental » comme un obstacle à l'atteinte de la quiétude, peut parfaitement être utilisée pour saisir… la nature de l'esprit! « 119. Lorsque la vue d'un certain lieu fait émerger des souvenirs, laisse ta pensée revivre ces instants, puis, lorsque les souvenirs s'épuisent, un pas plus loin, connais l'omniprésence » VT-122.
Il serait absurde de se priver d'une possibilité de réalisation sous prétexte du respect strict d'un point de méthode. Ne croyez pas sur la base de l'affirmation d'un maître, faites-en l'expérience par vous-même ! Observer ce qui se passe lorsqu'un souvenir surgit. Au moment où l'attention se déporte de l'actuel, il se produit comme une abolition du temps et des limites spatiales. Si l'on ne se laisse pas absorber dans le souvenir, mais que l'on fixe l'esprit sur cette sensation l'on touche alors à la spatialité de la conscience ! Et, « un pas plus loin », au-delà de la non-dualité, lorsque la fragmentation de l'esprit et des apparences s'abolit, il est alors possible d'entrer dans l'union indivise sans pluralité ni unité…
« 120. Regarde un objet puis, lentement, retire ton
regard. Ensuite, retire ta pensée et deviens le réceptacle de la plénitude ineffable » VT-122
Il est possible d'émuler la « vue de la spatialité » simplement en fixant le regard, sans cligner des yeux, sur la profondeur et de la transparence l'espace de sorte à susciter l'intuition de la nature véritable de la conscience. C'est ce que fait le yoga tantrique du Shivaïsme dans ses pratiques. Toutefois, lorsqu'une méditation présente un goût exceptionnel, elle est généralement suivie par des méditations sans saveur ! Une courbe ascendante suivie d'une courbe descendante, cela s'apparente… au désir ! Même modéré dans sa pratique, ce n'est pas spontané. A l'opposé, constatez l'effet de l'absence de contrainte. « Posez l'esprit sur l'esprit » sans objectif ni désir d'obtention, et lorsque l'intuition de la spatialité surgit, c'est de l'intérieur pour s'expandre vers l'extérieur.
Il n'y a pas de meilleure pratique que celle relative au pratiquant. « Ce n'est pas le yoga qui mène à la conscience, c'est la conscience qui mène au yoga », Abhinavagupta, Tantraloka. Nous sommes chacun un instrument de musique. Notre fréquence de vibration nous est propre, et toute la voie spirituelle consiste en définitive à trouver notre « fréquence de vibration personnelle » qui nous permets de nous aligner avec la conscience universelle. « Le yoga c'est comme un instrument, lorsqu'il est bien accordé, il vibre spontanément sans que l'on ait besoin de le toucher ». Certains ont besoin de jouer avec intensité, d'autres avec légèreté. Trouver sa fréquence fait partie de l'expérience.
Le leitmotiv de la « chakra thérapie », mais aussi des yogas qui s'appuient sur ce principe, c'est la circulation des énergies. Nonobstant le fait que leur congestion soit à la source de tous les maux du corps, l'énergie est érigée comme une voie qui mène à la libération de l'esprit. Or, l'important ce n'est pas que les énergies circulent, ni la manière dont elles circulent, ni la fréquence à laquelle elles circulent, ni l'intensité mise dans la pratique. « La clé, c'est d'être présent », mais il ne s'agit pas d'être présent « à ce qui se passe », « à ce que l'on fait », mais d'être conscient d'être présent !
Selon les écoles philosophiques (bouddhistes en particulier), l'enseignement de la méditation du Mahāmudrā met l'accent sur la concentration sur les pensées ou sur l'esprit lui-même. Là encore, il n'y a pas de méthode meilleure que l'autre, mais plutôt une gradualité. Pour l'esprit fortement voilé, il y a plus d'interférences et d'obstruction que d'intervalle de paix entre les pensées. Il en est de même des objets sensoriels pour la « pleine conscience ». Au final, il s'agit de réaliser la vacuité des sources de perceptions sensorielles, de leur représentation mentale, de la « saisie du soi inné », et de la conscience qui les saisit. Il est donc essentiel d'être attentif à la vue elle-même.
Lorsque l'attention se porte sur l'attention, on s'abstrait naturellement de l'espace et du temps, et l'on perçoit alors qu'elles ne sont pas des catégories a priori de la conscience, mais des modalités de l'expérience de la conscience intentionnelle, qui se pose comme sujet (agent de l'action) et se pense « moi ».
Ainsi, les phénomènes extérieurs et le contenu de la phénoménologie mentale ne sont que des apparences conventionnelles sous lesquelles nous faisons l'expérience de la conscience, des reflets sur le miroir de l'esprit. Et si nous voulons réaliser que ces formes ne sont pas l'esprit, il nous faut non seulement réfuter leur « soi », mais également réaliser la spatialité du miroir lui-même !
Tout est yoga dès lors que personne ne revendique la propriété de cette activité, mais aussi à partir du moment où l'on est conscient hors de la sphère de toute dualité. Le Shivaïsme n'érige pas le pur et l'impur en dualité, et ne cherche pas non plus à développer l'un et à éliminer l'autre, tous deux faisant partie de la vie dont le mouvement est vide d'essence. L'expérience méditative (la saisie intuitive) de la spatialité de la conscience n'est pas une activité consistant dans « la conscience de la qualité de l'acte » (de l'agent et de son objet), mais en « la qualité de la conscience » à sa propre aperception.
Voir le miroir de l'esprit et ne pas s'identifier à ce qui s'y reflète. Le « juste milieu » se situe entre la conscience de l'objet dont l'expérience va nous communiquer la sensation de l'existence substantielle, et l'expérience de l'agent qui revendique la propriété de cette expérience délibérée. Le yoga tantrique est ce mouvement du corps/esprit partant de « la conscience de », glisse dans « la conscience d'Être », entre dans la spatialité, et embrasse le cœur entier du Soi/non-soi/Être. « Le résumé de la vie spirituelle, c'est d'aller de l'extérieur à l'intérieur, descendre au fond, trouver la source et revivre à partir de la source ».
« 122. L'attention fixée sur un seul objet, on pénètre tout objet.
Qu'on se relâche alors dans la plénitude spatiale de son propre Soi/Être
[où le rythme du monde coïncide avec le rythme de l'esprit,
et où l'on voit l'univers tout entier] » VT-148
Éric Bouery - Yoga Tantrique du Cachemire - Non-dualité https://www.youtube.com/watch?v=8tNyvAcVDo8
Daniel Odier || Tandava, la danse de Shiva Shakti 1, https://www.youtube.com/watch?v=COS0P6BImZg
Maître Eckhart traduit par Laurent Jouvet https://www.youtube.com/watch?v=qv_CDsT0Vn0
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
III.9 Suspension
Écoute le silence après le son du bol,
Touche l'espace qui ouvre sa corolle.
Regarde la transparence de sa bulle,
Dans le ciel évanescent du crépuscule.
Fige ta conscience entre deux pensées,
L'intervalle suspend la temporalité.
L'objet surgit de la pause du mouvement,
L'élan, de la disjonction du firmament.
Le temps est né d'une soudaine interruption,
L'espace, du relâchement de leur union.
La suspension de l'indivis est dualité,
L'unité, suspension de la pluralité.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
« Nous sommes ce que nous cherchons », et que cherchons-nous au juste, la spatialité/vacuité de notre véritable nature. Aussi, l'approche du yoga et celle du Bouddhisme seraient paradoxales si elles n'avaient une visée graduelle. Chez Patanjali, les premiers angas du yoga préparent le corps pour la méditation. A la fin d'une séance d'asanas, la dernière posture, savasana, permet d'intégrer les bienfaits de la pratique, la « libre circulation des énergies » dans l'alignement du corps, du souffle et de l'esprit.
Et puis, curieusement, avant d'entrer dans la méditation, l'étape préalable est… le «retrait des sens », autrement dit se couper de l'extérieur afin d'entrer à l'intérieur de soi, alors que du point de vue ultime, il n'y a pas de séparation de la nature indivise sans pluralité ni unité ! C'est la même chose dans le Bouddhisme où la méditation du « Calme mental » prend appui sur un objet visualisé mentalement à l'exclusion de toute perception extérieure.
Le Shivaïsme n'entérine pas de division, ce qui n'empêche pas d'aborder les yogas du Vijñānabhaïrava tantra dans une approche réductionniste. Sa forme déconstruite n'empêche pas le mental de catégoriser. Ainsi, le système Trika présente la réalité sous trois aspects (plans ou perspectives) : Siva, l'énergie et l'individu ; lesquels se différencient suivant « le mécanisme psychologique qu'ils mettent en jeu, mais aussi au niveau de l'expérience (…) [pourquoi l'adepte suit telle voie plutôt que telle autre] la grâce divine fournit la seule explication possible : une grâce intense correspond à la voie de Siva ; une grâce moyenne à la voie de l'énergie et une grâce plus faible à la voie de l'individu » VTLS-25.
Le premier niveau, inférieur (« la voie de l'individu »), consiste en un moment de suspension du temps et de l'espace induit par un effet de surprise qui met en évidence la réalité indivise en regard d'une expérience duelle, « surprise d'un contact fugitif mais néanmoins inoubliable avec le Soi apaisé » VTLS-24.
Le second niveau, subtil (« la voie de l'énergie »), utilise la conscience de l'émotion et de la force de la passion comme levier pour saisir la spatialité de l'émotion, de l'esprit, et de l'événement. Le yogin « ne se concentre pas sur un objet mais sur la connaissance qu'il en a ou sur des impressions purement subjectives (…) il s'empare de l'acte même de connaissance, à peine dégagé de la conscience indifférenciée d'où il fuse »VTLS-24.
Le troisième niveau, supérieur (« la voie de Shiva »), embrasse directement la spatialité de l'esprit à la vue de la coémergence des apparences, sans discontinuité d'essence ultime et sans obstruction de formes relatives « ne règne que le vide après l'effondrement des couches superficielles de la personnalité (…) Le Soi cosmique se révèle à lui en toute sa plénitude, alors qu'extériorité et intériorité fusionnent à jamais dans le Bhaïrava universel et apaisé » VTLS-24.
Cette équivalence de niveau aux facultés du pratiquant fait écho au Bouddhisme tibétain qui s'appuie également sur la gradualité des « capacités » de l'étudiant (petite, moyenne et grande), laquelle structure la progressivité de l'enseignement et correspond à des types de recherche différente du bonheur (en cette vie, par l'arrêt du samsāra, pour le bien de tous les êtres sensibles).
Les différences entre les deux courants spirituels ne sont que superficielles pour qui sait lire au-delà des doctrines, en ne se laissant pas entraîner dans des débats philosophiques absurdes eut égard à l'identité ultime de l'état recherché. Du point de vue de la méthode, le Bouddhisme s'appuie sur l'union de la sagesse (qui réalise la vacuité) et la compassion, tandis que le Shivaïsme s'appuie sur l'union de la sagesse (qui réalise la spatialité) et l'amour extatique. A ce niveau, l'on pourrait voir le second comme limité au nirvāṇa alors que le premier vise l'Éveil – le terme Bouddha ayant alors l'exclusivité de cette voie –. Cependant, l'union indifférenciée de Shiva/Shakti «rayonnante de béatitude », « libre du vide et du non-vide », inclut par essence (plus que par définition) la totalité des êtres sensibles dans l'unité de la conscience de l'Être sans pluralité ni dualité…
« Du point de vue suprême, tous les sujets ne constituent qu'un sujet unique. Seul l'Un existe.
(c'est un seul et même Soi) qui se révèle comme notre propre moi et comme le moi des autres.
Ainsi toute connaissance, qu'elle appartienne à l'éternel Siva
ou à un ver de terre, est la connaissance d'un seul et unique Sujet...
L'omniscience du Sujet en découle nécessairement » VTLS-138
Ainsi, la stance 115, « Au bord d'un puits, sonde, immobile, sa profondeur jusqu'à l'émerveillement et fonds-toi dans l'espace » peut s'interpréter comme de niveau inférieur, où le vertige est le déclencheur d'une fulgurance de spatialité/vacuité « le contemplatif se trouvant projeté tout à coup en dehors du monde prochain, la pure intelligence recouvre son essence indéterminée et intuitive lorsque disparaît la pensée discursive » VTLS-145. Elle peut aussi se lire comme un aspect supérieur où « le monde disparaît en tant qu'objet connu pour ne faire place qu'au pur conscient ». Mais, ce yoga peut aussi refléter la « grande capacité » bouddhique, comme moyen de se familiariser (méditer) la compassion en imaginant l'enfant tombé dans le puits des souffrances sans fond de « l'existence conditionnée » !
Ce ne sont là que des interprétations, l'essentiel est de trouver la fréquence à laquelle chacun résonne, et ne surtout pas se croire inférieur ou penser passer à côté si l'on ne résonne pas à toutes les fréquences ! « Poser l'esprit sur l'esprit sans contrainte », c'est se détacher d'une attitude sectaire (au prétexte d'un idéal absolu), ne pas s'imposer toutes les pratiques sous couvert d'atteindre à la complétude de la réalisation. Tous sont des obstacles à celle-ci.
La nature de l'esprit est « libre du vide et du non vide ». La conscience est comme l'espace, le frémissement comme un sentiment, mais ni la spatialité, ni l'amour, ni la compassion ne sont ses caractéristiques propres et autonomes. Ce ne sont que des aspects relatifs au chemin des êtres en réalisation (et réalisés en tant qu'ils expriment leur manifestation), lesquels sont le reflet de leur aptitude particulière de résonner en alignement avec leur véritable nature.
Reconnaître (intuitivement) la spatialité/vacuité surgit de la compréhension correcte et de l'inattendu ! La réaliser implique, dans le Shivaïsme comme dans le Bouddhisme, d'en avoir le désir ! S'agissant du dépassement de la dualité, il ne s'agit pas d'un «désir d'appropriation » relatif à l'ego, mais du « désir d'être », de désirer être au-delà de la dualité et au-delà de la non dualité. Deux méthodes, une même finalité : le Shivaïsme lie la reconnaissance de la spatialité au sentiment de « l'amour extatique » de l'expérience spirituelle mystique ; tandis que le Bouddhisme lie la réalisation de la vacuité au sentiment de la « compassion universelle » pour tous les êtres sensibles.
«
105. Le
désir existe en toi comme en toute chose.
Réalise qu'il se trouve aussi dans les objets
et dans tout ce que l'esprit peut saisir » VT-113
VTLS : Vijñānabhaïrava tantra, Lilian Silburn https://archive.org/details/LilianSilburnLeVijnanaBhairavaTexteTraduitEtCommente1961Pdf/mode/2up?q=Vij%C3%B1%C4%81nabha%C3%AFrava+tantra+Lilian+Silburn
III.10 Désirance
Dès qu'il vit la clarté, l'espace fut épris,
De sa pureté hors de l'instant, il chérit.
A sa transparence, la lueur s'enflamma,
De sa lucidité au présent, elle brûla.
Un rayon traversa l'immensité des cieux,
Son regard plongea dans le reflet de ses yeux.
Sous la caresse du miroir, elle prit forme,
De sa perspective, frémit l'uniforme.
Entre les pôles du désir jaillit l'influx,
Le centre résonne du transport continu.
A l'union de la forme au vide, se scelle,
Entre les amants, l'extase éternelle.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Il ne s'agit pas seulement de regarder le ciel en été et de fondre le regard dans sa transparence spatiale pour éprouver l'intuition de la spatialité de l'esprit, il faut encore désirer être cet espace, désirer être l'aube qui se lève dans un ciel sans nuage... Le désir est le moteur de la reconnaissance dans le Shivaïsme, et si le Bouddhisme conçoit la réalisation de la vacuité comme le résultat d'un processus de méditation analytique, la compassion vient le compléter pour atteindre l'Éveil.
La question qu'il convient donc de se poser pour établir la reconnaissance de la spatialité ou la réalisation de la vacuité, c'est « est-ce que je désire véritablement être libéré de la dualité ? » Ce que l'on est, c'est que l'on recherche, mais encore faut-il désirer le reconnaître ! Il ne s'agit pas du désir relatif à la curiosité qui anime la connaissance, aussi noble soit-elle. Il ne suffit pas de se laisser inspirer par la spatialité, il faut entrer dans la relation à l'être des choses par le corps. Il faut aimer ce que l'on voit, aimer ce qui apparaît, ne pas regretter ou détester ce qui disparaît, s'immerger dans la dimension sensorielle, sensible du désir qui est le « frémissement de la Spanda », le cœur même de la réalité pour le Shivaïsme.
Quel que soit l'aspect sous lequel l'on pratique les yogas tantriques, l'on y vient par le désir en toutes choses. Ce qui donne sa force au yoga tantrique, ce n'est pas que l'abolition du sujet, c'est « l'union amoureuse » du principe et de la manifestation, Shiva/Shakti, au-delà de toute pluralité et de toute unité.
« Tout contact est amoureux,
celui du regard qui se dissout dans le ciel ou dans l'obscurité,
celui de la peau qui ressent la caresse du vent,
celui de l'ouïe qui goûte une mélodie
ou celui de la respiration qui participe aux pulsations du monde » VT-107
Que ce soit lors de la perception sensorielle, de la sensation de notre corps ou lors des activités auxquelles nous nous livrons avec ce corps, il s'agit se détacher des surimpressions conceptuelles que le mental appose aux choses (ces qualités arbitraires qu'il lui plaît de les voir revêtir pour satisfaire à son désir), de sorte à retrouver le contact authentique avec la nature spatiale sous-jacente de l'Être. Le « désir-attachement » est comme un chasseur qui cours après un animal sur le dos duquel il a apposé l'étiquette « gibier », lequel le fuit par « aversion » pour l'étiquette qu'il y a lui-même apposé de « prédateur » !
La philosophie bouddhiste parle de la « perception yogique directe », décohérée de tout caractère conceptuel, l'accès à l'en-soi de la chose elle-même (laquelle est aussi vide d'essence propre que l'espace incomposé, et la conscience qui la saisit). Dans la gradualité de son enseignement, le Bouddhisme considère la pureté des moyens « habiles » en opposition à l'impureté des activités mondaines qui nourrissent l'ego. Dans le Shivaïsme, une telle dualité n'existe pas. Il n'y a aucun lieu qui ne soit shivaïte, aucune chose, aucune sensation, aucune activité qui ne puisse constituer un levier du yoga et nous permettre de reconnaître la présence naturelle de la conscience en toutes choses.
Il n'y a pas de méthode meilleure qu'une autre, mais il n'y a pas non plus… besoin d'une méthode dès lors que l'on en comprend le sens, celui d'interface, de vecteur, pour nous permettre d'accéder à l'illimité de notre véritable nature qui surgit dès lors que l'on se coule dans le flux à l'abandon de la dualité sujet-objet!
Il n'y a pas besoin de bouger le corps dynamiquement, d'adopter des postures acrobatiques, d'activer la circulation des énergies, tout cela est mental ! La danse de tandava n'a pas besoin de mettre en mouvement le corps entier, les mains suffisent ! Le seul frôlement du bout des doigts peut faire surgir le frémissement ! Faites-en l'expérience par vous-mêmes…
Joignez les mains l'une contre l'autre. Que ressentez-vous ? Le contact de votre peau, sa chaleur, la pulsation du sang… Avancez la main vers un objet et arrêtez-vous à quelques millimètres. La sensation de sa texture s'impose à vous sans même le toucher ! Faites-en l'expérience avec différents objets, sentez la texture du bois, du plastique, du verre, d'un habit, de l'eau, de la terre dans cette intervalle vide ! Maintenant, fermez les yeux. Sentez-vous toujours ces caractéristiques des objets ? Ce que vous ressentez, c'est simplement… une présence ! Quelque chose à portée de votre corps que vous ne pouvez identifier. Si vous en éprouvez la sensation les yeux ouverts, c'est que cette information ne provient pas du contact, mais de son souvenir ! Autrement dit, il y a dans la « conscience sensorielle du toucher » une dimension qui n'appartient ni à l'objet ni à l'instant présent, mais qui est de l'ordre d'une surimpression mentale !
- Lorsque mes mains se touchent lentement, je sens laquelle caresse et laquelle est caressée. Lorsque je touche un objet, je sens mon corps d'un côté et l'objet de l'autre. Mais (les yeux fermés), lorsque mes mains survolent les choses sans les toucher, qui est qui ? De quel côté ma main, de quel côté l'objet ?
- Dans un mouvement extrêmement lent, presque immobile, faites danser vos mains, puis placez-les l'une face à l'autre, et dans l'espace entre le bout de vos doigts, ressentez… Quelque chose sourde du vide ! Comme une sorte d'énergie, une chaleur ou une vibration. Laissez-là grandir et rayonner… Immobile, sans effort et sans tension, méditez dans cette non-posture…
Cette méditation (les yeux ouverts sur l'espace devant soi) amène plus facilement à la « concentration unipointée » d'un mental silencieux. Elle offre également une approche différente de la spatialité qui, de l'expérience de la transparence et de la clarté de l'espace, glisse vers l'expérience de la sensation corporelle ! A l'instar du non-contact de vos doigts entre eux, s'élève progressivement la sensation d'indifférenciation de votre corps à ce qui l'entoure, sans séparation entre là-bas et ici, comme si vous flottiez également dans l'espace sans contact avec le monde et, en même temps, comme si vous étiez le monde hors de toute durée…
Nous voyons les choses d'une seule manière, sous un seul angle. Pour Patanjali, le yoga est « l'arrêt des fluctuations du mental », ce qui induit que le mental-ego (« la saisie du soi ») est une perspective qui surgit de… l'interruption de l'état naturel de la conscience sans commencement ni fin ! L'objet apparaît lors de la suspension du mouvement, la dualité lors de la cessation temporaire de la non-dualité, la forme-vide de la suspension du vide-forme… C'est pourquoi, comme le dit le sῡtra du cœur, « il n'y a ni obtention ni manque d'obtention ». Il n'y a rien à réaliser, seulement à inverser notre perspective.
Nous pouvons considérer l'intervalle entre deux pensées comme une fenêtre sur la nature véritable de l'esprit, mais nous pouvons aussi voir les pensées comme des fluctuations de sa nature vide d'essence, lesquelles ne sont pas « réelles », la conscience étant libre du non-vide et du vide ! Outre les caractéristiques et qualités superficielles et factices que nous leur apposons, qui nous font distinguer l'extérieur de l'intérieur, le corps de l'esprit, le sujet de l'objet, ce qui est perçu n'est pas différent en essence de cela qui le perçoit. Le yoga est simplement un moyen de dépouiller la perception sensorielle de sa dimension représentationnelle pour saisir la présence sous-jacente de la conscience.
« Tous les objets ont même nature que la pure conscience et resplendissent comme identiques au sujet conscient, à l'exemple d'une ville qui se manifeste dans un miroir... Lorsqu'il est encore indéterminé le pot ne fait qu'un avec la conscience, omniforme et total. Mais, on ne peut l'utiliser à des fins pratiques. II faut donc que le sujet, en se servant de l'activité d'illusion, scinde et délimite cet être total. Quand il le différencie alors de ce qui n'est pas le pot, il nie » VLTS-138
Ainsi, de la même manière que le non-touché révèle la présence en deçà du mental, la « perception sensorielle yogique directe » est l'accès à la conscience authentique de la réalité, sous la multitude de ces avatars, lesquels ne sont autres que des représentations mentales qui fragmentent la conscience en une pluralité d'objets, séparés de l'unité indivise et sans pluralité (de l'union de Shiva/Shakti).
En chosifiant la conscience, nous inventons également une histoire (un passé et un futur) à la chose perçue comme existant autonome, et de fait, nous créons une brèche dans l'intemporalité de la présence, dont la suspension se manifeste sous la forme de « l'ici et maintenant » local et temporel. Aussi, en enlevant le voile de l'illusion qui recouvre la conscience de la surimpression mentale de l'objet, nous ne libérons pas seulement la « perception yogique directe », nous revenons à la nudité spatiale de l'ici et maintenant non-local et atemporel.
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
VTLS : Vijñānabhaïrava tantra, Lilian Silburn https://archive.org/details/LilianSilburnLeVijnanaBhairavaTexteTraduitEtCommente1961Pdf/mode/2up?q=Vij%C3%B1%C4%81nabha%C3%AFrava+tantra+Lilian+Silburn
III.11 Embrassement
L'espace virevolte en flots de pensées,
Tels des flocons dessinent un ciel enneigé.
Le regard posé sur le miroir de la glace,
Reflète la transparence de l'espace.
Sur la surface lissée du temps pétrifié,
La conscience glisse dans l'instantané.
La présence est traversée de mouvement,
Tout se superpose en un flux évanescent.
Dans cet ici où, depuis ailleurs, je me vois,
De la saisie se dissout le flocon du soi.
Hors du temps et de l'ici, maintenant je vois,
De toutes choses, la conscience est l'octroi.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Dans la méditation du Mahāmudrā, lorsque l'on observe attentivement les pensées, l'on peut prendre conscience qu'à l'instar des nuages dans le ciel, lorsqu'une pensée apparaît, elle ne vient de nulle part, quand elle se manifeste, c'est nulle part, et quand elle disparaît, c'est aussi nulle part !
Lorsque l'on observe avec attention l'esprit dans la méditation du Mahāmudrā, un phénomène comparable se produit. En apparence, la conscience est comme l'espace, la toile de fond sur laquelle les pensées, mais aussi toutes choses apparaissent, se manifestent, puis disparaissent. La conscience est toujours là, même lorsque l'on s'absorbe totalement dans l'activité, sinon… nous n'en aurions pas conscience ! C'est comme si la conscience existait d'une manière indépendante, comme si elle était une réalité, immanente conditionnelle à toute manifestation, témoin permanent du flux de l'impermanence…
Pourtant, en posant « l'esprit sur l'esprit », dans la méditation du Mahāmudrā, sans contrainte, et sans analyser – ce qui constitue une activité mentale qui nous éloigne de sa nature ! –, l'on peut observer dans les fluctuations de la conscience à l'instant présent (à la suspension de l'immersion dans une activité) que lorsque la conscience apparaît, elle sort de nulle part, et quand elle quand elle disparaît, elle ne disparaît nulle part. Seule différence notable, la conscience semble toujours actuelle, comme si conscience et instant étaient indivis…
Et en même temps, il y a un paradoxe. Lorsque l'on observe avec attention, l'on peut remarquer qu'il n'y nulle part d'où la conscience observe et nul moment d'où elle observe, et pourtant tout « acte de connaissance » implique un lieu et un temps qui lui sont consubstantiels ! La conscience d'une chose est toujours conjointe à la « conscience de l'instant » où elle est perçue. En même temps, lorsque la chose disparaît comme un flocon de neige sur le sol, la conscience ne disparaît pas avec la conscience du flocon de neige, tout en ne résidant… nulle part ! C'est parce que la conscience n'est pas seulement « conscience d'une chose », mais aussi « conscience d'en être conscient ». La conscience implique « l'acte de connaissance » de la connaissance d'elle-même.
Mais qu'en est-il du temps ? Pour qu'il puisse y avoir connaissance d'une chose, il faut que celle-ci s'inscrive dans un référentiel d'espace et de temps, laquelle condition est reflétée par la perception de l'objet qui apparaît, se manifeste, et disparaît conjointement au « moment actuel ». Sous cet angle, l'espace et le temps semblent exister indépendamment de la conscience comme conditions de la possibilité de toute manifestation. Et pourtant, quand on observe l'esprit dans la méditation du Mahāmudrā, on peut remarquer que lorsque la conscience de la pensée apparaît, ce n'est pas à un instant précis « dans le temps », mais comme si elle emportait avec elle… l'apparition même du temps, comme s'il n'y avait pas « d'avant », comme si la conscience se situait… hors du temps ! Et lorsque la conscience de la pensée disparaît, celle-ci étant issue de nulle part, c'est comme si la pensée sortait de l'espace et du temps... de la conscience !
Qu'en est-il du flux des pensées et de l'apparente continuité de la conscience ? Là aussi, il s'agit d'un « effet de perspective » ! Quand les pensées apparaissent, se manifestent, et disparaissent, elles ne sont pas liées entre elles, comme les flocons de neige dans le ciel. Qu'ils se télescopent, s'agrègent, et semblent se comporter de manière coordonnée, ne vient pas de leur volonté propre, mais d'un « effet de masse » qui dépasse la somme des parties. Lorsque dans la méditation du Mahāmudrā, on observe avec attention les mouvements de la conscience elle-même (non de ce qui s'y passe), dès lors que le discernement se fait subtil, il est possible de percevoir une pareille similitude de comportement…
Quand la conscience se fait « témoin » de l'apparition d'une pensée, « témoin » des circonvolutions de sa manifestation, « témoin » de sa disparition, du fait de sa réflexivité et de l'espace infinitésimal qui les sépare, ils semblent n'en former qu'un seul ! Si le terme « continuum de conscience » recouvre l'idée de continuité d'un même existant, l'expérience met en évidence un effet de perspective. Hors de l'illusion phénoménologique de leur unité à la conscience, il n'y a pas de lien entre les différents moments de la pensée. Hors des effets de sa connaissance, la conscience est « libre d'apparition et de disparition » !
Ainsi, la méditation du Mahāmudrā permet-elle de révéler l'enchâssement de la « conscience de la pensée » dans la conscience, le mouvement inverse de l'absorption de la conscience dans la temporalité du « moment de l'acte de la pensée » résultant de la suspension de l'atemporalité de la conscience.
« C'est la spatialité qui ne pose rien,
L'étincelante vacuité au-delà des formes,
Délivrée de la permanence, fluide,
Sans limite, vibrante et claire !
Sans unité, sans pluralité,
Elle n'a qu'une saveur,
Elle ne vient de nulle part,
Clairement consciente d'elle-même,
C'est la Réalité même ! » IDC-81
IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php
III.12 Apparition
Le bleu de l'œil colore l'étendue du ciel,
Au vent soufflé par le tympan de l'oreille.
Le velours de la peau contacte l'air ambiant,
Aux senteurs parfumées d'inspires odorant.
La langue cuisine les saveurs du monde,
Sous l'attention de la conscience féconde.
Les sens sont les artistes de talents pluriels,
Qui, du banquet, façonnent le corps du réel.
Tel un spectacle de jeux d'ombres envoûtant,
Au clair-obscur, se libère l'esprit errant.
De l'ombre, la lumière n'est pas captive,
L'effet d'optique est la pensée créative.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
A certains moments, la vue est claire, à d'autres insaisissable... Et, lorsque le mental tente de la retrouver, elle s'échappe à proportion de son effort. A certains moments, les mots sont parlants et reflètent spontanément la spatialité, dont ils peuvent même induire la saisie. Et à d'autres, ils semblent curieusement… passer à côté ! Lorsque cela survient, persévérer est vain. Plus l'on cherche à analyser, à s'appliquer à décrire ce que cela fait de « méditer » le Mahāmudrā, plus les mots achoppent, voire nous éloignent. Bertrand Russel doute qu'il puisse y avoir une pensée complexe, évoluée (conceptuelle) sans langage. Ce qui est certain par contre, c'est que la conscience préexiste à la pensée, et la rend possible.
« 97. Avant de désirer, avant de savoir :
« Qui suis-je, où suis-je ? »,
telle est la vraie nature du « je ».
Telle est la spatialité profonde de la réalité » VT
La pensée est un outil fabuleux, absolument nécessaire pour comprendre la vacuité et… totalement inutile pour la réaliser ! Il n'y a pas de cause à effet entre la compréhension intellectuelle de la vacuité et son expérience directe, car elles sont d'ordres différents, c'est comme de vouloir soulever un nuage en utilisant une barre de fer comme levier et un rocher pour appui ! Et en même temps, sans une idée claire et précise de ce que l'on cherche… l'on ne pourra pas le dépasser parl'expérience ! Ce ne sont pas la clarté et la stabilité qui sont recherchées dans le « Calme mental », c'est l'état qu'ils désignent.
Ce paradoxe vient de la dualité, laquelle nous fait considérer la pensée rationnelle et l'esprit analytique qui la manipule comme de deux ordres différents. Or, lorsque l'intuition de la vacuité se fait jour, l'évidence surgit que la pensée et l'esprit sont « vides d'essence » et conséquemment au-delà de la dualité (et de la non-dualité). Autrement dit, la pensée et les mots ne sont que des formes revêtues par la vacuité, dont l'essence « libre du vide et du non-vide » transparaît lorsque la dualité s'évanouit à son surgissement.
Si la compréhension intellectuelle de la vacuité n'est pas sa réalisation, elle peut l'induire dès lors que l'on fait l'expérience… de la vacuité du langage ! Les mots ne sont pas un moyen de saisir la vacuité comme « effet résultant » de la pensée rationnelle (causale de celle-ci), mais sont la traduction de son expérience ! L'on comprend alors de manière expérientielle que la méditation du Mahāmudrā ne peut nous amener à «l'aperception yogique directe » de la nature véritable de l'esprit par un effort de volonté, mais qu'elle implique un « état de réceptivité » constitutif de l'ouverture de la conscience à sa spatialité.
Dit autrement, la non-pratique du Mahāmudrā, qui consiste simplement à « poser l'esprit sur l'esprit » sans contrainte, est en elle-même constitutive d'une « rupture de symétrie » de la représentation mentale du réel, façonnée par l'ego sous la « saisie du soi », qui déforme la perception que nous avons des choses en nous faisant croire que ce que nous voyons est la manière dont les choses existent véritablement, laquelle résulte de la suspension de la spatialité.
Plusieurs moyens sont à notre disposition dont leur combinaison. Derrière le « niveau inférieur » du Vijñānabhaïrava tantra, l'idée est… de pirater le cerveau ! « Tout échec ou défaillance des puissances sensitives ou rationnelles qui réveille la conscience de la vie profonde appartient à la voie de l'énergie, mais ce qui touche au vide sans dualité relève de la voie de Siva » VTLS-126.
Pour construire une représentation synthétique cohérente du monde à partir des informations sensorielles qui lui parviennent des organes des sens, le cerveau utilise des circuits et aires spécialisées. Souvent les données sont incomplètes et le cerveau extrapole, quitte à faire des interprétations erronées à l'origine des illusions sensorielles ! Par exemple, lorsque le regard se pose sur l'espace, à mi-chemin entre la pénombre et la lumière, le jeu du clair-obscur induit le phénomène de paréidolie (comme de voir des formes animales dans les nuages).
En fixant le regard « sur une portion d'espace qui apparaît tachetée sous le rayonnement du soleil, d'une lampe, resplendit l'essence de son propre Soi », lorsque se produit une brusque « rupture de symétrie » dans la représentation mentale de la réalité, celle-ci peut entraîner une déconstruction profonde de son illusion trompeuse. «Les tâches de lumière et d'ombre prêtent une certaine confusion à la vision ; les contours des choses se fondent les uns dans les autres et le monde ambiant perd peu à peu sa structure familière (…) si le regard s'attache à un point fixe dans le flou des lumières environnantes, (…) l'œil ne localise plus et perd tout rapport avec le monde visible qui l'entoure » VTLS-116.
Il peut aussi arriver qu'une aire cérébrale reçoive un type d'information sensorielle qui ne lui est pas spécifique (par exemple des données sonores dans l'aire de la vision), ce qui engendre un type d'hallucination particulière appelée synesthésie dans laquelle les sons sont alors vus… comme des couleurs !
Une autre manière d'induire cette « superposition d'état » cognitifs – la rupture de symétrie de la dualité résultant de sa suspension –, est d'englober l'espace du regard, puis de le déplacer sur ce qu'il contient, et d'alterner lentement les deux… La danse de Tandava utilise également la lenteur pour « dissoudre le mental » qui oscille jusqu'à sa propre abstraction entre l'espace et le mouvement sans jamais totalement pouvoir s'accrocher à l'un ou à l'autre. Faite-en l'expérience en faisant lentement « danser vos mains » jusqu'à ce que, progressivement, l'esprit ne sache plus si ce sont vos mains qui bougent et caressent l'espace ou l'inverse !
En combinant deux approches, comme le regard à la sensation du non-touché (sans contact entre les mains ou le bout des doigts), arrive le moment où les perceptions se superposent, et le mental décroche. Lorsque le cerveau ne peut choisir sans équivoque, et le mental apposer d'étiquette, la superposition se mue en spatialité.
L'expérience se mue alors en un étonnant ressentir ici ce que l'on perçoit là-bas, et ressentir là-bas ce que l'on perçoit (depuis) ici ! Puis
soudain, surgit la conscience d'être simultanément
à plusieurs endroits à la fois, comme si le corps/esprit embrassait la totalité
et devenait spatial (une perte du sens de la localité qui s'accompagne également
de décohérence temporelle)...
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
VTLS : Vijñānabhaïrava tantra, Lilian Silburn https://archive.org/details/LilianSilburnLeVijnanaBhairavaTexteTraduitEtCommente1961Pdf/mode/2up?q=Vij%C3%B1%C4%81nabha%C3%AFrava+tantra+Lilian+Silburn
III.13 Activation
Dans la tempête, embrasse lame des flots,
Ne rugit pas de sa fureur en écho.
Rentre les voiles de ce mental rancunier,
Ne nourrit pas de ta colère le brasier.
Par la maîtrise de ton souffle intérieur,
Entre en paix dans le silence des profondeurs.
Sur une mer d'huile, tes caresses sont le vent,
L'espace danse à son bruissement.
Frôlé ou percuté par les événements,
Demeure immobile au cœur de l'instant.
Sur l'horizon courre l'onde du frémissement,
Vibrante de l'union du cœur des amants.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
A l'instar du contact sensoriel, nous superposons aux choses et aux événements des qualités et défauts qui ne leur appartiennent pas en propre, mais qui résultent de la conception et du discours qui nourrit l'image que chacun à de soi, lesquels sont causes de nos souffrances. Le Bouddhisme et le Shivaïsme proposent deux voies distinctes pour revenir à l'état précédent toute pensée conceptuelle, qui existe avant même de dire « je suis », « je veux », « j'aime » ou « je n'aime pas », et où la conscience réside dans le calme et la paix inconditionnelles.
Le Bouddhisme procède à l'analyse des émotions (leurs défauts et qualités), pour établir une classification des actes non vertueux et vertueux sur la base des effets karmiques de leurs actions. Dans une démarche graduelle, il offre des méthodes de méditation pour développer le « Calme mental », et cultiver la sagesse qui réalise la vacuité (par la réfutation de l'existence substantielle du « soi de la personne » et des phénomènes), aux fins d'inhiber ultimement les réactions émotionnelles négatives et ainsi libérer des souffrances du samsāra.
Le Shivaïsme ne rejette rien, et n'établit pas d'opposition entre le pur et l'impur, mais utilise tous les aspects de la vie comme moyens pour atteindre la paix ultime de l'esprit. « En osant considérer l'intégralité de ce qui est comme voie mystique, le tāntrika se libère peu à peu des blessures, de la communication égoïste et de la souffrance qui en résulte. Il se sent progressivement envahi par un calme et une harmonie qui lui permettent d'accéder à l'amour » VT-107.
Le yoga de l'énergie exposé dans cette stance du Vijñānabhaïrava tantra est une méthode de déconstruction du comportement de « l'ego-réflexe », cette strate mentale artificielle et captieuse qui se forme au-dessus du miroir clair et lumineux de l'esprit, et nous fait nous emporter dans une émotion violente en réaction aux événements. « Tandis que l'homme ordinaire s'identifie au flot de l'énergie qui le submerge alors sans chercher à le traverser pour atteindre Siva, le yogin bien recueilli et maître de soi réussit par l'entremise de cette énergie ainsi suscitée à stabiliser sa pensée au milieu du tumulte de la passion » VTLS-135.
Lorsque le yogin parvient à casser le « plafond de verre » de l'illusion du soi de la personne, et à pénétrer dans la lumière inaltérable de sa conscience (masquée temporairement par l'illusion de la substance), il réalise ce faisant l'artificialité du « soi de la personne » qui apparaît comme la cristallisation d'un réflexe égocentré comme sujet, en réverbération à la cristallisation de son objet.
Dans le tumulte et la précipitation demeure sans pensée, l'intellect immobile. Ne commente pas, n'alimente pas le feu mental par le bois des conceptions. En ce point de concentration où te projette spontanément « désir/émotion extrême, de colère, d'avidité, d'égarement, d'orgueil ou d'envie, pénètre dans ton propre cœur et découvre», par-delà l'artificialité de la saisie du soi, « l'apaisement sous-jacent à ces états [la source jaillissante, le Soi/non-soi/Être profond » VTLS-135.
« 67. Dans le feu émotionnel, le flot des activités sensorielles,
par le moyen de l'énergie du souffle atteint l'immobilité de la pensée.
Au moment où tu sens un fourmillement/frémissement, connais la joie suprême » VT.
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
VTLS : Vijñānabhaïrava tantra, Lilian Silburn https://archive.org/details/LilianSilburnLeVijnanaBhairavaTexteTraduitEtCommente1961Pdf/mode/2up?q=Vij%C3%B1%C4%81nabha%C3%AFrava+tantra+Lilian+Silburn

La danse de l'espace
III.14 Permutation
L'évidence est invisible au regard,
Comme un avion qui vole sous les radars.
En un instant, expire la force du vent,
Au centre évidé de l'œil de l'ouragan.
Une porte solide semble une armure,
Pourtant la clé, c'est le trou de la serrure !
L'esprit relie des points, combine des lignes,
Construit des figures dont le sens s'aligne.
Abhorrant le vide, il vénère le plein,
Sans forme est la présence du divin.
Entre les lignes, réside la vérité,
Dans
la vue de l'espace, rien n'est séparé.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Nous voyons habituellement les objets, les êtres et l'espace comme indépendant entre eux. « Libre d'obstruction », l'espace nous apparaît comme le lieu de la manifestation des phénomènes où les éléments peuvent se relier et former des corps composés. Or, cette représentation ne correspond pas à la nature véritable du réel. Pour nous ouvrir à sa perception, il nous faut inverser la perspective.
Toute forme est un événement de l'espace qui apparaît (temporairement) comme un « objet » sous les modalités de ce que nous définissons comme la « matérialité » et dont nous faisons l'expérience sensorielle. Un « objet » est une interruption (ou une suspension) relative de l'espace incomposé, dont le caractère de l'événement se présente comme une (apparence) de fragmentation (l'essence de l'espace demeurant indivise puisque « vide d'essence »).
Au niveau quantique, une particule n'a d'existence qu'en termes de probabilités, lesquelles constituent les différentes combinaisons de valeurs physiques qu'elle est susceptible d'adopter, relativement à diverses positions dans l'espace et le temps. Les caractéristiques de sa manifestation, au moment de la mesure, résultent de l'événement de « l'effondrement de sa fonction d'onde » sous des valeurs relatives à cette mesure. «Le corps, qui semble si solide et familier, est composé principalement de trous dans les vagues de probabilité [1] ».
« Tout ce qui est perçu comme une forme composée
de la sphère de Bhaïrava [Shiva, la vacuité]
doit être considéré comme une fantasmagorie,
une illusion magique,
une cité fantôme suspendue dans le ciel » VT
Le langage reflète notre représentation substantialiste. Une forme dite « modale » se définit comme pleine, une forme « amodale » comme vide. Par exemple, une pièce d'un puzzle est une « forme modale » par opposition à la « forme amodale » du vide entre plusieurs pièces, dont les contours dessinent comme une présence modale. En non-dualité, la perspective s'inverse. La « forme modale » des objets apparaît comme la suspension de l'espace incomposé !
Lorsque toutes choses sont vues de cette manière, rien ne fait plus obstruction. L'espace comme contenant, les formes (couleurs, etc.) revêtues par l'espace, de même que l'espace contenu entre les atomes, les atomes comme mouvement de l'espace vide d'essence, et « l'espace de la conscience », forment une totalité indivise, sans pluralité ni unité « libre du vide et du non-vide ».
Cet espace, partout et nulle part à la fois, qui coïncide en sa coémergence à la conscience, n'est autre que l'essence ou la réalité ultime de toutes choses, que le Bouddhisme nomme la vacuité, le Shivaïsme le Soi (et d'autres courants spirituels, la Conscience, la présence, la source ou Dieu). « L'ici et maintenant » local et temporel est simplement la suspension de la conscience sous des modalités dont nous faisons «l'expérience de la manifestation » sous ce que nous désignons comme « l'instant présent ». C'est pourquoi, embrasser du regard la totalité de l'espace (entre et à l'intérieur des objets et du corps), constitue un yoga tantrique qui permet de déconstruire la vision modale inversée de la forme comme substance, et de rétablir la non-dualité de la vue.
« La conscience absolue, par son propre mouvement libre
et spontané, manifeste, maintient et résorbe l'univers.
La conscience a le pouvoir de déployer la réalité face à son propre miroir.
La multiplicité illusoire de l'univers apparaît à travers la relation du sujet et de l'objet» .
Pratyabhijñāhrdayam LGSE
Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que, plus l'on essaie de décrire la vacuité, et plus l'on s'éloigne de son expérience directe, puisque… l'on vise à côté de la cible ! Lorsque Sahara chante « je tire la flèche de la non dualité dans le cœur de la dualité » LGSE-54, c'est à cette rectification de perspective qu'il nous invite.
Le mental aime à viser une « cible pleine » avec une « flèche pleine », et nous entraîne conséquemment dans l'erreur puisque la véritable nature de la réalité est… indivise de l'espace de la cible, de l'espace de la flèche et de l'espace mental du tireur (l'agent, ses actes, et l'objet sur lequel ils portent). La dualité est la forme ou l'apparence que revêt la non-dualité lorsque le mental détourne la vue de la véritable nature des choses pour regarder à côté, et fait de cet « entre-deux » une réalité en soi, nouménale et autonome.
Lorsque ce changement de perspective s'opère, l'on réalise progressivement que tous les phénomènes, incluant notre corps, sont comme un mirage ! Nous faisons indéniablement « l'expérience de la matérialité », qui se traduit par la sensation de l'air qui entre et sort de dans nos poumons, du chaud et du froid, des liquides qui circulent dans notre corps, de la sensation de la peau, des muscles, etc. Mais, cela ne nous autorise pas à affirmer pour autant que la sensorialité est la preuve l'existence «d'existants premiers » indépendants. « L'esprit et le corps sont des abstractions métaphysiques ; ce que nous savons par expérience, ce sont des événements. Nous connaissons les pensées, mais pas le supposé penseur ; nous connaissons des volontés particulières, mais pas la volonté en soi » LGSE-66.
Il est également certain que nous pouvons ressentir les énergies, leur circulation, (sous forme magnétique, électrique ou autre) à l'extérieur et à l'intérieur du corps. De fait, il est aussi irréfutable que l'énergie constitue une voie tantrique, dans le Vajrayana du Bouddhisme et dans le tantrisme shivaïte – la capacité à faire « circuler les énergies » à travers les canaux et les chakras étant conditionnelle de la purification du corps et d'une possibilité d'atteindre l'Éveil –. Et il est vrai aussi, indéniablement, que tout cela est… purement relatif et conventionnel !
« 135. En réalité, lien et libération n'existent que pour ceux
qui sont terrifiés par le monde
et méconnaissent leur nature fondamentale.
L'univers se reflète en l'esprit comme le soleil sur les eaux » VT
Lorsque l'on comprend que le corps est quasiment composé d'espace vide entre les atomes qui le constituent, lesquels forment une trame sur la structure éthérée de laquelle le mental projette « l'habillage de nos croyances » en la substantialité, le regard et l'expérience de la corporalité change radicalement. « La matière est une fiction pratique ; ce qui se passe vraiment dans le monde physique est une redistribution perpétuelle de l'énergie, parfois par des explosions soudaines, parfois par des vagues qui se propagent graduellement Ibid. ».
Lorsque, progressivement, la frontière entre l'espace autour et à l'intérieur du corps se dissout, et que ce corps dont nous faisons « l'expérience sensible » apparaît soudain translucide et perméable, l'expression « vide d'essence » revêt alors un caractère… concret ! Lorsque la sensorialité se révèle un simple « jeu d'ombres », de clair-obscur, l'on saisit corrélativement le sens de l'assertion tantrique selon laquelle « nous faisons l'expérience de nos croyances ». Alors, le mirage de la dualité du corps et de l'esprit souffle y compris le vent de l'énergie…
Sous la perspective de la « réalité conventionnelle », nos expériences sont bien réelles. C'est aussi pourquoi la raison pour laquelle, le sens que nous donnons aux mots dans la « sphère du relatif » est à relativiser ! L'absolu n'existe pas. Tout est, ultimement, « libre d'assertion », « libre du vide ou du non-vide ».
Lorsque nous croyons au plein, nous avons peur du vide ! Lorsque nous savons que le vide n'existe pas, parce que nous savons également… que le plein n'existe pas non plus, nous commençons alors à percevoir simultanément la forme-vide et le vide-forme. Le mirage (qui n'est qu'une vue de l'esprit) se dissipe alors.
Faites l'expérience de concentrer votre attention sur vos mains en pensant qu'elles sont pleines et votre corps solide. Sentez le frémissement subtil qui sourdre du bout de vos doigts... Puis, concentrer votre esprit sur l'espace autour et à l'intérieur de votre corps, jusqu'à ne plus les distinguer, sans obstruction de la forme au vide et du vide à la forme. Lorsque tout devient spatial, et que l'énergie est une simple « redistribution perpétuelle», son expérience devient diffuse…
Tout événement n'est que l'expression de l'esprit, dont les modalités de l'expérience sont le reflet du caractère. La seule différence est la qualité de la vue : l'ignorance, qui amène l'esprit voilé à faire « l'expérience de ses croyances » ; ou la sagesse qui permets de s'ouvrir à l'expérience directe et véritable de la réalité de la conscience.
«
L'esprit a la substance de l'espace. Il peut tout contenir, mais il n'est pas ce qu'il contient. Réaliser la nature de l'esprit est donc saisir, dans un bond fulgurant de l'intuition, que l'espace est notre substance même, et en faire l'expérience immédiate (…) l'esprit fondamentalement n'a jamais été lié (…) cette prise de conscience se découvre en même temps que sont abandonnées toutes les projections, les croyances et les notions » VT-147.
[1] Comprendre l'histoire et les autres essais, Bertrand Russell
LGSE : Le grand sommeil des éveillés, Daniel ODIER https://www.leslibraires.fr/personne/daniel-odier/79231/
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
III.15 Victoire
Ô ! Victoire, déploie tes ailes augustes,
De ton élan indique-moi la voie juste.
Dans l'inspire subtil de la contemplation,
Montre-moi le chemin de la libération.
Ô ! Déesse, guide-moi jusqu'aux mystères,
Du désir spatial éclaire la lumière.
L'aigle parade contre les courants furieux,
Transporté par son orgueil se croit victorieux.
La plume fait corps avec l'esprit libre du vent,
Dans l'union yogique du souffle de l'instant.
L'autel de l'oblation est sans couronne,
Sans tête, dans l'espace, je m'abandonne.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le Shivaïsme repose sur l'intuition mystique que le monde est conscience et la conscience est monde (l'expérience reflète nos croyances). « Tu es Shiva, l'Univers est le jeu de ta Conscience » VT. Le désir est en toutes choses, il est toutes choses. Il n'y a pas à quitter le monde, lequel n'est ni pur ni impur par essence. Toutes choses sont les modalités de la conscience (« libre du vide et du non-vide »). Il y a seulement à dépasser la vue dualiste qui origine la souffrance en séparant le sujet et l'objet, le désir et le monde.
Le Bouddha affirme également que le samsāra est le nirvāṇa. Certes, la première noble vérité dit aussi que « tout est souffrance » et que le bonheur ultime est au-delà du monde, du corps et de l'incarnation, donc de la sensorialité et du désir. Le Bouddhisme tibétain met particulièrement l'accent sur la « purification des négativités » qui pourrait être vu comme un dualisme radical, axe de la libération par la « sortie du monde ». Le récit de l'Eveil du Bouddha est d'ailleurs mis en scène comme un combat contre les «démons » des émotions perturbatrices et de l'ego à grand renfort de vocabulaire «guerrier ». Le Bouddha y apparaît comme Vainqueur et dans le Mahayana, les Boddhisattvas qui suivent sa voie les « fils/filles de vainqueur ». Pour autant, cette dualité affirmée par le Bouddhisme (à défaut de l'avoir été par le Bouddha lui-même), ne fait pas de la purification le synonyme de l'Éveil, mais un prérequis pour atteindre le « Calme mental » qui, lui, est une étape nécessaire pour réaliser la vacuité.
Cette nécessité est à relativiser. Pour le Shivaïsme, il n'y a pas besoin de travailler à réunir de « conditions favorables », encore moins avec une ferveur… ascétique. Toute situation est l'occasion d'un changement de perspective qui permet d'embrasser la spatialité de notre véritable nature, y compris les émotions violentes ! « Lorsque la sensation de l'existence se trouve soudain décuplée, un moment arrive où la continuité de la vie psychique se brise (…) l'émotion ou la passion violentes ramassent spontanément l'être entier sur un seul point (ekagrata) et abolissent, ce faisant la multiplicité des impressions » VTLS-135.
Pour autant le Vijñānabhaïrava tantra précise qu'il est souhaitable que le tāntrika ait développé un certain « degré de concentration » (et donc de Calme mental) pour être le mieux à même de pouvoir en saisir l'opportunité. « Mais il faut que l'intensité unificatrice des énergies accompagne un intellect bien apaisé pour qu'un grand silence se fasse dans l'âme et que la Réalité profonde sous-jacente aux modalités de la conscience se révèle en son essence » VTLS-135.
Le Shivaïsme et le Bouddhisme s'accordent sur ce point. Pour autant, d'un point de vue statistique, ce n'est pas impossible ! Les traditions spirituelles mystiques ont en commun que l'homme n'a pas le pouvoir de décision quant à sa libération. « La principale occupation du soufi doit être de méditer sur l'unité et de s'avancer progressivement par les divers degrés de la perfection spirituelle, afin de mourir en Dieu, et d'atteindre dès ce monde à l'unification. Mais, sans la grâce de Dieu, on ne peut de soi-même parvenir à cette union spirituelle [1] ».
Cela rappelle l'expérience de pensée du « chat de Schrödinger », qui met en évidence l'impossibilité de connaître le moment précis du basculement (définitif) de l'animal dans un état ou un autre sans que l'on… « ouvre la boîte », événement signifiant de l'interaction d'un observateur extérieur. Il est toutefois évident que l'on ne peut établir une « voie d'Éveil » sur une probabilité statistique faible, et que technique accessible au plus grand nombre implique de réunir toutes les conditions favorables, lesquelles incluent un esprit pacifié.
Pour autant, il ne s'agit pas de glisser dans l'extrême, mais d'amener l'esprit a un état d'équilibre entre concentration et légèreté (« souplesse »), qui permet de poser l'attention sur un objet et d'y demeurer sans effort pendant une durée indéterminée, puis de s'en détacher spontanément pour se poser sur un autre ou revenir au silence spatial, comme un oiseau qui sautille de branche en branche, ou de fils en fils, au gré du vent.
Or, cette agilité de l'esprit qui rend capable d'opérer le « retour à l'unité » y compris à l'occasion d'émotions ou d'événements violents, est incompatible avec l'enfermement dans une pratique exclusive. En cessant les austérités, le Bouddha nous a mis en garde contre le risque de nous rendre, nous-mêmes, captifs de la voie ! « Quand on cherche Dieu par une voie particulière et une seule voie, on trouve la voie, mais on perd Dieu caché dans la voie. Et quand on cherche Dieu par aucune voie particulière, on le trouve tel qu'il est, et il est la vie même [2] ».
Pouvez-vous, là maintenant, mettre vos pratiques rituelles en suspens, voire les abandonner à l'instant pour adopter une approche spirituelle apaisée ?
Vous pensez certainement que votre ferveur et votre application à pratiquer les rituels de « purification » ou « d'accumulation de mérites » témoignent de la force de votre motivation, et de l'authenticité de votre prise de refuge. Mais, l'idée de laisser vos pratiques de côté sans la moindre hésitation ni la moindre inquiétude quant aux conséquences, ne fut-ce que d'un relâchement temporaire sur votre objectif (eut égard à l'impermanence de la vie et à la chance d'avoir obtenue une « précieuse vie humaine»), ne provoque-t-elle pas une certaine… angoisse ?
Comment savoir si vous n'êtes pas l'objet d'attachement à la voie ?
« La pratique rituelle n'est pas un moyen, un but, c'est une action sans intention. L'acte rituel, c'est le renoncement à la nécessité de l'appropriation. L'essentiel, ce n'est pas ce que l'on fait, mais ce que l'on est. La spiritualité n'est pas une activité, c'est un pressentiment. Le yoga n'est pas un moyen d'arriver à une clarté, mais l'une des innombrables possibilités d'exprimer cette clarté [3] ».
Pour mettre toutes les chances de votre côté, commencer par pacifier votre esprit, mais veiller également à ne pas vous rendre captif de la voie, laquelle n'est qu'un radeau que des esprits pleins de bonté et de compassion ont élaboré dans le souhait de votre bonheur mais que vous devrez abandonner de l'autre côté, et auquel vous devez apprendre, dès maintenant, à ne pas trop vous y attacher…
Face à une illusion d'optique, comme à un problème auquel vous ne trouvez pas de solution, plus vous faites d'effort et plus vous renforcez votre ignorance ! C'est seulement lorsque vous relâchez la bride sur votre esprit, et laissez parler votre intuition, que la magie du discernement opère et que la solution se révèle. Ce qui nous retient de voir les choses autrement, c'est de les voir exclusivement ! Le principal obstacle au « changement de perspective », qui expand l'intuition dans la spatialité/vacuité de l'esprit, ce n'est pas un manque d'attention et de vigilance, ou un défaut de concentration, c'est l'attachement à la voie, sous-jacent au désir d'obtention. Encore et toujours, le danger demeure l'ego !
La concentration se développe lorsque l'on se libère du désir-attachement. Lorsque l'on n'est plus attaché à « vouloir obtenir », à « désirer réaliser », que le désir de possession ne fait absolument plus sens, tout objet s'abstrait de la dimension du désir égotiste, et l'esprit devient alors capable de s'y poser sans contraction (expression de l'ego), et de s'en détacher spontanément, sans aucun effort ni contrainte. Ce n'est pas un hasard si la première étape de « la voie vers l'Éveil » posée par le Lamrim est le renoncement !
A la vue d'une plume emportée par le vent, nous pensons « elle n'est pas libre d'aller où elle veut », mais en réalité, elle est totalement libre car elle ne fait qu'un avec le vent dans le mouvement même de la vie. L'esprit libre de toute volonté n'est autre que le lieu propice du basculement spontané ! La « grâce divine » est le signifiant de la libération de la conscience de sa propre emprise. Il n'y a rien à réaliser (« ni obtention ni manque d'obtention »), seulement à être !
L'on peut rétorquer que le renoncement – aux plaisirs et merveilles trompeuses du samsāra dont le désir induit et alimente « l'existence conditionnée » – n'est pas la concentration, et que si nous parvenons à développer un renoncement authentique (lequel se juge en particulier à notre attitude quant à nos pratiques rituelles), cela ne signifie pas pour autant que nous ayons automatiquement atteints le « Calme mental ». Il faut aussi cultiver la concentration proprement dite par la technique idoine de la méditation.
Cependant, les premiers obstacles à la pacification de l'esprit (la distraction, l'agitation, la dispersion, le relâchement) provenant du désir-attachement, c.à.d. d'un défaut/incomplétude de l'actualisation de « l'esprit de renoncement », il sera plus facile d'utiliser une réponse émotionnelle violente pour « basculer » spontanément dans la spatialité en ayant développé un profond renoncement. L'on peut dire que la capacité à en saisir l'opportunité est inversement proportionnelle à la « saisie du soi », car plus l'ego est prégnant plus l'émotion ramène au « je », à moi, alors que moins le désir égotiste n'a d'emprise et moins l'émotion détourne l'esprit de la source lumineuse de son jaillissement.
Sous l'angle de la
spatialité, cela coïncide avec le désir omniprésent. Ainsi, l'on ne peut
s'ouvrir à la « spatialité du désir » si l'on ne s'abstrait pas de la circularité
de l'ego, autrement dit le renoncement apparaît ici comme un désir de
non-appropriation ! Il s'agit toutefois là d'une voie progressive. Or, pour
réaliser notre véritable nature, il nous faut faire table rase d'absolument tout, à commencer par la fiction de notre personne...
[1] La poésie philosophique et religieuse chez les Persans, gallica.bnf.fr
[2] Comment pratiquer ? Le piège de l'attachement à la voie spirituelle https://www.youtube.com/watch?v=rw_QKL2xPDU
[3] Yoga Tantrique – Eric Baret https://www.youtube.com/watch?v=8tNyvAcVDo8
VTLS : Vijñānabhaïrava tantra, Lilian Silburn https://archive.org/details/LilianSilburnLeVijnanaBhairavaTexteTraduitEtCommente1961Pdf/mode/2up?q=Vij%C3%B1%C4%81nabha%C3%AFrava+tantra+Lilian+Silburn
III.16 Révélation
Déploie tes ailes en un gracieux mouvement,
Et de l'espace, revêts-toi du vêtement.
Couvres ta peau de l'invisible parure,
Comme un oiseau qui s'envole dans l'azur.
Baigne ton corps dans l'immensité du levant,
Comme un poisson qui nage dans l'océan.
Du faux-semblant, dévêts-toi de la surface,
Telle la tortue, sort de ta carapace !
Couche après couche, strate après strate,
De la fiction du moi dilue les stigmates.
Découvre l'absolue nudité sans trace,
Ton corps est de vide, ton esprit d'espace.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Tabula rasa ! A chaque instant, dans la méditation formelle comme dans chaque action du quotidien, y compris jusque dans les rêves, l'esprit simplement posé sur l'esprit, sans contrainte, comme si vous embrassiez sans ciller du regard l'espace devant vous, embrassez la conscience tout entière dans l'abstraction totale de tous concepts et de toutes conceptions. Tout ce que vous savez et croyez savoir, voyez-le comme l'espace, incomposé, sans support, indicible !
Faites danser vos mains devant vous, avec des gestes lents et souples dans une totale liberté de mouvement... Éloignez vos mains tout en continuant cette « danse de Tandava », puis ouvrez-les comme pour saisir l'espace, et dans un même mouvement coulant, ramenez cet espace à vous… Puis, comme si vous versiez un saut d'eau sur votre tête, immergez-vous dans l'espace ! Comme si vous enfiliez un vêtement, revêtez-vous d'espace ! Lorsque l'espace vous recouvre, vous devenez l'espace… Faites glissez vos mains autour de votre corps comme pour imiter l'écoulement de cet espace qui vous baigne tout entier jusqu'à n'être plus qu'espace et à disparaître totalement…
Lorsque l'espace vous enveloppe, vous revêt et vous absorbe, imaginez votre personne, votre identité, le « je » auquel vous vous identifiez, qui se dissolvent dans l'espace, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus à la place qu'un espace vide, sans étendue, ni durée... Refaites ces mouvements plusieurs fois, dans la présence complète à l'instant, jusqu'à vous vous apparaissiez comme l'espace…
Voyez cette personne, c'est une fiction ! Un personnage joué par un acteur sur une scène de théâtre. Vous êtes l'acteur, vous n'êtes pas le personnage ! Lorsque vous vous recouvrez d'espace, le costume du personnage disparaît sous cette cape invisible, la fiction s'évanouit ! Mais, vous n'êtes pas non plus un acteur réel ! Cette impression d'être le « témoin » persistant de la dissolution du « moi » est aussi illusoire et irréelle qu'un rêve, aussi intangible que les nuages… Ce que vous êtes, actuellement et depuis toujours, c'est simplement l'espace !
Continuez la « danse de Tandava » de vos mains en vous revêtant d'espace… Une à une, habillez chaque partie de votre corps d'espace, chaque trait, chaque courbe, chaque ligne, jusqu'à ce que tout votre corps soit totalement recouvert d'espace, baigne dans l'espace, soit littéralement imbibé d'espace ! Vos gestes sont d'espace, votre corps est d'espace, votre personne est d'espace…
Lorsqu'une pensée survient, telle que « qu'est-ce je suis en train de faire ? » ou «pourquoi? », surgit, recouvrez-là l'espace ! Vous n'êtes pas en train de faire quoi que ce soit, vous êtes ! Ce que vous êtes, c'est d'espace ! Au moment où la pensée « moi », ou quoi que ce soit qui vous rappelle au « je » surgit, recouvrez-là, dissolvez-là dans l'espace ! Soyez l'espace ! Tout ce que vous ressentez, la plus petite perception sensorielle émanant de votre corps ou du monde qui vous entoure, plongez-là, engloutissez-là dans l'espace ! Faite table rase de toute forme et de tout contenu. Votre mental, votre mémoire, votre esprit, votre corps, sont d'espace ! Là où vous êtes, il n'y a que l'espace ! Là où vous regardez et cela qui le regarde sont d'espace !
Continuez à vous recouvrir d'espace de la tête aux pieds, comme si chaque couche de ce vêtement descendait de plus en plus profondément… D'abord, ce corps se dissout dans l'espace, ensuite la personne s'évapore, puis les pensées s'évanouissent, suivis des émotions qui retournent à l'espace… Si quelque chose se révèle réfractaire, remonte à la surface, alors, sans jugement, sans critique, sans effort, dans un geste souple et aérien, recouvrez-le d'espace jusqu'à ce qu'il disparaisse. Lisez entre les lignes ! Ne vous fixez pas sur ce qui apparaît, ne voyez pas les formes, ne suivez pas les pensées, restez d'espace…
Faite table rase de tout concept et de toutes conceptions. Voyez le « pur » et «l'impure » comme l'espace ! Voyez le bien et le mal, le chaud et le froid, le blanc et le noir, le jour et la nuit, comme l'espace ! Voyez tout opposé et tout contraire comme l'espace. Lorsqu'il n'y a plus de différence, il n'y a plus d'incompatibilité et donc plus de contradiction ! L'espace est au-delà de toute dualité. Au sein de l'espace se dissout toute pluralité, et se résorbe jusqu'à l'unité !
Oubliez les chakras ! Oubliez les « canaux » et les « vents subtils » ! Oublier les éléments, les atomes, les quanta ! Oubliez tout ce que vous avez pu apprendre, à l'école, dans les livres, auprès d'un enseignant, d'un maître ou d'un guide spirituel… Oubliez tout ce que vous savez, oubliez tout ce que vous croyez savoir ! Oubliez tout ce que vous ignorez, tout ce qui vous attire à savoir, vous fait irrésistiblement vouloir comprendre ! Oubliez toute question, toute interrogation et toute réponse ! Vous êtes d'espace et l'espace ne sait rien, mais connaît tout ! L'espace n'a pas besoin de savoir pour être !
L'espace est au-delà de toute question et de toute réponse, au-delà de « qui je suis » ou « ne suis pas », du pourquoi et du comment, de l'ici et maintenant ! L'espace n'a aucune forme, aucune couleur, aucune saveur, mais peut contenir toutes les combinaisons de formes, tous les jeux de couleurs, toutes les palettes de saveurs ! Comme les nuages dans le ciel, vos pensées sont d'espace, d'où que proviennent idées, hypothèses, extrapolations, elles ne viennent de nulle part, là où elles apparaissent, elles ne sont nulle part ! N'y portez pas attention et vous les verrez disparaître aussi subitement qu'elles sont apparues ! Si une pensée persiste à votre attention, revêtez-la d'espace jusqu'à ce que la seule chose qui occupe votre esprit tout entier soit l'espace!
Lorsqu'un savoir surgit, un fait, une croyance ou une certitude bien établie, qui vous amène à douter de cette expérience… revenez à l'espace du geste de vous revêtir d'espace ! L'espace n'a pas de caractéristiques, de qualités ou de défaut. Voyez toutes choses comme vous « voyez l'espace », lequel ne peut être vu en lui-même !
« Lorsque vous regardez l'esprit, il n'y a rien à voir.
Dans ce rien à voir vous verrez le sens profond » IDC-66.
Voyez sans voir, sans apposer de désignation ni de jugement de valeur, jusqu'à ce que votre vue soit totalement découverte de toute représentation mentale, et que tout apparaisse fait d'espace. Vous êtes ce que vous recherchez ! Vous êtes l'espace, voyez « cela » qui vois ! Voyez la vue, « cela qui voit » et « cela qui est vu » comme une seule et même chose, laquelle… est vide d'essence, et… voyez ce « vide d'essence » comme l'espace !
« Libre du vide et du non-vide » ! « Libre d'assertion » ! Oubliez toute définition, toute formule, toute assertion ! L'espace est au-delà de l'être et du non-être. Ne cherchez pas à comprendre ! Ne cherchez pas, soyez simplement !
Oubliez tout ce que vous savez de votre passé, de votre situation actuelle, de ce que vous imaginez de votre avenir. Dès qu'une image surgit et vous rappelle à ce personnage de fiction qu'est le « je », voyez là comme l'espace et engloutissez-la dans l'espace vide où se trouvait le vêtement du corps. Recouvrez d'espace toute inquiétude et toute angoisse, générées par ce « personnage fictionnel », enfouissez-le dans l'espace, incomposé, silencieux et profondément calme…
Engloutissez dans l'espace vide tous vos soucis, toutes vos difficultés, tous vos problèmes. Oubliez que « tout est souffrance ». Ouvrez-vous à l'expérience que « tout est d'espace » ! Dès qu'une sensation d'inconfort, de douleur ou de mal-être surgit dans ce corps qui n'est que d'espace, dans cet esprit qui est d'espace, renvoyez-les dans ce « nulle part » dont elle vient ! L'espace peut tout accueillir, tout supporter, sans inquiétude, sans peur ni angoisse ! L'espace peut tout contenir, mais est vide de tout contenant et de tout contenu ! Vos souffrances s'y évaporent comme le brouillard qui se lève sur un ciel ensoleillé…
L'espace est, a toujours été, et sera toujours là. Rien ne peut l'affecter, l'altérer, le corrompre ou le dégrader. Hors du temps qui fuit et du devenir qui accoure, libre du pur et de l'impur, l'espace est inaltérable. Vous êtes l'espace ! Avant que dire « je suis », vous êtes d'espace ! Rien ne peut vous déprécier !
Tout naît, grandit et disparaît dans l'espace, mais toujours l'espace demeure, immuable et inchangé, quel que soit l'événement. Ce qui est d'espace n'est jamais né et ne peut donc pas disparaître. Or, la maladie, la vieillesse, la mort, de même que la naissance, sont d'espace ! Lorsque la vie apparaît sous la forme d'une fleur, d'un arbre, d'un animal, d'une rivière, d'une personne, de ce corps que vous considérez comme vôtre, ce ne sont que des expressions de l'espace ! L'infinie diversité des combinaisons de la vie ne sont que des « formes d'espace » comme les figures d'une topologie mathématique en perpétuelle transformation à partir d'une simple et unique équation… écrite et faite d'espace !
Lorsque l'image de la vieillesse apparaît dans votre esprit sous la forme d'un parent, d'un ami, d'une connaissance, quels que soient les sentiments que vous ayez pour eux, ces pensées, ces corps, ces personnes, ne sont que d'espace ! Lorsque l'image de la mort apparaît dans votre esprit sous la forme de la maladie, de la guerre, de la projection de la propre fin de votre « existence conditionnée », ces pensées, ces extrapolations et leurs expressions ne sont que d'espace ! Un reflet ne peut ni saigner, ni être blessé, ni souffrir ! Sa disparition est identique à son apparition, de nulle part vers nulle part, il n'est qu'une forme de l'espace…
Les bons côtés de la vie, les moments heureux, les petites joies et les grands bonheurs de l'existence ne sont que de simples reflets sur le miroir de l'espace. Des rêves qui se dissolvent au réveil et qui n'ont pas plus de consistance que les nuages. Aussi vibrants soient-ils, ce ne sont rien d'autre que des fictions. Ils ne sont en rien comparables à la félicité d'être d'espace !
L'espace ne désire pas le bonheur, il l'est déjà ! L'espace n'a besoin de rien, car il manifeste tout ! Tout appartient et n'appartient pas à l'espace ! L'espace est libre de toutes possessions et de tout possesseur, libre du désir, libre de désirer sans rien posséder ! L'espace n'a pas besoin de désirer… ce qu'il est ! Voyez tout désir et tout objet du désir comme d'espace ! Lorsqu'une pulsion de désir surgit, pour une chose, pour un corps, un état, sa sensation est d'espace, son objet est d'espace. Or, vous êtes d'espace, vous êtes cette chose, ce corps, cet état dont le sujet éprouve le désir sans avoir à tendre vers lui pour en éprouver la satisfaction ! L'espace n'a pas besoin d'avoir pour être !
Oubliez ce « je » qui souffre, ce « je » qui crie, se débat et s'enrage lorsqu'il n'a pas ce qu'il désire. Oubliez cet « enfant intérieur » racorni par la vie, oubliez ces « blessures de l'âme », oubliez ce « moi en souffrance », oubliez la guérison ! Le « je » est une fiction et l'on ne peut guérir une fiction ! Si vous voulez véritablement (c.à.d. ultimement), vous libérer de toutes souffrances – pas seulement en cette vie, mais pour toutes vos vies (et pour la vie de tous les êtres sensibles également) –, vous devez dépasser la «réalité de la fiction » !
Sous la « saisie du soi », tout est vrai ! L'ego, le karma, la souffrance, les mondes, sont (ultimement) des fictions, des états de conscience de l'esprit voilé. Or, lorsque tout est fiction, tout est réel ! Réaliser le caractère fictionnel de la personne, c'est aussi réaliser la nature fictionnelle de tous les phénomènes… y compris de la vacuité ! Lorsque l'on réalise que tout est fiction, ce qui apparaît alors est la seule réalité, ni vrai ni non vrai !
Oubliez cela ! Oubliez ce que vous croyez être la réalité et pensez être la fiction ! Abandonnez tout concept et toute conception, toute hypothèse et toute croyance. L'espace n'est ni vrai ni non vrai ! Ce que vous êtes, votre véritable nature, est d'espace, vacuité et spatialité ! Oubliez les mots, eux aussi sont d'espace ! Voyez simplement l'espace, revêtez-vous de cet espace sans commencement ni fin, et résidez calme et serein dans cette étendue sans expansion... Ce que vous êtes, c'est cette présence immuable, cette conscience hors du temps de l'expérience, hors de la subjectivité, hors de toute durée…
Faite totalement table rase de toute connaissance et de toute perception. L'esprit posé sur l'esprit comme l'espace sur l'espace, oubliez jusqu'à ce yoga ! Oubliez toutes les instructions, oublier toute pratique, tout rituel, tout désir d'obtention et de réalisation ! Soyez pareil à l'espace, sans forme, sans composé, sans étendue, sans aucune caractéristique, sans savoir, sans identité… Soyez l'espace qui contient tout sans être un contenant, qui sait tout sans le connaître ! Voyez la vacuité de toute chose comme étant l'espace et oubliez jusqu'au concept de « vacuité », oubliez même jusqu'à la notion d'espace !
Faite table rase d'absolument tout y compris de l'idée du « tout », et dans l'espace ainsi ouvert, sans dimension, sans durée, hors du temps et de l'espace, demeurez-là, conscient de cet espace, de cette présence, qui préexiste à toutes manifestation, dans laquelle tout peut se manifester, et dans laquelle tout disparaît. Soyez cet espace sans contrainte, cet espace sans jugement, cet espace sans émotion et, là, oubliez y compris la présence de d'espace…
« Quand toute chose en vous sera réduite à rien,
alors vous verrez Dieu, Maître Eckhart » VNDH-35.
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
VNDH : La vision non-duelle de Douglas Harding https://www.almora.fr/livre/SPIRITUALIT%C3%89S%20PRATIQUES/almora/lang-richard/333-la-vision-non-duelle-de-douglas-harding.html
III.17 Relativité
Au Nadir et zénith, face contre face,
Le centre est un point entouré d'espace,
Mettez-les dos à dos, comme volte-face,
Et l'observateur contiendra tout l'espace !
Les ailes vers les flancs, l'oiseau est refermé,
S'ouvre au monde lorsqu'elles vont à l'opposé !
Les deux faces d'une pièce vues d'un côté,
Devant le miroir, coexistent simultanés !
Pointez une direction, elle paraît surface,
Vers le regard, tout se confond dans l'espace !
Inversez l'azimut de votre position,
Et les contraires deviendront sans assertion !
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Et maintenant ? Vêtu d'espace, vous n'êtes plus qu'espace. Là où se trouvaient des bras, des jambes, un torse, un corps, il n'y a plus qu'espace ! Là où il y avait une personne, avec une identité subjective, un caractère, une histoire, ce à quoi nous nous identifions comme étant « moi », sur la base de l'apparence du corps que nous désignons comme « mon » corps, il n'y a plus qu'espace. Pourtant, cet espace n'est pas vide ! Ce qu'il y a là, « de ce côté-ci qui regarde » (sans que l'on puisse discriminer objectivement un quelconque « côté » dans cet sans limite), est conscient, et cette conscience s'apparaît à elle-même, à « vous-mêmes », comme une présence, continue, inamovible, immuable. Mais, qu'elle est-elle ? De quoi s'agit-il ? Qu'est-ce que « vous » êtes vraiment ou qu'est-ce que cela ?
Les traditions spirituelles dualiste de l'Inde comme le Vedanta, ou sa vision moniste l'Advaïta vedanta, mais aussi le Shivaïsme du Cachemire, le nommeront le « Soi », le grand ou le véritable soi par opposition au « petit soi », le mental-ego, ce personnage fictionnel dont la saisie émotionnelle violente nous fait dire et affirmer « moi », « je suis » untel, « je » suis français, indien ou coréen, « j'ai » tel âge, « je » vis dans telle ville, etc. Ce « faux soi » est impermanent, fluctuant, trompeur, une « impossibilité de fait » (no vidyate) dit Nāgārjuna, car il ne peut exister par lui-même, c'est une projection du mental comme le reflet de notre visage dans un miroir. C'est la réfutation de ce « non-soi » par la méditation analytique qui dans le Bouddhisme Mahāyāna mène à la réalisation de la vacuité.
A peine a-t-on fait le vide de l'illusion que les conjectures reprennent ! Soi ou non-soi ? S'agit-il de deux choses différentes, de deux aspects (isolats) d'une même et unique réalité que recouvrent des mots différents ?
Pour bâtir sa représentation conceptuelle du monde, le mental s'appuie sur des principes logiques : le « principe d'identité » qui énonce qu'une chose est ce qu'elle est (A et A) et pas autre chose (A n'est pas B) ; le « concept d'identité », la substance ou l'être intrinsèque qui fait d'une chose ce qu'elle est ; le « principe du tiers exclu », ce qui fait l'unité de cette chose séparément des autres. Et sur ces bases, repose la logique des contraires : vrai ou faux, réel ou irréel, être ou non-être, soi ou non-soi. Or, il est évident qu'avec cette présence (ou cet espace de présence…), conscient de se regarder, nous avons un problème, car il ne rentre pas dans les cases ! Comment l'espace incomposé, qui contient tout sans être quoi que ce soit, pourrait-il « entrer dans une case » ?
De fait, l'on se trouve confronté à cela qui ne peut être défini de manière positive ou «cataphatique », l'êtreté en tant que telle, « c'est cela », mais seulement négative ou «apophatique » en regard de ce qu'elle n'est pas (netti netti, « ni ceci ni cela » de l'Advaita Vedanta), traduit par le silence Nāgārjurnien qui clos son tétralemme. La vacuité n'est ni être, ni non-être, ni être et non-être, ni être ni non-être. « La vacuité n'est pas une rhétorique réifiée du néant (…) vide de tout concept, elle ne s'attache à aucun point de vue au sujet de ce qui ne se pense pas, rejetant toute conception particulière elle n'en possède aucune » NDV-13. « La vacuité, c'est le fait d'échapper à tous les points de vue » IPT-131.
Pour expliquer la manière dont l'âme immatérielle commandait au corps matériel, Descartes avança que la « glande pinéale » – organe qui est toujours l'objet d'incroyables mythes – en était « l'interface ». Il serait le « siège de l'âme » ! L'hypothèse d'une « interaction » entre deux essences aussi diamétralement opposées est… une contradiction logique ! L'espace, a-t-il un centre ? Peut-on le toucher, le déplacer, le modeler ? Peut-on « découper en tranches » l'espace incomposé (non-né !) à l'aide d'un « phénomène composé » ?
Le mental n'aime pas l'ambiguïté. Il a besoin que les choses soient explicites et comprise clairement afin d'éliminer le doute et l'incertitude. Le mental subordonne « la paix de l'esprit » à cette condition, accorder les faits à une définition sans équivoque. Mais, n'est-ce pas une entreprise sans fin ? Un désir qui, tel l'horizon, recule à mesure que l'on s'en rapproche, amenant toujours plus de question sans jamais de réponse définitive. L'indicible ne peut être énoncé par des mots !
Par ailleurs, lorsque l'on y regarde de plus près, l'on se rend compte que le sens que l'on donne aux concepts est très confus. Nous savons (à peu près) faire la différence entre « personnel » et « impersonnel », mais s'agissant du « soi » et du « non-soi » sommes-nous sûrs de bien comprendre ce qu'ils signifient ? Il y a plus dans cette «quête de la signification » que la volonté de comprendre. Le désir du mental d'une définition sans équivoque dissimule la peur de ce qui peut lui nuire. Débattre sans cesse de la question du soi et du non-soi, jusqu'à se perde en querelles métaphysiques, plaît au mental ! Ne pas savoir nous dérange, mais l'inconnu maintient l'emprise du mental sur l'esprit que son abandon libère...
Alors, comment s'en sortir ? Il y a deux manières de répondre : démontrer que les philosophies se rejoignent sur le sens ultime et qu'il n'y a donc pas lieu à querelles ; inhiber le débat en sortant de la logique des contraintes. La paix de l'esprit est dans le « juste milieu », lequel consiste en la neutralisation des opposés. « L'essentiel (et là, maîtres bouddhistes et shivaïtes s'accordent parfaitement) est d'abandonner toute notion et toute dualité. Une fois ce pas franchi, qui pourrait encore débattre de la vacuité, du Soi et du non-soi ? » VT-53.
Pour Lama Tsongkhapa la nature ultime est « libre d'assertion ». Pour Āryadeva (philosophe indien bouddhiste de l'école Mādhyamaka), « une seule chose est l'essence de toutes choses, et toutes choses sont l'essence d'une seule chose » RL-268. Sankara (philosophe indien de l'Advaita Vedanta) dit à propos du Vedanta « la réalisation de l'être implique la cessation de toute dualité, de toute espèce de distinction entre les couples innombrables d'opposés » YSP-45, un équilibrage que l'on retrouve également dans les yoga-sutras de Patanjali. Et dans le Shivaïsme du Cachemire, Abhinavagupta l'exprime comme « libre de vide et de non-vide, qui est la Réalité shivaïte comme elle est la Réalité bouddhique » VT-53.
Pourtant, le Vedanta soutient l'existence d'un « Soi » immuable, qui évoque l'idée d'inaltérable, d'indestructible, d'éternel, ce que réfute le Bouddhisme pour lequel ce qui fait d'une chose est ce qu'elle, c'est son absence d'essence, sa vacuité ! Or, ce qui est «vide d'essence » (l'espace, la vacuité, la nature de Bouddha), n'est pas composé et donc n'est pas, par définition, soumis au changement, par conséquent… immuable (ou ni immuable ni non-immuable !).
Toutefois, pour le Vedanta, la « vacuité », c'est l'état dépouillé, purifié, libéré d'un Soi intrinsèque, autonome et transcendant qui s'égare dans l'existence corporelle par identification égotiste. La libération au sens hindoue du terme (moksha), c'est détruire l'illusion de la fiction de la personne. « Il ne s'agit pas ici d'évacuer l'être, le Soi (qui pour les Hindous reste indestructible, irremplaçable car il se confond avec la Conscience même), mais de vider cet être, si l'on peut dire, de tout ce qui serait « objectif » (mental ou matériel, nom-et-forme), de le désobjectiver » CST.
Se « revêtir d'espace », dissoudre les strates de la représentation mentale qui recouvrent notre nature spatiale – jusqu'à la position du corps dans l'espace que les asanas du yoga développent par la conscience des alignements, etc. –, met à jour une « présence » est si forte, hors de l'espace et du temps, qu'elle sourde du sentiment d'une réalité tangible ! Or, l'espace et le temps ne sont que des modalités de l'expérience de la conscience qui se pose sujet en dualité de la pensée de son objet. «Il n'y a que des instants toujours actuels dès que la conscience s'en saisit et il n'existe nulle part de substance appelée Temps qui les relierait. L'instant n'est que la durée d'un acte de conscience » CST.
Déconstruire la fiction de l'ego, c'est comme enlever couche après couche la peinture déposée sur la toile blanche jusqu'à la rendre totalement immaculée comme à son premier jour. La « page blanche » ainsi mise à jour est le terme pour l'Hindouisme que le Bouddha a franchi en faisant « un pas plus loin ». Le Soi du Vedanta dualiste est un simple concept pour le Bouddhisme qu'il s'attache à réfuter pour déboucher sur une réalité au-delà de toute idéation.
Pour le Shivaïsme du Cachemire et « dans la perspective tantrique, le vide n'est pas ultime : c'est encore un objet, donc un obstacle, tant qu'il s'oppose à un sujet qui le perçoit comme "vide" et se perçoit lui-même comme "étant vide". Autrement dit, il faut être capable de réaliser le vide lui-même comme vide » CST.
Nāgārjuna insiste particulièrement sur le danger de considérer la vacuité comme substance, de ne pas pousser plus loin l'introspection, et de ne pas pouvoir sortir du samsāra ! Il ne s'agit pas d'une simple assertion philosophique, mais de l'expérience directe des Bouddhas. C'est grâce à « la sagesse », c.à.d. au discernement intuitif que rend possible la compréhension intellectuelle du concept de la « vacuité », qu'il sera possible de dépasser la fiction d'une « essence de la vacuité » et ainsi d'atteindre l'Éveil véritable. « Alors ce "vide-de-vide" (expression que l'on trouve aussi dans la spéculation mahâyânique) peut "basculer" et se résorber dans la Plénitude (entendue ici non comme le "contraire" du vide mais comme Paramashiva, le sans-limite, la Totalité, la négation de toute négation, donc l'absolue Positivité) » CST.
Dans son dernier enseignement, le sutra du Mahāyāna Mahaparinirvana, le Bouddha affirme de manière définitive la nature de Bouddha comme « réalité transcendantale ». Ce Bouddha « n'est pas un vice vide ou un processus d'origine dépendante, mais la Réalité elle-même, le Grand Soi immuable (mahatman), qui est uniquement vide de toute impermanence, malheur, ignorance et afflictions, et doté de vertus et de félicité illimitées » SNM. Une définition qui semble parfaitement en accord avec la vision du Vedanta dualiste et donc de l'Hindouisme !
L'expression « vide de vide » est une double négation, donc une affirmation. « Vide de soi-même » a pour sens que l'absence de l'absence d'essence est donc bien l'affirmation que la vacuité n'est pas une substance ! Ce qui fait de la vacuité ce qu'elle est, c'est qu'il n'y a rien dans ce vide qui existe et qui ne soit en même temps… vide d'existence ! Telle est la réalité absolue. Ce que le Shivaïsme traduit par « tout est vrai et tout est irréel ! ».
Dans sa « philosophie de la reconnaissance », Utpaladeva, nous dit que le Soi (Shiva) doit nécessairement exister comme base de toute manifestation (Shakti), ce qui fait que le Soi, au sens du Shivaïsme, est « libre du vide et du non-vide ». Ultimement, Shiva et Shakti ne sont pas deux, mais bien des aspects (isolats conceptuels) d'une seule et même réalité. « Shakti est Shiva et Shiva est Shakti » CST à l'instar de la forme-vide est le vide-forme !
Comme l'a démontré Nāgārjuna, rien ne peut exister de son propre fait ou de son seul pouvoir, ce qui inclut la possibilité d'exister en interdépendance à soi-même, hormis si cela… existe et n'existe pas à la fois, c.à.d. dans une totale « liberté d'assertion ». Parce qu'elle est « libre du vide et du non-vide », la vacuité apparaît comme la cause et l'effet ! Le principe (Shiva) et la manifestation (Shakti) existent en interdépendance l'un de l'autre, sans être… dépendant l'un et l'autre, ni l'un ou l'autre, ni les deux simultanément, ni l'absence des deux ! La conscience est vacuité et la vacuité est conscience. « La vacuité est la Conscience qui, réfléchissant sur elle-même, se perçoit comme distincte de toute objectivité en se disant : je ne suis pas cela (neti, neti) » CST.
CST : Le Cœur dans le Shivaïsme tantrique cachemirien https://www.association-ananda.org/single-post/2017/08/13/patal-devi
IPT : interview Pierre Turlur par José Le Roy https://www.youtube.com/watch?v=66FfG9--jaY
NDV : Nagarjuna est la doctrine de la vacuité https://www.decitre.fr/livres/nagarjuna-et-la-doctrine-de-la-vacuite-9782226122278.html
RL : Rayons de Lune, Les étapes de la méditation du Mahāmudrā, DAKPO TASHI NAMGYAL https://www.padmakara.com/livres-numeriques/196-rayons-de-lune-ebook-format-pdf-9782370410139.html
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier
YSP : Yoga-Sutra, Traduction et commentaires Pierre Alais, https://alais-yoga.fr/livres/
III.18 Interdépendance
Comme de la craie blanche sur un tableau noir,
Sans lumière, les ombres ne sauraient se voir.
Le jeu des courbes esquisse une présence,
Du vide des contours se révèle le sens.
Sur les reliefs du ciel se reflètent les flots,
Du miroir de l'eau, le ciel se fait un manteau.
Les ailes de l'azur font des ronds sur l'onde,
L'écho des vagues rayonne à la ronde.
La conscience est plus vaste que le vide,
Dans le champ de l'espace, s'écoule fluide.
Mettez-le bleu contre bleu, comme ciel et mer,
Et le bleu de l'œil absorbera tout l'éther !
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
La vérité est au-delà du concept de vérité. Il ne s'agit pas d'abandonner toute volonté de comprendre, mais interroger l'expérience jusqu'à dissoudre la dualité. Lorsque les opposés sont abolis, le silence se fait dans le mental et l'état de calme dans lequel entre l'esprit devient le vecteur de l'intuition de l'indicible.
- « Il m'arriva une chose incroyablement simple, pas spectaculaire le moins du monde : je m'arrêtais de penser. Un état étrange, à la fois alerte et engourdi, m'envahit. La raison, l'imagination et tout bavardage mental prirent fin. Pour la première fois, les mots me firent réellement défaut. Le passé et l'avenir s'évanouirent. J'oubliais qui j'étais, ce que j'étais, mon nom, ma nature humaine, animale, tout ce que je pouvais appeler mien. C'était comme si à cet instant je venais de naître, flambant neuf, sans pensée, pur de tout souvenir. Seul existait le Maintenant, ce moment présent et ce qu'il me révélait en toute clarté. Voir, cela suffisait » VNDH-41.
Douglas Harding décrit ainsi l'expérience qui l'a amené à réaliser sa véritable nature. Elle ne nécessite pas des années d'études, de pratiques et d'attention soutenue pour atteindre l'Éveil des Bouddhas – même s'il s'agit aussi d'une forme de yoga qui demande à être pratiquée à chaque instant –. La « vision sans tête » fait écho au Mahāmudrā en ce qu'elle consiste à (re)tourner l'attention vers soi-même (vers la conscience qui regarde), ce qui n'est pas sans rappeler Pratyāhāra (« l'attention intériorisée »), des yoga-sutras traduit par « le retrait des sens ». « Comme si les sens n'étaient plus reliés à leurs objets habituels, comme s'ils suivaient le mental et l'aidaient dans la recherche intérieure du soi » YSP-82.
Que voyez-vous lorsque vous regarder dans la direction vers laquelle pointe le doigt ? Rien ! Vous croyez qu'il y a une tête parce qu'un miroir vous a montré un reflet devant vous… mais pas là où vous êtes ! Là, il n'y a pas de visage, pas de forme ni de couleur, rien qu'un espace vide ! Et pourtant, ce vide n'est pas un néant, car vous en êtes conscient ! Cet « espace de présence » est… « libre du vide » ! « Ce rien est très spécial, car il est lui-même conscient d'être rien (Vous savez qu'il est conscient parce que vous êtes ce rien et que, évidemment, vous êtes conscient. Vous n'êtes pas un espace inconscient qui ne voit pas, mais un espace qui voit et qui est éveillé à lui-même)» VNDH-34.
Mais l'esprit n'est peut-être pas dans la tête, mais dans le cœur ? L'on peut perdre un bras ou une jambe sans cesser d'être conscient, alors pourquoi pas la tête ? La philosophie bouddhiste argue que « le corps n'est pas l'esprit » : le corps est une «machine biologique » ; l'esprit a la fonction de connaître. Et l'expérience ? Regardez là où pointe le doigt, il n'y a que l'espace incomposé ! Où sont alors les organes de la «conscience sensorielle » et de la « conscience auditive » ? Où est l'appareil locuteur ? D'où vient le son des mots que j'entends lorsque je parle ? Où sont les chakra «couronne », du « front » et la « gorge » ? Lorsque le corps et l'esprit se confondent, comment peut-on encore les opposer en dualité ?
Ce que nous voyons dépend de la position et de l'échelle de l'observateur. Une grande partie de votre corps est visible, il suffit de tourner cette tête invisible pour le voir… Mais, imaginez que votre vue plonge à l'échelle atomique, vous ne verriez alors que… du vide entre les atomes ! Votre corps disparaîtrait !
Le corps et l'esprit sont vides de réalité propre, ils n'ont d'existence qu'en tant que «simples désignations » d'une apparence revêtue par la vacuité ! Certes, le mot « vie » n'est pas la sensation de la vie ! Toutefois, il suffit d'analyser notre perception pour réaliser qu'elle est synthétique ! Le corps est l'expérience non pas d'une chose en-soi (d'un connaissable distinct d'un connaisseur), mais des modalités qui nous le font paraître comme corporéité.
Nous avons toute raison de douter de la véracité de nos perceptions. Nous avons deux yeux, alors pourquoi, lorsque nous regardons dans la direction d'où vient notre regard, nous ne voyons qu'un seul « espace de vision » ? Sur le fond de chaque œil, là où le nerf optique le relie au cerveau, il n'y a pas de cellules photoréceptrices à la lumière, alors pourquoi ne voyons-nous pas deux points noirs au centre de notre champ de vision ? Parce que le cerveau comble les trous, extrapole l'information manquante, et nous donne à voir une représentation synthétique du monde ! Son but n'est pas de nous montrer les choses telles qu'elles sont, mais de telle manière à nous permettre d'y évoluer et d'y survivre !
Si la « vision sans tête » est constitutive d'une « voie directe » à la réalisation de la vacuité de notre véritable nature, ce n'est pas en raison de ce qu'elle nous montre précisément, mais parce qu'elle nous montre ce qui nous échappe d'ordinaire parce que caché par l'évidence ! Elle nous fait ainsi réaliser le caractère conceptuel de la perception, laquelle se commue en croyance qui, par un effet de rétroaction, conditionne ce que nous voyons ! Autrement dit, à l'instar de la vacuité, la « vision sans tête » est un antidote à l'ignorance.
Nous n'avons pas besoin de voir toute l'image pour comprendre, mais de comprendre la raison pour laquelle nous ne voyons pas toute l'image ! Voir l'image en totalité ne suffirait d'ailleurs pas, il nous faudrait encore en comprendre la raison, et dès que vous y regarder de plus près (de très près…), vous modifiez le résultat ! La connaissance n'est pas directe, c'est une inférence !
- Regardez dans la direction que pointe le doigt. Vous ne voyez pas un « espace sans tête », vous inférez qu'il n'y a un vide à la place de votre tête, car vous ne pouvez pas voir la vue qui regarde ! De fait, ce dont vous êtes conscients, ce n'est pas de ce vide, c'est de ne rien voir, que vous assimilez… à un vide !
A cela s'ajoute une étrange sensation… de « présence » ! D'où vient-elle ? De la conscience de ce vide ? Du vide lui-même ? Ou peut-être de la proprioception (la «sensation interne » de votre tête), laquelle se superpose à l'inférence de la conscience du vide à la place de votre tête ? Le résultat ? Vous avez l'impression d'être conscient de la « présence de votre conscience », et vous vous mettez à inférer la réalité objective (intrinsèque et autonome) de l'esprit qui revêt dans votre conception la pensée d'un existant entitaire, nouménal et transcendant !
De la capacité à suivre le doigt qui pointe successivement sur des objets puis dans la direction qui regarde dans une séquence ininterrompue, vous en inférez le caractère continu de la conscience. Vous éprouvez « l'intime conviction » du sentiment de sa continuité, car vous en faites l'expérience sans être conscients qu'il s'agît là d'une inférence, et de là, vous croyez en l'immuabilité du Soi !
Interrogeons encore une fois l'expérience. Pointez l'index de votre main droite sur votre main gauche tout en déplaçant lentement celle-ci sous votre menton jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans l'alignement de votre vue... Toute connaissance dépend d'un connaissant et d'un connu. Il n'y a pas de sujet sans objet. Lorsque, votre main gauche n'est plus l'objet de votre connaissance, cela qui connaît vous semble immuable puisque vous en êtes toujours conscient ! Le Soi est-il effectivement invariable ou ne serait-ce pas que l'objet de votre conscience a changé, et plutôt que d'être votre main, c'est maintenant… votre propre esprit ?
La capacité de l'esprit de connaître n'est pas un absolu. La cognition est relative aux modalités qui fondent l'observateur. Le sentiment de continuité de la conscience est une inférence élaborée à partir de la succession « d'actes de connaissance momentanés » laquelle inclut y compris son propre objet.
Pourtant, même lorsqu'elle n'occupe pas le « premier plan » sous la forme de la conscience de soi, la conscience est toujours présente, sans quoi nous ne pourrions avoir conscience de rien ?
Certes, lorsque je me perds dans la marche, la lecture d'un livre ou un film, la conscience est toujours là. Comme « fonction de connaître », la conscience m'apparaît permanente, mais le fait de passer alternativement d'un état « implicite » à un état «explicite » de la conscience de soi démontre son caractère interdépendant ! Si la conscience était un Soi permanent, elle serait toujours au « premier plan », et il ne pourrait y avoir d'alternance entre l'acte de conscience qui suit la main du doigt et l'acte de conscience qui se regarde !
Du point de vue du fonctionnement cérébral, vider complètement le « cache de la conscience » à chaque fois que l'on change d'objet serait trop consommateur en énergie, et une perte de temps (même de quelques millisecondes). Pour optimiser le processus, le cerveau conserve en « mémoire vive » l'écran de la conscience sur lequel est projeté la représentation du monde dont nous inférons la réalité. Sous la perspective de la série « d'actes de connaissance momentanés », émerge ainsi l'aperception phénoménologique de ce que cela fait d'être conscient (le sentiment de la conscience « d'être continue à elle-même »), dont nous inférons le caractère immuable et inamovible.
Autrement dit, l'introspection sans la sagesse ne mène pas à la réalisation. Le «concept d'identité » substantielle, et la conception du « Soi philosophique » des traditions spirituelles dualistes, résultent d'inférences erronées quant à la nature véritable de ce que nous montre notre « expérience intérieure », du fait de l'absence de questionnement quant… à ce qu'elle ne nous montre pas !
Face à une extrémité de la corde, voyez-vous la corde ? Si l'on observe « l'instant de conscience » sous une perspective qui fait abstraction de l'interdépendance du processus linéaire qui amène à sa construction, la conscience apparaît en conséquence sous la perspective d'une « atemporalité circulaire », comme si elle était une réalité objective, entitaire, unitaire, nouménale et transcendante. Ainsi, l'on parvient par l'approche expérientielle à « l'abolition des contraires », entre le soi et non-soi, en adoptant un angle d'observation depuis lequel l'analyse du discernement est révélatrice de l'unité comme dualité.
VNDH :
La vision non-duelle de Douglas Harding https://www.almora.fr/livre/SPIRITUALIT%C3%89S%20PRATIQUES/almora/lang-richard/333-la-vision-non-duelle-de-douglas-harding.html
YSP : Yoga-Sutra, Traduction et commentaires Pierre Alais, https://alais-yoga.fr/livres/
III.19 Perspectives
De toutes choses, dépend une seule chose,
Et de celle-ci dépendent toutes choses.
Ainsi, la perspective de la position,
L'espace inclus y compris la cognition.
L'ici est le premier plan de la conscience,
Où le reflet du vide devient sapience.
Sans limite, l'intérieur est sans perception,
L'étendue sans dimension est sa réflexion.
Sur la surface de l'œil s'expand l'univers,
Du miroir du vide, l'esprit est l'envers.
La conscience se projette à l'extérieur,
Par réflexion se saisit
intérieure.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Toute vérité est relative. Rien de ce qui existe n'a d'existence qui ne soit un « effet de perspective » relatif à l'observateur, lui y compris ! L'électron est l'ombre (de l'acte) de la mesure. L'objet n'a pas d'existence a priori, c'est un angle de vue de l'observation. L'objet et l'observateur sont comme les deux extrémités de la corde de l'observation, aucun ne peut exister sans l'autre.
Pointez le doigt vers vous. Dans cette direction, l'espace vide depuis lequel vous regardez est-il immobile ou en mouvement ? Sans autre référence, impossible de le dire. L'absence d'infirmation ne vaut pas affirmation et réciproquement. Cet espace n'est ni immobile ni en mouvement (comme tout ce qui l'entoure). Tournez lentement sur vous-mêmes en continuant à regarder dans la direction vers laquelle point de doigt. Votre «vision sans tête » apparaît alors (se met à exister) comme « centre et axe immobile » de la perspective du mouvement !
Mais, que notre corps soit immobile ou en mouvement, cela qui prend conscience de cet effet de relativité semble a priori indépendant de l'observation ? L'aspect linéaire de la conscience résulte d'un flux composé « d'actes de connaissance momentanés ». L'apparente continuité de la conscience est un angle de vue formé par ce mouvement, dont le processus échappe à notre perception, et dont nous ne voyons que « l'effet de surface », comme le mouvement d'un objet tournant sur lui-même à une vitesse relativiste (supérieure à la vitesse de la lumière), apparaît immobile sur « l'horizon des événements » d'un trou noir.
L'important n'est pas ce que nous voyons, mais ce que nous ne voyons pas, car la réponse à la question de savoir « pourquoi » éclaire ce que nous voyons. Que vous pointiez le doigt sur l'espace vide devant vous puis vers l'espace vide au-dessus de vos épaules, ces espaces ne sont pas deux, mais sans transition ! L'on pourrait donc dire également de l'espace qu'il est « constant dans le temps ». Or, l'espace est un «phénomène incomposé » (non-né car sans commencement ni fin), qui ne possède pas d'existence intrinsèque autonome ! Comment cet espace vide, insécable, pourrait-il alors être en mouvement autour de lui-même ?
« La vision sans tête » ne se limite pas à une zone circonscrite au-dessus de nos épaules, elle englobe la totalité de l'espace sans frontière ni limite ! Il n'y a pas d'axe dans l'espace vide. Tout ce qui apparaît devant nous fait partie de « l'espace de la conscience », libre du vide car il n'est pas un néant, et libre du non-vide puisque toutes choses y apparaissent.
Les notions d'intérieur et d'extérieur sont sans fondement. Rien ne sépare ultimement «là-bas » et « ici » ! Entre l'espace d'où vous regardez et l'espace où vous regardez, il n'y a de distinction que la perspective faite objet ! Le monde comme espace (contenant de toutes choses) et la conscience comme monde sont une seule est même réalité, dépourvue de substrat inhérent. La vacuité des choses comme la vacuité de l'espace (« isolats » relatifs à l'angle de la perception) est ultimement sans discontinuité ! L'essence est « vide d'essence ». Ils ne peuvent exister l'un sans l'autre. Opposer le Soi et non-soi, c'est comme mettre dos à dos… la face unique d'un ruban de Moebius !
Est-ce que l'espace existe en tant que tel ? L'espace peut être vu comme un absolu qui existe indépendamment de tout ce qu'il peut contenir, ou comme un vide relatif aux objets dont la forme en délimite le contour. La question ne se limite toutefois pas à savoir si c'est le vent qui bouge le drapeau ou s'il bouge tout seul…
Lorsque je pointe le doigt, je perçois des formes et de l'espace vide. Hors de mon champ de vision (derrière mon corps ou un mur, et au-dessus de mes épaules), toutefois, ma perception est… vide ! Je ne perçois pas du « vide » au sens propre c'est ma perception qui est vide de contenu ! « Rien » n'est pas un en-soi, mais un simple mot mis pour désigner l'absence de quelque chose. Or, puisque l'espace ne peut être séparé (il n'y a pas de transition entre l'espace vide autour de mon corps et l'espace vide au sommet de mes épaules), alors l'espace n'est autre… qu'un « vide de perception », lequel, par ignorance de sa véritable nature, nous percevons comme un « existant premier » (sa catégorisation même comme « phénomène incomposé » lui confère valeur de réalité) !
Avec d'un côté un « vide de perception » et de l'autre des objets, l'espace semble relatif à l'observation. Toutefois, la nature de toute chose est la vacuité, ce qui implique que les caractéristiques des objets (formes, couleurs, etc.) ne sont pas le reflet d'une essence. Cette apparente dualité n'est donc pas une réalité extérieure autonome à l'observateur, mais relative à sa perception ! C'est un acte de conscience (voilée) qui fait apparaître le « vide de perception » comme espace et le « vide d'essence » (la vacuité) comme apparence.
Tout existe en interdépendance. La vacuité d'une chose met en relief l'existence en interdépendance d'une autre. Pour l'esprit voilé, la perspective de l'illusion de l'existence substantielle des objets apparaît comme existant en dépendance de la perspective de l'illusion de l'existence d'un espace absolu, et inversement.
La dualité est donc un « effet de perspective » sous lequel la réalité apparaît fragmentée entre la conscience et son objet, l'individualité et l'altérité, moi et le monde. Mais, pour l'esprit éveillé, il n'y a de perspective qu'ultime (celle que lui octroie la sagesse qui réalise la vacuité), la connaissance de la nature indivise de l'un et du tout, au-delà de la pluralité et de l'unité, où « vide de perception » et « perception non-vide » sont des fluctuations de la conscience.
En définitive, de même que toutes choses, l'espace n'a d'existence ni absolue ni relative. L'espace, c'est l'apparence du « vide de perception » relatif à l'apparence de la «suspension de la perception de la vacuité » (formes et couleurs) ! Ce n'est donc pas une question d'ontologie, mais d'épistémologie ! Il n'y a ni discontinuité ni obstruction entre l'espace et les apparences autre que sous la perspective de leur connaissance voilée. La connaissance de la véritable nature de la réalité est la réalité de la conscience éveillée.
Un « angle mort » est une zone de notre champ de vision dont le contenu ne peut être perçu, mais comme le vide amodal formé par la pièce manquante d'un puzzle apparaît modal relativement aux pièces qui l'entourent, nous avons conscience de son existence alors même que nous ignorons ce qu'il nous dissimule !
Lorsque nous regardons dans un miroir, le reflet de notre tête apparaît à distance de là où elle se trouve véritablement, sur nos épaules ! Nous ne pouvons pas voir notre visage, ni notre regard. Il ne s'agit pas d'une anomalie visuelle, mais d'un « angle mort » de la conscience ! La différence est essentielle. Il ne fait pas sens de poser la question de savoir si « un arbre qui tombe dans une forêt sans témoin pour l'entendre fait du bruit ? ». Nous ne pouvons tout simplement rien dire, c.à.d. ni affirmer ni infirmer, quoi que ce soit à propos de ce dont nous n'avons pas conscience, de ce « vide de perception », lequel n'est ni un néant absolu ni une essence, mais une « absence d'essence » ou vacuité.
Le Bouddha Sakyamuni laissa sans réponse quatorze questions dont celles de savoir si le monde était ou non éternel, fini ou infini. Un interlocuteur moderne demanderait s'il y a ou non quelque chose au-delà de l'horizon des événements d'un trou noir. Étant donné que la lumière ne peut s'échapper de la singularité, ce qui crée un « angle mort » de la connaissance, il n'est pas possible d'affirmer ou d'infirmer à ce propos quoi que ce soit d'autre que purement conceptuel. Mais, ce qui est le plus singulier, ce n'est pas que l'espace et la vacuité soient des « vides de perception », mais que la conscience… soit son propre « angle mort » !
La conscience est par définition « conscience de quelque chose », mais ce dont elle a conscience quant à elle-même, c'est de ce « vide de perception ». La conscience ne peut rien affirmer ni infirmer quant à sa vacuité, laquelle revêt pour l'esprit ignorant de sa véritable nature « libre d'assertion » l'apparence relative d'une essence intrinsèque et autonome !
Regardez cette « vision sans tête », et sentez sourde un sentiment de présence, inamovible, invariable, immuable… C'est votre véritable nature, laquelle n'est toutefois pas un soi entitaire, unitaire, nouménal et transcendant, comme semble vous en renvoyez les modalités de votre expérience, mais la vacuité dont le « vide de perception » de l'essence… ne vous apparaît pas vide !
Pour expliquer l'origine de toutes choses à partir de l'un (ou comment la pluralité émane de l'unité), la philosophie moniste du Shivaïsme du Cachemire explique que la conscience (Shiva) apparaît comme manifestation (Shakti) aux fins de se percevoir elle-même et de reconnaître sa propre unité indivise. Du point de vue linéaire, c'est comme s'il y avait une origine et une fin, mais ce n'est qu'un « effet de perspective » – le temps et l'espace sont des vides de perception perçus comme contenant et/ou intervalle autonomes –. Shiva et Shakti, la forme et le vide, sont les aspects d'une même réalité au-delà de toute assertion.
La sentence bouddhiste de la vacuité, « la forme est vide et le vide est forme », peut donc s'énoncer comme la vacuité est « l'angle mort » de la forme. Sans essence, il n'est pas possible d'affirmer ou d'infirmer que le relatif est de l'ordre du réel ou de l'irréel. Il n'est pas non plus possible d'affirmer ou d'infirmer que la réalité ultime est de l'ordre de l'être ou du non-être, puisque la forme est « l'angle mort » de la vacuité. Vues modales de l'amodal, qui expriment la manière dont l'esprit perçoit la nature véritable des phénomènes, la forme et le vide, Shiva et Sakti, le « soi » et le « non-soi », sont des perspectives l'une de l'autre, que recouvrent le sens de l'assertion shivaïte « libre du vide et du non vide ».
« Cela ne va nulle part et ce n'est pas immobile,
Ce n'est ni statique, ni dynamique,
Ni substantiel, ni abstrait,
Ni apparent, ni vide.
La nature de toute chose, comme l'espace,
Est sans mouvement.
On peut l'appeler « espace »
Mais elle est dépourvue de toute essence,
Et comme telle, elle transcende les définitions
Telles que réel ou irréel,
Existant ou inexistant, ou tout autre définition.
Il n'existe pas la plus infime distinction
Entre l'espace, l'esprit et la réalité intrinsèque.
Seules les désignations diffèrent
Et toutes sont artificielles » IDC-25
IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php
III.20 Origami
Dans le reflet du cristal surgit l'espace,
La profondeur apparaît de la surface.
Sur l'aplat de la feuille nulle direction,
Haut et bas, ici et là-bas sont en union.
Dans ton regard surgissent les creux et reliefs,
De la base au sommet, la vue est la nef.
La voile se gonfle sous le vent solaire,
La carte prend la forme d'un planisphère.
Devant tes yeux s'illumine la présence,
Le vide est figure d'interférence.
De l'azimut zéro est l'anamorphose,
Sans
centre est le centre de toutes choses.
Lobsang TAMCHEU
Eléments de réflexion
Le « discours de la méthode » est le reflet de la philosophie du discours. Toutes les traditions spirituelles parlent de la même chose dans des termes différents, il est logique que les méthodes qu'elles ont développé pour l'atteindre revêtent également des formes différentes. Quel que soit le yoga, ce n'est pas un instrument de réalisation (d'obtention, d'accomplissement), mais un vecteur de l'évidence ! « Les techniques ne sont pas pratiquées pour atteindre quoi que ce soit, mais pour découvrir ce qui est déjà là. Ce sont des techniques d'effort sans effort pour connaître ce qui est au-delà de toute technique » EVAR.
Quelques précautions de vocabulaire s'imposent. Dans sa « vision sans tête », Douglas Harding perçoit l'espace vide au-dessus de ses épaules, contigu à l'espace du monde, comme un « espace vide » sans centre ni limite qui accueille toutes choses, « ce trou où aurait dû se trouver une tête n'était pas un simple néant. Au contraire, ce vide était très habité, rempli à profusion, qui faisait place à tout. J'avais perdu une tête et gagné un monde » VNDH-41.
Par ce retournement de la conscience, les limites s'évanouissent entre ici et là-bas, la vision devient indivise de son objet. Le « sentiment océanique » fait disparaître l'observateur comme individu isolé (mais pas la conscience) pour le fondre dans la totalité. « Sa présence totale était mon absence totale, de corps et d'esprit. Plus léger que l'air, plus translucide que le verre, entièrement détaché de moi-même, je n'étais nulle part à la ronde » VNDH-41.
Or, si le vocabulaire traduit la non-dualité de l'expérience, le choix des termes recouvrent des notions qui suggèrent que la Conscience posséderait le caractère d'un «existant premier », doté de propriétés inhérentes à une nature autonome, qui en feraient un principe a priori, à l'origine de toutes choses, y compris d'elle-même ! «Voyez-vous une apparence à cet endroit, ou un espace d'accueil pour le monde ? Êtes-vous une chose, ou êtes-vous ce qui contient les choses ? » VNDH-54. « Plus proche que vos mains et vos pieds, plus proche que votre souffle se tient l'Unique, la Source et le Conteneur de toutes choses » VNDH-21. « Au cœur de toutes vos apparences, vous êtes le Soi unique en tous les êtres, la Source intemporelle de tout, l'Un s'autoproduisant ? » VNDH-22.
Pour éviter toute confusion, considérez ce point de vue. Plutôt que de voir ce qui se trouve au-dessus de vos épaules comme « un espace vide », voyez-le comme un « vide de perception », lequel apparaît à notre perception comme un espace vide ! Considérez que l'espace en général (non pas l'air ni le ciel, mais l'espace incomposé) est un « effet de perspective ». Là où vous ne voyez ni forme, ni couleur, il n'y a ni objet ni contenant ! Concevez comme contigu « l'espace vide » au-dessus de vos épaules et « l'espace vide » devant et autour de vous, comme « vide de perception ». Un espace vide n'a ni centre ni limite, et s'étend jusqu'aux confins de l'univers. Mais, un « vide de perception » n'embrasse rien, car il ne contient rien ! Ni point ni volume, sans expansion, non-local et atemporel, un « vide de perception » est sans essence, simple apparence de la vacuité, forme du vide. Il ne produit rien ni ne s'autoproduit.
« Espace vide » ou « vide de perception », les deux lexiques recouvrent une vision non duelle, mais la différence c'est que le second met l'accent sur la vacuité de toutes choses, la conscience y compris. Pour se manifester en expérience, l'intuition dépend du développement de la sagesse, et si le choix des mots peut ressembler à une querelle philosophique, il a son importance en regard du risque de substantification de la vacuité contre lequel Nāgārjuna à mainte fois mis en garde, car il nous enferre dans le samsāra plutôt que de nous en libérer.
« La caractéristique principale de l'esprit
Est d'être originellement vide comme l'espace.
La réalisation de la nature de l'esprit
Inclut tous les phénomènes sans exception » IDC-66.
Douglas Harding ne s'exprime pas en ces termes, mais la retranscription de son expérience est le récit d'une « vision » au sens littéral du terme, c.à.d. d'une perception visuelle, laquelle revêt la forme d'un soudain élargissement de son « champ de conscience » à tout ce qui l'entoure, semblable à la brusque inflation de l'univers à son origine. « C'était un vide énorme, rempli à profusion, un vide qui faisait place à tout – aux arbres, aux lointaines collines ombragées et, bien au-delà d'elles, aux cimes enneigées semblables à une rangée de nuages anguleux parcourant le bleu du ciel » VNDH-41.
La vision mise pour la vue, la chose pour la vue de la chose, le nom pour l'objet, s'articule sur des figures de rhétorique qui font oublier ce point de vue (« ce vide était très habité », « ce vide rempli à profusion », « un vide qui faisait place à tout », « sa présence totale était mon absence totale », etc.), « malgré la qualité magique et surprenante de cette perception visuelle, il ne s'agissait ni d'un rêve, ni d'une révélation ésotérique (…) C'était une attention nue à une réalité qui n'avait pas cessé de me dé-visager : mon absence totale de visage » VNDH-42.
Sur quoi repose cette vue ? La conscience comme réalité ou la vacuité comme apparence ? C'est tout l'enjeu du choix des mots qui se font expérience. Est-il possible de « faire saisir » le sens sous-jacent par-delà tout concept et toute conception sans « réifier le sens des notions » en substitut de l'indicible ?
En mécanique quantique, la mesure n'a pas pour effet de réifier l'électron. Ce qui change, ce sont les probabilités de sa présence, qui au lieu d'être réparties sont localisées à un seul endroit. La nature de l'électron de change pas ! Mettre le fini dans l'infini tend à phagocyter le second par le premier. Le monde absorbé dans « l'espace d'accueil » de la conscience transforme… la conscience en monde ! Il ne s'agit pas d'abolir les opposés par la victoire de l'un sur l'autre, mais de dépasser toute incompatibilité en montrant en quoi, au-delà de l'opposition substantialiste de leur caractère, le corps et l'esprit, la matière et la conscience, la forme et le vide, ne sont pas deux, mais des aspects d'une seule et même réalité, en amenant au pressentiment (par la compréhension éclairée) que toutes choses sont sans discontinuité ultime et sans obstruction relative.
Pour le Shivaïsme, « tu es Shiva, Shiva est le Soi, illuminé depuis toujours, sans naissance ni mort, et l'univers est le jeu de ta conscience » VT. Par nature « libre d'assertion », la conscience ne peut s'apercevoir. L'univers est comme son reflet inversé. « L'infinie diversité des infinies combinaisons » du réel sont comme autant d'assertions affirmant ou infirmant son « vide d'essence » comme champ des possibles, dans l'infini duquel tout ce qui peut se produire se produit, sans qu'il n'y ait de « producteur » pour cause et origine.
Dans la « vision sans tête », la pensée est tue pour ne pas parasiter l'expérience. Or, la sagesse devrait toujours être notre guide. C'est la compréhension de la nature de la conscience et, de fait, de la manifestation, qui ouvre à l'intuition de notre être profond. Douglas Harding a examiné ce qu'il est à « zéro distance de soi-même ». Il est étonnant de voir à quel point cette simplicité nous échappe même lorsque les mots la disent ! « Mon esprit est ce que je vois à l'extérieur – le contenu de ce centre vide (…) A zéro distance, je ne trouve aucun contenu d'aucune sorte – pas d'esprit. Ici, je trouve le conteneur vide, la source de mon esprit vaste comme le monde » VNDH-74.
L'expérience permet aux astrophysiciens de constater qu'un trou noir est invisible car il absorbe la lumière, mais est détectable par ses effets gravitationnels. Là où la lumière marque une limite irréversible est dit « l'horizon des événements ». La force gravitationnelle au centre d'un trou noir comprime tellement l'espace-temps que son «centre » pourrait être… un « point de dimension (et de durée) nulle » ! L'hypothèse la plus extraordinaire issue de la physique des trou noirs est que l'univers serait «holographique ». Toute l'information serait contenue à la surface, et ce qui apparaît en volume étant une simple projection !
Le Shivaïsme définit la nature de la conscience par trois caractères dont la « spatialité ». Nombre de tantra parmi les 112 yoga du Vijñānabhaïrava y font référence. Leur lecture évoque la vision spontanée d'un espace totalement ouvert autour de nous (de notre centre), à l'instar de ce dont parle la « vision sans tête».
« 76. En été, lorsque ton regard se dissout dans le ciel, clair à l'infini,
pénètre dans cette clarté qui est l'essence de ton propre esprit ».
« 34. Ferme les yeux, vois l'espace entier comme s'il était absorbé par ta propre tête,
dirige le regard vers l'intérieur et, là, vois la spatialité de ta vraie nature ».
« 115. Au bord d'un puits, sonde, immobile, sa profondeur
jusqu'à l'émerveillement et fonds-toi dans l'espace ».
« 59. Regarde un bol ou un récipient sans en voir les côtés ou la matière.
En peu de temps prends conscience de l'espace » VT.
Douglas Harding s'est éveillé à sa véritable nature en voyant un dessin du physicien empiriste Ernst Mach dans un livre, et ses propres dessins sont tous des représentations en deux dimensions de scènes… tridimensionnelles. Alors pourquoi à «zéro distance du centre » devrais-je trouver un « conteneur vide vaste comme le monde » qui en serait le contenant et la source ?
- Pointez le doigt vers votre tête et regardez dans cette direction. Vu sous cet angle, votre visage vous apparaît plutôt comme une bulle à la surface translucide et sans aucune épaisseur tout en esquissant la limite (« l'horizon des événements ») de ce qu'il vous est impossible de voir au-delà, vers l'intérieur de votre centre ?
Prenez un point. Dans les directions opposées s'étend l'espace en volume, mais dans la direction « du centre du centre », il n'y a plus ni centre ni volume hors un point de «dimension nulle » ! A « zéro distance du centre », il n'y a pas un espace vide, mais un « vide d'espace », et puisque ce non-espace est contigu de quelque côté que ce soit, alors tout est « libre du vide et du non-vide » ! Voir un point comme un « espace vide » n'est-ce pas ce que l'on désigne comme le Soi, et voir le centre comme « vide d'espace» ce que l'on désigne par non-soi ?
Le retournement auquel nous invite la « vision sans tête » ne consiste pas seulement en une prise de conscience, à réaliser que « je vois et je suis cette vision », en pivotant à 180° la direction de notre regard, mais à inverser notre perspective pour ramener notre vision de trois à… zéro dimension !
Ce monde qui vous apparaît, étendu là devant vous, comme un gigantesque volume d'espace qui contient toutes choses dont l'agrégat de votre corps, est comme une « projection dimensionnelle » de la surface de dimension nulle d'une sorte de « hublot » qui marquerait la limite de ce qu'il vous est possible de voir de ce côté-là ! Cette limite est comme un « horizon des événements » formé par ce que vous voyez comme extérieur, en volume (ce qu'il y a à « l'intérieur » étant inconcevable puisque « vide d'essence » par nature). Le mot « comme » est fondamental, car il ne s'agit bien évidemment pas ici d'une description littérale. Comment décrire ce qui est « libre d'assertion » par nature ?
Le retournement de la conscience s'opère également et conjointement à la dimension du temps. Lorsque je vois le monde devant moi comme un volume en trois dimensions, je vois un « ici » depuis lequel je regarde et un « là-bas » vers lequel pointe mon regard, lesquels apparaissent séparés en distance et donc éloignés dans le temps. Lorsque je retourne ce volume comme si je dépliais un origami pour revenir à une feuille de papier plane, l'illusion s'évanouit à l'évidence du caractère illusionné de cette projection tridimensionnelle !
Avec trois dimensions, il y a « là-bas » et « ici », mais en deux dimensions… tout ce qui est là-bas est ici ! En volume, les objets apparaissent possédés une existence intrinsèque et autonome, mais sous la perspective unidimensionnelle vide d'espace, ce qui est ici n'est nulle part ! En 3D, l'espace de la « vision sans tête » est contigu à l'espace environnant, mais en « zéro D », la réalité relative est ultime, réelle et irréelle à la fois. La réalité assertive est « libre d'assertion » !
Autrement dit, la « spatialité » tel que l'entend le Shivaïsme du Cachemire, ce n'est pas se fondre dans l'espace et faire un en conscience avec toutes choses (lesquelles ne sont autres que des formes de cette conscience), c'est la dissolution de la perspective en volume, le retour à la vue nue, dépouillée de toute substance, dans sa vacuité qui est la nature de la conscience.
« Cette réalisation consiste (…)
à se voir dans son absolue nudité à chaque instant,
Alors ta vision sera limpide, transparente, sans objet !
C'est l'intelligence nue, fulgurante !
C'est la spatialité qui ne pose rien,
L'étincelante vacuité au-delà des formes,
Délivrée de la permanence, fluide,
Sans limite, vibrante et claire !
Sans unité, sans pluralité » IDC-81
Douglas Harding ne dit pas autre chose que la perspective inclus la cognition de l'observation. Nous recherchons la profondeur en toutes choses, au sens propre et figuré, dans la perception du réel extérieur, comme dans l'aperception de notre esprit. Ce monde tridimensionnel qui nous entoure semble une évidence, au point de baigner dans l'illusion d'un espace en volume. Le dessin d'Escher d'une main qui tient un globe sur lequel se reflète son visage est-il une image dans le monde, ou une perceptive qui apparaît comme monde sur le reflet de notre conscience ?
Entre trois et quatre ans, se produit la reconnaissance de notre image dans le miroir. L'enfant s'identifie alors comme « moi ». L'identité personnelle, la « saisie innée du soi », se bâtissent sur la base d'une perspective en volume. Telle la phase d'inflation après le Big Bang, l'espace de la représentation mentale subit une brusque expansion qui nous éloigne du « centre sans centre » de soi ! Il y a un paradoxe à dire « c'est moi » en voyant notre reflet dans le miroir. A zéro distance, il n'y a pas de place pour autre chose que soi-même. Ici, rien n'est séparé, tout ce qui est là est « ce que je suis ». Comment la reconnaissance de soi dans le miroir peut-elle procéder d'une mise à distance à soi ? Comment un mouvement à zéro centimètre peut-il me projeter ailleurs qu'ici où je suis ?
Demeurez immobile et visualisez un objet qui gravite autour de votre corps à hauteur de vos yeux, comme la Terre autour du Soleil ou un électron autour du noyau de l'atome. Cet objet entre et sort alternativement de votre champ visuel, et quelle que soit l'échelle, il effectue une révolution complète en un temps donné. Visualisez maintenant le centre de vous-mêmes (cet endroit-là au-dessus de vos épaules que vous ne pouvez pas voir), comme un point de dimension nulle, et imaginez que l'objet se rapproche à zéro centimètre tout en rapetissant jusqu'à lui-même devenir de dimension nulle. Dès lors, combien de temps lui faut-il pour en faire le tour ? Aucun ! Car, il n'y a plus de mouvement hors de l'espace ! Il n'y a plus de séparation, tout ne forme plus qu'un, sans pluralité ni unité !
- Regardez autour de vous en embrassant l'espace d'un seul regard. Voyez cet espace qui contient toutes choses comme une énorme bulle translucide et, avec délicatesse, ramenez-là lentement vers votre centre sans centre, jusqu'à zéro centimètre de vous-mêmes… Là, vous y êtes déjà ! Tout ce qui apparaît autour de vous, comme répartis en profondeur dans un espace en volume, occupe déjà un plan unique, une surface continue, de dimension nulle, sans séparation avec votre vue, sans discontinuité d'essence « vide d'essence », sans obstruction entre les apparences, la forme et l'espace vide, le vide est la forme...
Ainsi, la « reconnaissance du Soi » procède de la disparition (soudaine ou progressive jusqu'à être spontanée) de l'illusion de la profondeur qui abolit l'illusion du point de vue égocentré et, se faisant, unifie la vue et son objet dans l'unité retrouvée de l'indivision naturelle de leur vacuité.
L'on pourrait penser que si l'on ramène l'univers en un seul point, tout sera si petit, étroit et compressé qu'il n'y aura plus de place pour le vide ! A zéro centimètre de mon centre sans centre – ce point de dimension nulle, non-local, atemporel, qui n'est pas un « espace vide » mais un « vide d'espace », d'essence et donc un « vide de perception » –, je suis à équidistance de toutes choses, elles-mêmes vides d'essence. Il n'y a plus alors ni séparation, ni fragmentation de soi à soi, l'on est chaque chose et toutes choses à la fois ! Les limites du corps, des choses qui nous entourent, l'apparence de ce pseudo espace qui les contient, tout s'évapore et se fond dans le « centre sans centre » de la conscience.
C'est la distance qui nous sépare, or elle n'est qu'un effet de perspective induit par la vue en volume. Cette vision ouvre sur bien plus qu'un sentiment « d'unité indivise » qui me ferait affirmer « je suis tout ce qui est » ! Elle gomme toute différence au point qu'il ne fait même plus sens de dire « tout fait partie de ce que je suis » ! A zéro distance, en-deçà de toute séparation entre la conscience et son objet, « je suis tout » !
L'infini sur une tête
d'épingle, hors de toute référence, n'en demeure pas moins infini ! Présence
sans centre, conscience manifestée et conscience de la manifestation,
« libre du vide et du non-vide », de l'être et du non-être, source et
non source de l'infinie diversité des infinies combinaisons du champ des
possibles reflet de la vacuité. L'instant est tout ce
qui existe et n'existe pas à la fois ! Hors du présent et de l'ici,
chaque instant est un nouvel instant, un « acte de création »
coémergent du monde et du connaisseur, de ce qui est vu et de la vue.
EVAR : Essai de vulgarisation, Agnes Rives https://archive.org/details/essai-de-vulgarisation-de-quelq-agnes-rive
IDC : L'incendie du Cœur, Daniel Odier https://www.danielodier.com/french/bibliographie.php
VNDH : La vision non-duelle de Douglas Harding https://www.almora.fr/livre/SPIRITUALIT%C3%89S%20PRATIQUES/almora/lang-richard/333-la-vision-non-duelle-de-douglas-harding.html
VT : Vijñānabhaïrava, « tantra de la connaissance suprême », Daniel Odier https://archive.org/details/daniel-odier-tantra-yoga-le-vijnanabhairava-tantra-le-tantra-de-la-connaissance-supreme/mode/2up?q=Daniel+Odier